Les mal partis

Rosemont, mon ancien quartier, il y a bien des lunes de cela. Ce n’est pourtant pas si loin que ça mais ceux qui ont aujourd’hui l’âge de mes fils auraient bien de la difficulté à reconnaître ce quartier de Montréal à l’époque environnant la grande exposition universelle. La radio AM jouait encore partout, CKVL, CKAC, CJMS en pleine gloire, CKGM pour les anglos et les bougalous. On payait huit cennes le voyage, les autobus étaient tous peints d’un horrible brun-drabe et on voyait encore circuler des vieux autobus Mack avec le front rond qui descendait bas sur un étroit pare-brise en deux morceaux pointant vers en-avant. De loin, ces vieux bus avaient l’air de plisser des yeux fâchés.

À l’est complètement du quartier, les horribles rangées de duplex de brique blanche venaient à peine de remplacer les champs verdoyants que les vaches broutaient encore paisiblement il n’y avait pas si longtemps. À l’ouest, Rosemont venait mourir d’un coup sec au pied de l’overpass Van Horne dans un décor post-industriel déjà vieillissant. Le centre du quartier s’animait alentour de la commerciale rue Masson qui grouillait de vie. Quelque part à l’autre bout du boulevard Rosemont, naissait la plaza St-Hubert erreur impardonnable d’un urbanisme encore naissant qui se poursuivait loin au nord jusque dans Villeray.

Les ordinateurs, les téléphones cellulaires, l’internet ou l’interac n’étaient encore que des promesses de la science-fiction que nous avait faites miroiter l’expo 67. On se branchait au monde en se tirant une copie du journal d’une boîte au coin de la rue avant que le maire Drapeau fasse le ménage et les enlève toutes. Ou on s’engoufrait dans une cabine téléphonique à dix cennes faire nos petits appels qu’on ne voulait pas faire chez nous devant les autres, un téléphone par maison généralement vissé au mur. Pas même de répondeur, rien. Les rues pullulaient encore de bicyclettes à gros paniers et de triporteurs noirs qui livraient à domicile pour les épiceries licenciées la bière en caisse, les clopes et autres petits ravitaillements au bonheur du jour.

J’avais vécu une partie de mon enfance là-dedans lorsqu’exilé de l’Abitibi mon père avait acheté un petit commerce rue Dandurand en 68. Davantage ce qu’on appellerait aujourd’hui une tabagie, à l’époque ces commerces portaient le nom de Variétés. Variétés Dorothy, du nom de la seconde épouse de mon père. Ma mère n’avait pas fait le voyage en ville. Elle reposait dans le ventre de l’Abitibi depuis la dernière journée de ma deuxième année. Fallait vivre avec une belle-mère maintenant.

Ces petits commerces s’opéraient en famille et nous habitions à même, un petit quatre-et-demi coincé derrière les étalages. Nos jardins d’enfance dans le bois de Bourlamaque étaient devenus un labyrinthe de caisses de Coke et de Kik dans un sous-sol gris et humide à travers lesquels on pouvait toujours s’amuser à traquer les rats. Dès que nous n’étions plus en classe, mon frère et moi y tenions tour à tour la caisse, les guidons du gros bicycle de livraison, à genoux derrière le grand comptoir vitré, sac brun à la main, on y faisait l’interminable cueillette des bonbons à trois-quatre pour une cenne sous les ordres d’enfants excités et indécis qui les choisissaient parcimonieusement un par un. Et encore les mille et une autres corvées plus pénibles de l’ordinaire du commerce auxquelles nous avions à nous résigner sans chigner.

Tout ce temps perdu à jamais, rogné sans vergogne sur nos vies d’enfant.

Le Père Noël a pas vieilli d’un poil

Tom Pouce a pas poussé d’un pouce
Dans la cervelle
A Isabelle

Le vent n’a rien de mystérieux
La vie
La vie n’a rien d’exceptionnel
Dans les beaux yeux
A Isabelle

Cet extrait et tous les autres plus bas sont les paroles d’Isabelle, chanson de Jean-Pierre Ferland, album les Vierges du Québec.

