Aaaaaprochez mesdames et messieurs! Aaaaaprochez!

 

La femme-serpent, quelle fumisterie! Nous avons attendu en ligne une grosse demi-heure à travers une file de sans-dessins surexcités. Des garçons en avant de nous donnaient des coups de pieds sur les barreaux de la cage, cognaient leurs grosses bottes au sol. Ce que nous avons vu, un long corps articulé en carton-pâte, la tête d’une femme dont on se doutait bien que le corps était dissimulé sous un faux plancher, mal maquillée et mal agencée aux écailles peintes du serpent. On se fiait sur un éclairage blafard pour faire passer la pilule. “Bidon ! Bidon !” criait Adéline, “c’est comme s’ils ne s’étaient même pas forcés juste un peu !” Je riais, comme soulagé.

 

Nous sommes sortis, déçus, et nous sommes passés à la tente suivante qui annonçait la plus petite femme au monde. Nous avons ratissé le fond de nos poches et nous avons réuni une cagnotte pour s’acheter les billets d’admission. Ici, il n’y avait pas de file d’attente.

 

Aaaaapprochez, mesdames et messieurs, approchez.

 

Le guichetier? La guichetière? Possiblement un adolescent blasé qui s’était trouvé un boulot à la foire cette semaine-là, peut-être un vieillard qui se cachait, honteux de son plan de carrière peu reluisant, aucun souvenir.

 

Nous sommes entrés dans la tente – toute rouge et poussiéreuse, l’air épais avec des relents de friture et d’animalerie. Nous nous faufilions dans les dédales de l’attraction en examinant chaque affiche et panneau sur notre chemin. “Ça n’annonce rien de bon, ça va être bidon encore!” affirme Adéline. Les affiches ont des formats disproportionnés, des trucs de cinq ou six pieds de haut. Nous sommes devant un tableau qui décrit la taille normale d’une femme, des flèches pointent vers des organes. Pas à l’échelle, indique une plaquette.

 

L’affiche suivante est plus petite, de grosses lettres en rouge proclament Modèle à l’échelle. Les contours d’un corps minuscule y sont tracés. “Ça ressemble aux silhouettes tracées au sol dans les films policiers, le contour d’un cadavre,” dit Adéline. Elle touche l’affiche, ses doigts effleurent le cœur de la silhouette. Des flèches pointent vers les organes sur l’affiche, les comparent à des objets de tous les jours. “Son cœur est de la taille d’une cerise de France!”

 

Je demeure sceptique, pas du tout impressionné.

 

Nous contournons un mur de toile rouge et nous apercevons enfin une table dans une pénombre artificielle. La réplique d’une petite maison est positionnée au centre, comme un décor de théâtre minuscule. Un rectangle de vinyle presque transparent nous empêche de pénétrer plus loin. Des panneaux sont peints pour ressembler à un mur avec des fenêtres et des rideaux. Dans la fenêtre, un décor peint sans la moindre profondeur qui représente un ciel clair, un pommier en fleurs, des nuages duveteux. Une lampe, comme une petite lampe de lecture, est accrochée au haut du panneau, sa lumière faiblotte dirigée vers le centre du décor.  

 

Une petite chaise berçante au milieu de la scène. Et là nous la voyons, une petite femme, plus petite que petite, trop irréelle pour l’appeler femme, même petite. La taille d’une des poupées qu’Adéline a déjà reçue en cadeau, un genre de cow-girl qui venait avec un livre d’aventures de l’ouest.

 

Devant elle, sur un panneau est écrit : Elle ne parle pas français. Ne pas lui parler.

 

Mes yeux se promènent entre l’affiche et elle à la recherche d’autres indices, d’autres trucages. Sa peau est brun-rougeâtre comme la couleur de mon crayon de bois favori, rouge brulée, brun terre cuite. Sa peau lisse est brillante malgré l’éclairage avare. Ses cheveux sont tirés vers l’arrière, tressés, noués avec des bouclettes probablement chipées à une poupée. Ses yeux sont tellement brillants. Est-ce que je l’ai vue cligner?

 

J’ai senti Adéline se heurter contre moi, accidentel? Nerveux? L’envie de courir – vers où? je la sens moi aussi cette envie mais il n’y a nulle part où aller. Nous sommes paralysés, coincés par une sorte de force – curiosité?

 

Ma gorge est sèche, un goût de suri sur ma langue. Je sens mes mains s’élever, réflexe involontaire, et je les vois saluer – comme un geste usuel, un salut banal entre deux individus à l’épicerie, sur la rue.

 

Je vois Adéline saluer aussi, une grimace que je ne lui connaissais pas sur le visage. Essaie-t-elle de lui sourire? Elle a perdu ses couleurs maintenant, “Hé,” lui dit-elle comme une salutation décontractée à une camarade de classe rencontrée dans un stationnement de centre commercial.

 

Soudainement, nous ne parlons pas français. Nos corps sont faits de plâtre de Paris. Nous sommes trop énormes pour cette pièce. Trop petits pour être vus. Nous sommes irréels. Nous ne sommes pas ceux qui saluent bizarrement. Nous ne sommes pas deux personnes qui ont payé pour voir cette petite femme – un spectacle, un spécimen, un freak-show. Nos mains s’affaissent le long de nos corps et nous continuons à la contempler, hypnotisés. À cet instant précis nous prions ardemment pour qu’elle soit vraie, elle fait tellement pitié, a-t-elle cligné des yeux? as-tu vu? a-t-elle cligné?

 

Elle est assise, ses mains poliment déposées sur ses genoux. Ses pieds se croisent à la hauteur des chevilles, deux marie-jeannes en cuir verni croisées l’une sur l’autre. Le haut de ses bas de dentelle sont repliés à mi-mollets pour former des rebords parfaitement identiques. Ses yeux vitreux sont fixés sur nous – comme deux billes de verre qui luisent sous la fausse lumière de sa fausse maison. Fixés sur nous. Fixés sur nous.

 

Elle cligne, oui, elle a cligné. Vraiment? Adéline me tire par le bras et nous entraîne violemment tous les deux. Nous fonçons vers la lumière rouge qui indique la sortie et nous arrivons au plein jour comme un atterrissage forcé, les gens nous regardent ébaubis. Il fait plus chaud, on dirait, beaucoup plus chaud, et les odeurs de barbe-à-papa mêlées aux effluves de queues-de-castor et d’huile à friture nous tombent sur le cœur directement et nous font plier les genoux. Nous nous penchons, je m’agrippe à mes genoux, Adéline aux siens, nous sentons nos estomacs se serrer, nos gorges se contracter, des baves chaudes monter.

 

Rien ne vient.  

 

Aaaaapprochez, mesdames et messieurs, aaaapprochez. Venez voir madame Tito, la seule femme au monde qui a plus de poils au visage que sa sœur n’en a sur la aaaaapprochez, mesdames et messieurs, approchez!


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

Une réflexion sur “Aaaaaprochez mesdames et messieurs! Aaaaaprochez!

Laisser un commentaire