Le retour de Susanna – intégrale

Ici, en Colombie-Britannique, tout le monde pense que chaque foutue montagne sur une île au large de la côte ressemble à un indien étendu sur le dos. Il y a probablement ici autant de Indian Mountain qu’il n’y a de Lac à la Truite chez nous. – You should see it on the sunset, man, so obvious. On y est, pourtant. Le soleil descend sur Keats Island, Nanaïmo sur la grande île au loin, de l’autre côté d’un bras de mer qu’on appelle Georgia et après, le Pacifique, terminus ouest d’un pays immense mais où tous les habitants ne se sentent pas nécessairement chez eux, pas égal en tous cas. Rien au monde, je le jure, ne peut ressembler à ce soleil cyclopéen et démesuré quand il pose son œil sur la crête des montagnes et descend réveiller l’orient. Rien.

Fuck la silhouette d’indien couché sur le dos, tout le monde a peur des indiens par ici et les gens en voient partout. Et des fuck’n frogs aussi, francophones du Québec, qu’on apprécie davantage à l’est qu’à l’ouest. Qu’on endure parce qu’ils se forcent à baragouiner l’anglais et qu’ils acceptent tous les sales boulots qui répugnent les petits anglos.

Là où l’astre s’en va plonger sous l’horizon, Henri et moi, deux grands voyageurs, on n’aura pas pu y aller. C’est large le Pacifique, pas facile à traverser sur le pouce. On est échoués là, à quinze-cent pieds des vagues, en haut de la côte sur la Gibson Way. Quatre, maintenant. On a trouvé deux autres fuck’n frogs qui se sont cognés le nez sur un océan plus grand que leurs rêves. À quatre-mille-cinq-cent kilomètres de la maison, tout le monde est de la famille.

On partage une petite maison qui a besoin de beaucoup d’amour et son propriétaire nous y accueille sur le bras en autant qu’on lui fournisse gracieusement cet amour si nécessaire. La liste des travaux est longue, l’ambition plutôt courte. L’herbe ici vient de Thaïlande, le haschisch d’Afghanistan. Rien à voir avec la mauvaise herbe de chez nous qu’on peut fumer à la journée longue. Reste à glander, philosopher, rêvasser devant l’océan plus bas et écouter tour à tour, inlassablement, un des deux microsillons qu’un locataire précédent a abandonnés sur place. Boire de la bière. Quatre tortues virées sur le dos.

There’s somethin’ happenin’ here
But what it is ain’t exactly clear
*

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Quand on ne s’en va plus nulle part dehors, c’est qu’on est en train de fuir par en-dedans. À l’âge tendre de dix-sept ou dix-huit ans nous étions des hommes autoproclamés à se décrotter le nez encore avec nos doigts et à aligner les mauvaises décisions les unes derrière les autres. Mais on se débrouillait avec. Dans notre humble demeure de 4 pièces, il y avait là deux chambres d’à peine cent pieds carrés chacune, un révérend presbytérien nous avait donnés quatre lits simples. La répartition facile à calculer. Nous avions décidé de séparer les paires d’amis originales. Seul mon ami Henri avec qui j’avais fait le voyage pouvait venir à bout de Sergio, un rigolo qui avait tendance à inventer les pires plans-catastrophes sous l’effet de substances, même à jeun parfois. Je serais donc co-chambreur avec Tristan, un rouquin qui ne payait pas de mine mais totalement sympathique, un tantinet rondelet et plutôt easy-going, trop parfois. Notre chambre était parfaitement carrée, dix pieds par dix pieds à vue de nez. Au départ, ça sentait comme si la chambre n’avait pas été nettoyée depuis dix ans, ce qui était probablement le cas. Ce serait mon trou à moi pour va savoir combien de temps. On a donc fait un décrottage en règle, Tristan m’avait aidé. Je réalisais ébaubi que j’aurais maintenant à partager mon intimité avec un pur étranger. Peu importe ce à quoi j’aurais pu m’attendre, jamais ça ne ressemblait à ça. Déjà, les présentations…