J’avais marché depuis Saint-Denis sur le boulevard Rosemont, j’attendais Isabelle assis sur un banc de parc au coin de St-Hubert. Elle et moi on s’était connus par le biais d’amis communs et une amitié toute particulière s’était emparée de nous. Fille brillante, première de classe comme moi, situation familiale délirante comme moi, les atomes crochus n’ont pas mis long à s’accrocher les uns aux autres comme du velcro. À quatorze ans, elle s’était installée chichement mais proprement dans un sous-sol tout meublé du boulevard Pie-IX. Ces désertions précoces du giron familial étaient plus fréquentes qu’on aurait pu le croire à l’époque.

Isabelle était belle comme ses quatorze ans et elle savait se faire plus belle que les plus belles actrices françaises avec des fringues payées à la livre dans les sous-sols d’église. Il m’arrivait de squatter son petit logis lorsqu’englouti dans l’instant présent je manquais le dernier autobus du soir. Isabelle et moi dormions alors serrés l’un contre l’autre entraînés dans les angles inconfortables d’un divan-lit bancal, elle en vêtements de nuit, moi dans mes bobettes de coton blanc. Je ne savais jamais si elle fréquentait sérieusement quelqu’un ou non et cela n’avait alors aucune espèce d’importance pour moi. Nos corps se laissaient volontairement s’emboîter immobiles dans la même chaleur réconfortante sans s’inventer d’autres histoires et nous trouvions le sommeil ainsi. Nous pouvions alors devenir à nouveau ces enfants qui se cachaient toujours quelque part dans un recoin de nous.

Elle s’en venait me rejoindre de l’est par la 197. Je somnolais sur le banc lorsque le bruit du frein-moteur de son autobus m’a surpris, je la cherchais du regard en reprenant tranquillement mes esprits. Le lundi n’était pas ma meilleure journée côté forme. Quand je finissais la veille à minuit mon travail étudiant à la tabagie du métro, Bolduc venait me chercher dans son gros station-wagon Dodge Polara avec des panneaux en simili-bois qui ornaient les deux côtés de l’énorme minoune. J’avais connu Bolduc quand je fréquentais une organisation un peu chrétienne qui essayait de garder dans le droit chemin les jeunes garçons vulnérables. Il était en quelque sorte le responsable d’un cercle dont je faisaie partie. Bolduc n’était pourtant pas plus catholique que le pape. Jeune vingtaine et orphelin, il s’occupait seul de sa jeune soeur qui avait mon âge et pour laquelle j’avais eu jadis un petit quelque chose. Il avait maintenant une route de journaux. Trois fois semaine on quittait à minuit le métro où il me ramassait, nous passions attendre en ligne au quai du journal alors installé rue Port-Royal pour charger la Dodge de journaux jusqu’au plafond. Nous partions ensuite direction Basses-Laurentides où une partie de la nuit je comptais et allais déposer des paquets bien ficelés devant les maisons des camelots pendant que Daniel au volant écoutait les lignes ouvertes en sifflant café par-dessus café, en priant que la vieille Dodge tienne le coup. Au petit matin, on rentrait en ville et on se rendait au Cozy rue Beaubien près de Pie-IX où Bolduc payait le déjeuner. Puis, souvent avec l’angoisse de l’heure qui me déchirait le ventre, je sautais dans la 139 qui me menait jusqu’à l’école plus bas dans Hochelaga, plus souvent qu’autrement en retard surtout l’hiver quand les chemins avaient été mauvais. Le jour même ce lundi-là, j’avais passé mes deux derniers examens du ministère et je n’avais toujours pas dormi depuis le samedi. La douceur de la brise de l’été naissant me gardait éveillé tant bien que mal.

Isabelle ne m’avait pas laissé le choix, il fallait procéder aujourd’hui même, les vidanges étaient ramassées le lundi sur la chic plaza St-Hubert. À la voir on aurait pu croire qu’elle était descendue de l’autobus en tenue de combat. Bottillons noirs et bas kakis, un capri de denim noir bien ajusté nous laissait apprécier presque tout le mollet, un gaminet noir justaucorps à l’encolure évasée bien large qui révélait beaucoup de la blancheur de sa poitrine, une veste militaire kaki du surplus de l’armée trop grande pour elle, déboutonnée, les manches savamment relevées et un béret noir porté à la Che Guevara qui ramassait sa chevelure toute du même côté ne laissant tomber que deux guiches rebelles sur ses tempes. Personne ne s’habillait de la sorte à l’époque, elle était carrément rayonnante, théâtrale toujours. Puis nous avons remonté la plaza tranquillement bras-dessus bras-dessous jusqu’au bazar indien où Jean V, un ami, était commis. Elle choisissait pour moi une chose et une autre et celle-ci et celle-là dans le bazar où tout venait de loin, sentait exotique, s’achetait bon marché. Nous avons rempli à ras bord nos paniers de toutes ces choses de maison qui constitueraient maintenant mon trousseau. D’un coin de l’oeil, nous attendions que Jean V soit à la caisse puis nous nous y sommes présentés avec nos achats. La somme était impressionnante tout de même pour des bricoles de bazar.

