Va pour Loretka!

…du haut de ses neuf ans, j’ai réalisé qu’elle faisait maintenant presqu’une demi-tête de plus que moi et que même habillée en fille, c’était encore et de loin la plus belle chose qu’il m’avait été donné de voir à ce jour… (extrait)

Ce récit est un amalgame de biographie et de création littéraire, appelons ceci du bio-roman, tant qu’à créer des mots . . . la création y compense un peu pour la mémoire.

Longtemps avant tout ceci, mon père et quatre de ses frères originaires du Témiscouata arrivèrent à Val d’Or avec les premières vagues de pionniers à investir l’Abitibi dans les années 30-40. Les premiers arrivants incluaient des canadiens anglais ou français mais aussi des gens venus de la lointaine Russie, des marchands juifs, des restaurateurs chinois, des épiciers d’origine slave, des mineurs originaires de l’Europe de l’Est ou de l’Europe danubienne, des Polonais, des Irlandais, Ukrainiens, Lithuaniens, des Finlandais, Croates, Slovènes, Slovaques, alleluïa. Notre famille était maintenant installée depuis les années 50 à Bourlamaque sur la huitième rue, aujourd’hui connue sous le nom de rue du Curé-Roy. Comme nombre des pionniers de la première heure, mon père était un prospecteur à son compte et sa présence à la maison se faisait plutôt rare, essentiellement dictée par la météo, au petit bonheur des claims* et par l’appel de l’aventure en général. Dans les temps morts, on le retrouvait inévitablement avec d’autres prospecteurs attablé à l’hôtel Bourlamaque, au café Windsor ou à la petite bourse de Val d’Or sur la quatrième. Naturellement, le train de vie familial était à l’avenant, fluctuant et imprévisible, et notre mère tenait le fort de son mieux en brave mère de famille. Certains hivers, des sacs de pain dans mes bottes de caoutchouc brunes protégeaient mes petits souliers de l’eau mais je gelais quand même des pieds et je portais toujours les vêtements que les plus grands avaient usé avant moi. D’autres hivers plus fastes voyaient ma garde-robe gagner en beaux vêtements neufs, mes pieds bien au chaud à l’épreuve du froid. Je ne connaissais rien de mieux, alors dans mes yeux d’enfant, tout baignait. La vie était ainsi faite, point à la ligne. En ce mémorable été 64, j’étais sur la fin de mes six ans, j’en aurais sept en septembre.

Été 1964

Notre voisin immédiat était un immigré russe** à qui la fortune avait souri à en juger par l’immense Cadillac blanche décapotable qu’il promenait dans les rues de Val d’Or et qu’il avait conduite pour mon frère Réal lors de ses noces à la demande de ma mère. Ce devait être la seule Cadillac de Val d’Or sinon la plus tape-à-l’oeil. Ma mère et le voisin Pete entretenaient de cordiaux rapports initiés du fait de leur origine, la grand-mère de ma mère étant venue de Pologne d’une famille que le voisin avait connue jadis dans les vieux pays. Les langues sales disent encore que mon frère Marc ressemblerait davantage au voisin Pete qu’au reste de la fratrie, allez donc savoir. Pour moi, un aura de mystère entourait ce voisin toujours bien mis et des plus discret. Parce qu’il n’avait ni femme ni enfants, l’intérieur de sa maison m’était toujours restée inaccessible, mystérieuse. Un gros bloc carré de deux étages aux lignes sobres recouvert d’un stuc toujours bien blanc, au toit plat. Un jardin bien tenu, quelques beaux arbres matures et finalement la classique petite clôture blanche, a little white picket fence comme disent les anglais. Mon frère Doris y était entré une fois par étourderie au terme d’une soirée bien arrosée d’adolescent en goguette et s’était tout bonnement allongé sur le divan du salon et s’y était endormi sans réaliser où il était. Les gens ne barraient pas encore leur porte dans ce temps-là. Au petit matin, le voisin l’a calmement réveillé et tout simplement retourné chez nous sans la moindre esclandre. Un jour avec mon ami Normand, nous nous étions amusés à jouer aux peintres prenant comme cobaye la clôture mitoyenne entre chez nous et chez Pete. Un résultat plutôt désastreux comme on pourrait s’y attendre de la part de deux ti-culs de cinq-six ans armés de pinceaux, mais aucune représaille, aucune punition ne sont venues. Pete était le propriétaire du Peter Dry Cleaner, une buanderie commerciale située directement en face de l’église Saint-Sauveur sur la troisième rue qui est la rue principale de Val d’Or et sa Cadillac était vue régulièrement le dimanche devant la petite église orthodoxe russe. La rumeur disait que lorsque Pete est arrivé à Val d’Or, il n’avait comme bagage qu’une toute petite valise et qu’après s’être assis sur un banc frais peint, il aurait sali son seul pantalon décent et aurait décidé sur-le-champ d’ouvrir un commerce de nettoyage à sec. Il nous offrait toujours de belles récompenses lorsque mes frères et moi déneigions le toit plat de son garage, son immense entrée pavée. Il nous rachetait pour un sou l’unité les supports à vêtements en broche qu’on lui rapportait et qu’il réutilisait dans son commerce. Il s’adressait toujours à nous en anglais avec des relents d’accent russe qui rajoutaient à la singularité du personnage. Comme la plupart des enfants de Lamaque à l’époque, baignés dans une communauté exceptionnellement multi-ethnique, je me débrouillais quand même assez bien en anglais malgré mes six ans, Pete l’avait sûrement remarqué.

Nos vacances d’été se passaient généralement chez nous. Notre imagination était notre unique coffre à jouets et toutes nos journées se passaient dehors à s’amuser avec les innombrables enfants qui peuplaient ces deux bouts de rue où nous vivions, la septième et la huitième en bas du boulevard Dennison et coincées entre des petits bois sur les trois autres côtés. Dans les brèves chaleurs de l’été abitibien, la baignade ne faisait généralement pas partie de nos activités quotidiennes. Il n’y avait à mon souvenir que le docteur Fortin qui défiait effrontément le climat avec la seule piscine du secteur, creusée à même sa cour. Le beau temps venu, de véritables guerres étaient appelées entre la 7 et la 8. On nommait un chef par rue et les chefs dictaient les règles, on s’équipait pour le combat, packsacks, frondes, slingshots, boucliers, gourdes et gamelles, des camps étaient installés, bien cachés dans les bois, des prisonniers étaient constitués et la seule façon d’être aministiés c’était de rester dans nos maisons. Le seul qui échappait à la règle était Yvon Henri un garçon plus que rondelet qui habitait la 7, qui ne courait pas vite et qu’on attrapait tout le temps le premier. Pour ne pas faire repérer notre campement, il fallait le faire taire et la seule façon de réussir était de lui sacrifier les lunchs que nos mères nous avaient préparés. Alors, on avait fini par l’ignorer pour pouvoir manger nos sandwichs tranquilles. Les filles ne faisaient pas partie de ces guerres et elles occupaient leur été à je ne sais quoi. Pour moi, habitué de vivre avec mes quatre frères et de jouer essentiellement avec d’autres garçons, la fille demeurait un mystère bien ténébreux. Et comme pour tous les mystères qu’il m’était donné de croiser, ma curiosité n’en était qu’exacerbée. Comme la guerre c’est la guerre et que la guerre de l’été 64 était bien lancée, les filles attendraient bien encore un peu.