– “Salut, je m’appelle Tristan, je viens de Pointe-aux-Trembles”, avait-il simplement dit. Oui mais encore?, avais-je pensé dans ma tête de linotte avant de me présenter à mon tour. Et les présentations avaient alors pris une tournure tout à fait burlesque et mémorable lorsque nous avions pris possession de notre chambre. – “Ça te déranges-tu si je dors tout nu? Si je me crosse des fois?J’ai horreur de me masturber sur la bol ou dans le bain.” Avec Tristan, on ne s’enfargeait pas dans les fleurs du tapis, c’était assez direct et spontané. – Tant que t’as pas besoin d’un coup de main de ma part, lâche-toi lousse mon homme. Ma réponse l’avait fait sourire. – T’inquiètes, ch’t’aux femmes, pas de danger.”, avait-il conclu.

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Les jours passaient penauds bien qu’au début c’était un peu particulier de vivre dans une telle promiscuité avec lui. Sa petite routine du soir qui faisait couiner les ressorts de son matelas, le clapoutis de son sperme qu’il lançait sur le côté de son lit et qui atterrissait sur le linoléum, pour ne pas salir ses draps, disait-il. Les soirs où il tenait la grande forme, à en juger par ses gémissements, je remontais mes draps jusque sur mon nez pour être certain de ne pas devenir une victime collatérale de son tir groupé. Après un moment on s’y fait, on se fait à tout. Tout le monde voyageait tout nu à l’heure du lit et faisait ce qu’il avait à faire, quoique cela puisse être. Moi pareil. Les beaux soirs, Tristan, moi et les autres on sortait veiller au pot-à-feu, au quai en bas de Gibson Way écouter les gratteux de guitare et fumer des choses avec eux, faire une petite partie de billard au village. Les soirs frisquets, Tristan nous faisait un concert d’harmonica dans la grande véranda. Ou on restait simplement couchés sur le dos dans notre chambre à se geler la fraise et se conter des peurs. Plus tard, une bière ou huit à l’hôtel de Sechelt les samedis soir. La place était carrément divisée en deux sections, autrefois une section pour les hommes et les femmes accompagnées et l’autre section pour les hommes seulement, comme nos vieilles tavernes d’antan. Maintenant c’était plutôt les canados blancs anglophones d’un côté, les indiens et les québécois francophones de l’autre. Quand en fin de veillée le bordel poignait sévère à la grandeur de l’hôtel et qu’il se mettait à pleuvoir des taloches, je vous jure qu’on était bien heureux de se trouver du côté des indiens.

There’s battle lines being drawn
And nobody’s right if everybody’s wrong
Young people speakin’ their minds
A-gettin’ so much resistance from behind

I think it’s time we stop
Hey, what’s that sound?
Everybody look what’s going down*

Un soir, après un de ces mémorables galas, après m’avoir diplomatiquement demandé ce que j’en pensais, Tristan avait offert le gîte à une mignonne demoiselle shíshálh, un projet qui me semblait un peu démesuré par rapport à la proximité mais surtout par rapport à la largeur de nos lits. Ce soir-là, j’ai longuement veillé dans la cuisine. Puis, les fesses en feu victimes de nos vieilles chaises de bois et les yeux qui fermaient tout seuls, je me suis discrètement glissé dans mon lit. Tristan la tournait toujours comme une crêpe dans tous les sens, la longue gymnastique en solitaire de Tristan valait à la demoiselle autant de parades sur Broadway qu’une jeune fille pouvait en espérer. Et elle chantait fort dans la langue shashishalhem. Lorsque la tempête s’est calmée, j’ai osé sortir la tête de sous mes draps et respirer un peu. Les deux comparses d’Éros étaient assis côte-à-côte sur le lit appuyés sur le mur du fond, nus et visqueux comme à leur premier jour, et fumaient une clope les chevelures et les visages totalement déconstruits. Tristan, spécialement, avait l’air d’en découdre. Le même disque avait joué et rejoué tout le long je ne sais plus combien de fois. Je réalisais ébaubi que la fille me tournait maintenant des yeux de biche. Tristan écrasait lentement sa clope, il m’a regardé et m’a demandé sans même rire un peu : –“T’as veux-tu? Est ben fine mais ch’pus capable!”