Quand Jean V nous a annoncé le total, nous nous pincions les lèvres pour ne pas rire. Isabelle se tapotait les poches, moi de même, devant, derrière, devant, derrière. As-tu apporté ton porte-monnaie, toi? Euhh . . . Non, toi? . . . Fuck.

Jean V jouait l’impatient, faisait semblant de ne pas nous connaître se pinçant les lèvres lui aussi. Il s’adressa à sa gérante pour lui demander s’il pouvait garder nos choses dans le back-store, le temps que nous allions chercher de quoi payer et elle acquiesça. Isabelle et moi sommes ensuite allés niaiser sur la plaza, fumer des clopes et peut-être un peu de libanais, bien assis se payant la gueule des passants les plus étranges, bouquiner un peu chez Raffin puis nous nous sommes installés au Roi du Smoked Meat jusqu’à la fermeture des magasins. En rentrant, nous sommes passés par la ruelle où nous attendaient deux gros sacs à vidange.

À travers toutes les vidanges du bazar indien, on les différenciait des autres par des attaches jaunes que Jean V avait placées là comme un signal à notre intention. On s’en est pris chacun un sur le dos et on est repartis comme si de rien n’était, ravis.

La situation familiale avait connu bien des revirements pas toujours glorieux. J’avais la ferme conviction que je n’avais plus d’affaire là. Que je devais partir et l’appel était puissant. La semaine d’avant j’avais cherché et trouvé une place qui me convenait. Du métro Rosemont en descendant Saint-Denis vers le sud on passait sous un viaduc ferroviaire, vieille structure de béton usée sous laquelle passaient les voitures. Sur deux passerelles aménagées de chaque côté à même l’ouvrage, deux trottoirs pour les piétons, un garde-fou de béton lui aussi. Graffitis, odeur de pipi, d’humidité, de pourri même, de boucane de char nous accompagnaient sur toute la traversée. En haut de l’autre côté, à droite si on contournait le garde-fou et qu’on revenait sur nos pas, un étrange bout de rue mal éclairé qui se prolongeait un peu jusqu’à la voie ferrée sous laquelle on venait de passer. Quatre ou cinq vieilles conciergeries alignées, collées les unes sur les autres, laides, probablement dessinées par un dernier de classe de poly, leurs couleurs originales disparues sous une épaisse couche de poussière grise déposée là par des années de trafic ferroviaire incessant. La dernière au fond dans le cul-de-sac où le vent pour marquer la fin de la rue venait façonner là une triste plage de menus détritus. Là où le vacarme des trains ne cessait à peu près jamais, le dernier étage en-dessous au fond d’un corridor mal éclairé dans une humidité à voir voler des grenouilles, un meublé d’à peine cent pieds carrés, tout d’un morceau, qu’on osait appeler studio. Rien de privé, une toilette avec douche par étage probablement entretenue par un magnat de la procrastination. Dans le studio, une petite fenêtre collée au plafond avec sa saleté pour unique rideau jetait sa triste lumière sur la pièce à moitié vide.

Le linge que j’avais sur le dos, quelques pièces de vêtements que j’affectionnais, quelques bricoles, mes cahiers de dessin et une poignée de crayons garrochés à la va-vite dans un packsack.

À deux pas de mon boulot. Quatorze piastres cash par semaine, rien à signer pas de questions posées, l’argument ultime à quatorze ans pour faire de ce trou mon chez nous bien à moi, le repaire de ma liberté nouvelle.

Isabelle sombrait quelquefois dans un mode totalement parano, des tremblements s’emparaient de ses mains, le débit de sa voix devenait rapide et saccadé, à la limite du compréhensible, et elle pompait alors ses clopes à un rythme d’enfer. En général, cela énervait les gens mais moi d’un naturel calme ça me rendait triste, triste pour elle. Fille de notaire alcoolique mais prospère, elle n’avait jamais connu la moindre contrariété matérielle. Sa vie plutôt bohème nouvellement assumée lui apportait par moments une insécurité exacerbée que j’avais de la difficulté à comprendre mais que j’acceptais calmement sans juger, dans l’espoir qu’avec l’empathie sincère, mon calme la contamine. Et ça opérait la plupart du temps.

