La première tempête

Premier chapitre

Un jour, un fort vent d’ouest est venu sournoisement vider le carré de sable où hier encore l’enfant s’amusait innocemment à tracer sa petite route tranquille. Terrible sensation de vide, de vertige. Nous sentons nettement que quelque chose de plus grand que soi s’annonce. Les feuilles se virent d’effroi pour ne rien y voir, ce n’est plus une vague impression. Il ne nous reste que l’option de fuir ou celle de foncer car ici on départagera définitivement les hommes des enfants. Les grands frissons s’emparent de nous en même temps qu’une onde de chaleur nous électrise les vertèbres. Un inquiétant silence ne fait qu’attendre hypocritement le vacarme qui dort encore. Les rafales du sang nous empêchent d’avoir une vision claire de toutes choses. Ça va bardasser, fulminer, exploser. Les plus grandes craintes, les plus troublantes incertitudes en même temps que les plus impossibles espoirs envahissent les hommes en devenir qui en sont rendus là … à la veille de leurs tout premiers emportements. Jamais n’auront-ils autant redouté dans tout leur corps et attendu de toutes leurs envies ce vent qui s’en vient inexorablement pour les emporter. Les images se multiplient, se contredisent, s’éteignent pour ne revenir à la charge que plus lumineuses et plus puissantes encore. Et l’objet du désir revêt tantôt les couleurs de l’ennemi tantôt les splendeurs de l’envie; on le mesure comme on le craint, on le désire sans mesure. Puissantes émotions sans nom qui deviendront pour toujours le grand moule où seront coulées nos vies d’hommes. Femme, ma pauvre soeur, puisse Allah crever dévoré vivant par les rats de ne t’avoir légué que la peur du mal et la douleur du sang en semblable circonstance. Les futurs hommes eux, subjugués par la tempête qui se lève en eux, jubilent frénétiquement d’être soudainement frappés sans merci par le grand appel du corps et de la vie. Généralement vers l’âge de quatorze ans.

C’était mon cas en 1972.

Une chiche nature n’avait pas fait de moi le plus costaud parmi mes camarades de classe et un concours de circonstances faisait aussi de moi le plus jeune coq de toutes les dixièmes années mais pas le plus con, osais-je croire. Je fréquentais Rouen-Desjardins, une école où le ixième déménagement familial me valait d’être classé parmi les nouveaux, un corps étranger dans un vieux quartier ouvrier de Montréal tricoté serré et muni d’un puissant système immunitaire qui savait reconnaître et isoler les intrus. Tout ceci me faisait une belle jambe le temps venu de partir après les filles comme tous les gars de dixième. Mais grand bien me fasse, ces filles du quartier Hochelaga me semblaient toutes plus insignifiantes, fadasses et mal dégrossies les unes que les autres. Aucune ne m’inspirait vraiment. Aucune ne pouvait m’inspirer autant, devrais-je plutôt dire à leur défense, que Nancy Donovan, une superbe jeune fille du quartier Rosemont. Sa grâce faisait pâlir toutes les étoiles alentour. Elle était née d’une mère francophone et d’un père anglophone, un chauffeur de locomotive aux shops Angus. Elle cassait presqu’imperceptiblement son français avec le plus délicat des accents et roulait subtilement ses “r” à la Jane Birkin, c’était d’un charme fou. Elle était une amie d’amis que mon frère s’était faits au cours classique à Saint-Pierre-Claver. La grande classe, d’une grande beauté. Je la voyais dans ma soupe et j’en avais le sommeil perturbé, les périodes d’éveil aussi devrais-je dire. On n’oublie jamais la violence de l’impact du premier madrier qui nous frappe en pleine face. Le génie qui m’habite usuellement a été immédiatement porté disparu dès que je l’ai vue. Mon unique et niais réflexe a été de l’idolâtrer, de la déposer sur un piédestal d’où moi-même je ne pourrais finalement jamais la faire redescendre et je rêvassais les yeux grand ouverts à l’ombre de mon propre malheur d’être heureux. Je l’écrivais et je la dessinais sur tous les papiers avec tous les crayons qui me tombaient sous la main. J’étais soudainement Charlie Brown et elle était la petite fille rousse, une puissante machine conçue essentiellement pour me faire languir et soupirer. Et elle était habile, elle opérait cette grosse machine à faire suer comme une grande.

Dans ce qu’on appelait jadis un pageant de paroisse, elle avait été couronnée Miss Saint-François-Solano et je vous épargne en miss quoi tous les petits mâles de mon entourage se l’imaginaient. Je n’étais pas le seul de ma gang à prendre un numéro pour cette beauté mystique. La fanfaronnade battait son plein, chacun y allait de sa prétentieuse petite prédiction quant à ses chances de succès mais la belle était farouche. J’étais constamment à l’affût des occasions de rencontre et je me suis alors mis à la fréquenter assidûment; je la baisais tout le temps et infatigablement, partout, en toutes circonstances et de toutes les possibles et les plus lubriques manières mais toujours tout seul, en secret dans ma tête, dans la douche généralement. Le regretté Robin Williams disait que Dieu dans sa miséricorde avait donné à l’homme un cerveau et un pénis mais pas assez de sang pour opérer les deux simultanément, voilà qui résume assez bien le topo. Pour ma part, je louangeais sans fin le divin pour le seul cadeau de ma main droite et un obscur gaulois pour l’invention de la savonnette. À mon crédit, j’avais quatorze ans, j’étais vierge et paniqué comme un petit Bambi aveuglé dans la lumière des phares qui s’approchent. L’ignorance de toutes ces choses troublantes, une certaine pudeur, la peur d’être inadéquat mais aussi l’attraction de l’inconnu et l’envie puissante de m’accomplir composaient ce tableau de ma vie, image cubiste et indéchiffrable, invivable à la limite. L’option de fuir ou celle de foncer, disais-je, j’en étais là. Englué là profondément dans les premières montées de ma testostérone.

L’année scolaire tirait à sa fin, l’été s’en venait à grands pas. Mon père et sa nouvelle conjointe opéraient un commerce de détail rue Hochelaga. Ce genre de commerce impliquait des heures d’ouverture interminables et je me voyais mal passer l’été qui s’en venait dans ce foutu dépanneur à classer des bouteilles vides ou faire des livraisons monté sur un gros bicycle à pédales noir. Mon père s’attendait à une pure dévotion de ses enfants et en conséquence, payait très peu pour nos services.

Je m’étais toujours considéré comme un déraciné, un bourlamaquois errant, ayant été forcé de suivre mon père en ville après avoir amorcé ma vie, perdu ma mère et abandonné tous mes amis derrière moi en Abitibi, être passé de la région éloignée à la grande ville. Souventes fois, même très jeune, je partais de mon propre chef pour retourner à Val d’Or en autobus. Ma tante Colombe toute heureuse et qui m’accueillait à bras ouverts devait toujours se résoudre à me remettre éventuellement dans l’autobus de force pour me renvoyer en ville. En cette fin d’année scolaire et dans ces circonstances précises, je ressentais le besoin d’aller me ressourcer plus que jamais. Il y avait longtemps que je n’avais pas foulé le sol de mon Abitibi natale et j’espérais y retrouver mes repères, quelques réponses à mes angoisses du jour, me recentrer en quelque sorte. J’avais aussi besoin d’aller accumuler un pécule à la hauteur de mon train de vie d’adolescent qui aimerait bien fréquenter une fille un de ces quatre sans savoir ce qu’il en coûte vraiment. J’avais également besoin d’aller réfléchir sérieusement à cette tempête en moi qu’il faudrait bien harnacher un jour. Fuir ou foncer, disais-je encore? J’ai donc pris la ferme décision de foncer

Foncer fuir à Val d’Or.

Je n’ai jamais vraiment fugué. La première fois que j’ai fait mon sac à dos pour partir, c’était à la fin de ma sixième année. J’avais commencé l’année scolaire en cinquième à Bourlamaque avant le grand dérangement, mais arrivé à Montréal on m’avait placé en classe de sixième après évaluation et discussion avec mon père. Ayant fait deux ans dans un, j’avais donc quand même l’âge d’un ti-cul de cinquième. Pire, le hasard des dates de naissance et des dates d’inscription scolaire faisait déjà de moi un des plus jeunes. Bref, à âge égal j’étais parti pour finir longtemps avant les autres. Je disais toujours à mon père où j’allais et comment je m’y rendais mais jamais exactement quand je reviendrais. Je reste encore aujourd’hui convaincu que mon père reconnaissait ma condition de déraciné et les troubles émotifs qui viennent avec. Cette irrésistible attraction vers la terre natale qui me rattrapait toujours, il en souffrait probablement autant sinon davantage que moi. Le grand plateau abitibien où les eaux se partagent, toute cette étendue de lacs et de rivières, d’épinettes grises et de mousses épaisses, son ciel d’aurores exceptionnelles, ce sol qui cachait tant de promesses, il les avait arpentés à pied, en raquette, en traîneau à chiens ou en snowmobile, en canot, en chaloupe, en hydravion. Il y avait dormi avec l’orignal, l’ours et le loup, le carcajou et les nuées hostiles de mouches assoiffées et aussi avec quelques compagnons d’aventure dans la prospection de ces terres nouvelles. Le plus clair de sa vie trouvait ses racines dans cette contrée qu’il a aimée comme sa propre terre et où pas beaucoup de recoins ont échappé à son regard. J’imagine qu’il aimait profondément ce pays. Même si son état de santé chancelait sérieusement et qu’il avait réellement besoin d’aide dans ses affaires à Montréal, jamais il ne m’avait refusé de partir pour l’Abitibi quand l’envie m’en prenait. Jamais.

Le trajet Montréal-Val d’Or était desservi à l’époque par les autobus Voyageur qui offraient un express de nuit. On quittait le terminus coin Berri et Ste-Catherine vers 11h30 le soir. On ne s’arrêtait que rapidement à St-Jérôme faire monter quelques passagers et puis au Grand-Remous pour une pause-repas. La grande traversée du parc de La Vérendrye se faisait d’une traite et l’autocar filait ensuite jusqu’à Val d’Or. J’ai toujours fait le trajet de nuit et quiconque aime la nuit comme moi et qui aura parcouru ce trajet à cette époque comprendra ma fascination. De plus, tout jeune j’adorais cette sensation de ne plus être nulle part, sensation que le déplacement, le mouvement produisent encore et toujours sur moi. C’était bien avant la plaie de la communication cellulaire et de la géolocalisation. Se déplacer c’était pour moi ne plus être quelque part de bien précis, un peu ne plus être, comme porté disparu dans le pays des chimères, entre deux états, somewhere, somehow. Et la nuit en rajoutait dans cet effet magique où toutes choses semblaient s’arrêter. Dans l’autocar, quand la dernière veilleuse sera éteinte, que toute l’équipée sera endormie, que tout le bâti humain sera disparu du bord du chemin à la faveur d’une nature inviolée, que toute trace d’humanité se sera évaporée et que notre corps bien calé dans son grand fauteuil ne nous sera plus d’aucune utilité, les réalités du monde deviendront de vagues notions sans utilité aucune. Après le Grand-Remous, passé le Park Lodge, à la fortune d’une lune d’été et d’un ciel d’étoiles, la route qui serpente sous nos roues, ces parois de pierre découpées par l’homme pour ouvrir la voie, les épinettes grises et les rares touffes de feuillus s’accomodent à l’unisson de la même robe du soir toute en teintes de bleu chamoirée. Tous les lacs se recouvrent de leur sombre violacée couverture de nuit, transpercés par des jardins de blancs chicots difformes et pointus qui émergent de leurs eaux lisses pour pointer vers la grande voûte picotée d’étoiles.

Et voilà que seul avec soi-même dans le faible ronronnement du diésel, le seul à avoir gardé les yeux ouverts, le temps ne sera plus que silence, image en mouvement, deux bonnes heures bénies durant. Profondément enfoui en moi-même dans les couleurs d’un tableau défilant sans fin, bercé dans la mouvance du car, plus rien qu’une conscience et ses pensées profondes sans corps physique réel, connecté à la puissance et la beauté de cette nature qui n’existe plus que pour mes yeux qui la regardent se déployer, animée du seul mouvement qui m’emporte en elle. Mes pensées s’illuminent dans cette pénombre indigo et mon âme s’y nourrit; mes vieilles souffrances émergent de leurs profondes cachettes pour être aussitôt absorbées par l’esprit bienvaillant de la nuit. S’il fût dans l’univers une seule craque dans l’espace-temps où la main divine aurait pu se faufiler et venir me toucher, ne cherchez plus. Cogito ergo sum puissance cent tribillions pour un rêveur comme moi, l’ultime jardin de grâces.

