Les amitiés imaginaires

Lorsque qu’on associe deux textes dissociatifs (Olivette et moi, originalement publié en avril 2018 et Les déboîtés, en juin 2018) on en arrive toujours à la dissociation, rien à faire. L’exercice fût néanmoins amusant.

 

Les amitiés imaginaires

Elle avait toujours été là pour moi, beau temps mauvais temps. Je crois savoir d’où elle venait. Olivette était comme une de ces madames à la limite effrayante que l’on croise à l’occasion dans les rues des pas beaux quartiers. Généralement, elle parlait tout seul comme si elle en avait contre tout l’univers, elle bougonnait tout le temps. Elle ne payait pas de mine, son hygiène douteuse, pauvre elle, elle faisait peur aux passants qui osaient la regarder dans les yeux. Elle était fringuée comme une clocharde céleste avec un restant de coquetterie mal assumée. Elle traînait avec elle en tout temps un paquet de sacs qui contenaient l’ensemble de ses possessions, tous ses souvenirs scrupuleusement classés sac par sac.

On ne sait jamais véritablement d’où viennent ces clochardes, on leur imagine des passés troubles ou rocambolesques, on les imagine traversant des malheurs innommables, mais encore on leur prête volontiers des pouvoirs maléfiques. Elle vivait dans le côté sombre de toutes choses et elle était ma compagne rassurante lorsque j’y sombrais avec elle. N’ayez aucune crainte, vous ne croiserez jamais Olivette dans n’importe quel pas beau quartier de n’importe quelle pas belle ville.

Olivette est la bag lady qui vivait dans ma tête.

Un vent du nord soufflait franc-sud rue de Gaspé, déserte à cette heure tardive. Nuit sombre sans lune sur Montréal qui luisait sous un glacis de pluie froide. Le vent soulevait des nuées de feuilles mortes comme des volées d’étourneaux. Elles tourbillonnaient un moment dans les airs avant de finir leur danse au sol dans une chorégraphie zigzagante. Ou elles collaient ensemble s’agglutinant sur les pare-brises suintants.

Rideau inespéré offrant une meilleure chance de ne jamais être vu à un homme qui était assis calmement derrière son volant. Appelons-le l’un et l’un avait patiemment attendu la tombée de la nuit dans sa bagnole stationnée illégalement dans une zone réservée aux résidents. Il n’avait évidemment pas la vignette. Il avait longuement écouté une ligne ouverte bien connue histoire de passer le temps et de voir venir la noirceur. Félicitations pour votre beau programme et bien le bonsoir, on vous aime beaucoup à la maison. L’animateur répétait sans fin, monocorde: – Madame, madame, madame, madame, . . . à une auditrice frustrée de voir son joueur préféré parti poursuivre sa carrière à Boston ville-ennemie maudite.

Il craignait moins de voir apparaître un préposé aux contraventions que le propriétaire de la maison devant laquelle il était illégalement stationné. Appelons-le l’autre. L’autre n’avait jamais possédé la moindre automobile de sa vie.

Ou la police. La police verrait peut-être la grosse boîte de chocolats Black Magic déposée sur ses genoux, la fouillerait, qui sait? Poserait des questions. L’un était venu en éclaireur quelques jours auparavant s’assurer que l’autre habitait encore là. Bien des années s’étaient écoulées tout de même. Et à l’heure où les ronds-de-cuir rentrent à la maison, il l’avait bel et bien vu, reconnu. Son coeur avait pincé sec un moment. L’autre vivait toujours là, seul avec ses bibittes dans sa tête, marchait en se marmonnant des choses à lui-même la tête basse, sa ridicule sacoche de gars sous le bras. Il était bien à la bonne place, seulement il était vingt ans plus tard, vingt ans plus vieux. Mais tout semblait être exactement comme si on y était encore, ce soir de triste mémoire, maudit entre tous, revenu pour enfin en écrire l’épilogue vingt ans plus tard.

Tellement de temps était passé par là depuis. Le temps d’y repenser, de ronger son frein, puis d’oublier à nouveau, de dire merde, que le diable l’emporte, qu’il crève. Le temps de souffrir encore un peu. La douleur avait été trop vive, la lame avait pénétré trop profondément dans ses chairs pour espérer une guérison rapide, pour espérer toute forme de guérison finalement. Puis la pensée obsédante revenait, insistait. Il fallait faire quelque chose récitaient des petites voix dans sa tête. Vingt ans, c’est long.

