Adéline de LaCouture, partenaire de biologie

Premier jour de classe de biologie, elle était assise seule à la première grande table d’ardoise grise de la classe-laboratoire. Devant elle, la grande table du professeur Labesse, un peu plus haute que les tables des élèves puisque montée sur une tribune de trente centimètres, sa table à trois niveaux, équipée de lavabos et divers autres instruments, prenait toute la largeur de la classe. Au premier regard, la classe semblait pleine de filles, je croyais sincèrement m’être trompé de local et être rendu dans une école non-mixte. Adéline deLaCouture, toute petite, belle tête blonde frisée les cheveux en bataille, lunettes au bout du nez, sourire narquois, avait probablement choisi sa place pour la proximité, la vue qu’elle aurait sur le professeur, les tableaux. En passant devant elle, un peu pressé d’aller me choisir une place, elle avance son pied vers l’avant en souriant, je n’ai rien vu. Je m’enfarge sur son pied et je m’étends de tout mon long sur le ventre devant la longue table du professeur, mon sac glisse en tournant comme une soucoupe sur la neige jusqu’au pied du mur de fenêtres à l’autre bout de la pièce. Quelque chose comme un million de filles se bidonnent joyeusement et se lèvent sur le bout des fesses pour me regarder aplati en plein ventre. Gérard Labesse se lève derrière son bureau, un homme de taille respectable et sa grandeur est amplifiée par la tribune. Les yeux sévères de l’homme sur sa classe imposent un silence d’église immédiat. Il s’avance et regarde vers moi, en bas au sol. “Monsieur?” demande-t-il à mon endroit. “Léon,” monsieur, “Léon Santerre.”

“Levez-vous, monsieur Santerre, ramassez vos effets s’il vous plaît.”

Puis il s’adresse à mon bourreau. “Mademoiselle?” lui demande-t-il. “Adéline de LaCouture”, répond-elle visiblement très à l’aise compte tenu des circonstances.

“Mademoiselle de LaCouture, je vous présente votre partenaire de laboratoire pour l’année entière, Léon Santerre,” dit-il en bon pince-sans-rire, “monsieur Santerre, veuillez prendre place immédiatement près de mademoiselle de LaCouture.”

Une armée de filles et un seul autre garçon se pincent les lèvres pour ne pas rire.

Adéline deLaCouture, elle, sourit toujours.

***

Dans la classe-laboratoire, tous les élèves déplient l’étui de vinyle qui contient toute l’instrumentation nécessaire à la dissection. De joyeux tintements de métal résonnent lorsque les élèves en sortent les outils et les déposent sur le marbre des tables. Personne ne dit un mot. Adéline de LaCouture me regarde et sourit. Elle ne semble aucunement préoccupée à l’idée de disséquer un rat contrairement à bien des filles qu’on entend gémir d’angoisse. En tout temps, il se dégage une sorte de bonheur tranquille du visage de cette fille. Elle est généralement souriante mais ses yeux, eux, restent toujours au beau fixe derrière ses lunettes comme si leur participation n’était pas utile dans sa fonction sourire. Une chevelure blond platine mais naturelle, toujours en broussaille, lui donne des petits airs de savant fou, le sarrau qui dissimule bien ses formes y contribue pour beaucoup, évidemment, peut-être aussi son petit côté garçonne. Je crois bien que c’est une jolie fille, ou son charme me porte-t-il à le conclure? Elle a définitivement un petit quelque chose qui excite ma curiosité.

***

L’amour est certes un des grands mystères de la vie, surtout pour l’adolescent que j’étais alors. Qu’en est-il au juste? Qu’est-ce qui le provoque? Pour plusieurs l’amour est le sentiment ultime. Les poètes, les romanciers, les auteurs de chansons, nourrissent leurs créations à tenter de comprendre, de définir ou de raconter l’amour. Si vous demandez à un neuroscientifique, il vous répondra sans doute que l’amour est un simple cocktail chimique. Une quantité non-négligeable de neurotransmetteurs qui se mettent à l’œuvre dans le processus de tomber en amour. Le cerveau humain ne met que quatre-vingt-dix secondes pour déterminer s’il commence à tomber en amour ou non. Une étude universitaire a démontré qu’il existe quatre étapes au processus de tomber en amour, la luxure, l’attraction, l’attachement et le déchirement et pour chacune de ces étapes, des hormones spécifiques sont impliquées.