Maudits soient ceux parmi les hommes qui ont depuis barbouillé cet idyllique tableau de leurs insignifiantes constructions et privé à jamais nos enfants de ce paisible asile vivant.

Mon esprit s’était longuement attardé à organiser l’été devant moi, où aller chercher du travail, quoi faire des temps libres, qui et quoi aller voir et toute cette sorte de choses. Au pire me disais-je, je pourrais bambocher jusqu’à la fin-juillet pour ensuite planter ma tente près de la cabane de mon oncle Raphaël et ramasser des bleuets de l’aube au crépuscule tout le mois d’août à la bleuetière de Val Senneville, je trouverais bien de quoi faire un peu d’argent quelque part. Puis mes pensées dévièrent forcément côté filles. Toute ma quête de cet été 1972 tournait essentiellement alentour d’elles, martel en tête je ne pouvais pas revenir bredouille et vierge à l’automne, je devais vaincre les gardiens de l’innocence et passer dans le camp des hommes, aussi bien ne jamais revenir en ville sinon.

Au plus lointain de mes souvenirs, j’ai toujours aimé la compagnie des filles de mon âge mais aussi assez curieusement celle des femmes accomplies, les madames. N’ayant que des frères à la maison et ayant grandi à une époque où les garçons jouaient avec les garçons, les filles avec les filles, cela faisait de moi un enfant particulier. Les français utilisent parfois le terme loulou et c’était justement là le surnom qu’on m’avait donné. Étant le plus jeune d’une fratrie de cinq garçons, peut-être ma mère avait-elle catiné davantage que de raison avec moi pour se consoler de n’avoir jamais pu élever une fille, pas eu personne à qui léguer son savoir-faire de femme. Quoique monsieur Freud en eût dit, je suis la preuve vivante que pareil comportement de la part d’une mère ne modifie en rien l’orientation sexuelle des garçons. Et je ne saurais tenir rigueur à ma pauvre mère de s’être payé la traite un peu avec moi. Cette sensibilité m’habitait déjà de toute évidence et pour preuve elle y est toujours. Je devais posséder un je-ne-sais-quoi qui me donnait le pouvoir magique de faire ramollir le coeur des madames. Si j’avais pu récupérer ne serait-ce que la moitié de ce pouvoir sur les filles de mon âge j’en eus été bien aise. Petit, j’ai même fréquenté des maisons sur ma rue où n’habitaient aucun enfant. Madame Cooper notre voisine immédiate, veuve d’un mineur anglais d’Angleterre comme disait ma mère, me donnait des boules de maïs soufflé au caramel chaud si je voulais bien chanter pour elle lorsqu’elle s’installait au piano. Elle finissait inévitablement par se mettre à pleurer, me prendre dans ses bras et s’excuser sans fin en m’accompagnant vers la porte. Madame Gagnon à qui on ne connaissait aucun enfant et que je soupçonne d’avoir été abandonnée par un fils ingrat ou un fils auquel il était peut-être arrivé malheur, me laissait entrer dans une pièce normalement barrée à clé, une chambre de garçon, et elle me regardait longuement jouer avec les jouets qui s’y trouvaient avant de m’offrir quelque pâtisserie ou quelque confiserie et de me retourner à ma mère. Madame Jensen à qui j’allais emprunter son chien Arco, énorme berger allemand, pour aller jouer dans la neige et qui me réquisitionnait à son tour à l’occasion pour faire la conversation française à ses deux filles; deux belles grandes filles blondes, beaucoup trop vieilles pour moi hélas. Elles en arrachaient avec le français à l’école et elles m’initiaient à la musique des Beatles en cachette au lieu de faire leur devoir comme convenu. Et madame Rutkowsi, une lituanienne de la petite noblesse, son époux un membre de la cavalerie lituanienne qui avait affronté à cheval les tanks allemands. Elle était la plus gentille des dames. Elle m’accueillait toujours avec des divins bonbons aux fruits importés d’Angleterre avec des centres liquides, cadeau des dieux pour le bambin que j’étais. Plus tard, cette même madame aménagea le deuxième étage de sa maison pour accueillir la famille Henri qui eux avaient une fille de mon âge, Lee Anne, qui sera la première grande amie de ma petite enfance. Et plein de petites filles ont suivi. La petite Rozon qui avait toujours l’envie irrépressible de jouer au docteur. Elle avait été sévèrement punie pour avoir montré sa vulve à un garçon et une fois que l’envie de s’amuser l’avait reprise, elle m’avait demandé de glisser ma main sous son collant beige d’écolière et dans sa petite culotte pour toucher sa vulve mais sans la regarder parce que ce n’était pas bien de regarder ces choses-là, elle risquait une autre fessée. Et la fille du dentiste Gamache pour laquelle j’avais brisé ma tirelire afin de lui payer une bonne traite au restaurant Capitol. Mal m’en prit. Aussitôt bien nourrie, elle avait tourné les talons et s’était ensuite mise à rouler des yeux de biche pour Louis Baribeau son voisin. Ou la belle Lise Saint-Laurent avec qui j’ai dansé mon premier slow dans un party de sous-sol chez les Gingras, première fois où j’ai vraiment senti le corps d’une fille contre le mien en-dehors des calins de mes grandes cousines. Je me disais que beaucoup trop de temps s’était écoulé et que je ne pouvais tout de même pas reprendre les choses là où je les avais laissées avec ces filles-là. Cinq bonnes années s’étaient écoulées à une période charnière où toutes ces jeunes vies avaient évolué à la vitesse grand V et divergé dans toutes les directions.

Finalement, les lumières de Louvicourt sont venues me ramener dans le bon espace-temps et mettre un terme à tous ces songes. Traversé le parc de La Vérendrye, les veilleuses se rallumaient une à une dans l’heure bleue du matin et tout un chacun commençait à rapailler ses affaires tranquillement dans l’autocar, Val d’Or approchait. Mon oncle Aurèle qui conduisait un taxi devait déjà y être, voir s’il n’y aurait pas un voyage pour lui au terminus sinon il me ramènerait, au pire cas je marcherais, il n’habitait qu’à un pâté de là.

Nos deux familles avaient toujours été très proches. Tante Colombe était la soeur de ma mère et oncle Aurèle était le frère de mon père. Eux n’avaient qu’une fille adoptive que je considère ma soeur. Leur famille était venue habiter notre maison lorsque ma mère est décédée et tante Colombe avait pris son rôle de mère suppléante très au sérieux. Nous étions maintenant “ses” petits envers et contre tous, particulièrement par-devers la Betty, nouvelle conjointe de mon père qu’elle n’affectionnait pas particulièrement. Notre famille maintenant décimée, mon père ayant vendu la maison de Bourlamaque, tante Colombe était retournée habiter sur la 6ème, en face du terrain de football de Val d’Or. Ma tante avait toujours logé petitement. Ce logis de trois pièces était au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble bleu et blanc qui avait connu des jours meilleurs. Le voisin de pallier était Jacques Authier, un prospecteur qui avait déjà travaillé avec mon père et quelques-uns de mes frères, petit homme affable et tranquille qui m’invitait parfois à la pêche à son chalet du lac Preissac, un homme de très peu de mots. Il vivait seul et apparemment heureux depuis que Thérèse, son épouse volubile à souhait et à l’insupportable timbre de voix, avait été mystérieusement portée disparue et jamais retrouvée…

Généralement, quand je séjournais chez tante Colombe, j’avais droit à un petit lit pliant que j’installais soit dans le corridor soit dans la véranda en avant de la maison quand la température le permettait. Ma cousine étant maintenant mariée, on m’avait offert de m’installer dans le petit salon qui était anciennement sa chambre. Naturellement, tante Colombe et oncle Aurèle semblaient très heureux de ma présence pour l’été et on jasa longuement, buvant café sur café pendant qu’elle roulait ses cigarettes à la machine en me chicanant d’acheter les miennes toutes faites. Après notre départ de Val d’Or et le mariage de Jocelyne, s’ennuyant à la maison, elle avait pris un petit boulot en cuisine à l’hôtel l’Escale, probablement ce qu’il y avait de plus chic comme hôtel à l’époque à Val d’Or. Mais de fil en aiguille, son énorme talent de cuisinière lui avait valu de détrôner le chef français qui dirigeait jusque là cette cuisine en despote fendant et arrogant. Comme juin marquait le début de la haute saison et que bien des employés avaient droit à des vacances d’été, elle m’offrit spontanément un poste d’aide général en cuisine, de soir ou de fin de semaine. J’aurais à faire la plonge, desservir les tables, livrer des repas aux chambres, préparer quelques mets simples et m’occuper de rafraîchir les salles de réunion pendant les pauses. Le salaire était bancal mais des pourboires étaient distribués lors des réceptions privées, des noces, des réunions d’affaires et directement dans la main dans le cas du service aux chambres. Je n’en demandais pas plus.

Le lendemain matin, je me précipitais sur la 3ème pour y trouver un pantalon, des souliers noirs et une chemise blanche pour pouvoir prendre mon service dans la tenue conforme. L’hôtel ne fournissait que les tabliers, boucle et veston pour le service. J’étais tout fin prêt à l’heure dite quand l’oncle Aurèle se présenta devant la maison pour nous conduire à l’Escale, la tante Colombe, moi et une voisine que tante appelait la pauvre Marie-Lise, mais jamais devant elle, naturellement. Marie-Lise habitait le sous-sol, sous l’appartement de tante Colombe, et travaillait elle aussi à l’hôtel comme aide générale en cuisine. Pour une raison que j’ignorais à l’époque, tante Colombe l’avait prise sous son aile, pour ne pas dire qu’elle l’avait prise en pitié, et lui avait confié ce poste à l’hôtel. Elle lui avait également servi de référence pour pouvoir louer ce petit sous-sol sans flafla qu’une humidité constante rendait inconfortable et malodorant. Et l’oncle Aurèle la transportait lorsque les horaires adonnaient. Elles avaient établi entre elles un système de communication rudimentaire qui consistait à frapper un nombre de coups donné sur la robinetterie de l’évier de cuisine pour sonner l’heure du départ. Sinon c’était chacune chez elles, elles ne se fréquentaient pas beaucoup en-dehors du travail. Mon entraînement en cuisine avait été confié à cette pauvre Marie-Lise, le travail de chef étant trop accaparant pour que tante Colombe me forme elle-même.

“Les escales se succédaient, toutes semblables et différentes. Partout brillaient les feux d’une harpe, partout l’hégémonie diffuse du maître des mailles rappelait au nomade sa condition de paria.   La harpe des étoiles – Johan Heliot

Hôtel l’Escale, ça sonnait plutôt comme un film de série B dans ma tête, ou comme les petits romans jaunes à 10 cennes qu’on se passait jadis par-dessous les comptoirs et les pupitres. Dans mon regard d’adolescent, l’hôtel était un lieu fantasmatique où les choses qu’on ose à peine s’imaginer se passaient pour vrai. Des étrangers au regard sombre et aux vies mystérieuses longeant les longs corridors clés à la main, des inconnus venus de nulle part qui disparaissaient aux premières lueurs du matin, des vies entières abreuvées dans les alcools puis braillées de toutes leurs larmes brûlantes sur le zinc des bars et dans le décolleté profond des barmaids, les amoureux bénis pour la vie et les amants maudits d’une seule nuit, les femmes de chambre innocentes qui troquent un moment de leur misère pour de fausses promesses le temps d’un bref emportement, toutes ces bonnes gens respectables et haut placés que le crépuscule vient habiller du même habit suspect que le pire des gueux, et tous ces gens qui savent, qui voient et qui se taisent dans la stoïque rigueur de leur métier.