Le jour J était venu enfin, déguisé en soir d’automne venteux. La vengeance était hors de question mais un peu de mélo aura toujours sa place pensait-il. Il y avait tellement longtemps qu’il en rajoutait dans sa grosse boîte de chocolat Black Magic en métal noir qu’elle était maintenant probablement devenue une pièce de collection. Une éternité que ça ne se voyait plus des chocolats en boîte de cinq livres. La marque existait-elle encore seulement? Tellement longtemps qu’il ne comptait plus la somme lentement accumulée dans la boîte. Il s’y trouvait assurément quelques billets verts d’une autre époque ou des vieux deux piastres en papier brun. Toute la somme y était, le couvercle fermait à peine. Une bonne somme, quand même. Pas que des deux et des unes là-dedans, oh que non.

Une noirceur suffisante et fort assurément le goût d’en finir une fois pour toutes lui donnèrent le go. Il retirait les clefs du démarreur, tout s’éteignit, sons et lumières. Il avait pris la boîte de Black Magic avec lui et il quittait la voiture en fermant délicatement la portière pour ne rien ameuter. L’autre était propriétaire du bloc, gros triplex de brique typique du quartier Villeray, trois logis superposés sur autant d’étages, avec son grand escalier au garde-fou de fer forgé qui partait du trottoir et allait rejoindre le balcon du deuxième où de là une porte donnait accès au logis du deuxième, une autre au logis du troisième par un escalier intérieur. L’autre habitait le deuxième contrairement à tous les propriétaires qui occupaient généralement le rez-de-chaussée, à tout seigneur, tout honneur. Mais l’autre, lui, préférait de loin collecter le gros loyer qui vient avec les avantages d’habiter le premier plancher. Il habitait le deuxième qui rapportait généralement beaucoup moins. Que le troisième, même, où la vue imprenable sur le centre-ville venait en rajouter au loyer de base. L’autre, pourrait-on dire, avait peur d’en manquer un jour, de l’argent. Et pourtant. L’un aurait payé cher pour voir la gueule de l’autre plus tard, mais ce n’était pas là l’idée. Ça ne faisait aucunement partie du plan. S’imaginer les choses constituait davantage son pain et son beurre, les petits délices de son âme de rêveur. La réalité pouvait se faire si décevante parfois. Il voulait opérer incognito.

Ce n’était définitivement pas un bon soir pour grimper les marches deux par deux et risquer de réveiller le bloc ou de se briser un os dans l’escalier. L’un montait les marches du bout de ses pompes comme si elles étaient de fines tablettes de cristal. Il s’agrippait systématiquement à la main courante. L’ascension semblait interminable, entrecoupée de forts coups de vent pendant lesquels il s’immobilisait pour mettre sa main libérée sur la boîte de chocolats Black Magic, vérifier que le couvercle était bien fermé, en cas. Sur la dernière marche, il examinait longuement l’état des planches du balcon, tentait de localiser du regard la boîte aux lettres. D’une part, le vertige l’accablait de plus en plus en vieillissant et même cet escalier plus qu’ordinaire avait fait grimper son rythme cardiaque et son coeur avait fait un tour supplémentaire quand il s’était rendu compte que le logis de l’autre n’avait pas de boîte aux lettres. Il avait alors vu, et se calmait les émotions d’autant, le typique passe-lettres dans le bas de la porte, ouf. Il s’en approchait à quatre pattes pour ne pas projeter son ombrage sur la fenêtre derrière laquelle l’autre dormait probablement. Il déposa la boîte de Black Magic par terre devant lui sur la carpette de chanvre hérissé. Elle ne passait pas dans la fente, c’était d’une évidence. Il avait ouvert la boîte à pentures en s’assurant de placer le couvercle entre les billets et le vent du nord qui soufflait toujours. À la première tentative, une bourrasque bien placée l’avait fait paniquer et il avait refermé le couvercle prestement. Puis s’y était remis une fois pour toutes. Une petite pile à la fois, il tenait d’une main la porte à bascule du passe-lettres puis poussait les billets par la craque pour s’assurer qu’ils étaient tous bien passés et il observait la pluie de billets se déposer éparses sur le sol du vestibule. Puis une autre petite liasse, puis une autre petite liasse. Le vent faillit en emporter une, un ou deux billets s’envolèrent au loin. Au diable, pensait-t-il, ça lui fera ça de moins, c’est tout. Et une autre petite liasse, et une autre petite liasse. Il voyait le fond de la boîte maintenant. Il serait bientôt sauf, délivré. L’un rigolait en-dedans de lui à l’idée que l’autre aurait pu appeler la police pour se plaindre de s’être fait nuitamment introduire plein d’argent par la craque de la porte.

