Un temps pour chaque chose

L’Agenda Ironique, défi littéraire, édition de novembre. Voici mon petit grain de sable – le sel ne durcit-il pas les artères? – sur un thème imposé : Un temps pour chaque chose. Autres défis, utiliser le patois du célèbre concombre masqué : Bretzel liquide! et inclure un ou plusieurs anapodotons, je vous laisse le défi de chercher. Et dans mon cas, essayer d’arrêter de faire trop québécois et d’utiliser un français à la portée de toute la francophonie. Voilà.

***

Bien installés sur les rayures vives aux couleurs primaires de leurs serviettes de plage envahies par les seaux, les petites pelles et les moules de tourelles, Adéline soudainement distraite de son portable passait doucement la main dans les cheveux du petit garçon. Blond comme le sable, pensait-elle, qu’il est beau cet enfant – à vérifier, usage du démonstratif cet dans le cas de son propre fils – , pensait-elle les yeux dans le vide.

“Ce n’est pas du tout ce que nous avions convenu,” avait dit Léon, “tes foutues révisions, un temps pour chaque chose, t’as oublié déjà?”.  Son visage était demeuré sans expression, seules ses lèvres avaient bougé. Par-dessus son épaule, Léon fixait Adéline derrière lui directement dans les yeux, leurs deux enfants bien concentrés devant eux sculptant des fenêtres dans un énorme château de sable.

“Pas maintenant, pas tout de suite,” avait-elle répondu. Elle avait soulevé son portable et balayé le sable du revers de sa main avant de le redéposer à sa place devant elle. Elle avait relevé l’écran et s’était replongée dans ses travaux de révision.

Léon avait pris une lente et profonde respiration comme un long soupir de frustration. Il s’était levé et avait agrippé un seau. S’adressant aux enfants il avait crié : “Chasse au verre de mer, chaussettes à clous! Premier qui en trouve un rouge, bretzel liquide!” Les enfants avaient bondi, piétinant sans façon les tourelles du château dans leur précipitation impétueuse et joyeuse vers la grève.

Adéline avait momentanément cessé de grignoter la peau de son pouce et observait Léon et les enfants se lancer à la chasse au trésor. Elle se rappelait leur premier voyage ici, il devait bien y avoir 15 ans de cela. Elle et Léon, seuls, marchant lentement sur la plage en se tenant par la main dans les dernières chaleurs du mois d’août, à regarder le soleil descendre sur le lac. Bien loin, pensait-elle, le temps où la seule idée de vivre avec quelqu’un – n’importe qui, mais aussi lui en particulier – avec qui tout semblait calme et normal, réconfortant, sexy même. Combien tout cela lui semblait étrange maintenant.

“Maman!” criait la fillette en brandissant bien haut une pièce de verre polie chamoirée bleue de la taille d’un franc, “Regarde!”

“Superbe,” avait répondu Adéline du bout de la gueule avant de replonger le visage dans son portable et son pouce entre ses dents, “vraiment belle.”

Un matin encore récent, elle avait bien dit à Léon que ses week-ends leur appartenaient. Les ententes avec les éditeurs appartiennent aux jours de semaine, elle était d’accord. Avant le dîner, encore, elle était d’accord. Puis les échéanciers approchant, une soirée ou deux venaient d’y passer. Son petit déjeuner du samedi se prenait seule dans son bureau à l’étage. Les après-midis au parc avec les enfants sacrifiés dans les allers-retours sans fin de courriels avec les éditeurs. Éventuellement, sa présence se faisait rare. Elle se déplaçait comme une ombre gênée dans la maison après le coucher du soleil. Léon savait qu’elle vivait toujours là à observer ici et là un pommeau de douche qui dégoulinait, une brosse à dent encore humide, une banane de moins dans le régime.

Deux jours avant de partir en week-end, Léon lui avait dit : “Encore une fois, et je me trouve un appartement.” De longues et larmoyantes conversations avaient déjà eu lieu mais cette fois-ci, les yeux de Léon étaient bien secs. Adéline l’avait regardé dans les yeux pour se faire une opinion par elle-même, ils exprimaient toute la fatigue de Léon mais affichaient également toute la clarté et la limpidité de la détermination. Elle avait pris un temps puis avait fini par promettre.

Mais, assise là sur sa longue serviette colorée, tout semblait la distraire et ralentir son travail de révision. Le sable, l’eau, les bouées, les mouettes. Ce chapitre qu’elle ne cessait de relire et de réécrire – peut-être avait-il à voir avec toutes ces choses, sable, chaud, doré, granuleux, granulaire – elle cherchait des mots déterminant le sable. Elle avait même pensé à demander l’opinion de Léon, dans le choix des déterminants, écouter ce qu’il en pensait. Elle avait ultimement senti l’odieux de son idée, heureusement.