Ici point de nuances ni de catégories, plus personne n’est en dixième année ou un cégepien, un ti-cul ou un homme, un gars d’Hochelaga ou une fille de Rosemont, un dur de Montréal ou un hippie de Val d’Or. Chaque âme dérive seule et unique sur son radeau propre et vogue à gré sans pavillon. L’ours mal léché s’accouple sans manières avec la biche apeurée et la louve hurlante dévore goulûment les fringants petits lapins un à un et honni soit qui mal y pense, ainsi va la vie tout simplement. Tous auraient pu le sentir aisément, le mal ne nichait pas tellement loin. Je savais que les heures de mon innocence étaient maintenant comptées.

Deuxième chapitre

La pauvre Marie-Lise

Ma formation en cuisine s’était déroulée rondement. J’avais une bonne habitude des consignes et des contraintes du travail avec tous les commerces que mon père avait tenus et tous les autres petits boulots que j’avais aussi déjà eus à l’extérieur du giron familial. J’aimais cette nouvelle vie même si ce n’était que pour un été. J’aimais l’environnement de l’hôtel et j’avais pris énormément de plaisir à découvrir toutes ces nouvelles gens, du propriétaire de l’hôtel monsieur Bérubé qui avait connu ma mère toute jeune à Lambton d’où tous deux étaient natifs, les gens de la réception toujours bien mis dont monsieur Lessard le père d’une camarade de la petite école et qui deviendrait éventuellement le beau-père de mon frère Doris, des valets toujours courtois jusqu’à la plus jeune des femmes de chambre, le maître d’hôtel qui était une femme en l’occurrence, une grande madame bourgeoise qui luttait férocement contre le ravage des années à grands coups de teintures blond platine, de produits cosmétiques variés, d’une intense bijouterie bling-bling et d’une garde-robe chic tout droit sortie du catalogue Simpson-Sears, tout un bataillon de beaux garçons de table, une belle et grande barmaid dont le sourire parfait comme les touches d’un piano illuminait toutes les belles rondeurs que le bon Dieu lui avait installées aux bonnes places pour le plus grand plaisir des piliers de bar, tante Colombe bien aux commandes de sa cuisine et bien sûr la pauvre Marie-Lise parmi quelques autres femmes de cuisine.

La pauvre Marie-Lise était une fille sans âge à la beauté ingrate. Je savais qu’elle avait deux jeunes enfants encore au primaire mais pas de conjoint, que je lui connaissais du moins, ou dont elle m’aurait parlé forcément. Son corps semblait avoir encore dans la vingtaine, aucune trace d’embonpoint et aucune mollesse apparente, tout semblait tenir en place bien fermement et dans de belles proportions. Elle avait une collection impressionnante d’uniformes de cuisine en tissus synthétiques plutôt moulants venant dans les teintes de rose, de jaune canari, de bleu poudre mais tous bien taillés et révélant bien toutes ses formes, qui étaient somme toute fort agréables à regarder. Quand elle se déplaçait dans la cuisine, on entendait nettement le zwouit-zwouit de ses cuisses qui se frottaient dans le tissu synthétique de son pantalon et ironiquement cette musique attirait là mon regard davantage que mon ouïe, peut-être uniquement l’effet de ma testostérone, va savoir. Son visage laissait deviner un certain degré de métissage, des airs de sauvagesse comme aurait dit mon oncle Aurèle. Sa chevelure noire comme l’ébène rappelait ces traits natifs et semblait bien abondante mais elle était toujours attachée par en haut et bien contenue dans une résille, comme toutes les femmes en cuisine. Son visage semblait avoir aussi conservé les traces d’une vie qui n’aurait pas toujours été facile. Une cicatrice blanche sur la lèvre du bas qui se terminait en toute petite boule de chair rose et une autre plus grande en diagonale sur le haut de l’oeil, qui lui dessinait comme un sourcil triste par-dessus son vrai sourcil et le traversait en fin de course laissant une fine ligne blanche sans poil ce faisant. Le visage au repos, elle dégageait beaucoup de mélancolie, à la limite de l’inquiétude, ses traits étaient plutôt durs mais une tranquille beauté finissait toujours par ressurgir de toute ces incongruités. Un visage sans âge, difficile à déchiffrer mais charmant dans ses intrigues. Elle dégageait toujours des odeurs de savonnette bon marché dont elle ne semblait pas faire l’économie probablement dans la crainte que l’odeur d’humidité de son maudit sous-sol ne la suive partout. Elle semblait avoir apprécié ma présence constante alentour d’elle le temps qu’elle avait eu à m’enseigner toutes les tâches de mon ordinaire en cuisine. D’une sociabilité indéniable et appréciant les choses de l’humour, elle souriait d’emblée à mes mots d’esprit comme à mes farces plates. Son sourire faisait naître une toute petite paire de pattes d’oie de chaque côté de ses yeux, des petites fossettes sur ses joues et venait semer une certaine confusion dans ce visage difficile à lire mais l’illuminait définitivement d’un joyeux éclat. Quand ma formation a été bien complétée et que Marie-Lise a pu en rendre compte à notre maître d’hôtel, son attitude s’était alors complètement métamorphosée. Elle était passée directement de la tutrice à qui on avait confié ma formation à la bonne camarade de travail, d’égal à égal, laissant définitivement de côté toute forme d’hiérarchie entre nous, chose que j’ai grandement appréciée.

Et quelque chose d’également fondamental s’était transformé en moi aussi. Dès lors, j’avais commencé à la regarder exactement comme on regarde une femme. Quelques fois une rougeur subite de ses joues venait discrètement accuser réception de ce regard d’homme.

Lors de tous mes retours en terre natale, je pratiquais toujours une sorte de pèlerinage. Je partais à pied et je me rendais à la maison qui avait jadis abrité notre famille, le 102 de la huitième rue à Bourlamaque. Je m’arrêtais un petit moment devant la maison faisant remonter en moi les émotions, les bons souvenirs comme les mauvais. Quelquefois, je poussais jusqu’à aller voir par la ruelle aussi. Je faisais un méticuleux inventaire des choses qui avaient changé, un arbuste malade enlevé, l’énorme sapin bleu qui avait été abattu, la peinture rafraîchie des boiseries maintenant bourgognes au lieu de vertes, des fleurs nouvelles plantées ici et là ou les énormes touffes d’aconits mauves que ma mère avait jadis plantés et qui fleurissaient toujours à l’ombre de la galerie de brique. Le gros “S” dans la contre-porte d’aluminium qui avait toujours été là et qui venait me rassurer, seul témoin survivant pour témoigner du puissant lien qui m’attachait à cette maison. Ces initiales d’aluminium sur les portes étaient très à la mode à une certaine époque et mon père avait succombé à la mode de toute évidence. Mais cet été-là, tout avait disparu. La porte d’entrée avait été changée, la contre-porte envolée, et avec elle le gros “S” pour St-Pierre. On m’aurait arraché à froid des grands lambeaux de peau, ça aurait été pareil. Ne pouvait-on pas laisser cette maison tranquille un peu, demeurer l’image que je chérissais en mémoire?

Comme venue de nulle part, apparue au sortir de mes songes, une femme s’est approchée de moi doucement et en plaçant une main toute légère sur mon épaule m’a demandé d’une voix rassurante: “Are you OK, young man?” C’est dire dans quel état je m’étais retrouvé et dieu sait depuis combien de temps l’apoplexie m’avait paralysé sur place. Et je lui ai raconté tout bonnement ce qui m’arrivait là, devant sa maison, celle que mon père lui avait jadis vendue. Et prise de sympathie elle m’a invité à entrer, prendre un bon café, reprendre mes esprits. Elle était bien la femme du militaire américain qui avait acheté la maison directement de mon père. Une belle grande femme rousse et picotée comme bien des femmes américaines que la base de Val d’Or a accueillies au fil des années lorsque la base militaire était partagée avec les États-Unis dans le NORAD (North American Aerospace Defense Command). Et j’ai revu pour une dernière fois l’intérieur de cette maison où mon imagination dopée à la nostalgie voyait encore courir des enfants, mes frères et moi tout petit, Joe picotté le vidangeur, et mon ami Normand Beaudet qui entrait sans frapper venant me chercher pour l’école; les pépées Lauréanne et Jacqueline, deux ravissantes cousines qui venaient pratiquer leur méthode sur la dactylo de mon père; mon oncle Aurèle qui arrivait avec des poignées de Popsicle les beaux dimanches d’été ou des Life Savers en hiver; mon frère Alain qui essayait de nous attrapper Marco et moi comme Jules le gros méchant chat parti après les pauvres petites souris Dixie et Pixie, en nous menaçant de nous mettre dans la fournaise. Mais surtout ma mère toute souriante, assise la jambe repliée sous ses fesses qui équeutait des fraises tranquille à la table de la salle à manger.

Plus rien du décor n’avait survécu, naturellement, outre la configuration des murs, l’ouvrage de bois qui séparait le corridor de la salle à manger et les trois grandes portes au fond de la salle à manger. Après le café, je remerciai poliment mon hôtesse et je repris mon bâton de pèlerin avec le triste sentiment du dévalisé, la nette impression qu’on m’avait volé quelque chose. En descendant la rue déserte vers le crique à marde, je réalisais que Lee Anne n’était plus là ni madame Rutkowsi ni la petite Rozon, Pete notre voisin, décédé, et de tous les autres il ne restait probablement que les Bernier et les Beaudet que j’avais connus. Je me suis arrêté devant la maison de Normand, je suis allé cogner à la porte et sa mère m’a répondu. Elle m’a reconnu malgré les quelques années mais Normand était parti pour l’été sur un programme du bon gouvernement, planter des repousses d’épinettes sur le ravage des coupes à blanc. Le 4-9309 et le 4-2995 ne répondaient plus. Puis remontant la septième, les Baribeau étaient déménagés à Sullivan, partis Chouchou Balaj, ti-cul Lortie et les Bonsant et je n’aurais pas mis un autre cinq cennes de mon cochon sur l’ingrate petite Gamache et la fille de l’autre docteur, snobinarde qui chante aujourd’hui sur sa vie qu’elle ne m’a jamais connu. Puis j’ai pris le petit bois par la ruelle derrière la maison des Fortin, le trou carré qui sent le bonbon aux raisins, une douce pensée pour la belle Loretka, et la maison des Gingras au bout du sentier, en face de l’école, qui semblait déserte. Je n’avais plus qu’à redescendre Dennison vers Val d’Or, gros Jean comme devant, le vague à l’âme. Cette vie-là n’était plus, ne serait plus et je n’en étais plus.

Sic transit gloria mundi.

Mon singulier projet d’été, la lente et inexorable avance du temps, la promiscuité, les petites occasions espérées par le larron et toute cette sorte de choses travaillaient sévèrement mon cas. Et juillet achevait. La pauvre Marie-Lise, malgré l’espace sans fin et les flots agités qui séparaient nos deux radeaux errants, dans ses zwouit-zwouitants habits de polyester jaune canari, prenait contre toute attente et de plus en plus les couleurs du désir. En fermant les yeux, je voyais disparaître la ridicule résille et tomber sa longue chevelure noire lustrée. Je la voyais agiter sa tête langoureusement pour remettre gracieusement sa toison en place sur ses blanches épaules et dans son dos, comme les farouches secrétaires des services secrets britanniques abandonnant le chignon sous le charme d’un Roger Moore en James Bond irrésistible. Et je voyais s’envoler les souliers blancs, tomber un à un les ridicules morceaux de ses habits de faux satin aux couleurs léchées et je voyais apparaître sa petite lingerie de femme, dernier obstacle à la grande félicité. J’en voyais bien des choses mais les mots, eux, les mots qu’il fallait, ne venaient pas. Ces envies devaient bien avoir un langage propre, des mots précis, une grammaire particulière. À l’école, on nous avait bien pointé de la baguette toutes les parties du torse d’une pauvre fille en plâtre de Paris déposée sur le coin du pupitre du prof, coupée en deux et ses organes aux quatre vents peints de couleurs vives. Ici les trompes de fallop en bleu, par ici les ovaires en rouge, et woups un utérus en vert, et en bas la vulve sans vraiment de couleur pour ne pas énerver les garçons outre-mesure. On nous avait aussi raconté toute les histoires de spermatozoïdes dans une course effrénée vers l’ovule, grosse balloune paresseuse et molle qui attendait tranquillement de la visite. Et les niaiseries nerveuses des cancres et le malaise évident des enseignants, dieu qu’on passait vite à autre chose, dans vos cahiers de mathématique bande de petits énervés. Tous ces jeunes garçons auraient pu trouver le moyen de se reproduire les doigts dans le nez et faire des légions de bébés les yeux fermés; aucun n’était instruit sur la façon de déposer correctement un baiser sur les lèvres d’une fille, encore moins d’un autre garçon, ou de simplement leur parler avec les mots qu’il faut. Et les choses, les bonnes choses à faire, à ne pas faire, les simples mots, le langage qui initie toutes choses, silence-radio, pages blanches, personne ne nous enseignait ces choses-là. J’ai longtemps cru que c’était l’ouvrage des mères d’enseigner tout ça aux garçons et que le destin m’avait fait passer mon tour en faisant tout simplement mourir la mienne avant ma puberté. Sûrement pas mon père qui se serait prêté à ces insignifiances, ni mes grands frères. Alors, on doit apprendre par soi-même en traversant des océans d’angoisse et les longs déserts de l’incertitude, en tâtonnant timidement et malhabilement nos approches, en cherchant désespérément nos mots, en attendant misérablement de la belle un écho favorable. Je ne pouvais plus reculer maintenant, je comprenais fort bien qu’on ne peut commander à la nature qu’en lui obéissant servilement.