Une sensation étrange s’était mise à l’envahir, vive et soudaine. Normal, l’ordinaire prend le bord d’un point de vue des sensations lorsqu’on atteint cette sorte de borne inévitable plantée depuis longtemps sur l’accotement de notre destinée, un rideau enfin levé puis retombé sur des scénarios si inlassablement répétés. Mais c’était tout autre chose. Il avait levé légèrement les yeux et il voyait maintenant une masse nouvelle dans le vestibule. Une chaleur intense lui partait du cou, descendait tout le long de sa colonne puis remontait à son cerveau sonner l’alarme, semer la terreur, carrément. Une forme noire immobile et incommodante se trouvait dans le vestibule derrière le rideau de la porte, grande silhouette d’homme dessinée là par le contre-jour. Avant qu’il n’ait eu le temps de déplier ses vieux genoux et de se remettre debout en appuyant ses mains sur la porte, la lumière avait jailli de partout en même temps que la porte s’ouvrait d’une claque devant lui. L’un avait perdu appui et s’écrasait lamentablement, le visage dans la petite montagne de billets, aux pieds de l’autre qui prenait ainsi la taille d’un géant, debout les orteils dans le fric éparpillé.

Je crois savoir d’où Olivette venait. Mais rien n’est jamais certain. Il faut que ce soit quelque part à La Guadeloupe, Saint-Romain ou Lambton, le pays de ma mère et de ma grand-mère là où le nord de Frontenac touche au sud de la Beauce. Elle avait été vue dans ce coin-là au début du siècle dernier, après la première guerre vraisemblablement. Une chose est certaine, tous ceux qui l’ont vue s’en rappelaient, et pour cause. S’en rappelaient dis-je bien, parce que la plupart de ceux qui l’ont connue sont partis bruncher avec St-Pierre depuis belle lurette.

Elle était bien tristement célèbre par les railleries mesquines qu’elle allumait sur son passage. De son enfance de fillette un peu niaise et pas très jolie, peu se souviennent. Olivette s’était mise à vraiment briller de tous ses tristes feux à l’âge où généralement les garçons se mettaient en ligne pour accrocher leurs fanals, les beaux soirs, aux balcons des belles jeunes filles à marier. Chez Olivette, ça ne faisait pas la queue, à vrai dire aucun prétendant n’aurait pris un numéro pour cette grande maigrichonne pas très jolie, attriquée comme la chienne à Jacques et pas très allumée de surcroît.

On se retenait pour ne pas la siffler lorsque le dimanche on la voyait passer entre son père et sa mère, stoïque et le regard un peu perdu, assise bien droite entre eux sur le banc du buggy qui les emmenait à la grand’messe, vêtue de ses fringues toutes propres mais bien mal assorties. Aucun garçon, aucun homme ne se retenait pour rire dans sa barbe, aucune fille et aucune femme pour placoter en rigolant derrière leur beau voile du dimanche, leurs beaux gants blancs cachant leur grande gueule à médisances.

Et la vie s’en allait comme ça pour la pauvre Olivette et plus le temps passait, plus son célibat devenait risible, ses promenades entre son papa et sa maman source intarissable de grands rires gras pour nourrir le mépris de tout un chacun. Et quand le temps la leur reprit, son nom resta. Toutes les grandes filles sottes et pas très jolies qui ne trouvaient pas de mari et qui collaient niaiseusement à leur papa et à leur maman s’appelaient maintenant des Olivette dans ce coin de pays lorsqu’on voulait s’offrir un grand rire à la santé de leur misère.