Le destin a parfois le don de sentir ces choses-là et j’allais apprendre bien assez vite que la fille est une étrange créature qui a toujours l’heur de s’imposer quand on s’y attend le moins. Ce matin-là, mon frère Marc et moi préparions notre attirail pour la guerre. Ma mère était assise une jamble repliée sous les fesses, sur une des chaises de la salle à dîner, affairée à plier du linge en écoutant ses joyeux troubadours à la radio. Elle avait placé une toute petite pile de vêtements à part des autres sur un coin de la table. En la poussant comme pour me l’offrir elle me dit que ce matin je ne m’en allais nulle part habillé de même, de mettre ce linge-là plutôt pour ne pas lui faire honte. Le voisin Pete avait une soeur qui vivait à Toronto, m’expliqua-t-elle, elle venait lui rendre visite pour quelques jours avec sa fille Loretka, une jeune fille à peu près de mon âge et le voisin m’avait tout bonnement emprunté à ma mère pour servir d’ami à la petite Loretka! Et elles arrivaient aujourd’hui. On m’avait marchandé comme une vulgaire fesse de boeuf et à cette époque, inutile de régimber, le droit de réplique des enfants n’était qu’une abstraction futile. Alors va pour Loretka, acquiesçai-je docilement, quand même un peu piqué par la curiosité. Si la riche petite russe a besoin d’un jouet qui parle anglais, ainsi soit-il. Par la bande, je gagnais mon entrée dans la maison inconnue et j’en aurais aussi le coeur net avec le ténébreux mystère des filles, pensais-je . . . belle naïveté.

Je guettais à la fenêtre du salon pour voir arriver Pete en Cadillac, ramenant de l’aéroport sa soeur et sa nièce. Que les riches qui prenaient l’avion. Nous, les rares fois où nous allions à Montréal, on s’entassait dans l’auto et on s’embarquait pour sept heures épouvantables dans mon souvenir. Mon père et ma mère fumaient allègrement et on ne devait pas ouvrir nos fenêtres de peur d’attrapper la grippe ou de faire entrer les mouches. Quand la grosse Cadillac blanche a finalement tourné le coin, je crois bien que toute la huitième s’était précipitée vers ses fenêtres, le spectacle détonnait avec l’ordinaire des choses. Le toit de la rutilante machine était rabaissé. Pete distingué dans ses habits impeccables tenait le volant de ses deux mains gantées, la casquette anglaise bien enfoncée. Il fit un grand virage en U comme s’il avait voulu présenter la scène sous tous ses angles aux senteuses dans leurs châssis. Sa soeur à ses côtés était une grande femme élégante à la chevelure couleur de feu tenue par un foulard à la Bardot qui finissait en noeud sous son menton, des grosses lunettes fumées blanches déposées sur un nez gracieux, les joues garnies de frickles et des lèvres exagérément rouges comme les actrices dans les magazines. Elle se tenait droite comme une barre, le torse bien bombé. Elle portait une robe d’été blanche bien ajustée du haut avec un délicat motif fleuri qu’on oubliait très vite dès que nos yeux se perdaient dans un profond corsage qui exposait sans pudeur des rondeurs bien blanches, toutes belles choses assez rares au prude pays des mouches noires. La fillette, seule à l’arrière, portait la tête bien haute comme pour voir au-dessus des portières ou pour se donner des grands airs de Toronto, c’est selon. Sa longue chevelure d’un brun-auburn aux profonds reflets de rouge avait de toute évidence souffert du grand vent, seul un foulard similaire à celui de sa mère avait tenu le coup enveloppant son petit visage serti de belles joues rosies par le vent et d’une moue de la bouche qui semblait révéler une humeur de princesse contrariée. Une petite robe de coton colorée lui collait au corps, elle aussi portait des lunettes fumées, ses mains gantées de dentelle blanche qui tenaient une petite sacoche de cuir verni déposée sur ses cuisses. Pete descendit le premier et ouvrit la portière de sa soeur puis celle de la petite avant d’aller ouvrir le coffre et s’occuper des bagages. La petite passa sa main sous le bras de sa mère et toutes deux se dirigèrent vers la maison le menton bien haut regardant droit devant. Notre petite rue n’avait jamais rien vu de tel, et moi donc.

