Un buste titanique

Léon aurait bien aimé avoir de la glace alors il ouvre le congélateur d’Adéline et c’est là qu’il les a trouvés. Des douzaines et des douzaines, emballés dans du papier d’aluminium chacun avec sa petite étiquette – Georges, Henri, Étienne…– Tous relativement de la même grosseur. Plus gros qu’un pouce, pense-t-il alors qu’il entre sa main dans le congélateur pour mettre le sien contre un des emballages pour comparer. Oui, mais des plus gros et des plus longs aussi, doigts ou doigts de pied, pense-t-il, rien d’autre dans le congélateur. Il en soupèse un discrètement.

“Alors, Léon,” dit Adéline. “Tu le déballes, celui-là?”

Léon s’empresse de replacer Julien à sa place parmi les autres. Il soulève son verre de Southern Comforth. “Y’a pas de glace?”

Elle fait signe que non et Léon referme la porte du congélateur.

Léon trempe ses lèvres dans le Southern Comfort en zieutant hypocritement l’énorme buste d’Adéline dont le décolleté assez plongeant laisse Léon voir deux gigantesques galbes blancs, tout juste s’il ne voit pas les mamelons aussi.

“Alors, tu es prête, on y va maintenant?” demande-t-il à Adeline.

“Non, pas tout de suite,” répond Adéline en ramassant son verre à elle, “on se beurre la gueule un peu avant?”

Merde, pense Léon. Une partie de lui-même pourrait bien finir au congélateur d’Adéline avec sa petite étiquette qui dirait Léon. Il se sent beaucoup moins motivé maintenant que lorsqu’il avait vu la photo –le buste, ô mais quel buste– d’Adéline sur l’application de rencontres. Ils se sont rencontrés dans un site spécialisé, sur la page de discussion réservée pour les gens aux prises avec des troubles paniques. Paniquée au théâtre recherche paniqué au centre commercial pour une soirée sans paniquer au cinéma en plein air, et plus si affinités.

Ils ont dansé dans la cuisine, dansant sournoisement leur route vers la chambre à coucher d’Adéline. Diana Krall, Glenn Miller, Michel Legrand. “On se retrouve ensemble parce qu’on panique et qu’on s’enfuit au moindre caprice de nos humeurs, n’est-ce pas?” demande Adéline. “Oui,” répond Léon intrigué. “Si seulement on pouvait arrêter le temps,” dit Adéline, “si seulement la terre s’arrêtait gentiment de tourner.”

C’est là que Léon comprend, qu’il fait les liens, la musique, les affiches des frères Marx, sa broche de perles, sa coupe balai avec la frange au carré, ses bas roulés. Au bas de sa jupe, ses genoux blancs qui absorbent la lumière, Léon s’imagine des jarretelles, un corset, de la dentelle.

Sous l’habile gouverne d’Adéline, la danse dérive irrémédiablement vers la chambre à coucher, elle ouvre la porte, Léon la suit docilement comme hypnotisé par les mamelles gargantuesques. Elle marche lentement vers la fenêtre. Elle va à la recherche d’une chose dans le coin de la pièce.

“Mon perroquet. Zappa. Frank Zappa,” dit-elle sans se retourner. Elle ouvre la cage, tend un doigt. De sa main libre, elle se déboutonne et défait l’agrafe de son soutien-gorge. Zappa agite ses ailes laissant voir ses longues plumes jaunes et bleues. Léon est ébaubi. Ce buste, ouf. Deux énormes lolos relativement fermes pour leur taille.

“Parfois, Zappa est mon unique source d’affection.”

Elle installe le perroquet au centre de sa poitrine, le pousse profondément dans ses montagnes de chair blanche et le mouvement des ailes de Zappa s’arrête totalement, plus un flip flap, plus un couinement. Léon a peur pour Zappa. Puis elle le libère, le retourne sur son perchoir et referme la porte dorée.

L’oiseau baragouine un brin et Léon s’imagine qu’il vient de dire Ouf, enfin en sécurité.

Des coussins en forme de billots l’encerclent lorsqu’elle se dresse sur les genoux au centre du lit, son énorme buste relevé qui défie la gravité, les bras grand ouverts. “Alors, qu’est-ce que tu penses de moi, comme ça?”

“Est-ce que je peux être franc avec toi?” dit Léon.

“Vas-y, exprime-toi,” répond Adéline qui bouge subtilement ses épaules pour donner vie à son buste affriolant.

Léon cogite sérieusement. Jérôme, Paul-André, William. Même Frank. Elle le roulerait lui aussi tout entier dans du papier d’aluminium, inscrirait Léon en travers sur sa poitrine, le coucherait dans un énorme congélateur à la cave. Garderait le meilleur dans un petit emballage pour le congélateur de la cuisine.

“Je crois que je pourrais tomber en amour avec toi,” risque-t-il vaincu par autant de chair, qu’est-ce t’en penses?”

“Fascinant,” qu’elle répond alors que ses bras attirent Léon vers elle, tire son visage dans le vaste canyon de chair chaude entre ses seins. Elle l’y enfonce le plus profondément qu’elle peut, et elle peut vraiment, beaucoup. Le coeur de Léon se met à battre la chamade, tous ses membres en tremblent, son souffle comme une montée de panique commence déjà à appeler la libération.

Oui mais encore, elle l’enfonce toujours plus dans sa chair, encore plus longtemps, plus profondément, les battements du coeur d’un Léon affolé accélèrent, ses membres vibrent à l’unisson, quel buste! Son agitation, son souffle désespéré tout risque de s’arrêter.

Si seulement il pouvait se tenir tranquille, pense Adéline, cesser de bouger comme Zappa, les deux bras coincés entre les siens, de paniquer la tête disparue dans ses seins.

“C’est toi qui commences à pépier, là, mon beau Léon?” qu’Adéline demande à Léon en souriant méchamment.

Elle le serre encore plus fort et elle sent la vibration de ses membres cesser, le battement de ses bras s’arrêter, de ses jambes.

De son coeur aussi.


Texte proposé à l’Agenda Ironique de février qui se tient chez “Nervures et Entrailles” sous le thème partie du corps, ici : https://josephinelanesem.com/2022/02/01/le-diable-au-corps/


Le Flying Bum

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