Monette, Leclair et Saint-Denis, célèbres architectes de Val d’Or. Je les avais rebaptisés tendrement Bobette, Éclair et Sans-Génie et je les maudissais ces architectes de merde qui avaient dessiné cet hôtel avec sa cuisine en plein milieu, sans fenêtre et mal ventilée. Nous étions samedi, en pleine canicule de juillet et dans l’agitation extrême d’une noce d’environ 300 convives qui mangeaient chaud de surcroit. La cuisine brûlait de tous ses feux au sens propre. Une vaste installation d’acier inoxydable en forme de L constituait l’espace pour la plonge formant un coin à l’écart de la cuisine. À droite, les busboys rapportaient quantité de vaisselle de la salle à manger sur le grand dalot d’acier. Dans le coin du L se trouvait un immense lave-vaisselle industriel dans lequel on pouvait empiler plusieurs cabarets de vaisselle à la fois et à gauche on installait la vaisselle propre et brûlante en attendant d’aller tout reclasser à sa place. La vapeur pissait continuellement par les joints usés de la grosse machine, nous pissions tous de partout en fait. Il devait bien faire 100 dans cette foutue cuisine assez humide pour y voir voler des truites. La pauvre Marie-Lise était de service avec moi au poste de plonge et nous étions dans le plus fort des manoeuvres. La chose ayant été mal pensée, les ustensiles de cuisine et les chaudrons sales arrivaient par la gauche là où se trouvaient la vaisselle propre et les rinçoirs et nous devions nous croiser sans arrêt dans ce recoin torride. Quiconque a travaillé en cuisine sait fort bien qu’en pareille circonstance, il se développe d’instinct une chorégraphie qui vient compenser pour la mauvaise disposition des lieux, faire en sorte que personne ne se fonce dedans. Mais ces choses arrivaient tout de même. La pauvre Marie-Lise était face au coin à relever les longues portes du lave-vaisselle qu’on poussait à ses limites ce soir-là. Je finissais de faire place à la vaisselle propre à gauche avant de passer à droite l’aider à embarquer la vaisselle sale à son tour. Et elle s’est reculée vivement, déséquilibrée, surprise par une inhabituelle et énorme nuée de vapeur surgie à l’ouverture des portes du lave-vaisselle et je l’ai attrapée avant qu’elle ne tombe sur le dos. Mes mains sur le haut de ses hanches, le bout de mes doigts sur son ventre, les pouces presque sous ses seins, ses épaules sont tombées se réfugier dans le haut de mon torse, son dos gêné pour un moment finalement abandonné sur mon abdomen humide, sa tête portée par en arrière sur mon épaule. Nous étions soudainement joue contre joue, soudés l’un à l’autre. Et des fourmis sortant de partout m’ont envahi le dedans et mon génie s’est enfui. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai maintenu la pose un peu plus que nécessaire, j’ai même avancé mes doigts sur son ventre, senti toute la tendresse de son abdomen et ses seins sur le haut de mes pouces, et poussé discrètement ma joue sur la sienne pour faire durer le moment, étirer ma chance.

Loin de paniquer, elle a nettement marqué un temps elle aussi. Elle a simplement tourné la tête vers moi, pour se déprendre de sa fâcheuse position, pensais-je alors naïvement. Mais tout en me fixant d’un regard de côté, elle recula lentement, calmement mais fermement ses fesses sur mon sexe alerté qu’elle avait sans doute recherché sinon obligatoirement ressenti, en m’offrant un fascinant sourire qui faisait écho à tous les mots qui me manquaient et que mon corps venait de prononcer à ma place. Puis elle se déprit tout en douceur, gracieuse comme un serpent, et continua à vaquer à ses affaires en me lançant occasionnellement un gamin petit regard en coin, en gardant le sourire comme si rien ne venait d’arriver. Mais je n’avais pas eu la berlue, ô que non.

Invitation bien sentie il y avait eu.

Les grosses vagues de chaleur étaient plutôt rares dans mon Abitibi natale. Celle-ci était particulièrement crevante. J’étais rentré tard, j’avais pris un bain dans le profond bain sur pattes en fonte. Tante Colombe n’avait pas de véritable douche et je n’aurais eu que l’impression d’avoir baigné dans mon propre jus n’eût été de la petite douche-téléphone qui finissait très bien la job. La chaleur du jour avait été profondément absorbée et dégageait maintenant par toutes les pores du vieux logis et promettait un sommeil pénible, aucun courant d’air en vue. Tante Colombe avouait en avoir traversé une difficile. Elle n’était plus toute jeune et cuisiner pour autant de monde dans cette chaleur insupportable l’avait littéralement épuisée. Elle s’excusa mille fois d’aller se coucher avec le seul ventilateur de la maison en me promettant que mon oncle Aurèle irait en chercher un autre lundi chez Canadian Tire.

La maisonnée couchée, j’ai enfilé le bermuda en commando et la camisole la plus fine et je suis sorti fumer, pieds nus assis sur le grand escalier de bois en avant de la maison. C’était un escalier plutôt bancal en simples deux par dix qui traversaient les deux vérandas et servait pour les deux logis du rez-de-chaussée. Les toutes dernières lueurs du jour se mêlaient à la lune pour rosir par endroits le bleu profond du ciel et laisser percer occasionnellement de timides raies de lumière dansante. Aucun vent, aucun son ne venaient perturber le moment, le terrain de football devant était désert et la noire cime des arbres au loin découpait le plancher d’un ciel d’étoiles sans plafond.

L’esprit maintenant accordé au ralenti de la nuit, il me remontait au nez son odeur chaude et animale que je n’aurais échangée contre aucune autre odeur de savonnette bon marché ni même du plus luxueux des parfums. Dans ma tête je me rejouais et me rejouais sa voluptueuse poussée contre moi et je revoyais ce sourire. Et un bruit de porte vint me ramener à la réalité d’un coup sec. Jacques Authier, voisin de palier, sortait lui aussi en fumer une petite à la recherche d’un peu de fraîcheur et nous avons jasé un bon petit bout de temps. J’ai pris une chance de lui offrir quelques bouffées de la mienne qui contenait un petite touche de magie et il en a fumé sans façon. Jacques était content de me revoir et de prendre des nouvelles de mon père et de mes frères avec qui il avait prospecté toute l’Abitibi avec des poussées jusqu’au Nouveau-Brunswick et même au Honduras. Nous avons brièvement parlé de la mystérieuse disparition de sa femme Thérèse mais la pêche est vite venue sur le tapis et nous avions dès lors convenu d’une petite escapade au lac Preissac quand mes congés le permettraient. Jacques travaillait de moins en moins et envisageait même de finir d’hiverniser son chalet et d’abandonner définitivement ce triste logis de la sixième dans lequel il disait geler l’hiver de toutes façons. Thérèse redoutait comme la mort ce moment et n’aurait jamais accepté, elle à qui ça prenait continuellement une oreille pour endurer ses insupportables babillages.

Puis, comme venue de nulle part, surgie du derrière de la maison par le trottoir qui la longeait, une fille d’à peine 11 ou 12 ans lançait un gros “Bonsoir, monsieur Jacques, fait chaud, hein?” au même moment où une voiture tournait le coin et s’arrêtait devant nous pour y cueillir la petite. Jacques la connaissait bien cette petite, il répondit d’un poli “Woin, c’est chaud pas mal” en saluant la petite et son père le chauffeur en retour. Fille d’un collègue, c’est lui qui avait proposé la jeune fille à Marie-Lise pour venir s’occuper des enfants les soirs qu’elle travaillait. Elle avait bien aimé la fillette et avait retenu ses services. Comme c’était son habitude, en homme de peu de mots qui ne poussait jamais la conversation vraiment longtemps, Jacques retourna essayer de trouver le sommeil dans cette chaude nuit d’été et me laissa le bonsoir.

Je savais maintenant qu’elle était fin seule en bas et que ses enfants devaient définitivement dormir comme des anges dans la fraîcheur du sous-sol. Et à cette seule pensée, une barre de fer me traversa le ventre. La fatigue, la chaleur de la nuit et la puissance de la calvaire de testostérone embrouillaient totalement mon esprit, je voyais blanc. Pour faire passer la douleur, je me répétais encore et encore qu’on ne peut commander à la nature qu’en lui obéissant servilement. J’ai fumé la cigarette du pendu puis je me suis levé. J’ai pris courageusement mais nerveusement le chemin par où la petite gardienne était venue en me répétant en pensée: “Vas-y Loulou, vas-y!”

Le scénario était toujours à peu près le même. J’étais tout petit, bien peigné et habillé en beau linge comme un singe de cirque. Beaucoup de monde à la noce, toute ma famille mais aussi l’autre famille, celle de l’autre bord, que je ne connaissais pas. Et les cousines excitées qui m’entouraient, qui insistaient, vous allez voir comme il chante bien, un vrai petit Josélito de Bourlamaque, il pourrait passer à Jeunesse d’aujourd’hui anytime! Et mon frère Marc à peine plus grand que moi, en bon gérant, qui empruntait un chapeau s’apprêtant à ramasser la manne. Et les regards condescendants des mononcles et des matantes chaudasses qui tapaient dans leurs mains en riant ou en sifflant. Et une estrade était improvisée avec des tables ou une banquette de piano et on me poussait encore et toujours, vas-y, vas-y Loulou, t’as pas d’affaires à être gêné, tu chantes tellement bien, vas-y Loulou! Et je me refaisais les paroles en résistant par principe, en sachant très bien que je ne pourrais plus reculer. Quand les filles chantait Adamo dans un coin de ma tête, Aline hurlait Christophe dans l’autre coin, pour qu’elle revienne, et un autre dont j’ai oublié le nom qui construisait des marionnè-è-è-tes avec une ficelle et du papier. Et cette barre de fer qui venait me traverser le ventre quand ils se mettaient à deux pour me hisser presque de force sur la scène improvisée. Devant mes yeux tout devenait blanc comme du lait pour un moment et j’avais peur de tomber en bas. J’avais tellement peur de ne pouvoir émettre aucun son digne de ce nom, de perdre tous les mots. Puis, les premières notes parties, tout se calmait, la paix et le bonheur de chanter revenaient et m’emportaient au septième ciel pour un long moment d’extase.