La ville avait aménagé ce petit parc dans Villeray suivant le modèle des squares européens d’une autre époque. On l’avait d’ailleurs baptisé du nom d’un obscur poète florentin pour flatter les italiens qui avaient jadis peuplé ce quartier en grand nombre. Un bâtiment d’à peine cent pieds carrés, une vespasienne condamnée depuis belle lurette qui offrait dans le coin du parc un refuge contre le vent. Ça et l’épais buisson de chèvrefeuille qui délimitait le fond de ce coin de verdure dans la ville grise formaient une petite enclave de paix à l’abri des soucis. L’automne montrait son moins beau visage, nuit noire sans lune, pluie drue et vents froids tourbillonnants. L’itinérante était installée là, blottie à l’abri sous la petite marquise, assise au pied du mur. Plusieurs des sacs qu’elle transportait partout avec elle avaient été mis à l’abri sous la haie de chèvrefeuille, les plus précieux restés près d’elle. Les yeux dans le vide, elle se payait un cinéma imaginaire lorsque d’aventure un essaim de feuilles mues par le vent venaient tourbillonnant présenter un grand ballet juste pour elle. Elle leur marmonnait un accompagnement musical à peine audible en agitant les bras comme un chef d’orchestre. Sur un fond de ciel bleu-mauve, les danseuses écarlates, orangées, jaunes, avivées par le lanterneau de la vespasienne, peignaient devant ses yeux des Riopelle dansants avant de venir se déposer à ses pieds. Puis d’autres revenaient en rafales et dansaient encore un peu pour elle. Entre deux actes, au sol à travers les danseuses aux couleurs de feu gisant épuisées, deux taches violettes avaient atterri doucement devant la vieille dame soudain ébaubie et souriante. Venus d’on ne sait où, le vent lui avait déposé là deux beaux billets de dix piastres avec la reine dessus.

– Olivette, ciboire, qu’est-ce que tu viens faire dans mon histoire? Je t’avais bien averti, on ne retouche plus jamais à ce sac-là. Pas celui-là. Remballe-moi tout ça, fais trois-quatre noeuds avec les poignées et enterre-le en dessous de la pile. À part ça, depuis quand tu as le droit de t’inventer des rôles? Dois-je te rappeler que tu ne vis que dans mes songes tordus? Une bouteille de rouge et tu n’existes même plus. Il était hors de lui.

– Bon, des menaces! répliquait la clocharde. Olivette en menait large, elle qui squattait depuis des lunes la tête de l’autre et qui se chargeait d’ensacher et d’ensevelir ses mémoires souffrantes par petits tas bien classés. Elle avait fini par y prendre toutes ses aises.

– Tu sais comment j’aime le chocolat, je n’ai pas pu résister quand j’ai vu la boîte de Black Magic. Cinq livres de chocolat, y as-tu pensé? Ensuite, je l’ai ouvert et j’ai commencé à réaliser ce qu’il y avait dedans vraiment, on est loin du chocolat. Et ça n’avait pas l’air de ton histoire pantoute tout ça, rien de personnel en tous cas. D’abord, les bouts sont tout mélangés mais ça, c’est bien toi, on reconnaît ta plume. Mais lui, le “il”, le vieux, l’un et l’autre, qui est qui là-dedans, cou’donc? Pourquoi l’un a passé tout ce fric dans la craque de porte de l’autre? C’est personne tout ce monde-là en fin de compte, non? questionnait la clocharde confuse, avec insistance.

Vingt ans plus tôt.

Il ne s’était jamais vraiment arrêté rue de Gaspé avant. Dans ce coin-là, les frênes matures formaient une voûte impressionnante au-dessus de la rue, un plafond de chapelle sixtine faite de branches et de feuilles. L’automne devait y être magique. L’autre y avait acheté un triplex plus tôt cet été-là après avoir été locataire une bonne partie de sa vie. Depuis qu’il avait enterré son père, il y avait de cela une bonne vingtaine d’années. Lui s’était stationné de l’autre côté de la rue selon ce qu’il avait compris des affichettes de stationnement kafkaïennes typiques de Montréal.