Première étape : la luxure. La luxure se caractérise par un puissant désir sexuel orienté vers une personne en particulier. Le sentiment de luxure provient de la production de deux types d’hormone dans l’hypothalamus, soient la testostérone et l’oestrogène. On tend à classifier ces hormones comme “mâle” ou “femelle” mais les chercheurs ont découvert que l’une ou l’autre de ces hormones peut avoir un rôle à jouer autant dans les mâles que dans les femelles. Comme des primates, homme ou femme tenteront tous les trucs dans le livre, même les plus débiles, afin d’exprimer leur haut taux d’oestrogène ou de testostérone active pour démontrer à l’autre sa propre fertilité ou sa capacité à attirer l’autre comme partenaire sexuel.

***

L’appariteur est entré dans la classe portant un bac de plastique contenant pêle-mêle les rats blancs fraîchement euthanasiés. Un rat pour deux élèves, nous sommes servis les premiers et c’est Adéline deLaCouture qui prend la bête des mains de l’appariteur, sans broncher le moindrement. Plusieurs filles expriment un dédain bien ressenti, certaines geignent ou même en pleurent d’angoisse, mais pas ma partenaire de laboratoire. Elle m’impressionne. Elle place la bête sur le dos, sur la planche chirurgicale.

“Be-de-be-de-be-de-be-de,” fait-elle en faisant rebondir du bout de son index les couilles de la pauvre bête.

“Qui c’est le pauvre petit rat qui ne fera plus jamais de petits bébés aux belles rates?” dit-elle en me regardant avec son sourire narquois des grands jours.

“Be-de-be-de-be-de-be-de . . .”

Je sens des picotements dans mes propres couilles lorsqu’elle continue son manège en me regardant dans les yeux.

“Faudrait lui donner un prénom, tu ne penses pas?” me dit-elle, “ce sera notre petit garçon à tous les deux, Emmanuel, qu’est-ce que tu penses d’Emmanuel? Comme la fille dans les films cochons le samedi soir, non?”

“Va pour Emmanuel,” que je lui réponds perplexe mais, en proie à des sentiments confus pendant que je l’observe ouvrir d’un long coup de scalpel bien assuré l’abdomen de notre Emmanuel.

***

La première fois que j’ai vu ma partenaire de biologie en dehors d’une classe de bio, c’était au Canada Hot Dog de la rue Ontario où elle travaillait à temps partiel pour aider ses parents de classe très moyenne. Je travaillais moi-même à faire des livraisons à bicyclette après l’école pour le petit commerce de mon père. J’étais avec des amis et aucun d’entre nous ne savait qu’elle travaillait là ou qu’elle y serait ce soir-là. Mon corps a gelé sur place lorsque je l’ai vue. Elle portait un jeans bien ajusté, un chandail noir justaucorps avec une grande encolure en U qui mettait fort bien en valeur sa petite poitrine bien ronde et deux mamelons bien mal dissimulés sur lesquels j’aurais bien joué à be-de-be-de-be-de. Un de mes amis me frappait du coude pour me sortir de ma léthargie contemplative. Lorsqu’elle m’a vu, elle m’a fait un radieux sourire, ce qui a fait vibrer ma carcasse de la tête aux pieds. Nous nous sommes assis et elle est venue prendre nos commandes. Étrangement, nos commandes prises, elle est restée plantée là devant nous et s’est tout de suite mêlée à nos conversations. Elle a raconté que l’avant-veille, c’était sa fête alors je me suis levé, je lui ai fait la bise sur ses deux joues roses et je lui ai souhaité bonne fête. Elle m’a parlé de cette pizzéria sur Sainte-Catherine où elle était allée fêter son anniversaire en famille.