Un long automne à l’autre bout du pays à se sustenter de macaroni-soupe-aux-tomates, de bière, à fumer le thaï stick, pas de téléphone, pas de télé, pas de radio, et deux seuls longs-jeux à écouter en boucle mais je ne m’étais jamais senti aussi vivant. Je n’ai jamais revu mon singulier co-chambreur depuis. Bien loin tout ça maintenant mais chaque fois que j’entends une toune de Buffalo Springfield, je ne peux m’empêcher de penser à lui et vous ne pouvez pas savoir comment ça me fout les boules.

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J’ai eu la chance de ne jamais en avoir, une chance que Susanna n’en espérait pas moins. Trop jeune, elle aimait beaucoup trop les hommes. Elle fumait beaucoup trop de thaï stick. Voulant se jeter sur les rails, elle avait tout confondu dans la noirceur du soir et à marée basse s’était échouée en bas du quai dans deux pieds de vase. Ce soir-là, nous traînions sur le quai, Henri, Sergio, Tristan et moi. Tristan, véritable radar à femmes, l’avait vue venir de loin et l’observait ponctuellement du coin de l’œil depuis un moment.  – “Calvaire, qu’est-ce qu’elle fait là?”, avait-il crié en la voyant sauter en bas du quai. Il s’était élancé vers elle à travers le varech échoué et les vases gluantes de la marée basse. Tristan l’avait tirée de sa fâcheuse position et avait ramené la frêle jeune fille dans ses bras dans notre maison plus haut sur Gibson Way.

Susanna avait troqué son corps maigrichon contre une pleine barge d’illusions, dompée sur elle par un beau touriste de passage et elle portait maintenant son enfant. Tristan et elle avaient définitivement besoin d’un bon bain chaud, ils puaient le diable tous les deux. Sans aucune espèce de pudeur inutile, chose que Tristan ne connaissait pas de toutes façons, il l’avait déshabillée et avait fait de même. Elle n’était pas du tout farouche dans les tristes circonstances. Il l’avait tout bonnement suivie dans le bain pour soigneusement les débarrasser tous deux de l’odeur de poisson, de vase et de varech. Et lui donner une chance de se réchauffer. De raconter son histoire.

Grand conciliabule dans la cuisine. Pendant qu’Henri préparait du thé bien chaud et cherchait de quoi la faire grignoter, je m’occupais de mettre les vêtements de Tristan et de Susanna dans la laveuse. Sergio se roulait une clope au bout de la table, incapable de la moindre occupation domestique. Je suis ensuite allé chercher la robe de chambre de Tristan et la mienne pour leur sortie du bain. Maintenant réunis tous ensemble autour de la table, sirotant un thé bien chaud et bien enveloppée dans ma robe de chambre, Susanna pleurait sa vie, ses petites épaules assaillies par des soubresauts incontrôlables. Il n’était pas question qu’on la laisse repartir.

Susanna était une employée de maison chez un riche villégiateur de la côte et on l’avait remerciée dès que sa condition était devenue visible. Tout son bagage était dans des casiers consignés au terminus maritime du traversier de Langdale. Tristan, entre autres stratégies, revendiquait le droit de voir personnellement à sa protégée. J’ai cédé mon lit à la pauvre fille et j’ai dormi dans l’horrible divan bancal du salon. Le lendemain, nous l’avons accompagnée à la gare maritime récupérer ses choses et ensuite nous sommes allés au sous-sol de l’église presbytérienne chercher un autre lit pour moi. Un bon trois heures de marche.