L’un et l’autre s’étaient connus à l’âge où on commence à peine à devenir des hommes. À l’âge où l’innocence se meurt déjà sous le poids de choses beaucoup trop lourdes. Quasi impossible à réparer déjà. Enfances avortées, orphelines et tristes, et toute cette sorte de choses. Ils partageaient beaucoup de ces coups de Jarnac du destin. Mais de toutes ces choses que la vie plaçait devant ou laissait derrière eux, ils ne s’en parlaient jamais vraiment. Jamais vraiment longtemps. Ni l’un ni l’autre. Muets. Tout cela se passait dans le non-dit d’une amitié profonde. Ils avaient tous deux goûté un peu du même crottin collé dans le fond du poêlon de la vie. Ils avaient ce genre de conversations sans mots où tout s’entend. Ça leur donnait aussi une fâcheuse tendance à vouloir endormir le mal de temps en temps, faire sortir le méchant. Quand les jeunes coqs en goguette s’endormaient dans leurs ronds de bave d’avoir trop fêté et que l’autre les réveillait pour les mettre dehors, les gars de banlieue couraient désespérément après les taxis sur le boulevard St-Michel, frustrés d’avoir manqué le dernier bus, il ne restait souvent que l’un et l’autre pour refaire le monde rien qu’avec la gueule ou plus bêtement finir les fonds de bouteilles abandonnées là par tout un chacun. Et là, ils pouvaient dépasser tranquillement les bornes, s’imbiber, s’enfumer, quelquefois jusqu’au délire. L’autre partait ensuite se coucher et l’abandonnait à un divan bancal dans un recoin de la cave, asile pour les âmes en peine. Tout cela semblait si loin derrière maintenant. Un jour, il a bien fallu devenir des hommes. S’assagir un peu. Et le temps disperse toujours un peu les hommes aux quatre vents. Mais chacun d’eux savait toujours à peu près où se trouvait l’autre.

L’un était comme paralysé dans sa voiture et n’osait pas en sortir. Un noeud lui serrait la gorge comme une vipère enragée, son torse endurait une pression insoutenable, l’angoisse était en train d’avoir sa peau. Et la honte. Une honte sans nom, de celles qui se nourrissent de l’indigence, des pétrins sans fond dans lesquels on pouvait se plonger soi-même à force de négligence, de faiblesse. La gêne que seul l’argent a le pouvoir d’engendrer. La honte qui tue. L’autre n’aurait jamais pu s’enliser dans cette vase-là. Il avait depuis longtemps compris que l’argent était le nerf de la guerre, il avait vu son père vivoter sur des salaires de misère, s’était juré qu’on ne l’y prendrait jamais. On ne le surprendrait jamais, oh grand jamais les goussets vides. L’un, lui, il aurait voulu se trouver n’importe où sur cette foutue planète plutôt que là, rue de Gaspé, à aller accomplir la seule démarche qui lui semblait maintenant possible de faire, s’humilier encore un peu plus.

Quand l’insignifiance des choses qui se racontaient à la radio de bord lui devint insupportable, il tourna la clef du démarreur et le supplice s’arrêta avec le ronronnement du moteur. C’était davantage comme un automate qui ouvrait la portière pour s’extirper de la Chevrolet. La chaleur humide de la canicule urbaine lui sautait à la gorge, contraste sauvage avec la froideur de l’habitacle climatisé, et les genoux lui fléchissaient. Le tunnel superbe formé par les arbres alignés de chaque côté de la rue manquait d’air. Lui, il étouffait. Il appuyait ses deux mains sur le capot un moment pour reprendre ses esprits et laisser fuir les picots noirs devant ses yeux.

Il reprenait encore lentement ses forces dans cette période de sa vie, retrouvait la vue et ses autres sens au bout d’une longue période sombre où l’avait conduit une interminable maladie à soigner, maladie qui avait finalement eu raison de sa douce. Et de lui un peu. Elle avait toujours administré le ménage. Lui était nul à chier avec les chiffres, une dépression sévère qui avait suivi, les mauvaises surprises d’une succession acceptée à la hâte sans vraiment connaître l’état des lieux, les dettes et toute cette sorte de travers épineux et de sagas familiales. La ville lui réclamait maintenant ses clés de maison pour quelques dollars de taxes impayées. L’autre saurait encore l’accommoder, s’était-il dit, une fois de plus.