“Ils cuisent leurs pizzas dans un grand four à bois en briques,” avait-elle expliqué spontanément, c’était nouveau à l’époque, du moins à Montréal. “Wow, j’adore les fours en brique!” que j’ai répondu avec beaucoup trop d’enthousiasme. Elle a ri et j’en avais oublié que mes amis étaient là. Après qu’elle ait apporté nos repas, elle revenait tout le temps, s’inquiétant de notre appréciation de la nourriture et venant remplir nos verres d’eau à une fréquence anormale.

Lorsqu’elle est venue avec l’addition, j’ai étiré la conversation avec un lot d’insignifiances puis elle m’a demandé,

“Et puis, ce four en briques?” demande-t-elle.

“Qu’est qu’il a ce four en briques?”

“Est-ce que ça te tenterait de venir le voir avec moi, un de ces soirs? c’est pas loin de chez moi, j’habite Cuvillier et Sainte-Catherine.”

“Oui, ça pourrait me tenter, vraiment.” quel sombre recoin, pensais-je, Cuvillier et Sainte-Catherine.

“Merveilleux! On s’en reparle au laboratoire de bio?”

“Oui, on s’en reparle, c’est sûr, au laboratoire de bio.” Des spasmes étranges envahissaient ma région pelvienne. Comme des nœuds dans la gorge, aussi. Une brume au cerveau.

***

Deuxième étape : l’attraction. La luxure et l’attraction peuvent très bien se produire simultanément. Par exemple tu peux être attiré par une personne qui t’inspire le plus vif intérêt sexuel et vice et versa. Et pas nécessairement non plus. Toutefois, l’attraction est un animal distinct. L’attraction possède sa propre petite région dans le cerveau ainsi qu’une sorte de gâchette qui enclenche un sentiment de récompense. L’amour est la récompense. À cette étape le cerveau produit de la dopamine, de la norépinéphrine et de la sérotonine. La dopamine se libère lorsque nous accomplissons des choses qui nous rendent heureux comme passer un bon moment en famille ou avoir des activités sexuelles, ou même en rêver. Ce neurotransmetteur nous fait nous ressentir soudainement énergiques, rigolos ou béatement ravis. La norépinéphrine, aussi souvent appelée adrénaline, est produite par réflexe lorsqu’on se bat, par exemple. C’est à la libération de l’adrénaline qu’on sent son cœur pédaler un sprint, nos paumes deviennent humides, des papillons envahissent notre estomac. La sérotonine fait alors diversion et nous fait penser sans cesse à la personne qui nous attire. Ce neurotransmetteur peuple systématiquement notre cerveau et notre imagination d’images et de pensées exagérément flatteuses pour la personne désirée.

***

En-dehors d’une décontraction toute feinte, je me sentais vraiment nerveux. Les premières rencontres “officielles” n’ont jamais été mon fort. Je détestais le papotage, je préférais sauter aux choses sérieuses comme mes traumatismes d’enfance ou la dernière fois où j’avais été gravement déprimé. J’ai attendu l’autobus Hochelaga un moment puis j’ai décidé de marcher tout simplement, histoire de faire descendre le stress. Adéline deLaCouture m’avait appelé pour me confirmer qu’elle serait là dans quarante-cinq minutes, j’avais tout le temps. En marchant, j’essuyais mes paumes sur les poches arrière de mes jeans Lee flambant neuves et j’avais l’impression de porter un col roulé dix tailles trop petit pour moi tellement la gorge me serrait. J’avais pourtant mis ma plus belle chemise légèrement déboutonnée pour faire décontract, mes plus belles godasses. Lorsque je suis arrivé à la pizzéria elle m’attendait là avec une chemise à carreaux probablement empruntée à son grand frère et des pantalons de coton amples, des gougounes aux pieds. Aucun moyen de deviner ses formes. Je me suis senti un peu trop habillé, j’aurais dû faire plus relax. Elle s’était aperçue que j’examinais sa tenue.

“Désolée, je pensais passer à la maison et me changer avant de venir mais je n’ai pas eu le temps,” avait-elle dit comme si elle lisait dans mes pensées.

“Non, non, tu es parfaite de même,” et là voilà rougissante. On s’est assis.

“J’aimerais ça faire ma médecine,” me lance-elle du tac au tac, “toi, tu penses à quoi?”

“Aucune idée, probablement quelque chose d’artistique.”