Tout l’automne et une partie de l’hiver, nous avons appris à la connaître. Elle était une jeune femme adorable. Tristan en prenait le plus grand soin et avait mis un terme temporairement à sa gymnastique du soir, ou il allait faire ça ailleurs quelque part et se gardait bien d’incommoder Susanna d’aucune façon. Nous l’avions nourrie, dorlotée, déniché pour elle et le petit tout ce dont ils pourraient avoir besoin. Tristan s’attardait patiemment à lui apprendre des rudiments de français. Après un temps, elle nous avait pondu un garçon minuscule comme sa mère et mignon comme tout. Susanna lui avait donné nos quatre prénoms en signe d’affection. Mais nous l’appelions tous tendrement la petite échalote. Mine de rien, un si petit enfant avait transformé notre piaule de marginaux en un foyer particulier. Les travaux avaient maintenant pris un rythme de croisière qui faisait la joie du propriétaire qui débarquait parfois avec des choses pour le petit et sa mère. Drôle de famille quand même.

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La véranda avant était maintenant trop froide pour continuer d’y installer l’échalote qui s’enrhumait à rien. Mais Susanna l’y installait quand même, bien emmitouflé dans les doudous de son petit ber. Quand la petite échalote avait de la difficulté à s’endormir, Tristan lui jouait de l’harmonica magique et le petit partait rejoindre les anges. Susanna allaitait toujours l’échalotte, les laits synthétiques étaient hors de prix pour son budget de misère. Elle essayait de fumer le moins de cigarettes possible, Susanna se demandait si c’était vraiment néfaste de fumer tout en allaitant l’échalote. O tempora, o mores. Le petit n’avait pas beaucoup d’appétit. Elle se demandait aussi si c’était indiqué de continuer à prendre sa teinture de lobélia, un produit naturel pour son asthme mais qui semblait constiper le petit. Elle mangeait continuellement du kale et du chou rouge pour essayer de le débloquer. Il faudrait bien qu’elle voit un médecin maintenant, mais aussi de façon régulière, mais les soins et les médicaments étaient toujours hors de prix.

Tristan s’était trouvé du travail à contrat à Vancouver, plutôt payant, on l’appelait de façon de plus en plus régulière compte tenu de son talent assez exceptionnel. Il tournait des scènes porno. Il n’avait qu’une seule idée derrière la tête, le confort matériel de Susanna et de la petite échalote. Susanna nous laissait toujours s’occuper d’elle et du petit mais recevoir de l’argent directement l’indisposait toujours. Elle considérait qu’on faisait bien plus que notre part pour elle et l’échalote et que bientôt elle pourrait retrouver un emploi et pourvoir à leurs besoins. Elle harcelait Tristan qu’il la recommande à ses producteurs de films olé-olé mais non seulement son physique était-il plutôt ingrat pour le travail mais pour Tristan, il était hors de question que tout salaud d’acteur porno ne mette ses pattes sur elle. Susanna était tout le temps sur le cas de Tristan et à force d’insister, il lui avait obtenu quelques contrats comme fluffer. Une fluffer est la personne qui, dans l’industrie, est chargée d’initier et d’entretenir entre les scènes, avec ses mains, la vigueur des acteurs masculins. Il n’était pas question, par contre, que Susanna travaille sur les mêmes scènes que Tristan, il avait été formel là-dessus. C’était un boulot étrange mais assez bien payé. Lorsqu’elle avait des mandats, Tristan tenait à l’accompagner en ville et voyait de près à sa protection. Henri et moi nous occupions de l’échalote maintenant au biberon et aux purées.

