Chacun sa cage

En arrière de mon école élémentaire, au fond de la cour, il y avait une grosse cage en acier rouillé. Innocent enfant, je pensais qu’un cirque quelconque s’était débarrassé d’un vieil ours et de sa cage, trop vieux pour continuer de faire des pitreries devant une foule d’enfants morveux et ravis. Que l’ours était mort depuis et que la cage rouillait tranquillement là où on l’avait abandonnée. Sa porte maintenant soudée, on était tous embarrés dehors. Grande gueule, je racontais l’histoire de l’ours aux copains qui m’écoutaient ébaubis. Je lui avais inventé un nom de scène, un costume, essentiellement un tutu bleu poudre et un chapeau-melon rouge, toute une histoire à coucher dehors. À l’époque, nos mères nous menaçaient de nous vendre au cirque si on racontait des mensonges, lorsque nous étions particulièrement turbulents ou si on avait fait des coups pendables. Moi enfant, j’écoutais fidèlement une vieille émission, l’enfant du cirque, sur la grosse télé noir et blanc en bois du salon familial et je pense bien que cela ne m’aurait pas dérangé qu’elle mette ses menaces à exécution. Au contraire, je me voyais, heureux, ouvrir la parade du cirque sur la rue principale d’une ville inconnue au son de la fanfare, monté fièrement sur mon éléphant tout décoré de diamants à trente sous avec mon fidèle ami le singe Corky.

J’ai appris beaucoup de choses depuis. Et j’en ai malheureusement désappris un bon lot. Des souvenirs qui ne se présentent plus que par bribes évanescentes. Des gamins, des gamines, leurs noms, leurs visages. Dans le temps où on brûlait les ordures dans de grands dépotoirs à ciel ouvert qui attiraient les garçons en mal d’aventure ou à la recherche de bonnes roues pour se construire des boîtes à savon. Ils y côtoyaient sans trop de méfiance quelques ours à la recherche de bons restants de table à rapiner. La cage en grillage rouillé avait servi pendant de longues années à incinérer les poubelles de l’école. Je sais ça, maintenant. Je maintiens l’histoire de l’ours, je la préfère de loin a de vieilles grammaires incinérées.

Je ne saurais dire pourquoi au juste, je sais que certaines journées chaudes nous grimpions sur la cage brûlante, un ciel bleu sous un soleil de plomb avec de rares nuages faméliques qu’on s’imaginait prendre la forme de lapins ou de grenouilles. Un vent puissant et chaud qui soufflait sur nos jambes pendantes un sable piquant qui parfois nous attrapait aussi les yeux. Nos doigts endoloris et rougis par la rouille. Le derrière de nos cuisses brûlées par le métal.

Une fille. Suzanne? Hélène? Assise sur le rebord de la cage les pieds pendants qui tambourinaient lentement un rythme bien régulier sur le grillage rouillé, un sourire radieux, craquant, les épaules dorées qui sortaient de sa camisole et suivaient le tempo. Ses cheveux dans le vent. Une chanson qu’elle chantonnait. Un air, des mots que je connaissais à l’époque mais dont je suis incapable de me rappeler. Idiot. Elle souriait à me paralyser et puis, quand nos regards se croisaient, que la chaleur de nos bras se frôlaient plus brûlante qu’un feu de forêt, son visage qui rougissait comme si la température s’était affolée, qu’elle s’était mise à grimper sans avertir. Je me rappelle en train de ressentir que quelque chose était sur le point de se produire, là sur une cage abandonnée où un ours émanant de mon esprit avait été cruellement laissé pour mort. Je gardais ma main bien appuyée sur le bord de la cage, ma main qui frôlait sa cuisse, mon bras qui se consumait sur le sien et j’attendais qu’elle prononce un mot. Mais il n’y a qu’un silence qui me revient, le chant d’un frédéric et un long silence. Et l’air de la chanson qui ne me revient pas et les mots que j’ai oubliés.

Quelquefois quand l’insomnie me prend, je me triture les méninges douloureusement pour les retrouver. Même après tout ce temps. Et plus les années passent, plus la douleur est grande. Des fois je pense que si je l’entendais ne serait-ce qu’une fois, tout me reviendrait par magie. Des fois je crois que si ça ne me revient pas avant de mourir, mon âme va errer aux portes du ciel éternellement en attendant de m’en rappeler, comme une punition ou un mot de passe secret pour accéder au paradis. Mes plus belles mémoires privées de leur trame sonore. D’autres fois, je me traite simplement de vieux con.

J’étais dévasté cette fois-ci. On avait disposé de la vieille cage rouillée derrière ma petite école. Après toutes ces années d’occupation pacifique, on aurait bien pu la laisser là, en hommage à tous ces souvenirs d’enfants, par respect. Des herbes folles avaient récupéré l’espace, on y avait gagné quoi? Il fallait que je l’enterre, que j’enterre mon ours en tutu bleu, mes chaudes journées d’été ensoleillées et une craquante jeune fille, sa peau brûlante, qui chantonnait cet air au rythme de ses pieds sur la grille et ces mots que j’ai oubliés. Mon enfance avec, tant qu’à creuser un trou.

La serveuse du Capitol, une lointaine cousine, qui me voyait revenir après tous mes pèlerinages et à qui j’ai raconté mon histoire assez souvent pour l’écoeurer, avait déposé devant moi le bottin téléphonique, pour en finir. Elle m’observait, été après été, revenir ici, sortir un trente sous de ma poche et le tenir serré entre le pouce et l’index devant la craque du juke-box et tourner les plaquettes de la première à la dernière, encore et encore, à la recherche d’un titre de chanson. C’est une petite ville ici, les gens sont généralement assez stables, cherche, elle vit probablement encore ici. Et je regarde le bottin, pathétique. Une partie de moi désirait ardemment en finir, l’autre retenait ma main, n’osait pas ouvrir ce bottin.

Jamais, je n’ouvrirais ce bottin par crainte de ce que j’y trouverais davantage que la crainte de n’y rien trouver. Autant que mon âme erre pour l’éternité aux portes du ciel plutôt que de remplacer ma précieuse image par celle d’une vieille femme inconnue, grisonnante et fadasse, qui chantonnerait en faussant une vieille toune que je réaliserais déjà connaître par coeur.

La vérité peut se faire si cruelle pour nos mémoires.

Et ma mère, sans le vouloir vraiment, m’avait déjà vendu au cirque.

Flying Bum

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5 réflexions sur “Chacun sa cage

  1. Encore une magnifique histoire qui s’en va vivre sa vie d’histoire… D’imagination en souvenirs, avec les creux et les bosses, les dits les non dits. Vraiment ça vaut le coup d’errer avant ou après pour côtoyer encore un brin tous ces récits, être un peu de l’âme d’où elles viennent…

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  2. Je l’ai vue la fille, claire comme de l’eau de roche, avec les pieds pendants qui tambourinaient…
    Pis moi, l’enfant du cirque, je l’aimais aussi, mais je l’avais complètement, mais complètement oublié… (à ma défense, cette partie-là de mon disque dur est peut-être saturée de paroles de chansons et de leur musique – j’suis toujours surprise quand elles remontent d’un coup, out of nowhere, une vraie machine)
    Bref, tes souvenirs, même ceux du sable qui fouette les jambes, ouf, ça me fait quelque chose en dedans… J’me dis que j’dois pas me triturer assez les méninges la nuit quand j’dors pas…
    Chapeau m’sieur Luc.
    P.-S. Pour moi, c’est une mauzuss’ de belle histoire. Tendre comme je les aime.

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