On ne va pas entrer là-dedans, es-tu malade? Je sentais l’angoisse la gagner. On rentre juste dix minutes, une bière, ces maudits sacs-là sont pesants, j’ai les épaules mortes, pas toi? On a encore un bon bout de chemin à faire. Si ça chie, on sort c’est tout. Es-tu fou, ils vont te carter. Isabelle, elle, avait tous les âges qu’elle voulait. Simple question de savoir s’arranger disait-elle mais aussi histoire de cartes dont elle faisait la collection. Elle en avait pour être plus jeune et économiser en titres de transport ou en entrées au cinéma, d’autres pour être plus vieille et entrer dans les débits de boisson, s’acheter des clopes et toute cette sorte de choses. Ils ne me carteront pas voyons donc, on est lundi soir, viarge, je peux pas croire qu’ils vont cracher sur des clients à soir. On était beaucoup moins pointilleux dans le temps.

Isabelle s’est débarrassée du béret, a mis un peu d’effet dans ses cheveux vite-vite avec ses doigts, rafraîchi le peu de rouge qui restait sur ses lèvres en les pinçant ensemble d’une grimace à la Miss Clairol, deux-trois tapes sur les joues pour se donner un peu de crunch, Ch’tu correct, là?, et ses réticences ont tranquillement disparu.

Une madame d’un certain âge beaucoup trop chic et trop grimée pour un lundi soir, son linge sentait le 5-10-15 à plein nez et son grimage avait connu ses belles heures déjà. Gisèle avait sauté la coche depuis un bon bout de temps même s’il était encore de bonne heure. Seule femme au beau milieu de neuf ou dix hommes répartis icitte et là dans le bar salon de la Roche, elle était attablée le regard dans le vide, sa tête vacillait lentement vers le bas puis remontait se mettre droite par petites saccades devant sa flûte de draft et quelques autres tristement vides devant elle, un cendrier débordant, une sacoche en cuir vernis rose-pettant ouverte et à moitié répandue devant elle, une salière pour la bière. On avait bien tenté de réhabiliter toutes ces tavernes où les femmes ne devaient plus être persona non grata en soi-disant brasseries ou bars salons, les lieux étaient restés ici tristement eux-mêmes. Juste le nom avait changé. Le repère des hommes n’avait gagné qu’une seule femme dans l’opération, Gisèle.

Bar salon de la Roche. Coin boulevard Rosemont et de la Roche, l’originalité ne s’était jamais présentée le jour du baptême. Pour le reste, ne cherchez pas les divans dans ce salon perdu, que des chaises de taverne, des tables de deux pieds par deux pieds, la grosse stériliseuse à verres dans le centre où les flûtes et les bocks entraient d’un bord et ressortaient de l’autre bord à la queue-leu-leu dans un nuage de vapeur et quelques petits tintements de vitre. Et la même persistante odeur de boules à mites qui nous venait directement des urinoirs. Une douze pouces noir et blanc sur une tablette dans les airs que personne ne regardait vraiment faisait vibrer la lumière blafarde des lieux.

Quand Gisèle a vu les deux enfants entrer avec leur bagage sur le dos, c’est comme si le bon Dieu lui-même venait de lui apparaître, rien de moins qu’une épiphanie du lundi. Donald, tabarnak, viens faire un peu de ménage icitte gagner tes ciboires de tips, j’ai de la visite qui arrive pis j’ai le cendrier ben plein qui boucane tout seul. Gisèle rapaillait nerveusement ses cossins répandus partout en essayant de les faire entrer dans la petite sacoche rose en se tenant debout de peine et de misère. Elle n’avait pas besoin de voir nos cartes pour savoir quel âge on avait pour vrai. Venez vous asseoir ac’moé, les jeunes, awoye venez vous asseoir ac’moé ! Ses mains tournaient dans le vide en guise d’invitation ou comme une poule qui essaie de rapatrier ses poussins sous ses ailes. Isabelle me lançait du regard tous les couteaux du tiroir à ustensiles mais je restais bien calme. Je ne sais pas pourquoi j’ai tiré deux chaises et Isabelle a dû abdiquer en bouillant par en-dedans, on s’est assis. Gisèle s’est rassise, heureuse de toute évidence. Du bout de la gueule en chuchotant : Si y vous cartent, j’va y dire que vous êtes mon gars pis ma fille, shhhht pas un mot. Puis en hurlant carrément Gisèle scandait : Donald, apporte trois drafts tabarnak !