Le petit ne manquait plus de rien et grandissait à un bon rythme mais n’était toujours pas très enveloppé. Henri, intello incorrigible, s’assurait de lui enseigner des choses bien au-delà de l’entendement d’un garçon de six mois mais le petit était très allumé. Moi j’observais l’océan, les cachalots, les grands et les petits bateaux, les beachcombers qui ramenaient leurs énormes billots, en berçant le petit sur la véranda, je m’occupais aussi des sales boulots qui viennent avec un poupon aux couches.

Puis un jour, un bel acteur porno hindou nous avait volé le coeur de sa mère. Susanna le voyait dans sa soupe, son bel oriental aux belles manières. Après un temps, le bellâtre s’était trouvé un agent et était régulièrement appelé à Bollywood, nouvelle capitale du cinéma indien encore naissant, où il n’avait plus à se mettre tout nu et baiser des actrices, la plupart lesbiennes par dégoût et désagréables au possible. Susanna tournait en rond comme un ours en cage lorsqu’il partait tourner aux Indes. Son bel acteur faisait des tabacs dans son pays, beaucoup de fric, et elle était finalement partie avec lui et l’échalote s’installer à New Delhi.

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Une nuit sombre sans lune, un village désert, une pluie froide de l’ouest qui nous pourrissait la vie d’octobre à février. Tout ce que j’avais pu trouver, une grosse bicyclette de livraison qui passait ses nuits appuyée sur le mur de la petite épicerie du village. Il ne faisait aucun doute que si la patrouille de la GRC était passée par Gibson Way cette nuit-là, les agents se seraient tapés chacun une belle thrombophlébite. Je m’arrachais le coeur et les tripes sous la grosse pluie battante à grimper la côte en poussant de peur et de misère les guidons du gros bicycle volé, Tristan écrasé dans le panier, les jambes et les bras ballotant de chaque côté, sa carcasse molle et ses fringues empestant le poisson, la vase et le varech. Ça ou un cadavre repêché dans un marais, pareil. Il avait passé une bonne partie de la nuit à jouer de l’harmonica magique au bout du quai sous la pluie mais ni l’échalote ni Susanna n’étaient revenus l’écouter. Je l’ai trouvé couché sur la grève, inconscient et empestant l’alcool. Je l’ai ramené à la maison et je me suis occupé de lui. Encore une fois. Et d’autres fois encore.

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On avait tout réaménagé comme avant, avant Susanna, avant la petite échalote. C’était mieux ainsi pour tout le monde, spécialement pour Tristan. On était aussi redevenus co-chambreurs, comme avant. Mais jamais plus vraiment comme avant. Tristan ne sortait plus de la maison et c’était très bien ainsi pour lui, pour moi aussi. Il s’investissait avec zèle dans les travaux de rénovation qui achevaient maintenant et nous entraînait avec lui dans son bel empressement au travail. On aurait pu croire qu’il préparait la maison pour le retour de Susanna. Nous voyions venir le jour où la maison serait entièrement Spic’n Span et que le propriétaire voudrait récupérer un retour sur son investissement, nous voir partir.

Au début, quelques lettres, quelques nouvelles de Susanna et de l’échalote étaient venues sporadiquement. Puis, plus rien. Le temps dans sa course aveugle finit toujours par guérir un tant soit peu les blessures des uns et des autres, pousser encore et toujours les rêveurs vers de nouvelles aventures, ramener les plus nostalgiques chez eux.

J’ai réussi à convaincre l’aide sociale de m’offrir le billet de train et je suis revenu le premier à la maison, pas nécessairement guéri de la peine d’amour et de la crise existentielle profonde qui m’avaient poussé vers l’ouest. Mais j’ai bien appris ma leçon. On n’oublie les chagrins les plus cruels qu’en les remplaçant par de bien pires encore. Je sais pour les avoir croisés occasionnellement que Sergio et Henri sont rentrés un peu plus tard dans le même hiver. Je n’ai plus jamais revu Tristan.