“Oui, je te vois là-dedans.”

“Comment ça?”

“Tu as une façon tellement personnelle de t’exprimer, on le sent.”

“Toi aussi je te vois en médecine juste à voir l’aplomb avec lequel tu dépèces un rat.”

Puis elle enchaîne, “Je monte À toi pour toujours ta Marie-Lou de Michel Tremblay en parascolaire, ça te tenterais-tu de jouer Joseph et donner réplique à Marie-Louise, c’est le rôle que je me suis gardé.”

Mon frère avait créé La duchesse de Langeais du même Tremblay au théâtre des Insolents à Val d’Or en 68, j’avais peut-être un peu de théâtre dans le sang moi aussi, va savoir. “Je veux bien passer l’audition, mais tu vas me coacher un peu avant, hein?”

“Pas de problème, on s’en reparle quand je vais avoir plus de détails.”

Et elle souriait. N’importe quoi pour la faire sourire encore, elle était tellement craquante. Après que les premières tensions se soient dissipées, nous avons partagé une pizza toute simple au fromage et nous étions d’accord. Cette pizza cuite dans un four au bois était tellement bonne telle quelle, pas besoin de tous ces extras. Ensuite nous avons marché vers chez elle, pris une pause sur un banc du parc Aylwin. On s’est collés, embrassés même. Je pouvais sentir un subtil parfum masquer une minuscule odeur de sueur de nervosité qui émanait d’elle. “On devrait refaire ça,” m’a-t-elle chuchoté à l’oreille. Son haleine de sauce tomate épicée a eu un effet de feu tout le long de ma colonne. “Oui, ce serait cool, bien sûr,” que j’ai répondu.

Peut-être que les premières rencontres “officielles” ne sont pas si mal, après tout.

***

Troisième étape : l’attachement. L’attachement est l’aspect long terme dans une relation, fût-elle amicale, familiale et, bien sûr, amoureuse. Les deux hormones impliquées ici sont l’ocytocine et la vasopressine. L’ocytocine est devenue synonyme de “l’hormone de l’attachement”. Elle serait notamment secrétée chez toutes les espèces animales monogames, dès le premier rapport sexuel. Elle est généralement aussi sécrétée pendant l’allaitement, la mise au monde d’enfants. Alors que la vasopressine est un anti-diurétique qui agit sur le foie pour contrôler la soif, elle possède aussi la capacité d’améliorer la stabilité dans une relation.

***

Nous sommes sortis ensemble quelquefois. Et quelques fois encore. Après une de ces rencontres, elle m’a dit qu’elle ne recherchait rien de sérieux vu que toute son attention lui était nécessaire pour poursuivre son rêve de médecine. Je me suis dit que c’était là un point de vue respectable. J’aurais bien aimé avoir une relation plus “totale” avec elle mais je ne voulais pas la perdre, je voulais tout de même la garder dans mon giron alors j’ai décidé de jouer le jeu. Je la laisse décider des termes de notre relation et j’adhère à ses règles. Après quelques mois de relation difficile à définir mais bien assidue, je l’ai invitée à la fête d’anniversaire d’un ami. Cela se passerait à la maison dudit ami, maison qui serait privée de la surveillance parentale pour le week-end. Il y aurait assurément de la bière et du cannabis. Elle me dit qu’elle serait ravie de venir mais le samedi soir, elle était de service au Canada Hot Dog, qu’elle viendrait me rejoindre dès qu’elle pouvait se libérer. Je lui ai dit, “pas de souci, je serai là plus tôt pour aider aux préparatifs de toutes façons.”

Mes amis m’avaient affirmé que j’avais là un plan.

***

Je passais mon temps à regarder vers la porte chaque fois qu’elle s’ouvrait. La déception pouvait se lire sur mon visage. “Allez, mon pauvre Léon,” me disaient mes amis en me prenant par les épaules. “Allez, viens on va te saouler la gueule proprement et tu n’y penseras plus, c’est mon anniversaire et je n’endurerai personne à pleurer ici.” Éventuellement, j’ai perdu le compte des consommations. La déception s’est lentement effacée de mon visage et je me sentais ragaillardi. Nous avions entrepris une partie de capitaine Paf et j’étais à descendre ma bière cul sec lorsque ma partenaire de biologie a fait son entrée. Nos regards se sont automatiquement retrouvés dans la mêlée. Je me suis essuyé la gueule du revers de la manche, un geste pas très élégant. Il n’y avait rien de sexy dans là-dedans mais j’ai lancé, “T’es venue?”