Lorsqu’on n’y a jamais goûté, on ne peut pas savoir ce que ça goûte vraiment la liberté. Pour moi, escroquer une bière à une Gisèle un lundi soir dans un bar salon digne d’un film québécois pas de budget ça pouvait très bien goûter un peu ça, la liberté, va savoir. On a finalement été servis sans embrouille. Gisèle n’arrêtait pas de nous trouver beaux, trop jeunes pour faire ce qu’on était en train de faire là, vous avez pas peur de gâcher vos vies, partir si jeunes, vous allez pas lâcher l’école, toujours? Je repensais à mon studio minable, Isabelle ne l’avait pas vu encore. J’avais peur de sa réaction même si elle avait promis de m’aider. Est-ce qu’on me cherchait? Mon père n’oserait jamais laisser Dorothy mettre la police après moi. Qu’est-ce qui arriverait en septembre lorsque le temps de retourner à l’école viendrait, est-ce que j’en aurais encore l’envie, les moyens? Gisèle, elle, elle nous aimait, nous aimait donc, encore et encore, on était don’jeunes, don’beaux. Elle n’arrêtait pas de nous passer la main dans les cheveux encore et encore en nous râlant des mièvreries. La bière est vite descendue. Et Gisèle qui avait retrouvé momentanément son calme, en nous regardant chacun notre tour, tendrement, de sa bouche empâtée :

Pis vous autres, vous vous aimez-tu, vous autres?

La phrase est tombée comme un frigidaire en bas du cinquième.

Isabelle et moi on s’est regardé dans le blanc des yeux un moment, on s’est levés synchro et on s’est aligné vers la sortie. Gisèle suivait, elle est partie après Isabelle comme une folle, elle la collait jusqu’à la porte en tentant désespérément de lui refiler un beau cinq piastres qu’elle brandissait bien haut. Prends-lé donc! Awoye, prends-lé!

Isabelle résistait, se contorsionnait pour éviter que Gisèle ne réussisse à lui glisser le billet de force dans ses poches. Prends-lé donc, tu iras t’acheter des Kotex avec, pauvre chouette, ça coûte cher des Kotex calvaire!

Finalement atterris sur le trottoir, l’autobus 197 s’en venait. Isabelle catastrophée me criait en courant vers l’arrêt : On la prend, on la prend!

Ils sont partis de Sorel

Sur un autobus
Pour n’importe quel terminus

Daphnis et Chloë
Roméo Juliette
Toi et moi
McGraw McQueen
Marie et Joseph

La magie des cartes avait encore opéré, du grand cinéma. Isabelle était maintenant une petite fille de treize ans qui glissait dans la boîte de verre son billet d’écolière à huit cennes. Il restait tout au plus deux arrêts à faire avant le terminus de la 197 au métro Rosemont qu’on entrevoyait déjà au loin. Isabelle avait couru, moi derrière, les gros sacs verts nous frappaient le dos à chaque enjambée, son estomac étranglé par les vipères de l’angoisse. Seuls sur la grande banquette de côté, elle s’accrochait à mon bras comme si elle voulait me couper le sang. Elle reprenait son souffle serrée contre moi les deux gros sacs à vidange à nos pieds.

Je regrettais, le coeur noué, comment aurais-je pu savoir.

Gisèle l’avait carrément terrorisée. Dans les gestes lourds et mous de l’ivrognesse à l’haleine de fond de tonne, elle avait nettement reconnu la voix de son père. Les mêmes t’es donc bien belle toi, les mêmes hi que je t’aime toi, les mêmes beaux cinq piastres qui empestaient l’arnaque à plein nez, les mêmes yeux glauques de truite perdue, saoule morte, puante.

Le même regard déboîté qui parcourait son corps d’enfant comme de sales caresses.