L’escalier était dehors, un trou de béton avec un escalier de bois usé, couvert par ce qu’on appelait en Abitibi un tambour. La porte en bas était ouverte. La blancheur s’est dissipée et les couleurs sont revenues et je n’avais plus peur de tomber en bas. Je me doutais bien qu’elle m’attendait aussi ébranlée que moi. J’ai descendu lentement l’escalier chambranlant pour être sûr de ne pas faire un clown de moi et faire une entrée en vol plané. Le logis était petit, ne payait pas de mine et dégageait effectivement une désagréable odeur de cave. On entrait directement dans une seule et grande pièce qui logeait la cuisine tout au fond et une table plus à l’avant qui faisait de cet espace-là la salle à manger, un mur longeant le côté gauche découpé par trois portes fermées qui devaient cacher les chambres et la salle de bain et adossé au mur de l’autre côté, une petite causeuse avec une petite table de chaque côté faisaient de cet espace-là le salon. Et elle se tenait là, debout devant la table, elle m’attendait effectivement. Elle me demanda de fermer la porte derrière moi.

Elle n’était plus le personnage de la pauvre Marie-Lise en ridicule uniforme de cuisine bleu poudre. Devant moi se présentait une femme nouvelle et intrigante. En voyant ses pieds nus, j’ai réalisé que je n’avais pas pris la peine d’aller me chausser moi-même avant de descendre. Et partant de là, deux belles grandes jambes droites et charnues juste ce qu’il faut qui montaient jusqu’à un petit short ample et soyeux, une camisole noire avec de toutes fines bretelles, ample et soyeuse elle aussi et qui annonçait une grande déception pour les amateurs de lingerie féminine, il n’y avait rien sous cette camisole de toute évidence. Telle que dans mes songes, une épaisse chevelure noire comme le néant, lustrée et encore fraîchement humide se déposait en ondulant gracieusement sur ses blanches épaules. J’ai aussi eu droit à une inspection de la tête aux pieds de sa part et je crois bien avoir lu un verdict heureux sur son visage. En me pointant la causeuse d’un mouvement la tête, elle me dit: “Sais-tu ce qui est bon quand il fait chaud de même? Une bonne tasse de thé! En prendrais-tu une avec moi? Je ne bois pas d’alcool, il n’y en a pas dans la maison.” Et j’ai dit oui et je me suis assis dans la causeuse. Un ventilateur déposé sur la table en face venait aérer précisément la largeur de la causeuse, tout était planifié. Les choses semblaient étrangement simples, bien sûr je ne m’attendais pas à des envolées de violon, mais tout de même, le set-up était aussi triste qu’élémentaire. Tout ceci ressemblait au temps qu’il fait quand les feuilles se mettent sournoisement à tourner sur elles-mêmes sous un vent mort et à plat, dans une atmosphère qui s’appesantit, quand la lumière devient jaune, qu’aucun son n’existe plus et que les oiseaux fuient.

Je la regardais remplir puis déposer la bouilloire sur le petit poêle à deux ronds, préparer les tasses avec zèle et les déposer dans une soucoupe assortie, chose qu’elle n’utilisait probablement jamais quand elle était seule, chacun une petite cuillère pareille et bien alignée sur le côté. Je commençais à avoir peur qu’aucun son ne sorte de moi ou que les mots sortent dans un ordre tout à fait aléatoire, il me restait le temps de faire chauffer une pleine bouilloire d’eau pour me reconstruire par en-dedans. Mais elle est revenue s’asseoir près de moi en attendant, tout près de moi, me volant ce seul petit sursis. Et effectivement, mes mots sont restés coincés quelque part dans l’escalier. Je sentais monter une malaisante chaleur de nervosité dans ma colonne et quand j’ai vu son visage et ses lèvres entreprendre de parler en premier, j’ai été comme délivré, je me suis senti léger, sauvé des eaux, comme ces caravanes de colons soulagés de voir débarquer la cavalerie avant les indiens. Mais elle aussi ses mots sont finalement restés pris en chemin. Alors comme pour tuer ce silence insupportable et longtemps avant que le sifflet de la bouilloire ne se fasse entendre nous nous étions littéralement rués dans les bras l’un de l’autre s’embrassant et s’explorant fébrilement des mains, des genoux et des cuisses, partout où c’était généralement interdit et délicieux, pendant un bon moment quand même. Et le sifflet s’est mis à crier. Elle bondit en vociférant des tabarnaks et des câlisss et se précipita pour aller finir le thé. Dire que j’étais ébaubi serait faible, très faible. Si elle en avait contre le sifflet de peur qu’il ne réveille les petits, pourquoi criait-elle alors? En se retournant avec nos thés chauds dans un petit cabaret, j’ai bien vu qu’elle pleurait.

Tabarnak de câlisss, ch’peux pas faire ça à madame St-Pierre, elle qui a été tellement fine pour moé, j’ai trente-et-un ans ciboire, t’en as juste quatorze! Veux-tu bien me dire qu’est-ce que chu t’en train de faire là?” Et elle pleurait à chaudes larmes en venant pourtant se rasseoir directement là où son problème avait commencé. J’ai passé mon bras sur ses épaules pour la rassurer et elle m’a laissé faire. Presque quinze maintenant, lui dis-je. Je lui ai aussi gentiment expliqué que je n’avais rien à cirer de son âge, que je n’étais pas nécessairement venu jusqu’ici pour la demander en mariage, et elle le savait très bien. L’époque permettait encore de cacher sous une tendre couche de rose silence les histoire de jeunes hommes qui avaient trouvé leur premier bonheur dans les bras d’une vraie femme et je ne crierais pas au crime pour ça. Mais elle n’avait jamais été cette sorte de femme en mission pour harnacher et éduquer l’impétuosité des jeunes hommes comme moi. Son histoire était plutôt terrible. Et elle me raconta.

Elle venait de Barraute, petit village minier plus au nord-ouest, et elle travaillait dans un hôtel lorsqu’elle a connu ce gars qui était batteur dans un orchestre western. Son histoire d’amour comme une chanson country, elle, belle et naïve lui menteur et narcissique, ils s’acoquinèrent et eurent deux enfants. À la longue, problème d’alcool aidant, il s’était avéré qu’il ne battait pas que la mesure, il cognait très fort les mauvais soirs. Et elle n’en pouvait plus. Elle avait accumulé un petit pécule de peine et de misère en endurant les coups puis s’était sauvée à Val d’Or avec ses enfants, deux petits garçons qui avaient maintenant 7 et 8 ans. Premier hôtel qu’elle a vu en arrivant à Val d’Or, c’était l’hôtel l’Escale. Elle a payé pour une nuit sans savoir qu’elle était allée au plus cher en ville. Dans l’après-midi, elle s’était rendue aux cuisines pour voir si des postes étaient disponibles et c’est tante Colombe qui l’avait reçue. Elle avait été barmaid pendant un certain temps à Barraute mais maintenant que l’alcool la répugnait au plus haut point, la cuisine ou même les chambres feraient bien son affaire. Épuisée et angoissée, rassurée devant la bonne maman que semblait être ma tante, elle avait fini par lui brailler sa vie. Ma tante Colombe l’a immédiatement prise en pitié et on connait la suite. C’était au départ pour servir de système d’alarme pour le cas où le cowboy la retrouverait et venait lui faire noise qu’elles avaient convenu de frapper des coups sur la robinetterie de cuisine. So far so good, l’homme ne l’avait pas retrouvée ou était tout bêtement passé à d’autres projets.

Nous avons longuement siroté notre thé, même eu droit à un petit refill histoire de jaser un peu et d’attendre en vain que la nuit se rafraîchisse. Elle était toujours dans mes bras, contre moi dans l’espace restreint de la petite causeuse et d’instinct ou je ne sais pour quelle raison, sa main s’était déposée sur ma cuisse tout près de là où les garçons sont susceptibles de s’énerver. Nous avons convenu de ne jamais ô grand jamais parler de cette soirée à tante Colombe et de reprendre le service à l’hôtel en bons camarades comme si de rien n’était. Et nous avons également convenu de sceller l’entente d’un tendre petit baiser de cousin-cousine. Évidemment c’était écrit dans le ciel en énormes lettres de feu, ce baiser de cousins a mal viré, rallumé les braises pour un temps, un feu bien difficile à éteindre avec deux corps embrasés comme seuls pompiers. Il y avait quand même eu cette tension, un moment fort entre nous. Et la pauvre Marie-Lise a été soudainement prise de remords. Dans son monde, ça ne se faisait pas d’agacer les hommes, encore moins les pauvres garçons comme moi qui réagissent toujours bien promptement aux roses propositions. Elle ne risquait pourtant pas de claques sur la gueule avec moi. Mais elle sentait bien qu’elle venait tout juste encore de faire lever en moi l’appel du bonheur, sa main était toute proche et un ample bermuda sans bobettes cache généralement très mal ces choses-là. Elle ne pouvait pas me faire ça, ô que non, elle ne pouvait pas me faire ça, me répétait-elle. Elle ne pouvait absolument pas me laisser repartir “de même”.

J’ai résisté par principe en sachant très bien que je ne pourrais plus reculer. Et cette barre de fer est revenue me traverser le ventre et devant mes yeux tout devenait blanc comme du lait et pour un moment j’avais peur de tomber. Puis, les premières notes sont sorties, harmonieuses et suaves annonçant un moment de pure grâce.

Elle fit disparaître sa camisole d’une gracieuse envolée des deux bras. Mon bermuda disparu comme par enchantement, elle entreprit de me faire le plus naturellement et le plus délicieusement du monde ce que les garçons peuvent très bien se faire eux-mêmes sauf que cette fois-ci je n’avais pas à plisser fort les yeux et me faire jouer les images de Miss Saint-François-Solano. J’avais amplement de belles choses à voir, son doux tempo qui me laissait tout le temps pour apprécier la vue et les mains libres de caresser à mon goût le cocher qui menait cette heureuse carriole droit vers le paradis. Et ce fut délicieux à souhait et mémorable faut-il croire.

Cette tempête-là avait finalement passé en vent. Mais il me resterait bien tout le mois d’août pour voir venir la vraie tempête espérée. La mort de ma tante Colombe m’a depuis délivré de la promesse faite à la pauvre Marie-Lise de ne rien raconter de tout ça. À notre dernier quart de travail ensemble cet été-là, en septembre avant que je reparte pour Montréal, elle m’avait suivi discrètement dans l’énorme réfrigérateur de l’hôtel et elle avait pris mon visage dans ses deux mains toutes chaudes. Elle arborait son plus triste sourire de sauvagesse et elle me regardait droit dans l’âme lorsqu’elle me dit d’une voix tremblotante :

Toé, mon p’tit tabarnak, si t’avais eu dix ans de plus…”.

Dans l’hiver qui a suivi, son mari l’a retrouvée dans son pauvre sous-sol de Val d’Or et Allah était probablement parti faire du ski-doo, personne n’était là pour entendre frapper la cuillère sur la robinetterie. Dans un excès de rage il l’a battue à mort devant ses deux pauvres garçons avant de se planter le canon d’un 12 dans la bouche et d’appuyer sur la gâchette.

Pauvre Marie-Lise.

Chapitre trois

Le grand partage

Val d’Or 1937, elles avaient de drôles de surnoms : P’tit-Ours, la petite Robie ou la grosse Robie, c’étaient les plus connues. Il y avait un coin du camp minier, près de la rivière Thompson, qu’on appelait Monte-Carlo, un autre, Paris la nuit ou même, Hollywood. La prostitution a accompagné les débuts de l’Abitibi minière. Ce fut le cas dans les débuts de Val-d’Or. La crise économique qui sévissait dans les grandes villes a incité les prostituées de Montréal à se rendre à Val-d’Or lors des jours de paye des mineurs, c’est-à-dire tous les quinze jours. Elles s’appelaient elles-mêmes filles d’affaires, mais les mineurs les appelaient filles du sport. Elles partaient en mission et arrivaient par train à Amos, ensuite par bateau vapeur jusqu’aux sentiers qui menaient au camp minier de Val-d’Or. En 1937, il y avait au moins 10 bordels dans le camp minier de Val-d’Or. C’était au vu et au su de tout le monde. On racontait que dans tout Val-d’Or, il n’y avait que trois femmes respectables, les autres étaient des filles de joie. L’histoire passe très vite sur l’importance qu’ont eu ces femmes dans la colonisation, elles rendaient tolérable le dur labeur demandé aux hommes dans le contexte de la colonisation et du pénible travail sous la terre. Plusieurs de ces femmes ont finalement trouvé leur parti et sont restées. Elles ont certes contribué à aplanir la rugosité de la vie à cette époque et quoiqu’en pensent les vertueux, leurs oeuvres de chair ont certainement dû laisser s’échapper un peu de leur sang chaud dans l’ADN abitibien.