“Oui, désolée du retard mais la patronne avait mal au cœur et j’ai dû me taper le dégraissage de la plaque et des hottes après la fermeture, t’en as pris combien, dis donc?”

“Assez pour affirmer que tu as du rattrapage à faire,” Je l’ai pris par la main et je l’ai traînée vers la cuvette qui contenait la bière dans la glace. On en a pris quelques-unes ensemble. J’essayais toujours de me rapprocher d’elle, de la toucher d’une façon ou de l’autre mais les manifestations d’affection en public n’étaient pas son fort. Nous n’avions jamais eu de rapports intimes à ce jour. Nous nous étions embrassés et avions accompli quelques petites choses qu’on peut voir dans les films 13 ans et plus, sans plus. Je me demandais si ce soir serait le bon soir. Si c’était le cas, il me fallait agir.

“Est-ce que tu veux sortir d’ici?” qu’Adéline de LaCouture m’a soufflé à l’oreille à ma grande surprise. Son haleine sentait la bière bon marché. Comme deux adolescents frappés par la foudre amoureuse, nous courions main dans la main, pris de fous rires incontrôlables. D’autres amis avaient une piaule pas loin et j’avais une clé, j’ai mis mon doigt sur sa bouche en entrant, shhhhh, quelques piaulards traînaient peut-être encore par là. J’ai pris un grand respir, j’appréhendais avec panique ce qui s’en venait et nous sommes entrés dans une des chambres. Elle est immédiatement montée sur moi tout habillée et nous nous sommes longuement embrassés.

“Il faut que je te dise quelque chose,” qu’elle me dit. Dire que j’étais affolé serait un oephémisme. Ses mains font comme si elle n’avait rien dit et visitent toutes les paroisses de mon corps. Il existe un âge où les garçons comprennent beaucoup plus de choses dans leur tête que dans leur corps, ou dans leurs cœurs. Il était trop tard pour me défiler, avouer mon inadéquation, mon inexpérience. Tout s’était passé si rapidement depuis la fête jusqu’ici et le feu nous prenait au corps. Puis le temps s’est calmé par lui-même pendant un moment. Ses pupilles sont devenues énormes en me regardant.

“Je suis vierge,” a-t-elle murmuré tout doucement.

Puis elle s’est reculée, s’est assise accroupie sur ses pieds dans le lit.

J’étais ébaubi, statue-de-cire-ifié dans le lit. Était-ce la libération ou le déclenchement des combats? Si la panique ne m’avait pas pris, j’aurais dû mentionner la chose à ma face. Elle a bien vu le désarroi dans mon visage.

“Je ne voulais pas dire ça pour te traumatiser,” a-t-elle aussitôt lancé et soudain j’ai eu comme froid partout, “ça ne change rien, je voulais juste t’avertir au cas où il faudrait installer une serviette sous mes fesses ou quelque chose du genre.”

Deux guerres mondiales et un siècle ou deux plus tard, j’ai pris ses mains dans les miennes en cachant mal quelques larmes et je l’ai attirée vers moi. Et elle s’est laissée attirer.

“Tu veux que j’aille te reconduire chez toi et qu’on en reparle au laboratoire de biologie?”

“T’es-tu malade?” dit-elle en se mettant à poil à la vitesse de l’éclair avant que je ne change d’idée.