Celui qui l’aura
Aura les cheveux long comme elle
Isabelle

Celui qui l’aime
A les cheveux long comme elle
Isabelle

Y’ a une Dorothy qui n’arrête pas d’appeler icitte, elle te cherche. Elle dit que ça fait au moins une semaine qu’elle est sans nouvelles. Elle se demande si tu es en train d’essayer de faire mourir ton père. Rappelle-là, vieux, une vraie tache la bonne femme. Hystérique. Elle menace même d’amener son cul ici s’il le faut.

J’avais décidé que nous ferions un croche à la tabagie du métro, tant qu’à être dans le coin. Essayer d’escroquer un ou deux paquets de cigarettes à mon collègue Jean-Pierre qui faisait les quatre-à-minuit la semaine. Le genre de petit service qu’on s’échangeait discrètement sans faire d’histoires. Lui présenter Isabelle aussi qui s’était vite précipitée sur le vaste étalage de magazines européens aussitôt les mondanités expédiées.

Dis-lui qu’elle arrête d’appeler ici, que ça nuit au commerce, elle sait ce que c’est. Dis-lui que tu ne m’as pas vu, que tu ne sais pas où je traîne de ce temps-là, dis-lui n’importe quoi, ciboire.

Son trouble évident, Jean-Pierre n’avait pas assez de ses deux yeux pour apprécier cette superbe jeune femme déjà profondément absorbée dans ses Cahiers du nouveau cinéma au bout de la petite échoppe. Je ne me sentais plus du tout à l’aise dans ce lieu qui m’était pourtant si familier, comme traqué. Faut qu’on se tire d’ici, lançai-je à Isabelle qui s’accrochait à son magazine en me tournant des yeux de biche suppliante. Le foutu magazine valait pas loin de dix piastres. C’est “on the house” lui dit Jean-Pierre qui n’avait rien manqué du petit mélo qui se jouait là. Mon cadeau de noces sera fait, poursuivit-il en nous faisant une drôle de face ringarde.

La lumière descendait sérieusement sur ce bout de la ville déjà bien assez gris. De l’autre côté, si Isabelle survivait à la peur paralysante de traverser le sombre tunnel sous le viaduc ferroviaire, mon superbe studio qu’elle n’avait jamais encore vu nous attendait. Tapi au fond d’un cul-de-sac, au fond du dernier fond d’un quartier sans nom, oublié, coincé quelque part dans un repli de la misère entre Rosemont, le plateau, le mile-end. En bas d’un escalier en plaques de terrazzo craquées de partout, au bout d’un couloir mal éclairé empestant l’humidité crasse et les relents d’un petit coin négligé.

Au son du Tadam! ridicule qui est sorti tout seul de ma bouche quand j’ai ouvert la porte d’un grand geste théâtral, une Isabelle stoïque avait déjà scanné l’ensemble de l’oeuvre en deux-trois mouvements de l’oeil. Le désarroi dans ses beaux grands yeux noisette venait de transformer de sa triste magie le repère de ma liberté en une chambrette crottée, infâme et misérable. Après un long silence malaisant, nous avons ramassé le bagage et on est entrés, refermé la porte derrière nous.

Je te l’avais dit que je t’aiderais, t’inquiètes, je vais te faire un petit château avec ça.

Isabelle s’affairait déjà à vider notre larcin du bazar indien, sortait un à un les morceaux de mon trousseau en déclamant gaiment des plans de décoration des plus audacieux. Dans une sorte de joie fébrile qu’elle sortait on ne sait d’où. Tu vas voir, on va mettre ça beau! On va faire ci, on va faire ça!  Pessimiste, je doutais du succès de l’opération. Au mieux, pour moi embellir ce trou équivalait à mettre du rouge à lèvres sur une truie dans sa soue, j’éprouvais tout de même une petite tendresse pour sa belle motivation.

Nous avons pendu la crémaillère le soir même, sifflant lentement deux bouteilles de cidre bon marché qu’on avait ramassées en chemin, fumé tout le libanais. Les sangs gazés, gagnés par la fatigue, son corps tout chaud lové contre le mien sur le divan-lit miteux déployé, elle murmurait encore à mon oreille, par bribes de plus en plus inaudibles, d’autres petits bouts de ses idées géniales lorsque nous avons lentement perdu connaissance, épuisés, dans des beaux draps indiens flambant neufs qui sentaient vaguement le patchouli.