Il traversait le long tunnel désert, repérait la bonne adresse civique. Il regardait par deux fois son papier, les propriétaires n’habitent-ils pas le rez-de-chaussée habituellement? Il entreprenait l’escalade des marches grises du long escalier, une à une comme un chemin de croix, se demandant à chacune d’elles s’il ne tournerait pas les talons. Mais il s’était rendu à la porte. Il tournait la bobinette qui faisait tinter une clochette mécanique d’un autre âge. L’autre l’attendait déjà. Accolades précipitées, quelques banalités et déjà ils étaient installés à table. Chacun une bonne bière froide dans un long verre suintant comme dans les publicités. L’un et l’autre ne s’étaient pas vus depuis les funérailles.

L’un maintenant jeune veuf, l’autre était redevenu le vieux garçon que tous voyaient depuis toujours en lui. Il vivait maintenant seul à nouveau. Sa douce des dernières années envolée avec un artiste miséreux mais soi-disant génial. À le regarder, on devinait bien que l’autre devait encore à l’occasion retourner de l’autre côté de ses délires éthyliques voir s’il s’y trouvait encore quelqu’espoir pour lui.

Encore une fois, ils semblaient coller ensemble dans le fond du poêlon merdeux du destin. Ils ont sifflé quelques bières, quelques-unes levées à la christ de vie. Puis celle de trop, inévitable comme toujours. L’alcool métamorphosait l’autre, le crâne nu prenait une belle coloration rosée et le front lui perlait à grosses gouttes, il ramenait aux dix secondes ses lunettes qui glissaient le long d’un appendice nasal impressionnant et luisant de sébum. La bouche s’était alourdie, les commissures empâtées d’une blanche mousse, le discours avait repris cette bonne vieille incohérence à la limite violente qu’il lui connaissait depuis toujours.

Affrontant ses démons, à genoux sur sa gêne et tout nu dans sa honte, il déballait son pénible imbroglio et en appelait à leur vieille amitié encore une fois. Il savait d’instinct que la situation embarrassait l’autre autant que lui. Le ton s’aggravait, une triste violence s’emparait des mots, des reproches amers. Au bout d’un moment, l’autre avait sorti sa ridicule sacoche de gars, en sortait en marmonnant un chéquier et s’était mis à griffonner, les yeux exorbités, excédé, le souffle court. En lui lançant presque au visage le bout de papier qui pour l’un pesait le poids d’une maison, il lui beuglait postillonnant:

Tiens, je t’en donne rien que la moitié. Je suis certain que je ne te reverrai plus jamais la face de toutes façons, on dirait que tu viens toujours me voir juste pour ça, tu ne me rembourseras jamais, prends ça pis crisse ton camp.

L’un avait ramassé le chèque puis était reparti sans un mot, assommé. L’autre l’avait comme achevé. Tué. L’argent n’est-il pas aux vieilles amitiés ce que la cigüe est aux amours trahis?

Quand j’étais tout petit, il n’était pas rare que ma mère m’appelle son Olivette et la chose m’intriguait au plus haut point. Rarement les plus vieux de mes frères n’avaient droit à ce sobriquet. Bien étrange, tout de même, que ma mère me donne un nom de fille. Je voyais cela comme une faveur qu’elle me faisait, une façon particulière qu’elle avait de me traiter à laquelle mes frères n’avaient pas droit. Un privilège en quelque sorte.

J’avais tout appris d’elle à force de questionner la famille. J’avais appris l’indignation avec Olivette. Personne d’autre que moi n’aurait pu vouloir être son ami, c’était pour moi d’une telle évidence. Moi qui avais nourri les chats de dehors quand ma maison était déjà pleine en-dedans, qui avais hébergé les malheureux, ramassé les coeurs brisés, nourri les affamés et les mal-pris, jamais je n’aurais abandonné Olivette, pauvre Olivette. Moi au moins je voulais d’elle. J’avais besoin d’elle.

On s’était retrouvés face à face elle et moi, dans le fond de l’air malsain de mes jeunes années à Montréal. De ma seule pensée je l’avais ressuscitée. D’abord pour faire renaître un vieux privilège d’affection. Puis le piège s’est refermé sur nous. Moi qui me croyais maintenant un grand garçon, seul dans la grande ville et elle qui avait roulé sa bosse tranquille dans la noirceur de mon subconscient pendant tout ce temps-là. Père et mère disparus elle aussi, elle était maintenant devenue cette magnifique bag lady à la tête heureuse.