Léon l’avait hypocritement observée à distance, à quelques reprises, les deux chevilles caressées par le va-et-vient de l’eau. Il n’avait pas l’air outré ni enragé. Ni même si préoccupé que ça, finalement. Il tendait les mains pour recueillir les trouvailles des enfants ravis de s’amuser avec leur père.

Elle le voyait là, les deux mains tendues devant les enfants radieux de joie. Il avait l’air tout jeune dans son maillot aux couleurs impossibles, jeune et beau. Il semblait constituer le centre de l’image, tout le reste du décor en orbite autour de lui. S’appuyait sur lui. Un appui fiable, solide. Lui, il avait toujours tenu ses promesses, se disait-elle. Elle pensait à ses propres engagements à la fiabilité plutôt variable. Les cheveux de Léon brillaient dans la clarté d’été, sa silhouette dansante dans la lumière aveuglante. Il était déjà midi et le temps filait. Elle s’imaginait se lever, marcher vers eux et se sentir entière et heureuse, l’image d’eux-quatre ensemble, immobilisée dans un superbe instantané enluminé de soleil et d’amour.

Mais l’image aurait pu être plus forte encore.

“Je retourne au chalet, ma pile est à plat, on se rejoint plus tard.”, leur avait-elle lancé en levant les voiles sans se retourner.

Le Flying Bum

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18 réflexions sur “Un temps pour chaque chose

  1. J’aime beaucoup l’atmosphère qui se dégage du récit. Il y a une sorte de résignation manifeste comme un fait inéluctable, la débâcle sans heurt, ni bruit d’une fin annoncée.
    Le tout joliment écrit même si je n’ai pas saisi les anapodotons (mais je ne suis pas encore certaine d’avoir bien compris le sens même du mot !) 🙂

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      • … la seule idée de vivre avec quelqu’un – n’importe qui mais aussi lui en particulier – avec qui …
        L’énoncé initial « quelqu’un » à qui on coupe la parole voit son sens perverti dans la tournure « n’importe qui » puis anéanti dans une autre tournure « lui en particulier ». Il y a là presque un deux pour un dans ce défaut de symétrie évident, donc anapodoton. Et ce sera le seul, n’en cherchez pas d’autres. L’abus dans un texte court de ces figures de style arides relève davantage d’une propension questionnable à faire joli et songé. Celui-ci justifie sa présence en contribuant à la compréhension du texte. Par son asymétrie, il souligne l’ambiguïté des sentiments d’Adéline pour Léon, latente depuis même avant le début du récit.

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  2. Bon jour,
    Je retiens :  » … une banane de moins dans le régime. » … une polysémie bien évidente … un humour qui contraste avec le texte ambiant dont l’hypocrisie, les faux semblants, de ce couple s’impose comme maître et leur fait route par devoir ou par démission …
    Max-Louis

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  3. La francophonie a bien capté cette délicieuse tranche de vie ! je n’avais jamais envisagé un décompte basé sur les bananes, mais le point de vue est intéressant 😀 Merci Flying Bum

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  4. Une tristesse devant l’inéluctable se dessine dès le début. On espère jusqu’au bout, ou presque, qu’elle va se ressaisir, ne pas faire éclater sa famille mais non…
    On devrait peut-être lui dire qu’il existe des batteries de secours portables très pratiques!
    Quant à Paul Piché, je connais un peu (cadeau d’un ami québécois avec aussi Michel Rivard, que je préfère).

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  5. Merci pour l’histoire, j’aurais volontiers découvert des termes québecois ! Je ne connaissais pas le mot chamoiré. J’ai trouvé quelques occurrences sur Internet… Est-ce un synonyme de chamarré ?

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  6. D’acc, merci. Il semble que le terme existait aussi sous cette forme en vieux français, ce qui n’est pas étonnant.

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  7. Bonjour bonsoir ! Je suis ravie d’avoir poussé la curiosité pour cliquer sur ce texte. C’est très bien décrit, et on oscille du début à la fin entre les pensées de l’héroïne et la réalité de ce couple qui se délite, avec une impression même que la narratrice – déformation professionnelle ? – se met en scène dans sa propre intimité, dans ses propres ressentis de la « vraie » vie. Bref, très agréable à lire, belle journée, Sabrina.

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