Un bon moment s’était écoulé depuis leur arrivée, il ne restait plus que moi et ma mère à la maison, les autres étaient tous partis, libres comme l’air les chanceux. Je présumais que la petite et sa mère devaient défaire leur bagage, se rafraîchir, grignoter un peu, je ne sais quoi. Puis le téléphone sonna et ma mère, après une brève jasette en anglais avec Pete, reçut le signal de me livrer aux touristes. Elle ne s’était pas déplacée avec moi, je devais y aller seul, un peu gêné et le vague à l’âme comme un petit esclave prêté au voisin. Ma mère eût bien quelques paroles rassurantes et m’ordonna aussi de me comporter comme il faut. Pete m’attendait par la porte de côté qui donnait sur un petit palier à mi-chemin entre le sous-sol et la cuisine. Il m’invita à monter et je n’avais même pas fait deux pas dans la maison que j’entendais déjà les éclats de voix de la petite et de sa mère qui se crêpaient le chignon en russe plus loin dans le salon. Les seuls mots qu’elles disaient en anglais et que je semblais saisir étaient Mary Poppins et Beatles !?! À la vue de Pete qui s’en venait avec moi pour les présentations, le combat de poules s’est momentanément calmé. Me montrant la fillette de la main, Loretka dit-il, et je signai de la tête en récitant le nice to meet you Loretka que ma mère m’avait fait répéter plus tôt, la petite fit de même du bout de la gueule. Puis, pointant vers moi, Luc, Loulou will be easier, and Loretka’s mamochka Iélizavéta, me pointant la superbe dame. Elle s’approcha de moi, plia légèrement les genoux, me baisa le front en disant hello Loulou. Ma mère n’avait pas prévu celle-là alors je répondis bien candidement hello mamochka. Mon russe était complètement nul et j’avais compris que le prénom de la mère était mamochka et son nom de famille Iélizavéta alors que mamochka voulait dire maman et Iélizavéta, son prénom Élizabeth, comme la reine. Je l’avais appelée mamochka et cela l’avait fait sourire, alors j’étais convaincu d’avoir bien compris les choses. Loretka elle, m’avait à peine regardé du coin de l’oeil, arborant toujours la même moue dédaigneuse de princesse contrariée. Ils nous firent asseoir côte-à-côte sur le beau divan de cuir brun du salon et s’en allèrent à la cuisine discuter. Les premières paroles qu’elle m’adressa me laissèrent ébaubi. “Toi, si tu choisis Mary Poppins, je t’en pince une jusqu’à ce qu’elle tourne au mauve”, me dit-elle, en anglais bien sûr, en cachant sa bouche du regard de sa mère avec sa main. Je crois bien qu’elle avait réussi à me faire rougir davantage qu’à me faire peur. Nous écoutions la discussion de la cuisine qui tournait autour du cinéma. Je comprenais que Mary Poppins jouait en matinée au Capitol et A hard day’s night avec les Beatles au Strand, mais le Strand n’avait pas de matinée. Mamochka insistait pour Mary Poppins, l’autre film finirait trop tard et tout le monde était fatigué et les Beatles ce n’était pas pour les enfants, affirmait-elle. La petite hurlait Beatles, Beatles, Beatles. La mère criait non, lui intimait de se taire et de se comporter en jeune fille et le crêpage de chignon était reparti de plus belle mi-russe, mi-anglais. Je commençais à me demander à quel cirque ma mère venait de me vendre. Pete demanda à tout le monde de se calmer et de se taire, décrocha le combiné et fit un appel. Après coup, nous fûmes tous invités à monter dans la Cadillac mais la mamochka frustrée ne voulait rien entendre, nous partîmes donc Loretka et moi sur la banquette arrière et Pete au volant occupait seul la grande banquette avant, comme un chauffeur privé. Il avait fait ouvrir le Strand juste pour nous et la princesse vindicative aurait son film des Beatles à son heure à elle, en projection privée, seule avec moi et le projectionniste qu’on avait aussi forcé à préparer du popcorn frais. Pete nous abandonna aux bons soins de l’homme et s’en alla décompresser à l’hôtel Val d’Or le temps que les Beatles s’époumonent un peu. Je n’avais même pas idée que de telles choses étaient possibles, ils savaient bien s’amuser les riches, me disais-je. Mais mamochka n’avait pas eu entièrement tort. Probablement épuisée par l’excitation du voyage en avion, son popcorn à peine fini, je sentis la tête de Loretka descendre lentement sur mon épaule, les traits de son visage soudainement adoucis par le sommeil. Elle était partie pour un long somme qui dura tout le reste du film. Au bout d’un moment je me suis surpris à mettre mon nez dans ses cheveux, histoire d’étudier l’étrange parfum des cheveux de fille russe. J’avoue que ça sentait bon.

Le reste de la journée a continué en ne s’améliorant pas. La lumière vive qui était venue réveiller Loretka en sursaut après la projection et la frustration de n’avoir rien vu des Beatles n’avaient pas vraiment arrangé son humeur. Pete qui était allé chercher sa soeur à Bourlamaque attendait avec elle devant le Strand pour nous conduire à l’Escale où il avait réservé des places. Silence et baboune de la jeune fille durant tout le trajet pendant que les adultes en avant faisaient tranquillement la conversation en russe sans s’occuper de nous. Peu habitué aux beaux restaurants, j’ai mangé un spaghetti pendant que Loretka n’avait que picoché avec dédain une belle tranche de rosbif au jus avec des légumes et une patate au four. Le chemin du retour n’avait rien donné de mieux en terme de conversation et ma mère a dû mettre son pied à terre très très fort pour me convaincre de me joindre aux “festivités” du lendemain qui avaient été appelées pour 10 heures.

Ce lendemain a sûrement été la journée la plus insignifiante de l’aventure. La journée a commencé par une visite de la buanderie de Pete, tout passionné par son affaire et zélé à nous expliquer dans le moindre détail le nettoyage des chemises et des pantalons. Après un dîner à la roulotte de patates juste de l’autre côté de la rue, Pete a abandonné la Cadillac à sa soeur et nous sommes allés visiter des amis de leur famille, tous des russes ne parlant pas français, sans enfants de surcroît. Une de ces familles était de Malartic et nous avons donc bénéficié d’une longue balade à haute vitesse dans cette superbe voiture, Mamochka avait le pied surprenamment pesant et semblait y prendre beaucoup de plaisir. Impossible de tenir une conversation sur la banquette arrière d’une Cadillac décapotable qui file comme une bombe. Chez les amis de Malartic, dans une balançoire de jardin où les adultes nous avaient abandonnés avec des limonades et l’ordre formel de ne pas aller se salir, la langue de Loretka avait commencé à se délier quelque peu. Elle avait huit ans et comme son oncle Pete, son père était dans les affaires et ses affaires allaient rondement. Affaires de quoi? Pas clair, mais définitivement un homme riche et extrêmement occupé. Assez pour être resté à Toronto et avoir abandonné la petite à sa mère comme c’était souvent le cas, et elle s’en plaignait lascivement en prenant des airs tristes un peu empruntés. Aux aurores le lundi matin, on allait la conduire au pensionnat orthodoxe russe de Toronto où ne se retrouvaient que des filles et on venait l’y reprendre le vendredi soir seulement. Nous, à St-Joseph, garçons et filles étaient réunis sans façon et on allait tous coucher chacun chez nous les classes finies. Cette idée lui semblait aussi saugrenue que celle de coucher à l’école ne l’était pour moi mais j’ai quand même senti poindre un peu d’envie, de jalousie. Moi qui m’étais longtemps demandé ce que mangeaient les russes, j’allais devoir rester avec mon ignorance. Ni mamochka ni Pete ne faisaient la cuisine. Au retour, mamochka a récupéré son frère et nous sommes tous allés souper au Capri où Pete avait toujours sa table. Ces gens-là mangeaient donc toujours au restaurant? Un petit arrêt à la crème glacée molle, retour à Bourlamaque, merci bonsoir et à demain la compagnie.

Les installations touristiques ne couraient pas les rues dans l’Abitibi des années soixante, surtout celles susceptibles d’intéresser les enfants. Heureusement, tous les étés Beauce Carnaval installait ses manèges sur le terrain de football de Val d’Or pour quelques jours. Cette longue journée dans les manèges où les rapprochements physiques étaient inévitables était venu à bout de toutes les petites gênes qui subsistaient entre Loretka et moi. Le naturel s’était installé, comme disait ma mère. Nous nous sommes amusés ferme et j’ai eu l’occasion de voir apparaître autre chose que des moues dédaigneuses de princesse contrariée sur son visage. C’était rafraîchissant. Elle s’est avérée très habile dans les jeux d’adresse mais, pour une raison qui m’a toujours échappé, jamais mamochka ne l’a laissé récupérer les babioles et les toutous que sa dextérité lui méritait. Mamochka payait tant que la petite voulait jouer mais elle remettait systématiquement les lots gagnés aux préposés abasourdis. Tout ceci ne se passait pas sans une bonne quantité de crêpage de chignon volubile entre la fille et la mère, en russe. Je reste convaincu qu’on aurait pu remplir à ras-bord le coffre de la Cadillac en peluches de toutes grosseurs qu’elle avait gagnées.