Elle me dictait à voix basse toutes ses indignations que je faisais miennes aussitôt. Elle était de toutes les luttes contre la médisance, la misère, l’injustice, le mépris, elle portait toute la compassion du monde en elle et j’étais fier de l’aider à traîner ses sacs, de lui servir d’abri. Elle me tenait la main lorsque d’aventure mes pieds foulaient le sol du côté sombre des choses. Ne vous méprenez pas, elle était bien là. Comme une bête fabuleuse, tout le temps, pas tellement loin dans ma tête. La plupart du temps elle triait ses sacs bien tranquille dans un coin de ma tête, regardait ses vieux cossins, se parlait tout seul, chantonnait des vieux airs que ma mère avait chantés jadis, elle s’occupait très bien elle-même. Ou elle jouait aux cartes avec quelques amitiés perdues ou les vieilles amours mortes qui squattent toujours des racoins de mon coeur.

L’un avait longuement déambulé dans la chaleur torride de cette maudite soirée d’été cherchant à se recomposer, à examiner ses options. Comme si la traître blessure d’amitié ne l’avait pas frappé assez raide, une autre saynète humiliante l’attendait quelque part sur terre. Une autre moitié de la somme restait à trouver et cela pesait bien huit tonnes sur ses épaules. Huit tonnes ou le poids d’une maison perdue. En retrouvant sa Chevrolet au bout de sa triste course, son visage était encore décomposé, les yeux rougis. Une contravention battait au vent sur le pare-brise. Évidemment.

Il n’avait pas remarqué la vieille dame au dos arqué qui s’avançait vers lui poussant devant elle un pousse-pousse couinant de toute évidence ramassé aux vidanges. Tout près de lui maintenant, elle l’observait avec une douce compassion au fond des yeux.

– Voyons donc pauvre monsieur, mettez-vous pas dans un état pareil pour un hostie de ticket!, lui dit-elle.

– Ciboire, Olivette, tu comprends rien ni du cul ni de la tête, qu’est-ce que tu fais encore dans l’histoire?  Olivette était frustrée, elle voulait savoir le fin mot, qui était qui? Qu’est-ce qui est arrivé au gars dans le vestibule la face dans la pile de billets? La dette avait-elle été remboursée? Les amis s’étaient-ils retrouvés?

– Je te l’avais dit Olivette, de ne jamais rouvrir ce sac-là. L’argent et l’amitié, ça ne se mélange pas, ensemble ça surit, ça caille, ça finit par sentir la mort. Le début de l’histoire n’a pas de fin parce que ce n’est pas la fin de l’histoire, ce n’est peut-être même pas une histoire, ou ça ne l’a jamais été. Remets tout ça dans le sac et on en parle plus, s’il vous plaît, s’il vous plaît.

Mais Olivette rongeait son frein solide. – Non, tabarnak, je ne vais pas laisser ça de même. Je retourne dans le parc, donne-moi l’adresse de l’autre, je vais aller le voir, j’vas y parler moé christ, ça ne se fait pas des affaires de même.  Elle était déchaînée.

Vues les circonstances particulières il avait quelque peu renié ses propres règles. – OK, d’abord, tu veux une fin? Une belle fin comme dans les vues? Tu veux un beau petit rôle dans la fin? Si tu me promets de remettre la boîte dans son sac, de rattacher le sac et de le remettre dans le fond du tas pour toujours, assis-toi je vais conclure, juste pour toi.

Un gros “YES”, répondit-elle le sourire large qui lui remontait jusqu’aux oreilles. – Promis juré craché !, dit-elle et elle faillit lui cracher sur le pied.

“ Avant qu’il n’ait eu le temps de déplier ses vieux genoux et de se remettre debout en appuyant ses mains sur la porte, la lumière avait jailli de partout en même temps que la porte s’ouvrait d’une claque devant lui. Il avait perdu appui et s’écrasait lamentablement, le visage dans la petite montagne de billets, aux pieds de l’autre qui prenait ainsi la taille d’un géant, bien debout les orteils dans le fric éparpillé.”