Je n’ai pas compté combien de ces tonitruantes parades d’acier étaient venues perturber ma courte nuit. Le dernier convoi en lice avait eu raison de mon sommeil une fois pour toutes. Je n’avais pas la radio, ni réveille-matin, ni horloge. Que l’heure bleue du petit matin qui essayait péniblement de lancer des indices à travers la crasse d’une petite fenêtre jouquée au plafond. Ma gueule de sable maudissait le cidre bon marché. Dans la crèche improvisée sans oreillers, Isabelle dormait la tête appuyée dans le creux de mon épaule. Sa longue chevelure se répandait sur moi, son souffle doux réchauffait mon cou. Le temps aurait dû s’arrêter là.

Dans l’éclairage bleu du matin, les choses criaient maintenant la vérité, toute la vérité. Tout ici était laid, tellement laid. Je n’avais rien à offrir à Isabelle.

Je n’avais rien pour lui offrir un café, pas de grille-pain pour lui offrir une rôtie, même pas une toilette propre pour aller pisser tranquille, je n’avais rien pour elle que la misère promise d’une fugue irréfléchie, un plan de nègre mal parti.

Je pensais à ma mère, ma petite enfance lumineuse, ses promesses perdues à jamais. Mon pauvre frère abandonné derrière moi à la vile Dorothy.

Je regardais dormir Isabelle blottie contre moi. Comme un miracle, la plus belle chose dans cette piaule misérable, dans toute cette conciergerie de l’enfer, dans ce quartier perdu, dans toute mon existence. Ma tête m’ordonnait de la libérer, la laisser partir courir aux abris loin d’ici avant de couler avec moi. Mon coeur, lui, a déraillé, s’est mis à battre comme un christ de fou, pour elle, juste pour elle. Des larmes étaient montées pompées par des soubresauts intempestifs qui agitaient ma poitrine. Je serrais Isabelle contre moi pour les contenir, la laisser dormir encore.

Peine perdue, elle s’est ranimée doucement, elle s’est relevée sur un coude pour me regarder, essuyer minutieusement mes yeux de ses doigts. Le larmes tenaces qui jaillissaient à mesure de mes yeux comme pour quémander encore ses douces caresses. Ses grands yeux noisette questionnaient le fond de mon âme en silence. Elle trouvait toujours les bonnes réponses. La quiétude de ce long moment apaisait mon coeur parti en peur.

T’as raison, tu ne peux pas rester ici dans ce trou à rat. On ramasse l’essentiel, on se trouve un taxi, on s’en retourne à Rosemont. Je t’emmène chez nous, après on verra.

Après on s’en fout.

Une grande noirceur est descendue sur le matin bleu lorsque ma tête s’est retrouvée ensevelie sous sa longue chevelure qui s’affalait sur mon visage comme une douce tempête. Tout s’est ensuite rallumé comme un feu d’artifices derrière mes paupières closes quand nos bouches se sont trouvées dans cette obscurité singulière, nos lèvres se faisant les présentations les unes aux autres comme si soudainement on ne se connaissait plus. Jamais plus de la même façon. Jamais.

Le grand mystère de ses chairs qui s’était mis tout doucement à m’envahir dès lors que son corps comme un serpent brûlant grimpait timidement sur le mien, la seule chose dans tout l’univers dont j’avais maintenant cruellement besoin.

Le reste, on l’a abandonné là.

Une autre histoire d’amour de plus
Et puis ça continue

Pareil,

pareil

C’est peut être parce que l’amour
C’est peut–être encore vrai

Y’a deux amoureux
Qui sont partis de chez eux
Pour toujours

Flying Bum

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5 réflexions sur “Les mal partis

  1. Bel épisode autour du pôle station Rosemont. Y aura-t-il d’autres arrêts littéraires dans ces mêmes alentours? Rue Saint-Denis près de l’intersection du Carmel? Ou encore rue Rosemont et St-Hubert? Ton « coming of age » trinitaire?

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  2. Très beau récit qui installe un climat… une ambiance particulière… et donne une couleur unique à l’histoire. Bravo Luc ! J’aime beaucoup !

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  3. Wow, Luc. C’est beau.
    J’ai pas souri beaucoup ce coup-là.
    Un peu au frigidaire en bas du cinquième.
    C’était plus des serrements, à gauche à droite.
    Queq’chose comme de la nostalgie.
    Un texte rempli de bijoux de phrases.
    Un gars tendre pis une rêveuse. Beau mariage.
    Beau court métrage.

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