Cette interminable empoignade entre elles devait connaître son zénith l’avant-dernière journée de leur séjour, une merveilleuse journée chaude et ensoleillée où mamochka nous avait amenés à la plage du lac Blouin. La journée avait pourtant bien commencé. Mamochka avait stationné la Cadillac devant le Kresge sur la troisième et nous sommes entrés dans le magasin pour s’approvisionner en jeux de plage, c’était mamochka qui régalait. La mère et la fille portaient des sandales, des lunettes fumées et des paréos identiques qui cachaient, j’allais le voir plus tard, deux bikinis identiques. Autres belles choses plutôt rares dans le prude pays des mouches noires. Ceci et leurs chevelures aux couleurs de feu suffisait amplement pour que tout le Kresge se retourne sur notre passage, la gueule ouverte et le menton pendant. Même chose sur la plage, nous étions l’attraction centrale mais tout ceci ne semblait nullement indisposer mamochka ni Loretka. Une belle assurance, les riches, pensais-je. Encore une fois, nous nous sommes amusés ensemble dans la joie et la bonne humeur, sur le sable et dans l’eau avec toutes les bébelles rapportées du Kresge. En se remémorant les premières paroles qu’elle m’avait adressées, Loretka m’avait montré comment on dit “je vais te l’attrapper” en russe: “Ya poymayu yego vam” et elle courait après moi en criant “Ya poymayu yego vam”, “Ya poymayu yego vam”, mimant avec ses doigts des pinces de crabes. Mamochka riait à pleines dents mais personne d’autre sur la plage ne comprenait ce qui se passait. Plus tard, dans l’accalmie qui a suivi notre pique-nique, nous ne pouvions retourner à l’eau avant un certain temps parce que les crampes mortelles nous guettaient soi-disant. Mamochka se faisait bronzer le dos tranquillement, les bretelles du bikini détachées, allongée sur sa longue serviette et elle avait clairement exprimé le désir d’avoir congé de surveillance pour un petit moment nous invitant à rester tranquilles près d’elle. Loretka a été soudainement reprise de moues et de soupirs d’impatience. Nous nous amusions à je ne sais quoi de tranquille depuis un moment dans le sable près de mamochka lorsque la bombe explosa. Une des deux filles dans la vingtaine installées près de nous a bondi de sa serviette comme un kangourou dont on aurait piqué les fesses à la fourche, en criant sa vie à tue-tête. Quelqu’un avait volé dans ses souliers cachés sous sa serviette tout l’argent qu’elle avait apporté, c’était la petite fille à la tête rouge, elle l’avait bien vu lorsqu’elle était dans l’eau plus tôt, “C’est la petite fille à la tête rouge!”, criait-elle, hystérique. Mamochka s’est levée en panique tentant de se rattacher et de se cacher les rondeurs en même temps. Elle ne comprenait toujours pas le français et se demandait ce qui pouvait bien arriver à cette pauvre fille, me priait de lui traduire ses hauts cris. Quand ce fut fait, la réaction de mamochka m’a carément paralysé sur place. Elle est devenue cramoisie, le visage d’une bête sauvage et féroce. Elle s’est mise à gueuler en russe après sa fille comme je ne l’avais jamais entendue gueuler auparavant, elle taponnait Loretka de partout, elle fouillait de ses mains fébriles tout ce qui appartenait à la petite, souleva sa serviette violemment laissant voler un nuage de sable sur nos deux pauvres voisines de plage et retaponnait la petite avant de la projeter violemment au sol où la pauvre enfant atterrit sur les fesses, les yeux rouges de furie mais sans la moindre larme. Elle refouillait encore et encore tout ce qui appartenait à Loretka. Comme il était devenu évident que mamochka ne trouverait rien, les voisines se sont lentement calmées, mamochka a plié bagage en furie et nous avions intérêt à la suivre parce que je crois bien qu’elle allait nous abandonner là. J’avais eu à peine le temps de sauter dans mes culottes courtes, mon gaminet, mes sandales et de lancer toutes mes choses dans mon sac. Le chemin du retour n’a été qu’un long moment de silence malaisant du lac Blouin jusqu’à Bourlamaque. J’étais tellement bouleversé que je suis resté totalement immobile sur mon siège tout le long du retour. Ankylosé d’être resté immobile tout ce temps, lorsque j’ai recommencé à sentir mon corps on était presqu’arrivé à la maison. Et j’ai senti une bosse sous mes fesses. J’ai bien tenté de passer ma main discrètement pour aller voir ce que c’était mais la main de Loretka a attrapé la mienne de vitesse et l’a enlevée de là avec tellement de force que je suis resté avec un bleu sur le bras. Elle me lançait un regard corrosif et son visage en feu me parlait sans le moindre son avec de savantes mimiques qui voulaient clairement dire “Fais pas ça ou je t’en pince une jusqu’à ce qu’elle tourne au mauve”, et je suis resté immobile le reste du trajet, de peur. Mamochka n’avait rien vu de la scène et nous a conduits directement à la maison, pas de restaurant, rien. Je suis monté directement à ma chambre et je me suis assis sur le bord de mon lit. J’ai passé ma main sous mes fesses et j’ai sorti un petit rouleau de ma poche d’en arrière.

L’élastique enlevé, j’ai compté quatre billets de deux et trois billets d’un dollar.