À l’échelle du cosmos, une ridicule nanoseconde aura fait de nous des hommes à la tête blanche pleine de toutes les nostalgies du monde, le coeur toujours capable de s’enflammer encore et encore quitte à se brûler comme de stupides papillons sur les lampes à l’huile.

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Toujours, les gens là-bas pensent que le soleil couchant dessine dans le ciel la silhouette d’un indien couché sur le dos. Et l’indien leur cache encore et toujours l’essentiel. En bas de Gibson Way, au bout du quai du bout du pays, chaque soir que l’éternité ramène, l’astre du jour descend se faire l’œil de feu d’un cyclope géant qui offre le plus hallucinant des spectacles ne serait-ce que pour un seul vieil homme assis là, contemplatif, les pieds pendant au-dessus de la vague. L’œil immense aux couleurs de braises descend toujours là où bien d’autres avant et après nous n’auront jamais eu la grâce de mettre les pieds, butés sur l’immensité du Pacifique qui aspire les rêves dans ses marées incessantes. L’astre disparaît sous l’horizon pour aller réveiller d’autres rêves d’orient, les îles chaudes et enchanteresses de Gauguin, ses merveilleuses thaïtiennes, les bienveillantes geishas du Japon, les grands maharajas, tout l’or de la Birmanie, la grande muraille et les trésors persans, les hommes superbes enturbannés sur leurs chameaux, les femmes fabuleuses rivalisant de grâce et de beauté, leurs enfants aux yeux de lumière. Une petite échalote métamorphosée sous le ciel de l’Inde en un homme superbe, fort et grand, qui porte encore mon prénom et celui de mes amis, sa mère Susanna qui a tendrement veillé sur lui.

Toujours, en bas de Gibson Way, au bout du quai du bout du pays,

chaque nuit un vieil homme souffle dans son harmonica,

attend toujours le retour de Susanna.


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

*For what it’s worth, Buffalo Springfield, Stephen Stills (auteur-compositeur)

6 réflexions sur “Le retour de Susanna – intégrale

  1. C’est franchement beau, Luc.
    L’entendre la lire, que je me suis dit, y a ben des chances que ce soit beau.
    J’écoute souvent des nouvelles et des poèmes le soir dans mon lit, pour me laisser partir dans le sommeil. Ceux du New Yorker en particulier.
    Dans la série « The Writer’s Voice », on entend des auteurs qui lisent une de leurs nouvelles à voix haute. C’est souvent vraiment l’fun.
    Bref, en lisant cette nouvelle (à voix haute par moments…), je me suis dit que ça coule, que c’est rythmé et coloré… et que je t’écouterais bien la lire.

    Sur un livre, parmi (je dis bien parmi) les phrases que je mettrais en quatrième de couverture :
    « J’ai eu la chance de ne jamais en avoir… »
    « À l’échelle du cosmos, une ridicule nanoseconde aura fait de nous des hommes à la tête blanche pleine de toutes leurs nostalgies et le coeur toujours capable de s’enflammer quitte à se brûler encore et encore comme de stupides papillons sur les lampes à l’huile. »…
    « En bas de Gibson Way, au bout du quai du bout du pays, chaque soir que l’éternité ramène, l’astre du jour descend se faire l’œil de feu d’un cyclope géant qui offre le plus hallucinant des spectacles ne serait-ce que pour un seul vieil homme assis là, contemplatif, les pieds pendant au-dessus de la vague. »

    Belle semaine, Luc.
    Dans ta Naudière.

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    • Merci Caroline, ton écho me rassure. Tu sais quoi? Je lis toujours mes phrases à voix haute à mesure que j’écris, je me dis que si ça gratte dans mes oreilles, ça va gratter aussi dans l’oreille du lecteur. Et on ne veut pas ça. Mais pour les lire à d’autres, je laisse ça aux pros, des gens bien formés avec des voix particulières. Bonne journée.

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