Les vieux crisses !

Quand Lucien est allé chez le médecin pour lui exposer ses nouveaux symptômes, le médecin, un jeune frais diplômé à l’air un peu fendant, s’était mis à sourire baveusement en lui expliquant qu’il était probablement juste pré-andropausé.

Juste dans le pré d’André Pauzé? Comment ça se fait qu’il connaît le bonhomme Pauzé, lui? Cela n’a aucune espèce de rapport avec mes malaises, pensa Lucien. D’où il sortait ce p’tit docteur prétentieux. Juste pris en trop osé? en trot posé? Ils en fument du bon depuis que c’est légal, les petits docteurs. Qui l’eût cru?

Lucien n’avait pas vraiment de suées nocturnes ni de palpitations cardiaques, de brumes cérébrales ou des ralentissements métaboliques. Pas fait de tours en montagnes russes hormonales. Pas encore du moins. Quelquefois bandé mou tout au plus. Le petit médecin chiant s’était mis à lui expliquer avec un sourire aussi sympathique qu’un rond-de-cuir, toutes les merveilleuses étapes que la vie lui réservait maintenant, prétentieux comme si tout cela était à des années-lumière de lui arriver à lui, petit con, que la science moderne était pour trouver quelque chose entre-temps, un vaccin, une thérapie quelconque avant que ça ne lui arrive à lui aussi. Quand le toubib imberbe a enfilé son gant de latex pour lui planter un doigt dans le trou du cul, Lucien s’était dit qu’il lui faudrait bien un médecin de famille plus vieux que ce petit blanc-bec. Genre un vieux crisse.

Sont passés où tous les vieux crisses quand t’en as besoin?

Sur le chemin du retour sur l’autoroute métropolitaine, Lucien regardait partout alentour de lui toutes ces voitures qui doublaient la sienne. Dans toutes les voitures, tous les hommes qui s’en allaient dans la même direction que lui avaient dans la quarantaine, maximum dans la cinquantaine. Lucien avait soixante-neuf depuis un bout de temps indéfini déjà. Il réalisait non sans une certaine dose d’anxiété (cela se produisait-il pour vrai?) qu’il était probablement le plus âgé sur la route, le plus vieux du bureau aussi. Après tout, le patron italien était mort au printemps, son partenaire pas longtemps après. La réceptionniste un peu défraîchie était partie s’installer avec son vieux sugar-daddy à Palm Springs, la madame haïtienne de la comptabilité s’occupait maintenant à temps plein de son mari Alzheimer. La plupart des autres hommes alentour étaient tous plus jeunes que lui, même si la plupart n’étaient jamais aussi assidus et travaillants que lui.

Mais encore, Lucien réalisait tout d’un coup qu’il lui arrivait rarement pour ne pas dire jamais de croiser des vieux crisses dans sa vie de tous les jours. Pas un seul vieux crisse dans les dîners entre collègues ni quand il magasinait avec sa douce dans les centres d’achat, il réalisait non sans angoisser qu’il n’y en avait même pas quand il ramassait son café du matin au Tim du coin.

Sont passés où tous les vieux crisses?

Lucien montait le chauffage dans l’auto pendant qu’il tentait de résoudre l’énigme en regrettant de ne pas s’être apporté une petite laine avant de partir. Il se disait qu’il devrait toujours s’en garder une dans l’auto en cas. On est dans un pays nordique tout de même. Dernièrement Lucien semblait toujours sentir comme un petit blizzard glacial passer près de lui, ou sortir de terre pour venir lui bleuir les orteils. Il taponnait de la main gauche à la recherche de la manette pour allumer aussi le siège chauffant. Un petit zig-zag de rien et voilà parti le concert de klaxons tout le tour de lui, pffffff.