***

Quatrième étape : Le déchirement. Les hormones qui nous offrent gracieusement l’image toute rose de l’amour sont les mêmes qui nous offrent éventuellement son côté sombre et glauque. La sécrétion de dopamine est aussi associée au phénomène d’addiction. Les régions de notre cerveau qui s’illuminent lorsque nous nous sentons attirés par une personne sont les mêmes régions que celles d’un cocaïnomane lorsqu’il prend sa dose, ou lorsqu’on s’empiffre de bonbons ou qu’on se perd dans le travail. L’attirance vers une autre personne peut être littéralement addictive. Des tests de résonance magnétique du cerveau appuient cette théorie en lisant les mêmes images pour ces deux situations. La dopamine a également un rôle à jouer dans l’anxiété de séparation, amenant les personnes affectées à regarder maladivement toutes les quinze secondes leur téléphone portable pour voir si l’objet de leur désir les a textés. Des poussées de norépinéphrine peuvent causer l’insomnie. Il est démontré que l’amour peut sévèrement endommager votre état de santé. Trop de bonnes choses peut s’avérer être trop de mauvaises choses. L’excitation sexuelle peut éteindre les zones du cerveau qui contrôlent la pensée critique et le comportement rationnel.

Des garçons comme moi comprennent beaucoup plus de choses dans leur tête que dans leur corps et leur cœur.

***

Nous nous sommes revus plusieurs fois encore pour exulter, souvent, encore et toujours. Je crois bien que nous ne nous aimions pas vraiment. Énormément mais pas vraiment. Je crois bien le réaliser aujourd’hui. Après tout, notre union avait été bénie par un professeur de biologie pince-sans-rire, débuts boiteux s’il en est. Peut-être étions-nous amoureux de l’idée de l’amour que nous nous racontions si aisément. Ce que je sais c’est que ça pinçait, ça pinçait beaucoup plus que nous ne l’aurions espéré. Peut-être que les hormones m’avaient placé sur son chemin rien que pour accomplir ce passage obligé. Il y a une limite à ce que la science peut expliquer. Parfois, nous obtenons des réponses. Parfois tout ce que nous obtenons ce sont encore et encore des questions. En dépit des hormones, l’amour demeure une énigme. Un bordel compliqué, impossible à définir. Tout le monde a sa petite explication, sa petite définition de ce qu’est être en amour. Pour les hommes de science, l’amour est un mélange complexe d’hormones. Pour le meilleur ou pour le pire, l’amour c’est toujours rien qu’un paquet d’hormones en perdition.

***

Quelques années – siècles? – ont passé.

En sortant de l’école avec mes deux petits garçons, j’aperçois cette belle dame, cheveux bouclés blonds en bataille, lunettes épaisses sur ses grands yeux bruns apparemment myopes. Elle tient une petite fille par la main, une bambine de maternelle et je vois le bedon d’Adéline bien rond qui héberge le suivant de sa lignée.

“Hé, ben, bonjour Adéline!” que je lui dis, “ça fait un sacré bail dis donc!” Pour toute réponse, elle me sourit. Rien que “Héééé, bonjour Léon.” On se fait une bise plutôt chaude mais encore, polie. Puis je regarde la fillette et je lui dis, “Bonjour mademoiselle, comment tu t’appelles, toi, t’es donc bien mignonne?” elle est toute timide.

“Allez-dis-lui, ne sois pas gênée,” qu’Adéline lui dit, “lui c’est Léon, un vieil ami à moi, un très bon ami!”

“Je m’appelle Emmanuelle!” répond la fillette.

“Hé, moi aussi!” répond mon plus jeune.


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Flying Bum

Val d’Or est une femme

 

Château d’eau deux shafts de mine dans le ciel du nord

Toutes les femmes de ta vie comme celles de ta mort

 

Sous son édredon de neige jamais ne s’endort

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tu viens juste d’arriver

Comme tu vas t’en retourner

 

Ils sont venus de par tous les chagrins de la terre

Planter leurs tentes et fouiller partout sur sa terre

Dans les premières heures et la grosse misère

De par la mousse des bois les lacs et les rivières

 

Pays de grosses étoffes sales et de belles soutanes

Pays d’homme d’hommeries et de belles en cabane

Entre le réconfort bouteilles et jupons la chicane

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle ils n’ont fait que creuser

Au pic le trou de leur destinée

 

Fratries enfouies sous l’horizon des indifférences

Comme la mine crache sa slam sur tes enfances

Une autre histoire d’épinettes grises et d’innocences

Une autre ère s’envase d’Atlantide et de silences

 