Jacques Authier avait construit son chalet de ses propres mains au bord d’une petite baie dans la partie est du lac Preissac, la baie de Kewagama. En algonquin, cela signifie lac retournant, petit lac qui semble vouloir s’en retourner. Dans la pop-philosophie quelque peu délirante des kabalariens, ce nom est aussi donné aux personnes qui ne vivent qu’à leur propre rythme selon leur propres règles, des êtres intelligents d’une infinie patience mais excessifs dans les détails ce qui les fait généralement exceller dans leur domaine et qui les rendent du même souffle quelque peu imperméables aux idées et aux paroles d’autrui. C’était Jacques Authier tout chié et un peu moi quand j’y repense, pas surprenant qu’on s’appréciait malgré la différence d’âge importante. Thérèse, sa femme mystérieusement disparue à l’esprit, je ne pouvais m’empêcher de penser que c’était là également le profil idéal pour commettre le meurtre parfait si quelqu’un lui avait cassé les oreilles, l’avait poussé à bout de patience.

La minute où il foulait le sol de son chalet, l’homme se métamorphosait, retourné sur lui-même comme on retourne une paire de chaussettes sur elle-même et il se présentait dès lors tel qu’il était vraiment, profondément imbu d’elle et enfoui jouissivement dans sa solitude, à l’abri du tumulte de la vie trépidante des hommes. Un homme tendrement amoureux du calme naturel de la forêt abitibienne et de son silence, de la petite sourdine du vent, de l’onde et des bêtes, dans la vraie paix du christ, pour ne pas dire comme lui dans la vrà criss de pà. Nous nous entendions à merveille dans cette grande communion où l’usage de la parole était considéré comme essentiellement nuisible à la pêche et réservé généralement aux choses banales et utiles, le reste du message passait dans l’économie des mots et la complicité du silence. Lorsque j’étais allé le voir pour lui annoncer que l’hôtel me libérait enfin pour quelques jours et que je pourrais maintenant accepter son invitation, il m’avait juste dit: “Greille ton stock, je pars à 5h30 demain matin. Il t’en restes-tu un peu de ton drôle de petit tabac?”

Notre maître d’hôtel, paniquée à l’idée qu’elle perdrait soudainement tous ses étudiants à la veille de son meilleur contrat de l’été, avait tâté le terrain à savoir si je serais intéressé de rester, quelques jours seulement, après la fête du travail. Toute la grande aile de l’hôtel avait été réservée par la communauté crie pour un congrès de 4 jours avec des convives des deux gouvernements et de plusieurs représentants de d’autres nations autochtones. Elle m’avait promis que je ferais plus d’argent dans ces quatre jours que dans tout mon été probablement, ces gens-là savaient vivre affirmait-elle. Elle avait besoin de ses meilleurs, avait-elle aussi argumenté, titillant mon égo de presque quinze ans maintenant. Elle m’avait promis, vu le programme chargé et les longues heures demandées, qu’elle me logerait dans une des chambres du sous-sol, nourri aux frais de l’hôtel de surcroit. Et pour dorer la pilule encore un peu, elle m’avait offert de prendre trois jours de congé avant le début du congrès. J’avais presque deux ans d’avance sur mes camarades de classe, ce n’était pas cinq ou six jours d’école de plus ou de moins qui allaient faire la moindre différence dans ma vie, je pourrais partir pêcher au lac Preissac avec Jacques Authier enfin. J’acceptai l’offre de l’hôtel évidemment sans même consulter mon père.

J’étais installé confortablement dans une grande chaise que Jacques avait fabriquée lui-même, commodément installée au bout du quai pour les rêveurs et les contemplatifs. De son quai, on pouvait regarder le soleil descendre sur des petites îles éparpillées droit devant. À cette heure-là, mon compagnon de pêche était généralement couché et ronflait comme un ours, d’autant que dès la vaisselle du souper débarrassée on avait fumé le calumet de paix accompagné d’un bon thé du Labrador frais séché. Le lac n’était plus qu’une ballottante feuille de bronze, le ciel un chamoirage hallucinant de bleus, de jaunes et d’orangés; tout ce qui retroussait de l’horizon avait comme plongé la tête première dans le lac en un double identique, symétrique et d’une vertigineuse profondeur, les îles retournées sur elles-mêmes des galettes de mousse vert sombre défiant toute gravité flottant nonchallamment entre ces deux mondes. Un tout petit vent d’août encore chaud soufflait sur moi et la faune batracienne avait entamé son long concerto de nuit appelant désespérément l’amour, l’amour, toujours l’amour. L’heure n’était plus qu’aux songes.

Août s’était presqu’entièrement enfui et aucune tempête digne de ce nom n’était venue bardasser mon triste radeau. J’étais allé sur les chemins de pénétration avec l’oncle Aurèle et tante Colombe, faire avec eux et les ours provision de framboises pour l’hiver et avec les oncles David et Raphaël taquiner la toute petite truite dans une dam de castor derrière la bleuètière de Val Senneville. J’avais aussi renoué avec mon ami Louis Baribeau maintenant déménagé à Sullivan. Louis se sentait tout aussi déraciné que moi dans ce trou perdu comme il l’appelait, lui qui au surplus était maintenant envoyé en pensionnaire au collège de Papineauville dans l’Outaouais pendant toute l’année scolaire. Il ne savait plus comme moi retrouver les anciens repères de sa jeune vie et tremblait d’effroi à la seule idée de finir bijoutier comme son père. J’étais quelquefois parti le rejoindre sur le pouce et nous partions sur son mini-trail, espèce de toute petite moto qui s’apparentait davantage à un suppositoire pour Harley-Davidson, faire les fous sur la slam de la mine Sullivan et même piquer des pointes jusque chez mon frère Doris à Vassan, se baigner dans la petite rivière au bout de sa terre histoire de calmer le feu qui nous prenait aux fesses d’être restés assis trop longtemps sur sa ridicule moto dessinée pour les nains. Trop jeunes pour sortir dans les hôtels, nous buvions quelques bières chez Doris ou icitte et là en faisant semblant d’être des hommes et en se racontant des sornettes. Louis n’était pas la plus modeste des personnes. En terme de modestie, aurait-il pu dire, nul ne lui arrivait à la cheville, et il était aussi quelque peu mégalomane. Probablement rendu au même point que moi dans sa condition de jeune mâle, il m’inventait des histoires abracadabrantes avec toutes sortes de filles de Val d’Or qui empestaient le sexe à plein nez mais qui étaient toutes comme par hasard parties ailleurs ou impossibles à rejoindre pour le moment. Et moi je respectais le serment de silence fait à la pauvre Marie-Lise et je n’avais rien de bien excitant à raconter à ce chapitre-là alors je créais moi aussi quelques histoires sans beaucoup de conviction cependant.

L’été m’avait fait le plus grand bien. J’avais vécu une poussée de croissance exceptionnelle me forçant même à racheter vêtements et chaussures pour aller travailler à l’Escale et aussi pour la vie de tous les jours. En un été, j’avais quasiment atteint ma taille adulte, un bond de quatre ou cinq pouces, et le grand air m’avait gratifié d’une mine radieuse, une peau basanée à souhait. Pendant tout ce temps j’avais aussi laissé pousser une longue chevelure blonde et bouclée, ce qui était le nec plus ultra à l’époque bien qu’encore interdit à l’école. Ma tante Colombe disait que j’avais finalement perdu toute ma graisse de bébé. Habituellement j’étais très critique par rapport à ma personne et pourtant j’avoue que je me trouvais soudainement pas si pire dans ma forme nouvelle et améliorée. Miss Saint-François-Solano ne perdait rien pour attendre mon retour.

La divine Évelyne

Outre mon ordinaire, on m’avait mis en charge de la salle de conférence au sous-sol et ce travail consistait à garder les lieux propres, le café bien frais et les cendriers propres et vides. On fumait encore partout dans ce temps-là. Ça impliquait évidemment de courir en fou pendant les pauses pour fournir à la tâche sans nuire aux débats. Je devais également faire la plonge des tasses et des verres qu’on servait en bas ou dans la grande salle à manger en haut, le soir venu quand la salle se transformait pour accueillir des musiciens et toutes sortes d’animations pour les congressistes. Et on y buvait allègrement jusqu’aux heures interdites et même bien au-delà. Et les réjouissances avaient aussi gagné les dortoirs. Le soir venu, le service aux chambres ne dérougissait jamais, on y revoyait souvent les mêmes figures prises des mêmes appétits dans des lieux nouveaux, de nouveaux complices d’une nuit ou des filles qu’on faisait venir de Val d’Or comme de vulgaires pizzas. La table mise et la bouteille ouverte, en tendant poliment la main, plus le péché devenait gênant plus la discrétion se transigeait tacitement à prix d’or.

Je devais également m’assurer que le bar était continuellement ravitaillé en verrerie propre et étincelante, les stocks de bière renouvelés à même ceux de l’énorme frigo de la cuisine et veiller à ce que la barmaid ne manque jamais de tous les fruits bien parés dont elle avait besoin pour pratiquer son art. L’occasion était belle pour tout le monde de faire un maximum d’argent et c’est pour cela qu’on faisait appel aux meilleurs. La divine Évelyne était toujours la première à se présenter quand il y avait de l’argent à faire, une fille taillée sur mesure pour les grandes occasions. Les mardis soirs de pluie ou les réunions du club Optimiste, très peu pour elle. On lui abandonnait volontiers le bar les grands soirs parce qu’elle savait le transformer en véritable machine à imprimer de l’argent. Elle avait le sourire et la façon qu’il fallait et un corps remarquable qu’elle savait mettre en valeur par une tenue savamment étudiée pour détrousser sans pitié les buveurs. Toute cette beauté animale, cette grâce féline, un entregent hors du commun, constituaient parmi les plus impressionnants arguments de vente sous pression qu’il m’avait été donnés de voir. Cette vraie femme était conçue pour les vrais hommes, elle n’avait qu’à pointer du doigt et dire “Toi!”, tous seraient lamentablement tombés sur leurs genoux, misérables et suppliants. Elle devait être au début de sa trentaine mais une nature exceptionnelle la maintenait au sommet parmi les plus désirables créatures que j’avais pu voir et sentir de près à ce jour. Mais il est de ces guerres que même le meilleur guerrier n’entreprend jamais tellement la cruauté de la défaite est prévisible, il nous reste essentiellement le rêve pour toute stratégie. Je devais tout de même demeurer efficace et en mode charme continuellement parce qu’à la fin de la soirée, une partie de la manne qu’elle accumulait dans un vieux sceau à glace sous le comptoir finissait dans mes poches. Et c’est elle qui calculait le partage à son gré, au mérite, à l’humeur. Et n’en doutez point, demeurer en mode charme avec elle ne demandait pas la moindre parcelle d’énergie de ma part.

Les choses s’étaient amorcées lentement me donnant amplement le temps de voir venir. Les premières journées, les congressistes toujours sérieusement appliqués, avaient encore généralement les idées à leurs affaires. Les longues périodes de réunion me laissaient le temps de rattraper les tâches laissées en plan. Puis le rythme s’est accéléré. Les dernières soirées étaient vivement animées, la grande salle présentait des musiciens, des spectacles traditionnels autochtones, certains dansaient, la plupart buvaient allègrement, hauts-fonctionnaires, sous-ministres ou chefs de clan confondus dans la joie.

Comme convenu, on m’avait donné les clés d’une petite chambre à l’abri du tumulte, au sous-sol, généralement louée bon marché seulement quand l’hôtel était complet. L’ameublement était minimal. Une petite salle de bain à droite en entrant, à gauche un porte-manteaux ouvert, au fond un grand lit avec une table au bout sur laquelle reposait un téléviseur, deux tables de chevet, une seule chaise, une seule petite fenêtre en hauteur, givrée et munie d’un grillage et voilà à peu près tout le portrait. Après avoir fermé les festivités aux petites heures du matin, je me réfugiais là le temps d’un somme. Je devais me lever vers six heures pour aller installer le petit déjeuner de type buffet dans la grande salle à manger dès six heures trente et y veiller jusqu’à neuf heures; puis l’entretien de la salle de conférence recommençait, le dîner, le souper, la soirée reprenait. Le samedi était finalement venu, dernière véritable journée de l’aventure, le lendemain tout s’arrêterait avec le déjeuner. Je pensais que j’avais tout vu, mais le pire restait à venir.