Le dernier jour, mamochka n’avait rien prévu et c’était très bien ainsi pour moi. Je me croyais prêt à retourner a ma petite guerre d’été entre garçons lorsque Loretka cogna à la porte du tambour. Je ne voulais pas y aller malgré l’insistance de ma mère. C’est finalement elle qui est allée répondre. Loretka demanda à ma mère si elle pouvait simplement venir passer la journée avec moi et ma mère la fit entrer. Après un bref échange téléphonique entre mères, mamochka était d’accord pour se reposer de sa fille pour la journée, et de moi aussi peut-être. J’étais furieux après ma mère, je voulais aller à la guerre, les autres étaient déjà tous partis, et on ne pouvait pas se présenter au combat avec une fille. Mais c’était sans compter avec le petit côté original de ma mère dont je crois bien avoir hérité. Elle me demanda d’aller gosser une belle branche de merisier et de fabriquer un beau slingshot pour Loretka. Elle me donna aussi une vieille paire de bottes de femme dont la souple languette de cuir a vite fait de devenir le cul d’une belle fronde, les lacets comme poignées. Pendant que je m’affairais à gosser ma branche, elle est partie dans sa chambre avec Loretka. Je les entendais rire aux éclats depuis le tambour où je m’étais installé pour bricoler et je me demandais bien ce qu’elles manigançaient. Quand elles sont sorties de là, maman avait transformé Loretka en p’tit gars pas de gosses, les cheveux ramassés avec des bopépines dans un vieux chapeau de pêche de mon père, du linge à moi sur le dos et une paire de bottes de pimp dans les pieds, prête pour la guerre. Elle lui avait même sali un peu le visage avec de la cendre de cigarette pour durcir ses traits. J’ai donc complété le bagage et nous sommes sortis de la maison, partis pour la guerre. Je ne voulais quand même pas risquer quoi que ce soit, alors j’ai décidé d’amener Loretka là où je ne soupçonnais aucun éventuel souci. Par la cour en arrière, j’ai bien examiné la voie. Il n’y avait qu’un bout de ruelle long comme le terrain de madame Cooper à parcourir, puis on pourrait couper par la cour des Lapointe et se retrouver directement sur le boulevard Dennison qui était considéré zone démilitarisée. À go, nous nous sommes élancés à la vitesse de l’éclair. Arrivé en zone sécuritaire son sourire ravi avait bien valu la course à lui seul. Nous avons monté Dennison jusqu’au bout, puis continué le long de la cour d’école jusqu’au fond où s’amorçait un petit sentier dans le bois. Elle se demandait bien où on allait et je lui ai simplement répondu qu’on s’en allait faire un pique-nique sur la lune.

Au bout du petit sentier, on croisait le chemin de la mine abandonnée. Jadis gravelé donc plein de munitions pour nos armes, j’en ai profité pour faire un arrêt et sortir de mon sac le slingshot et la fronde que je lui avais fabriqués. On aurait dit que je venais de lui offrir l’or, l’encens et la myrrhe des rois-mages tellement ses yeux brillaient. Elle n’a pas mis grand temps à comprendre le fonctionnement de ses armes et comme à Beauce Carnaval, elle s’était avérée très habile. Nous avons fait bonne provision de cailloux en lui expliquant que sur la lune, on n’en trouverait à peu près pas et nous avons repris le chemin de la mine abandonnée qui devait bien se trouver à une demi-heure de marche de là. En route évidemment il a été question du petit rouleau que j’avais trouvé dans ma poche. Je l’avais bien caché dans le coin du fond de mon tiroir de bas et régulièrement j’allais voir, anxieux, si l’argent du diable avait brulé le fond du tiroir. Au début, le sujet l’avait réellement mise mal à l’aise et elle détournait le sujet mais je me faisais insistant. Elle finit par m’expliquer qu’elle avait une “condition”, je ne savais pas vraiment ce que le mot anglais pouvait vouloir dire de plus que le mot français. Puis, par bribes, elle m’expliqua que quelquefois elle faisait des choses qu’elle ne devrait pas, que c’était plus fort qu’elle, comme une maladie. Que ça arrivait souvent lorsqu’elle était contrariée, contrainte à faire des choses qu’elle ne voulait pas faire, comme se tenir tranquille quand elle avait le coeur à s’amuser, ou quand quelqu’un ne tenait pas ses promesses comme quand son papochka lui faisait faux bond. Ou d’autres fois, pour aucune raison. Le mystère des filles s’épaississait dans ma tête. Puis nous sommes arrivés à l’orée de l’immense champ de résidus miniers qui formaient un plancher lisse, gris et sans aucune trace de végétation dans le milieu duquel on se croyait sur la lune. Au bout de la slam*** trônait un grand bâtiment tout en hauteur, grande tour couverte de tôle qui sécurisait les ouvertures vers le centre de la terre et qui soutenait les systèmes de cables qui servaient à voyager les hommes et le minerai; à même ce bâtiment se trouvait une partie plus basse qui contenait les machines de transformation qui crachaient les résidus dehors pour créer ce grand désert gris. Elle avait été impressionnée de marcher sur la slam lisse, douce et chaude, pieds nus sans ses bottes de pimp. Nous sommes allés jusqu’au shaft où un coin de tôle déplié nous permettait d’entrer. L’écho y était impressionnant, le vent qui faisait parfois grincer les longs cables d’acier rouillés lui glaçaient le sang. Je lui ai demandé de s’asseoir tranquille une minute. Je sortis mon slingshot et visai la tôle le plus haut que je pouvais atteindre. Suivit un son sec et son écho, puis la pétarade de milliers de chauve-souris surprises dans leur sommeil qui batifolaient un moment puis allaient se raccrocher la tête en bas. Nous nous sommes mis à dégainer, essayer de toucher des cibles, de faire traverser nos cailloux par les petits carreaux sans cogner les murs, à la fronde, au slingshot. Puis après s’être amusé un bon moment, nous avons cessé de tirer avant de se rendre au bout de nos munitions, on ne sait jamais.

La musique de mes étés dans les bois d’Abitibi se résumait au chant bucolique des bruants à gorge blanche que tout le monde appelait simplement des Frédéric. Plusieurs versions existaient mais les enfants, pour rigoler et imiter l’oiseau chantaient: “Cache ton cul, Frédéric, Frédéric, Frédéric”. J’enseignai les paroles en français à Loretka en lui expliquant bien ce qu’elle chantait et elle riait à chaudes larmes. Le cul, c’est drôle même pour les petites filles russes. Nous chantions dans le shaft, synchro ou en canon et l’écho nous rajoutait des Frédéric à l’infini. Nous sommes ensuite retournés au milieu de la slam où comme promis, nous y avons pique-niqué s’imaginant être sur la lune. J’ai sorti un linge à vaisselle et étendu les provisions dessus. Rempli deux verres en plastique de Kool-Aid à l’orange à même ma grosse gourde et je lui montrai comment savourer les traditionnels sandwichs Paris-Pâté et moutarde que ma mère avait préparés, en les trempant dedans tout simplement. Elle sillait de joie et de délectation. Suivirent les chips, les morceaux de fromage jaune, les biscuits éponge aux confitures. Elle mangeait avec appétit, comme une défoncée. Le lunch englouti, nous nous sommes racontés des peurs un long moment allongés sur le dos sous le chaud soleil de juillet. Puis, j’ai ramassé les affaires nous gardant chacun une pomme pour la route et nous sommes partis en chantant “Cache ton cul, Frédéric, Frédéric, Frédéric” et jamais son sourire ne l’abandonnait bien longtemps. Nous étions devenus comme deux larrons et son sourire faisait du bien à voir.