Pays de pierres perché haut dans le sidéral

Aurores et crépuscules dans l’air froid boréal  

Entre l’amour et la vie l’amont et l’aval

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tu n’as fait que passer

Tes pas dans la slam effacés

 

Étés blottis entre deux hivers de dix mois

Patelins joyeux de mille enfants aux émois

Armés jusqu’aux dents qui prennent le bois

En tribus de bonheurs qui ne reviendront pas

 

Au creux de son gros ventre aurifère
Belle Colombe triste Isabelle en terre

Deux mamelles de ta seule et unique mère

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tout ne fait que passer

Ton chemin autant que l’univers entier

 


Flying Bum

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Les belles lettres

Dans mes coffres d’enfance
J’ai trouvé un alphabet de bois
Les lettres de mon espérance
Que j’alignais trois par trois

Dans mon coffre à crayons
Un stylo et trois pinceaux
Une esquisse et un brouillon
Et encore quelques beaux mots

Lettres peintes et mots chantés
Mots gravés et mots pleurés
Petites pages un plein calepin
Comme une grappe de chagrins

Et voici naître les mots de lumière
Pour repeindre le noir de la nuit
Mes cubes de bois se font chimères
Trois par trois dans l’oubli se replient

Le stylo meurt, son bleu sang séché
Le papier jauni racornit et se fend
Les lettres peintes fuient décolorées
Finies les belles couleurs d’antan

Ces mots qui répondent aux doigts
Prières et pixels un rêve à la fois
N’en auront pas pour si longtemps

Prière de tout éteindre en sortant

 


Flying Bum

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Crédit-photo : Bruno Martins sur Unsplash

Histoires en trio

Vie de chien


Le vieux chien se levait tous les matins avec des plans, l’idée de mourir, peut-être sur l’épais tapis du salon ou écrasé dans le carré de soleil au sol devant la porte patio. Il pensait boire un coup d’eau avant, gruger avec les rares dents qu’il lui reste un nœud de peau de cochon à saveur de bœuf, traîner ses pattes atrophiées jusqu’à la fenêtre pour observer le petit cocker de la voisine, regarder danser les feuilles sur la pelouse. Ses cataractes se faisaient opaques, presqu’impénétrables, mais il appréciait encore le mouvement des ombres et les variations de lumière. Il n’avait pas peur de la mort – un sens inné lui disait que la mort n’est pas la fin de la joie mais bien le début d’un beau mystère. Toutes les fins sont inévitables, épuisantes à combattre.

Il s’ennuierait du goût de certains bouts de bois, certes, l’odeur des sacs à vidange, l’indescriptible plaisir de jouir de la fraîcheur à l’ombre des arbres et des arbustes, les chaudes journées d’été. Il pourrait attendre au printemps, suppose-t-il, pour mourir avec l’odeur du lilas, goûter une dernière fois au parfum des crocus, une dernière piqûre de guêpe sur le museau. Ou il pourrait s’écraser devant sa balle de tennis, réconforté à la nostalgie d’en chiquer le caoutchouc au goût subtil d’huile et les fibres jaunes de la balle, éparpillées, qui brillent comme le phosphore dans le noir. Il y avait plusieurs options, chacune tentante à sa façon. Ou peut-être cela devait-il se passer calmement. Peut-être que de trop planifier la mort apportait son lot de banalité sur l’événement. La mort naturelle apporte elle-même sa propre imprévisibilité, sa signification insoupçonnée. Alors il s’imagine mourir comme la mort se présentera, telle quelle, là où il sera – au pied du lit de son humain un matin de tempête de neige. Son humain se lèverait, lui gratterait doucement la tête en l’invitant à regarder atterrir les oies sauvages dans la cour, “regarde les grosses poules”, dirait-il en riant. Il n’avait pas choisi de mourir ce matin-là, les oies ne voulaient simplement pas migrer tout de suite et se dandinaient à la limite du terrain. Un vent frais pénétrait par la fenêtre mal isolée. La brise soulageait son oreille infectée, enflée, pour son plus grand plaisir.

Ah, pis je mourrai demain, pensa-t-il, avant de se rendormir.


