Oublie ça, Léon.

 

Tandis que les autres demeuraient silencieux, il se mit à aller et venir, fouillant dans tous les tiroirs. Toutes les commodes, tous les placards. Sous les lits. -Impossible de retrouver mon maillot, pensait Léon frustré mais calme. –Mes sandales non plus. Oublie le maillot, Léon, nous sommes en janvier. Le maillot et les sandales. Oublie ces gens, oublie cet endroit. Oublie la côte, le paysage comme une huile sur canevas et les herbes sur les dunes tirées à grands traits de pinceau, les goélands en rase-mottes sur les vagues bleu-vert de l’Atlantique.

Oublie le ratisseur qui filtre tout ce sable à la recherche de son trésor, le couple, probablement en lune de miel, qui marche chaussures à la main à la limite de l’écume, le garçon qui creuse les douves autour de son château à tourelles en créneaux qui s’effrite lentement sous la force tranquille de l’eau, la fillette qui cueille galets et coquillages comme on cueille les roses.

Oublie ton condo plein de p’tits vieux comme toi, oublie la longue marche pour voir clair dans tes pensées. Oublie comment quatre virages à droite te ramèneront à la case départ, comment tu as dérivé, passé devant les maisons recouvertes de vinyle qui imite mal le bois, des lots vacants, des devantures de commerce – une boucherie, une pharmacie, un salon de barbier qui s’appelle Chez Bob et où, peut-être, tu t’es jadis fait couper les cheveux, fait raser la barbe. Où tu as peut-être un jour discuté de sport, de politique, de femme, de météo, du bout de la gueule, sans trop t’étendre sur chaque sujet. Oublie Chez Bob, Léon.

Je m’attache très facilement, pense Léon. Mais que le diable l’emporte, que le diable emporte Chez Bob.

Oublie les gens que tu as croisés, Léon, comme ceux que tu n’as jamais croisés. Oublie Raoul, ce bon ami qui ne t’a jamais remis ce livre emprunté un jour. Ou était-ce un DVD? Oublie le DVD, Léon. Oublie le livre. Oublie tes parents depuis longtemps disparus, oublie ta sœur que tu n’as jamais connue, oublie les bébés nés bleus. Oublie ta douce, Éveline.

Merde.

Adéline, c’est Adéline son prénom mais tu l’as toujours appelée ton ange. Oublie ton ange, Léon. Oublie Adéline. Oublie comment elle cherche toujours ta main le soir sous les céphéides, dans la balançoire, malgré les années, comment elle entrelace ses doigts dans les tiens, comment elle ferme ses yeux pour murmurer un air familier – quel air familier? – un air doux et apaisant comme une berceuse.

Oublie tes fils – Georges et Henri? Oui, Georges et Henri. Oublie-les, leurs conjointes, leurs enfants – tes petits-enfants. Oublie tous ces gens, Léon.

Oublie 1957, oublie 1965, oublie 2021, oublie la nouvelle année 2202? 2220? 2002?

Oublie-toi toi-même, Léon, oublie ton esprit cartésien à cette étape de ta vie (a) qui se retrouve sur un autre point (b) incapable de résoudre le problème faute de temps (t), question de distance (d) ou à cause d’une variable imprévue (x).

Oublie x, le temps n’est plus à se revancher contrit contre x.

Oublie le médecin, sicaire ou assassin, sa salle d’examen – plancher de tuiles blanches, murs blancs, espace blanc, blanc de mémoire.

Oublie les questions : Qu’avez-vous mangé ce midi? Qu’avez-vous fait le week-end dernier? Le week-end d’avant? Oublie le diagnostic, Léon, probablement l’Alzheimer.

Probablement? Oublie probablement, Léon.

Oublie ceci : plus tu essaies d’oublier, plus tu te souviens. Alors oublie tout. Toute cette sorte de choses. Oublie sur-le-champ cet endroit même – l’ombre des dunes qui s’allonge lentement vers la mer, toutes ces mouettes alignées dans le sable dans un drôle de garde-à-vous le bec sous une aile, oublie ces mouettes, Léon, le château du garçon vaincu par le revif de la vague et la froide caresse de l’écume sur ses ruines humides et aplaties.

Oublie ton oeil d’artiste, Léon, celui qui scrute de chaque côté de l’horizon, celui qui cherche dans la perspective sans fin tous les points de fuite imaginables.

Oublie tout ça, Léon.

 


Flying Bum

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Texte soumis à l’agenda ironique de janvier qui se tient chez Lyssamara. Ici :

Lyssamara

Les parties en gras sont les mots imposés par le thème.

En en-tête, extrait du Café de la plage, Régis Franc

23 réflexions sur “Oublie ça, Léon.

  1. J’aime bien votre Léon et son rythme d’avenir! Cet homme, sous ses airs un peu débonnaire, il en « a sous la pédale ». Votre texte est exactement à ma taille de lecture ! Et merci d’avoir brisé la glace, j’étais assez terrorisée à l’idée de proposer un sujet qui laisse froid (pour rester dans l’degré ).
    😀

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  2. J’ai bien aimé le dessin qui illustre bien cette histoire. Il est vrai que plus on cherche on ne trouve pas ce qu’on cherche..mais souvent autre chose oublié depuis longtemps.

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  3. Un texte qui déploie très agréablement sa « petite musique triste », un texte qui me fait penser à ma mère (atteinte d’Alzheimer), une très belle écriture…
    Bref, un texte que je ne risque pas « d’oublier »…:-)

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  4. Beau texte, que je ne suis… pas prête d’oublier ! Tous les mots y sont, bien placés, fluides, pour un écrit finalement tendre malgré la tristesse qui transparait… bien joué ! Belle soirée, Sabrina.

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  5. Bonjour,
    Un très beau texte, plein d’émotion et qui ne s’oublie pas une fois qu’on l’a lu. Je sens que je vais repenser encore un moment à ce Léon et à sa vie qui peu à peu s’efface et se mélange. Belle et douce journée !

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