En arrivant à l’orée du bois, sous des cris de guerre qui nous prirent totalement par surprise, ti-cul Lortie et Chouchou Ballaj, deux guerriers ennemis de la sept, sortaient du bois et se précipitaient vers nous, boucliers en l’air. Avant même que je n’aie eu le temps de déposer ma pomme par terre, Loretka avait son slingshot à la main et dégainait. Une trainée de sang s’est mise à couler le long de la cuisse de ti-cul Lortie en culottes courtes. Ses braves cris de guerre ont immédiatement fait place à des pleurs de bébé-lala. Elle savait viser la petite. Chouchou Ballaj beaucoup plus costaud n’a jamais ralenti sa course mais Loretka l’attendait de pied ferme. Elle lui ramassa les bijoux de famille de toutes ses forces, combinées à la vitesse du garçon qui fonçait vraiment vers elle en fou, en levant le genou précisement là où ça fait mal. Le pauvre Chouchou dansait la polka les yeux pleins d’eau en se tenant le bas du corps à deux mains. Avant que les deux ennemis ne reprennent leurs esprits et n’aient eu le temps de se tirer un plan, nous étions loin dans le bois les jambes à nos cous. Quand nous fûmes convaincus de les avoir semés, elle jubilait et n’arrêtait pas de me répéter le récit de ses exploits, le visage transi de joie et de fierté. La rumeur avait circulé que les deux pauvres garçons avaient été attaqués par Loulou St-Pierre et un grand gars costaud qu’ils ne connaissaient pas. Je ne leur ai jamais avoué l’imposture. Sur le chemin du retour, nous avons passé par la dam de castor histoire de lui montrer les lieux et de se reposer un peu de notre longue course. J’avais apporté du fil et des agrès. J’ai coupé deux belles grandes branches d’aulne pour se faire des perches et nous avons fouillé sous les pierres et dans la mousse pour attraper de quoi exciter les toutes petites truites de ruisseau qui trouvaient refuge au frais, dans le creux des eaux plus profondes de la dam. Nous avons grimpé prudemment sur le haut du barrage, nous nous sommes installés tranquilles et après lui avoir montré comment appâter, nous avons jeté nos lignes à l’eau. La chance nous a souri, à deux nous avons ramené six belles petites truites.

Quand ce fut l’heure de rentrer, je suis descendu le premier et elle m’a passé tout le matériel qui traînait sur le haut de la dam. Elle avait des picots dans les jambes d’avoir tant marché, couru et aussi d’être restée accroupie trop longtemps à pêcher tranquille. J’avais peur qu’elle ne parte à la renverse et tombe à l’eau. Je suis remonté vers elle sur le flanc du barrage pour aller l’aider à descendre de là. Elle me regardait droit dans les yeux, craintive. J’ai avancé les mains pour attraper ses deux petites hanches de fille et quand mes mains l’ont touché, dans ce bel après-midi d’été j’ai vu se dessiner devant moi une image qui m’a collé à la mémoire. Là-haut, la petite fille russe souriante, même en p’tit gars pas de gosses, en bottes de pimp crottées, petite voleuse en linge de gars, le visage sale avec deux moustaches oranges de Kool-Aid, était quand même et de très loin la plus belle chose qu’il m’avait été donné de voir dans toute ma courte vie. Rendue en bas, avec l’élan de sa descente, elle a atterri dans mes bras, la joue appuyée sur mon torse et elle m’a dit sans me regarder et en m’entourant de ses bras: “Thank you, Loulou, this was the best day of my life ever, ever.” En rentrant à la maison, ma mère qui n’avait jamais eu de fille à catiner, s’était fait une joie de la mettre dans le bain et de la rhabiller en fille, de sécher et de longuement brosser ses longs cheveux bruns aux reflets rouges avant de la retourner chez Pete décente, toute belle et rafraîchie. Il me semblait alors que l’hiver serait bien long avant que mamochka ne me la ramène à Bourlamaque l’été suivant.

Été 1965

Dès la rentrée des classes en septembre, des maux de têtes de plus en plus violents assaillirent ma pauvre mère. Tout l’hiver et le printemps 64-65 la maisonnée était chamboulée de vivre avec une mère de plus en plus malade et de moins en moins présente aux besoins de tout un chacun. À la fin du printemps, les médecins prirent la décision de l’envoyer dans un grand hôpital de Montréal où on lui retirerait une pierre qui s’était logée dans sa tête. Le vingt-et-un juin, dernier jour d’école, premier jour de l’été, elle passait sous le bistouri et elle ne survécût pas à la chirurgie. À la St-Jean-Baptiste, elle fut mise en terre à l’aube de ses quarante-cinq ans dans le cimetière de Val d’Or. Mon père qui n’avait jamais véritablement pris soin des enfants a été vraiment pris au dépourvu. Les plus grands sauraient déjà bien se débrouiller, mon frère le plus vieux était déjà marié, mais les deux plus jeunes, dont j’étais, avaient besoin d’une présence et des bons soins d’une grande personne à la maison. Plusieurs petites mesures temporaires avaient été organisées mais le grand plan consistait à la venue de mon oncle Aurèle, ma tante Colombe et ma cousine Jocelyne qui viendraient s’installer à la maison en permanence. Dès les premiers jours de juillet, pour préserver sa liberté de mouvement de père absent, il avait décidé de nous déposer pour quelques jours mon frère et moi chez une lointaine cousine, ma tante Éva de Rivière-Héva, et je ne l’invente pas, le temps que le déménagement et que les réaménagements s’organisent dans la maison. Le deuil qui était une chose sérieuse à l’époque nous avait fort probablement amnistiés mon frère Marc et moi de la guerre des rues et j’étais convaincu qu’il avait aussi annulé mon mandat d’enfant-jouet pour la riche petite fille russe de Toronto. Pete avait perdu son bon contact en la personne de ma mère et je ne crois pas qu’en vertu de la mortalité il aurait même osé penser m’emprunter. Un autre deuil pour moi.