Les congressistes ayant complété leurs savants travaux, toutes propositions bien secondées et approuvées monsieur le président, les beaux discours perforés de trois trous retournés dans leurs cartables y rejoindre les nouveaux comités ad hoc et les belles promesses, il était temps maintenant pour eux de passer aux choses sérieuses: le plaisir. Le déjeuner englouti, ils avaient à peu près tous quitté vers l’île Siscoe pour y jouer au golf ou bambocher dans le clubhouse tout l’après-midi nous laissant le temps de respirer avant la tempête du soir.

La cadence avait grimpé de quelques coches et frôlait maintenant la limite de ce que je pouvais tenir. Le rush du souper était passé, les tables nettoyées et redisposées version salle de spectacle, tamisées les lumières, et en avant la musique la boisson coulait à flots et les pièces sonnantes pleuvaient dru dans la petite chaudière de la divine Évelyne. Ces gens-là fêtaient comme si c’était la dernière fête de leur vie. J’avais de la broue dans le toupet et je courais de la cuisine au bar, du bar à la salle en bas où les plus grandes gueules se réfugiaient pour étirer les discussions à l’abri de l’orchestre, une charge de vaisselle par-ci, un voyage de glace par là, un peu de service aux chambres entre ça, du réfrigérateur au bar avec des voyages de bière à reclasser dans les petits réfrigérateurs sous le comptoir du bar. Moments de grâce, cependant, lorsque descendu sur mes genoux pour y pousser les bières, j’étais aux loges pour apprécier les deux longues et gracieuses jambes de la divine Évelyne en jupe très courte qui allaient et venaient allègrement dans un frisson de nylon devant mon regard hypocrite mais ravi.

Dans l’étroitesse des lieux, quand nous nous croisions, impossible de ne pas frôler un peu ce divin corps et elle parait en me signalant la voie d’un subtil toucher sur mes hanches ou sur mes épaules. Si bien qu’il me vint de sérieuses rougeurs aux joues que la divine Évelyne prit pour une poussée de fatigue. “Assis-toé un peu, mon Loulou, t’as l’air vanné, prendrais-tu un Coke, quelque chose?”, me dit-t-elle en me poussant son tabouret de bois. “Tu sais que je ne t’avais même pas reconnu mercredi en te voyant”, dit-elle ensuite, en versant mon verre. Nous n’avions sérieusement travaillé ensemble qu’une fois au début de l’été quand un magnat du diamond drill de Val d’Or avait marié sa fille en grandes pompes. “L’été en Abitibi t’a fait du bien, mon Loulou, t’es rendu pas mal beau bonhomme, j’te l’dis, je ne t’avais même pas reconnu. Sont beaux tes cheveux de même.”, fit-elle en passant un peu ses doigts dans mes boucles et en m’offrant son plus beau sourire. Il ne m’en fallait pas énormément pour partir à rêvasser de l’impossible conquête et la machine s’emballait, prête à décoller à pleins gaz.

Jusqu’à ce qu’elle finisse son baratin en me pinçant la joue comme une vieille maîtresse d’école condescendante ou une matante un peu chaudasse. J’étais aussitôt redescendu illico dans le bas de la côte devant un Everest à remonter comme une limace la bave à la gueule.

La pause finie, j’ai vite remballé mes brèves illusions et amorcé courageusement le dernier sprint de cette interminable et épuisante soirée, prélude à la vraie tombée de rideau, mon retour en ville inévitable maintenant

En eaux troubles

Le ciel s’obscurcit d’une seule traite sans prévenir, un craquement sec du tonnerre ramena la lumière pour un bref moment et le lac Preissac se gonfla d’un coup telle la pire des pires mers enflées par les grandes bourrasques, et l’enfer nous prit totalement par surprise. Le temps d’absorber le choc, de voir s’envoler toutes choses et de reprendre mes esprits, je flottais seul sur un radeau de billots de cèdre savamment liés les uns aux autres par un tressage de vieux cordage de lin. Emporté dans une danse folle, je m’accrochais désespérément sous les grondements qui déchiraient la nuit. À moitié aveuglé par la pluie battante, je la vis émerger vivement des eaux devant moi bien droite la tête par en haut les bras en croix faisant monter avec elle un blanc bouillon d’eau. Morte ou vivante? Les peaux blanches, vertes et enflées, sa noire chevelure n’était qu’une lugubre plantation de sangsues agitant chacune sa baveuse queue et s’étirant dans toutes les directions. Pour toute robe un enchevêtrement de cordages verdis par l’eau et entremêlés d’algues pendantes et de lambeaux de chair morte. Une main pourrie s’accrochant au cordage de mon radeau et l’autre tenant une machette rouge de rouille frappait violemment les billots et le cordage de mon bancal esquif manquant mes doigts de peu. Les yeux exhorbités sans couleur, énormes billes blanches sans vie, ses lèvres grises et bleues, gonflées et à moitié grignotées par les bestioles du fond de l’eau se mirent à s’entrouvrir tout lentement comme une longue grimace pour laisser sortir langoureusement une anguille de quatre pieds qui faillit se rendre à moi puis dévia disparaître dans les blanches écumes du lac en furie. Et Thérèse Authier pourtant morte, du plus profond de sa gorge dans un grave son de basson marqué du roulis de l’eau dans sa pipe inondée qui râlait: Jhhhâââââââââââââââââques, Jhhhâââââââââââââââââques, qu’est-ce tu fais Jhhhââââââââââââââââques?”, en frappant et en frappant sur le pont de sa machette rouillée cherchant toujours mes doigts agrippés fermement aux cordages. Et elle frappait . . . frappait . . . frappait . . .

La porte. C’était à ma porte qu’on frappait. Comment pouvait-il être six heures déjà, avais-je passé tout droit pour le petit déjeuner? Je me précipitai en bas du radeau, du lit devrais-je dire, tout le bozarlo aux quatre vents oublié là dans l’ébaubissement, je bondis en trois enjambées vers la porte que j’ouvris d’un coup sec. Elle se tenait là, debout dans le corridor, la chevelure encore mouillée et superbement belle même démaquillée, une bouteille dans une main, dans l’autre deux coupes, un long tricot de coton blanc qui lui descendait juste sous le paradis perdu et qui la moulait juste assez pour laisser deviner que pas grand-chose d’autre ne recouvrait ce corps divin. Vision hollywoodesque et la nuit avait encore quelques heures à contribuer. Un agaçant sourire accompagnait son regard espiègle fixé directement sur ma pauvre dignité complètement envolée bien que misérablement pendante devant ses yeux. “Ch’peux-tu entrer?” fût sa question. Non, salope, sèche dans le corridor. Question idiote s’il en fût une, idiote, mais idiote. Heureusement que ces mots sont restés coincés quelque part dans mon effarement et ne sont jamais sortis de ma bouche.

Ici s’arrêtait étrangement le rêve, brutalement. Tout ceci était maintenant aussi réel qu’improbable et je la fis entrer refermant la porte derrière elle en gentleman. J’avais grand peine à croire que je fermais la marche derrière cette créature des dieux qui s’en allait tout droit vers ma couche. Le plus naturellement du monde elle me dit: “C’est pareil comme le trou qu’ils m’ont prêté, t’as rien qu’une chaise toé-si, ça te déranges-tu si on s’installe tous les deux sur ton lit?” J’allais le proposer, je l’avais bravement pensé dans ma tête du moins, pendant qu’elle versait déjà le rouge dans les deux coupes et que je me demandais bien quoi faire de ma gênante nudité. Je me suis donc assis tel quel sur le lit défait cherchant nerveusement la bonne pose. Les coupes pleines, elle me tendit gentiment la mienne. Mais avant de venir s’asseoir près de moi, elle déposa la sienne, fit disparaître le blanc tricot dans une gracieuse ondulation du corps ne laissant derrière aucune trace du moindre tissu comme je l’avais soupçonné. Puis elle laissa négligemment tomber le vêtement sur le pied du lit en me disant tout simplement: “Tiens, mon beau Loulou, ça va être moins gênant de même pour toé.”, reprenant son sourire espiègle déjà vu et en prenant grand soin d’observer l’effet que sa nudité soudaine produisait sur moi. Son fabuleux corps maintenant dans son plus élémentaire costume de chair tenait absolument toutes les promesses faites à mon imagination prolifique. Tout ceci était cependant tellement surréel, on aurait dit deux potes de chantier prenant la pause et placotant le plus simplement du monde, il ne manquait que les boîtes à lunch. “T’as-tu des cigarettes?, il ne m’en reste plus.” me demanda-t-elle. Et je sortis mes Sweet Caporal toutes faites, lui en offris une, et nous entreprîmes la conversation en boucannant tout bonnement, on aurait pu être à un arrêt d’autobus, ça aurait été pareil. Surréaliste, soit, mais je sentais que la guerre était tout de même sournoisement appelée et que toute cette désinvolture n’était que stratégie de reconnaissance, ruse de sioux. Elle s’efforçait de bien tenir sa place et d’éviter tout contact qui aurait pu faire virer le vent et venir enflammer le débat prématurément.

Jusqu’à la fin de sa clope.

La cigarette aussitôt écrasée, sans qu’elle ne prononce un mot de plus, je sentis sa chaleur s’approcher de moi, ses mains tracer leurs routes avec assurance le long de mes cuisses et ses yeux pénétrer ardemment les miens pendant que son corps se retournait gracieusement sur ses genoux. J’étais paralysé sur place par le poison venim de son regard. “Laisse-toé aller, mon Loulou, laisse-moé faire.” dit-elle tout gentiment. Et mes ambitions gonflées à bloc s’élevèrent vers le ciel demandant grâce à coups de timides petits soubresauts. Et avant de lentement disparaître vers mon bonheur, ses beaux grands yeux me firent un ultime sourire rempli des promesses du plus beau des voyages.

La nuit était toute douce sur l’Atlantique et j’arrivais tout droit d’Angleterre bercé par les grands cargos sur une mer radieuse, un vent chaud balayait mon corps qu’on sortait de sa petite boîte de métal ouvragé et qu’on déballait soigneusement sur un grand quai mou drapé de blanc. J’étais devenu ce dur bonbon rose au centre mou importé d’Angleterre de madame Rutkowsi qu’on se glissait suavement à la bouche et qu’on caressait longuement de la langue, qu’on lèchait délicatement les papilles excitées par cette douce saveur qu’on savait n’être que le prélude à l’explosion du merveilleux liquide aux fruits caché dans son coeur, et on accélérait les mouvements de la langue et on pressait le dur bonbon entre le palais et la langue et on l’y roulait, roulait, et crevant d’impatience, on finissait inévitablement par croquer délicatement ce qui restait d’obstacle au plaisir ultime et la joie se répandait enfin dans nos bouches gourmandes. Puis on regrettait de n’avoir pas su faire durer ce plaisir béni des dieux et on maudissait tous les saints du ciel pour notre crasse impatience.

Mais la divine Évelyne savait ce qu’elle faisait, elle opérait sur mon corps d’homme-chérubin en chirurgienne expérimentée, calme et sûre de ses gestes. Il est de ces guerres où on ne saurait que faire d’une arme chargée à bloc, trop prompte, on devait délester et sacrifier des munitions en aval pour être en mesure de livrer en amont un meilleur combat. La nuit était encore jeune, son plus doux sourire était venu me confirmer que tout allait encore bien et nous avons retrouvé nos coupes, l’un contre l’autre cette fois-ci, et je lui ai proposé de fumer le calumet de paix histoire d’apprécier le moment. Et nous nous sommes abandonnés à l’herbe enivrante qui a eu raison des dernières gênes, de délicats touchers tendrement initiés pour compléter les douces présentations entre nos corps inconnus.