Un long et malaisant silence avait figé la scène pour un temps, le temps que tout un chacun réalise ce qui se passait là. En ouvrant précipitamment la porte, un vacuum vers l’extérieur avait emporté avec lui quelques billets. L’autre criait: – Fuck, tasse-toé, le cash s’en va partout! En le contournant, l’autre s’était mis à chasser désespérément les dollars volants comme autant de papillons fous d’un bout à l’autre du balcon dans une chorégraphie déjantée digne de Béjart. L’un s’enfuyait dans la confusion en descendant les marches deux par deux, au diable les locataires qui dormaient. L’autre ne l’avait pas reconnu de toute évidence. Vingt ans pas de son, pas d’image, c’est pas rien. Lorsqu’il atteignit le trottoir, l’autre s’était avancé sur la balustrade et criait à celui d’en bas:

– T’es qui toé, c’est quoi tout ce cash-là, d’où ça sort? Qu’est-ce qui se passe icitte à soir, ciboire?

Lui s’était immobilisé sur le trottoir, il savait que la pénombre protégeait son visage. C’était écrit dans le ciel qu’il ne lui reverrait jamais plus la face, l’autre l’avait déjà proclamé haut et fort. Il regardait l’autre en haut sur le balcon du deuxième et lui avait simplement répondu:

– Fais ce que tu veux avec, c’est toute à toé ce beau fric-là!

Sais-tu quoi? Marche jusqu’au parc, il y a une vieille folle qui est assise à côté de la vespasienne. Ça fait longtemps qu’elle ne s’est pas lavée, elle sent pas bon. Amène-là chez vous, prête-lui ta douche. Avec le fric, va lui acheter une belle robe, des beaux souliers à talons hauts qu’on rigole un peu. Rapporte-lui une belle boîte de chocolats Black Magic en chemin, elle capote sur le chocolat. Ensuite, amène-là dans un des petits restaurants à la mode sur Villeray, laisse-la se bourrer dans les tapas. Ça fait longtemps qu’elle se nourrit dans les poubelles de restaurant. Offre lui une bonne bouteille de rouge à cent piastres, le dessert le plus cher, un grand Cognac pour finir.

Et quand le garçon apportera l’addition, payes-en juste la moitié puis crisse ton camp.

– Tu parles d’une fin plate, t’es tellement chien quand tu veux. T’es rien qu’un ci pis un ça, toé.

Olivette bougonnait comme jamais en remettant la boîte de Black Magic dans le sac, en faisant trois-quatre noeuds d’dans et en l’enfouissant en-dessous de la pile de souvenirs pénibles comme promis.

“Ben bon pour toé, Olivette.”

 

Flying Bum

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À Olivette, pour le bonheur de te voir vivre encore.

 

 

 

5 réflexions sur “Les amitiés imaginaires

  1. Moi aussi j’viens d’me payer un cinéma.
    C’était chez nous. Dans ma ville.
    Que je connais depuis qu’chus née.
    J’ai fait un p’tit tour d’Olivette.
    Qui me rappelle vraiment quelqu’un.
    Qui existe pas non plus. Même genre de voix.
    Pis tant qu’à parler de voix…
    Celles des matantes mal aimées. Parce que lentes, autiste sans doute, c’est comme ça qu’ils disaient à l’époque, mais qu’on adore. Celles des mononcles fantastiques qui fatiguent les autres, parce que né aphasique pis pas d’école à cause de ça.
    Mais là je m’écarte, je l’sais. N’empêche que je les entends.
    Bref, oui, du beau cinéma de chez nous.
    Avec un tour d’escalier de triplex. Pis de vie tout court.
    Pis j’ai souri pas mal. Et même gloussé.
    Surtout à la fin. Quand Olivette se fait demander si elle veut une belle fin.
    Pis au vingt ans pas d’son pis pas d’image.
    Pis au rien qu’un ci pis un ça.
    Un beau moment de cinéma.
    Sérieux. Je repasserai.

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  2. « S’imaginer les choses constituait davantage son pain et son beurre, les petits délices de son âme de rêveur », et et encore bien d’autres passages qui sont sublimes. Oh mais comme j’aime ces deux textes! Merci

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