À notre retour de Rivière-Héva, aussitôt descendu du camion de mon oncle Léon, époux de tante Éva, quelle ne fut pas ma surprise de voir mamochka à genoux dans les plate-bandes fleuries de Pete, toujours aussi gracieuse avec un joli chapeau de paille, une coquette salopette de fermière et des souliers de toile blanche. J’ai aussitôt crié: “Hello, mamochka!” et elle s’est retournée et m’a répondu d’un grand sourire: “Hello Loulou, Loretka is in the back yard.” Je me suis précipité par le petit trottoir qui longeait notre maison et elle était là, bien tranquille à lire dans la balançoire chez Pete. Lorsqu’elle m’a vu, elle s’est mise à sauter. “Mamochka, mamochka, Loulou is back!”, criait-elle, puis s’adressant à moi elle me dit d’attendre une toute petite minute, qu’elle reviendrait. J’en ai profité pour courrir à la maison chercher le petit rouleau dans le fond de mon tiroir de bas. Elle revint à la clôture plus riche d’un après-midi de permission, à condition qu’elle ne salisse pas, elle devait reprendre l’avion le soir même. Nous devions profiter au maximum de ce court après-midi qui serait tout le temps qu’on nous allouait pour l’été 65. Je l’aidai à sauter la clôture et nous sommes partis par le fond de la cour, courant jusqu’au bout de la ruelle puis à travers la propriété des Lapointe jusqu’au boulevard Dennison. Elle m’a trouvé bien drôle quand je lui ai dit qu’on s’était essoufflés pour absolument rien, qu’il n’y avait pas de guerre pour moi et qu’on avait pas besoin de la cacher ni de l’habiller en garçon. Puis nous avons sauté, gambadé et rigolé jusqu’au bout du boulevard comme deux chiots évadés pour la première fois de leur boîte en carton. Le souffle nous manquait quelque peu rendu là et c’est sur un rythme de marche beaucoup plus calme que nous avons poursuivi notre chemin sur la rue Allard. Elle se demandait bien où je l’emmenais cette fois. Nous avons continué jusqu’à la rue Perreault en jasant de choses plus sérieuses. Je lui racontai pour ma mère. Elle était bien triste pour moi mais elle le savait déjà, Pete lui avait tout raconté. Puis elle me raconta qu’après les fêtes, papochka l’avait retirée du pensionnat de jeunes filles orthodoxes mais seulement pour la placer dans une école un peu plus spéciale, qui était mieux adaptée à sa “condition” qui l’avait plongé dans de graves soucis plus d’une fois pendant cet automne-là. Elle n’en sortait qu’aux grands congés et attendait encore pour savoir si elle devait y retourner en septembre, sa “condition” s’étant beaucoup améliorée avec les efforts qu’elle y mettait.

Sur Perreault, nous sommes entrés au Capitol Lunch et nous avons pris place à une table isolée dans la vitrine. Puis je sortis de ma poche le petit rouleau et le déposai sur la table pour qu’elle le voie bien en lui disant que nous allions régler le cas de ce petit rouleau aujourd’hui même. Onze dollars, c’était une fortune en 65, mais nous allions y mettre tout l’effort nécessaire. Elle rougit sérieusement et baissa les yeux. La serveuse qui arrivait juste à point me fit de la monnaie d’un dollar et j’ai rempli de trente sous la machine à musique et je l’ai laissé choisir toutes les chansons. Son sourire est revenu aux premières notes du “Wooly Bully”, elle se dandinait sur sa banquette, ravie. L’été d’avant, mon frère et moi avions patiemment ramassé quelque chose comme six millions trois-cent quarante emballages de gomme Bazooka et ce, pour faire venir une petite caméra d’espion qui entrait dans le creux de la main et qui faisait de véritables photographies noir et blanc. Nous n’avions jamais pu bien vérifier la chose puisqu’aussitôt arrivée à la maison la petite caméra avait mystérieusement disparu. Las de se blâmer l’un et l’autre, la chose avait fini par sombrer dans l’oubli. Et toc, la petite caméra atterrit sur la table sortie de ses poches. “I am very sorry, Loulou” me dit-elle, piteuse en me la rendant. Le peu de temps qu’elle avait passé dans notre maison l’été d’avant, elle avait trouvé le moyen de nous la chiper. Comme moi, elle avait caché son larcin tout l’hiver et m’avait avoué n’avoir éprouvé aucun plaisir à l’idée de m’avoir volé, moi. Ces paroles me réconcilièrent sur-le-champ avec tous les malheureux cleptomanes de la terre. Les Beatles nous attendaient avec leur dernier film “Help!” vers trois heures au Capitol tout juste à côté, nous avons donc eu amplement le temps de se régaler d’orangeade, de frites et de hot dogs et d’écouter toutes les chansons qu’elle aimait une bonne partie de l’après-midi. En sortant du cinéma, nous n’avions pas réussi encore à dépenser la moitié du petit rouleau. De l’autre côté de la rue, il y avait le magasin de monsieur Gelot, un magasin de variétés où l’on pouvait trouver toutes les sortes de bonbons de la terre. Nous avons donc traversé et juste pour rigoler et parce qu’on avait les “moyens” nous avons pris toutes les sortes de bonbons qui étaient bleus, des petites pailles emplies de sucre bleu au goût de raisin, la même poudre dans des petits sachets, des bonbons durs, des bonbons mous, des jujubes, des petits tubes de cire emplis d’un liquide bleu sucré, chacun un popsicle bleu, une bouteille de Grapette avec des pailles et nous avons pris gaiement le chemin du retour. Et il nous restait encore une bonne somme entre les mains!

Dans ma tête d’enfant de huit ans, il n’existait jusque là dans la vie qu’un seul véritable grand mystère. Dans le petit bois qui séparait la septième rue du terrain de football, en ligne droite avec la ruelle qui passait derrière la maison du docteur Fortin, sur le flanc d’une colline de pierre dénudée bien arrrondie par le lointain passage des glaciers, il y avait là un trou à même le roc, presque parfaitement carré, qui faisait bien cinq ou six pieds de côté. Nous jouions souvent dans ce trou à quelque chose qui pouvait ressembler au contraire du roi de la montagne. Plus bas, presque cinquante pieds plus loin, au pied de la colline, il se tenait là, seul au milieu d’une talle de mousse mêlée de rachitiques plants de bleuets. Un énorme bloc de pierre presque parfaitement carré qui provenait indubitablement de ce trou presque parfaitement carré. Oui mais encore? Quelle force occulte avait bien pu le tailler comme ça, le sortir de là, le déplacer au pied de la colline sans le briser et pourquoi donc? Les lychens et l’usure de la pierre nous laissaient deviner que cela s’était passé il y a bien des années, des siècles, dans la nuit des temps peut-être. Mystère et boule de gomme complet pour le petit garçon que j’étais.