Lucien avait pris rendez-vous avec le médecin juste parce qu’il avait commencé à filer déprimé deux ou trois jours par mois. Rien à voir avec le pré d’André Pauzé. Il avait assez fait de dépressions dans sa vie pour s’inquiéter un peu. Faire la différence entre les petites baisses d’humeur normales et la grande brume noire qui s’abattait sur lui pesamment sans raison apparente. Il savait fort bien que tout ne reposait que sur un stupide débalancement chimique et qu’il n’avait aucun problème existentiel digne de ce nom et susceptible de l’accabler de la sorte trois ou quatre jours par mois. Il commençait à comprendre que des gens puissent envisager le suicide lors de telles attaques de l’humeur aussi brèves que soudaines. Si on ne pouvait même plus donner ou ressentir un peu de joie dans une vie où l’on se sent généralement confortable, pourquoi s’acharner à exister. Cette existence-là ne valait pas vraiment la peine d’être existée.

Cou’donc, sont passés où tous les vieux crisses?

Lucien commençait à se demander s’il ne devait pas aller voir au bingo. S’inscrire à des cours d’aqua-forme, à la pétanque. Aller assister à des captations de quiz télévisés en autobus jaune. Et les vieux pauvres, sont où les vieux pauvres? Où est-ce qu’ils se cachent les vieux sans-abris? On ne voit plus rien que des jeunes quêteux dans les rues.

Lucien se rappelait de son oncle Wilfrid éternel vieux-garçon qui avait toujours habité avec son grand-père veuf. Les deux dévoraient bruyamment des TV-Dinners devant Hawaï 5-0 et Mannix et connaissaient par cœur toutes les répliques des reprises de Dragnet. La fourchette qui leur collait dans la gueule, immobile, quand leur héros s’approchait sans se méfier d’un guet-apens évident. Pourtant le grand-père avait écrit plusieurs romans à succès et Wilfrid avait une longue carrière de géologue derrière lui, ils en auraient eu beaucoup à raconter mais cela n’intéressait plus personne. Ils étaient disparus tous les deux depuis belle lurette.

Sont passés où tous les vieux crisses?

Lucien s’était arrêté à la pharmacie pour faire préparer la prescription que le petit frais chié lui avait signée. C’était pour ces sept ou huit jours par mois qu’il sentait l’enfer s’ouvrir sous ses pieds ou une tonne de briques s’affaler sur sa carcasse souffrante mais la prescription disait qu’il devrait les prendre tous les jours. Ça ou toutes les gober d’une claque, se disait Lucien qui avait alors demandé à la jeune pharmacienne qui arborait une moue de princesse contrariée sous sa coiffure toute en frisettes intenses comme Annie la petite orpheline s’il ne pourrait pas, en lieu et place, avaler le médicament seulement les journées où ça irait trop mal. Elle avait jeté un coup d’œil plus que furtif sur la prescription et lui avait donné un non sec et à peine audible pour toute réponse avant de continuer à repousser savamment de la lime un cuticule rebelle qui retroussait sans vergogne sur un de ses artistiques faux-ongles bling-bling.

Anciennement, c’était le bonhomme Ducharme le pharmacien. Un homme affable et pas tellement souriant. Mais lui au moins on pouvait lui poser toutes les pires questions sans souffrir du moindre embarras.

– Il est où, monsieur Ducharme, Lucien lança-t-il, le vieux pharmacien, là?

La petite princesse en sarrau releva la tête en faisant une face de carême.

– Y’é parti.

Seule et sèche réponse.

– Juste parti souper? parti en condo? en Floride? à l’hospice?  répliqua Lucien.

– Veux même pas l’savoir y’est passé où le vieux crisse . . . SUIVANT !

 

Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonMauve

Hier encore, pourtant.

 

6 réflexions sur “Les vieux crisses !

  1. MERDE ! J’ai rien lu d’aussi bon depuis la fuite en hélico de Jacques TOUBON ! Je ne sais pas comment les algorithmes m’ont amené là mais merde, il reste des vivants, AU MOINS UN. CA CHANGE TOUT.

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