J’observais d’un oeil amusé la petite fenêtre grillagée dans le haut du mur et je me disais que je ne saurais jamais fuir par là. Dans l’heure complètement bleue de la nuit, avec le givre dans les petits carreaux et le mauvais angle, j’ignorais complètement ce qui se tramait dehors, de l’autre côté. Dans les arbres les feuilles se viraient déjà de stupeur pour ne rien y voir, la colère de Thor grondait en sourdine au loin. Le vent d’ouest avait soufflé les derniers grains de sable de mes carrés d’enfance et l’option de fuir n’existait plus, n’était certes plus envisageable pas même désirable. Les rares silences devenus un saisissant choral romanesque qui résonnait dans mon oreille comme le chant du chérubin abandonné à sa muse, la longue plainte heureuse du sacrifié soudainement sanctifié.

Avant le lever du soleil, j’aurais transpercé la muraille des gardiens de l’innocence pour traverser définitivement dans le camp des hommes.

À son corps défendant, entre l’heure bleue du soleil qui se perd sous l’horizon et les roses de l’aurore qui nous le ramène, la pauvre déesse Évelyne rejoignait craintive ses quartiers au bord du Léthé, ruisseau de l’oubli et affluent du Styx, grand fleuve qui entourait l’enfer de ses eaux. Elle tentait désespérément d’y dissimuler aux regards et d’y faire oublier comme elle le pouvait cet encombrant habit de chair qui faisait sur elle baver d’envie tous les chiens de l’enfer et rager les courtisanes, ses adversaires emportées dans la pire des jalousies mesquines. Cette beauté et toutes ses grâces qu’on attribue d’emblée aux grands dieux du ciel se faisait alors cadeau des grecs. Aux mauvaises nuits de la lune, son habit de chair devenait un insupportable manteau de viande odorante excitant le museau des bêtes et elle devait le porter comme une prison d’effroi. Même les trois énormes gueules dentues de Cerbère, gardien du Styx, ne pouvaient contenir tous les chiens de l’enfer et les empêcher de traverser le fleuve et de partir à sa chasse, de s’entretuer pour l’éphémère bonheur de baver dans son cou et la gloire d’y enfoncer leurs crocs le temps d’un bref et sauvage emportement. Sentant venir la rance odeur de la meute, elle suppliait alors sur ses genoux descendue Phlégyas de la prendre à bord de sa gondole et de la faire traverser chez les Innocents, ces chérubins aux corps d’homme accomplis que l’innocence gratifiait d’une auréole de protection divine, lénifiante image de pureté comme une promesse de douces et suaves étreintes. Et elle voguait les instruire une fois de ses plaisirs qui les enjôleraient pour un moment mais leur feraient perdre à jamais leur chemin de retour.

Et la divine Évelyne me fit ainsi l’école de la nuit. Elle ouvrit bien grand le cahier, écartant en petits gestes délicats les tendres pages de chaque côté de l’épine profonde, elle m’invita à embrasser du regard les douces connaissances que ses doigts révélaient ainsi à mes yeux, délivraient pour mes lèvres soudain prises de la soif d’apprendre, mes doigts pressés d’y écrire des douceurs. Dans son merveilleux conte, on laissait découvrir à la jeune classe la clef magique par laquelle l’élève bien instruit sur les façons de tirer la ficelle pouvait à gré la faire rire, la faire danser, lui faire chanter les plus beaux cantiques, la faire vibrer jusqu’à la mort de toute souffrance, lui offrir la joie ultime tant que faire se pût tolérer. Et la joie menant à la joie, elle offrit ensuite de bonne grâce sa croupe divine comme monture à son élève pour une grande calvacade. Du petit trot au grand galop, au bout de cette nuit qui achevait, le jeune chevalier rejoignit bientôt la ligne du grand partage, celle où on laisse les enfants derrière et où on rejoint la race des hommes dans un cri guerrier qui nous tue et nous fait naître d’un même souffle. Moultes vaines appréhensions s’évanouissaient, aucun gardien ni aucune muraille ne se dressaient ultimement devant le passage qui se traversait bien aise, le sauf-conduit pour la félicité en son fourreau profondément emmagasiné.

Puis, sitôt traversée la ligne de partage, délestées toutes les charges, son délicieux sourire bienvaillant et lumineux dès lors qu’elle entreprît de m’accueillir d’un long et goulu baiser parmi les hommes nouveaux-nés.

Mais encore la détresse infinie que son regard sombre et honteux ne pouvait maintenant plus dissimuler faisant déjà ses coupables adieux à l’enfant qui mourait du même souffle étendu sur elle.

Rentrer à Montréal était toujours pour moi la chose la plus sinistre au monde, spécialement après cet été 1972 marqué au fer rouge dans mes souvenirs. En ville, je devais reprendre ma place dans le tout petit casier déterminé comme étant le mien par mon sexe, la langue que je parlais, le quartier que j’habitais, l’école que je fréquentais, le niveau scolaire où j’en étais, la musique que j’aimais, les vêtements que je portais, la longueur de mes cheveux, la dôpe que je fumais et quoi d’autre encore. Tous les gens dans cette ville étaient rigoureusement classés comme des lettres à la poste et la vie se passait en groupes d’intérêt, comme des petits troupeaux homogènes.

Je ne résiderais plus à la poste restante pour un temps avec tous les parias comme moi flottant sur leur radeau sans pavillon. Elle était bien finie la liberté dans l’aventure, mon âme en dérive devait vite nager jusqu’à la grève, retrouver ses habits et reprendre sa route. Être nulle part possèdait toujours l’avantage énorme qu’on pouvait y être nimporte qui et n’y faire que ce que nous dictaient nos désirs.

Ma tante Colombe me préparait toujours gentiment un lunch pour la route. “Garde ton argent dans tes poches.”, me disait-elle tout le temps comme quand elle me chicanait d’acheter des cigarettes toutes faites. La grande dépression, la crise comme elle disait, l’avait profondément marquée, toutes les choses pouvaient venir qu’à manquer dans sa philosophie et elle n’avait pas totalement tort, la vie me le ferait bien savoir en son temps. C’était toujours le coeur en-dessous du bras qu’elle et mon oncle Aurèle me regardaient partir et j’allais toujours à pied vers le vieux terminus d’autobus histoire de remettre aussi le mien un peu à sa place avant d’embarquer. Je les aimais profondément et j’avais toujours peur que l’un d’eux n’y soit plus à mon retour. En piquant par la cour en arrière, j’ai eu un pincement en voyant se dresser dans la pénombre le tambour qui descendait chez la pauvre Marie-Lise avec sa porte d’en haut bien fermée, les rideaux tirés, toutes lumières éteintes. Elle savait que je partais ce soir-là. Marche, mon homme, l’autobus ne t’attendra pas.

Aux retours vers la ville, j’avais toujours cruellement besoin de revoir et traverser les jardins de mon asile vivant pour vraiment marquer la fin d’un tome, le début d’un autre, et cette fois plus que jamais. L’autocar était presque vide, abandonné par les voyageurs de l’été. La grosse lune de septembre meublait un ciel sans plafond. De timides aurores commençaient à répéter au loin pour le grand solstice d’hiver, leur danse entre les arbres laissant deviner la profondeur des forêts. À cette hauteur de pays, la fraîcheur des nuits avait déjà eu raison des verts feuillus qui lançaient maintenant, comme autant de Riopelle, des taches vives et chaudes icitte et là sur la toile de fond, reprises en autant de reflets dans le bleu des lacs brillant des tribillions de diamants que la lune dessinait sur la crête de leurs eaux. Pas tellement loin après Louvicourt, la dernière veilleuse éteinte je me suis replongé dans le bienfaisant jardin mouvant qu’on abandonnait encore une fois à mon seul bonheur, mon corps inerte quittait à la faveur de ma seule conscience ouverte aux quatre vents.

Ma terre natale venait tout juste encore de répondre à une de ces quêtes d’homme, celle que j’étais venue faire sur son sol, lui demander de tenir des promesses que je lui avais un peu forcées dans la gorge. Un enfant avec tout un bagage d’angoisse dans son baluchon, le mal sincère de son pays et une quête singulière dans le coeur, était venu de la ville et aujourd’hui c’était presqu’un vrai homme qui en revenait, toutes ses missions accomplies. La terre d’Abitibi avait gracieusement répondu me gratifiant de deux de ses femmes. La beauté ingrate et sublime de la pauvre Marie-Lise et la divine Évelyne prisonnière de sa prison de chair, toutes deux profondément meurtries par la méchanceté des hommes, sont maintenant et pour toujours des passagères de mon coeur et je chéris pour toujours leur douce mémoire.

Une lucidité nouvelle me disait que mon pays pouvait très bien vivre sans moi désormais, lui qui effaçait une à une les traces de mon passage, redessinait les lieux à sa guise et fermait sans vergogne mes sentiers de pélerinage, enterrait un à un mes aïeux. C’était là ma dernière traversée du parc, seul en autocar dans l’express de nuit, et j’ai laissé les bienvaillants esprits de la nuit emporter cette souffrance du déraciné avec eux. En échange, j’ai offert pour toujours toute ma tendresse à ce pays qui m’a vu naître et qui garde avec lui mes plus beaux souvenirs d’enfant, qui accueille dans sa terre ma toute petite soeur, ma mère, mon père, Colombe et Aurèle et beaucoup d’autres que j’ai aimés profondément mais je me devais maintenant de construire ma patrie à même le sol sous mes bottes, peu importe où leurs pas me mèneraient. Je laisse mon frère Doris le grand résistant qui a toujours tenu tête aux courants d’exil tenir bravement le phare allumé, brandir bien haut notre gros “S” en aluminium et jeter une bûche dans le poêle de temps en temps histoire de garder mon froid pays au chaud pour les fois où d’aventure je retournerai l’aimer en personne.

Passé Mont-Laurier je me sentais déjà ailleurs que là. À partir d’ici, tout n’était plus pour moi que l’expansion tentaculaire du cancer de Montréal et au contraire des autres passagers, c’est là que je laissais le sommeil m’emporter pour souvent ne me réveiller qu’à l’arrêt des moteurs dans le terminus de la rue Berri.

Le matin était radieux, la ville s’éveillait lentement. J’avais faim et le goût m’a pris d’aller manger des bons steamés au Montreal Pool Room avec les puckés en fin de brosse. Pour la première fois, il y avait comme une place fraîchement libérée dans mon coeur pour aimer d’un tout petit peu d’amour cette foutue ville. C’était l’heure sublime et étrange que j’adore lorsque les fêtards de la nuit sont partis se coucher, le peuple du jour fait son dernier tournis dans son lit et par les trottoirs déserts les fous promènent leur chien imaginaire en parlant à leurs reflets dans les vitrines éteintes. En marchant paisiblement sur cette tranquille rue Sainte-Catherine, j’ai eu soudainement un flash, un stress aussi vif que soudain comme un pénible serrement des couilles. L’image du sourire enjôleur de la belle Nancy Donovan, reine de beauté de Saint-François-Solano qui revenait, sautant à pieds joints dans ma tête se remémorer à mon esprit distrait.

Merde.

 

Flying Bum

pieds-ailes

Crédit photographique: Richard Pelletier, la flèche.

 

 

6 réflexions sur “La première tempête

  1. Excellente partie sur ce voyage vers la mémoire:

    Et voilà que seul avec soi-même dans le faible ronronnement du diesel, le seul à avoir gardé les yeux ouverts, le temps ne sera plus que silence, image en mouvement, deux bonnes heures bénies durant. Profondément enfoui en moi-même dans les couleurs d’un tableau défilant sans fin, bercé dans la mouvance du car, plus rien qu’une conscience et ses pensées profondes sans corps physique réel, connecté à la puissance et la beauté de cette nature qui n’existe plus que pour mes yeux qui la regardent se déployer, animée du seul mouvement qui m’emporte en elle. Mes pensées s’illuminent dans cette pénombre indigo et mon âme s’y nourrit; mes vieilles souffrances émergent de leurs profondes cachettes pour être aussitôt absorbées par l’esprit bienveillant de la nuit. S’il fût dans l’univers une seule craque dans l’espace-temps où la main divine aurait pu se faufiler et venir me toucher, ne cherchez plus. Cogito ergo sum puissance cent tribillions pour un rêveur comme moi, l’ultime jardin de grâces.

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