Sur le chemin du retour, nous sommes passés par un raccourci dans le petit bois et j’ai amené Loretka jusqu’au trou carré pour le lui montrer. Nous sommes descendus au fond sur le lit d’humus déposé là par les saisons et nous sommes restés assis là un bon moment pour finir de se sucrer la gueule avec notre butin de chez Gelot et se raconter des peurs, des histoires de grottes maléfiques, de chauve-souris qui collent aux cheveux. Je lui ai aussi dit qu’elle devait maintenant cesser de se crêper le chignon avec mamochka, les mères on ne les a pas pour tout le temps, je le savais maintenant. Et elle devait aussi cesser de chaparder toutes sortes de babioles, elle n’en gagnerait que des soucis. Ce bon temps qu’on venait de se payer et ces bonbons partagés avec moi aujourd’hui, fruits de son crime dont j’avais été un peu complice malgré moi, devaient venir marquer la fin de ses méfaits. De toutes façons, sa famille avait amplement de quoi pourvoir à ses moindres caprices. Et aussi qu’elle n’avait qu’à sourire, pas juste pour moi, que son sourire était une arme magique, assez irrésistible pour obtenir qu’on aille lui décrocher la lune. Qu’elle aurait beau frapper et frapper la pauvre mamochka à grands coups de bâtons et voler tous les joyaux de la couronne, son papochka ne serait jamais vraiment là, c’était comme ça les papochkas, la vengeance était inutile. J’ai creusé le fond du trou avec mon canif et nous avons convenu d’y déposer le reste de l’argent sale, du butin de bonbons et la petite caméra afin qu’ils se transforment en trésor pour d’autres et surtout pour lui éviter questions et réprimandes. Au moment de partir, lorsque nous nous sommes levés debout au fond du trou, du haut de ses neuf ans, j’ai réalisé qu’elle faisait maintenant presqu’une demi-tête de plus que moi et que même habillée en fille, c’était encore et de loin la plus belle chose qu’il m’avait été donné de voir à ce jour. Elle me regardait droit au coeur de ses beaux yeux couleur de noisette puis elle s’est appuyé le dos contre la paroi, plié les genoux un peu pour se ramener à ma hauteur arborant un sourire que je ne lui connaissais pas. Me prenant totalement par surprise, elle m’a tout délicatement pris la tête de ses deux mains toutes chaudes; j’ai déposé les deux miennes sur ses petites hanches qui n’étaient déjà plus aussi osseuses que l’été d’avant. Et son beau sourire ne s’était alors qu’en-mieux-té. Elle m’a tiré vers elle au ralenti, les yeux maintenant couleur du péché, et ses petites lèvres bleuies par le bonbon au raisin se sont le plus naturellement du monde collées aux miennes. L’apoplexie m’a frappé raide comme un coup de mailloche. Les cigales, les criquets et tous les Frédéric de l’Abitibi se sont tus rien que d’une claque. Les yeux subitement clos, et la lune et la terre et le soleil ne tournaient plus qu’alentour de ces douces petites lèvres bleues au délicieux goût de bonbon au raisin, le temps parti prendre une marche ailleurs pendant tout cet indéfinissable instant où nos bouches d’enfant se sont gauchement exprimées l’une à l’autre, les sangs tout retournés. Tout le reste de l’univers était soudainement devenu d’une telle insignifiance, à des millions et des tribillions d’années-lumière du fond de ce trou où la plus exquise félicité venait d’atterrir sans avertir.

Plus tard dans ce même été 65, au terme d’un long siège tranquille qui avait duré depuis la dernière glaciation terrestre, l’énorme bloc de pierre presque parfaitement carré qui faisait bien cinq ou six pieds de côté s’était volatilisé comme ça, du jour au lendemain. On a découvert bien assez vite que madame Gloria, l’épouse du docteur Fortin l’avait fait déplacer sans le moindre scrupule dans sa cour où il a fini sa vie en stupide ornement de jardin et le mystère du trou carré y a dès lors perdu l’essentiel de sa magie. Après cet été-là, je n’ai plus jamais revu Loretka, la riche petite fille russe de Toronto. Triste, mais toutes ces choses-là sont écrites longtemps d’avance dans le grand livre du destin et notre vie durant nous aurons à nous marcher sur le coeur et faire avec. Quand je reviens à Bourlamaque, je vais souvent revoir le trou dont le mystère tout géologique d’antan a laissé place pour moi au grand mystère romantique qu’une ravissante petite fille russe au sourire irrésistible m’avait jadis fait la grâce de goûter, là au fond de ce trou, le temps du plus sucré des premiers baisers dont un petit garçon puisse rêver. Pour moi, ce trou est désormais et pour toujours rempli à ras bord de la magie de tous ces indélibiles souvenirs d’été. Madame Gloria aurait eu beau déplacer toutes les montagnes de Lamaque, quand la magie choisit son trou et décide d’y faire son nid, c’est pour la vie. Une vague odeur de bonbon aux raisins flottera éternellement au-dessus du trou carré mais ça, le randonneur au nez fin qui d’aventure passera par là ne pourra ni deviner où peut bien être passée la pierre presque carrée qui avait dû jadis remplir ce mystérieux trou presque carré ni dans cent ans s’imaginer d’où cette odeur sucrée de bonbon au raisin pouvait-elle bien venir.

Prochchaï krasavitsa Loretka, i ya zhelayu chtoby vy byli schastlivy de vy nakhodites.

(Adieu belle Loretka, et je te souhaite d’être heureuse où que tu sois.)

Flying Bum

pieds-ailes
* Permis de prospection.
** Peter-J. Belawski, 25 mars 1898 – 23 février 1968, notre voisin et partie défenderesse d’un jugement historique : Peter-J. Belawski c Sa Majesté La Reine (1954) – Cour d’appel du bureau de la perception, ministère canadien du revenu, devant l’honorable C. Monet.
Peu de gens à Val d’Or à l’époque n’était au courant de ceci, sauf bien évidemment ses compagnons de jeu. Notre voisin Pete jouait et gagnait sur une base régulière au poker et aux dés. En homme droit et intègre, il décida de déclarer ses gains illicites au fisc, ce qui constituait une première au pays. L’idée étant des les faire admettre comme des revenus d’entreprise pour blanchir son péché aux yeux de l’église orthodoxe russe et à la loi canadienne qui voyait là un méfait. Dans un bref jugement, la cour décida que même si ces revenus étaient considérables et croissants, il n’était pas déraisonnable de croire qu’ils constituaient des revenus d’entreprise taxables, vu la déclaration volontaire du      contribuable, le temps, l’organisation et le talent qu’il y devait y consacrer sans toutefois que cela ne constitue l’essentiel de ses activités ni ne fasse de lui un malfaisant. Ce jugement sert encore aujourd’hui de jurisprudence en ce qui attrait à la taxation des jeux de hasard. Les gains de jeu annuels de Pete variaient entre $5,000 et $10,000 par année sur une période documentée de quatre ans (1946-1950). Ces sommes représenteraient entre $50,000 et $100,000 par année en dollars de 2017. Ceci explique peut-être pourquoi mamochka ne laissait pas Loretka rapporter ses gains de jeu de Beauce Carnaval à la maison.

*** Slam, de l’anglais slime. Désigne les champs d’épandage de résidus miniers.

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9 réflexions sur “Va pour Loretka!

  1. Bon mon Luc
    Je sais que tu t’amuses mais tes écrits méritent un éditeur
    Lorsque je vois tes textes je laisse littéralement tout tomber
    mercixxx

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  2. Entièrement d’accord avec le commentaire de Suzanne Arpin… quel talent, BEAU talent que tu nous fait découvrir!. MERCI
    Sincèrement Jeanne A Généreux

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  3. J’habitais sur la dixième rue, aujourd’hui la rue Lafontaine, et j’ai l’impression d’y être retournée grâce à vos écris. Merci pour ces souvenirs d’enfance!

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