Mutuel accord

Elle possède le pire visage de baise au monde, toutes catégories confondues. Une grimace en cinémascope de bord en bord de l’écran. Sa mince lèvre supérieure ondule, ses extrémités pointent vers ses yeux verts. Son regard passe tout droit, à travers moi, part se perdre dans l’espace intersidéral. Regard de concentration en exil, créature assiégée prête à réduire à néant les parois de sa cage.

Vraiment, cette attitude qui me fait revenir, en redemander. Elle agit comme si son visage de baise pouvait mettre à l’eau des millions de bateaux, allumer des feux d’artifice gros comme la pleine lune. Elle charme et elle agace sans pitié. Elle fait du yoga avec des bas aux genoux, sans soutien-gorge, deux seins aux quatre vents. Je me considère un homme chanceux, visage de baise mis à part. Mais je pouvais déjà soupçonner que quelque chose se tramait. Elle surcompensait.

Toujours est-il que nous rompons – accord mutuel – en avril. Notre bail se termine fin-juin, alors nous décidons que personne ne déménage d’ici là. J’ai tout simplement commencé à dormir dans l’autre chambre. Jusqu’en juin seulement, nous sommes d’accord. Financièrement cela nous convient tous les deux, ce n’est rien que quelques semaines après tout, et aucun de nous deux n’a de place à aller, vite de même.

À la mi-juin, je reviens plus tôt du travail pour la trouver en train de pleurer sous la douche. J’observe discrètement sa silhouette, j’écoute attentivement pendant que la vapeur imbibe mes vêtements.

Elle pleure bien différemment lorsqu’elle sait que je peux la voir et l’entendre. Ses yeux libèrent les larmes une à une, elle les repousse délicatement du revers de la main, renifle discrètement. Rien comme ceci. On dirait qu’elle vomit, qu’elle manque d’air, qu’elle meurt, elle hurle.

Affreux, vous allez me dire, mais ce visage-là, je DOIS le voir. J’avance dans la salle de bain sur la pointe des orteils et je grimpe sur le siège de la cuvette. Je m’étire le cou pour voir au-dessus du rideau de douche et l’observer. Ses épaules sautent, son corps se contracte et se rétracte dans de brefs spasmes incontrôlables, elle semble lutter pour que son esprit demeure rattaché à son corps.

Si ceci était une scène dans un mauvais film et que nous étions des acteurs pourris, j’ouvrirais le rideau avec grand fracas. Ses seins se soulèveraient de peur se sentant découverts si crus et si réels. Je la prendrais dans la brume, glissante et haletante, et son visage partirait mettre à l’eau des millions de bateaux, allumer des feux d’artifice gros comme la pleine lune pendant que je l’observerais encore.

En lieu et place, je descends discrètement de la cuvette et je quitte la salle de bain en catimini. Je ferme la porte derrière moi, marche jusqu’à ma chambre et je m’étends sur mon lit. Je ferme les yeux et j’attends, et j’écoute, et j’imagine son visage en dessous du mien, son regard qui passe tout droit, à travers moi, qui part se perdre dans l’espace intersidéral.


Ma cousine Germaine

J’ai une cousine germaine qui s’appelle Germaine. Une chose qui ne s’invente pas. Un jour, elle a couché avec un de ces hommes qui courent les Germaine de par les bars et elle est finalement repartie de chez lui avec les verres de contact de son coloc. Elle s’était saoulé la gueule comme à son habitude et se tapait un tel mal de bloc qu’elle ne s’est aperçu de rien. Le colocataire de son amant d’un soir n’était pas du tout ravi, n’en voyait plus clair. Germaine a tenté de tourner l’événement singulier en blague mais le type ne l’a jamais rappelée.

Une autre fois, Germaine a couché avec un type, un tampon coincé là où il y a généralement de l’intérêt ces soirs-là. Enfoncé tellement profondément qu’après leurs ébats, elle a demandé son aide au type qui venait de la sauter pour sortir le tampon de là. Il l’a aidée mais l’exercice l’a tellement dégoûté qu’il n’a jamais rappelé Germaine. Je ne sais pas pourquoi elle n’a pas essayé de régler son petit problème elle-même, ou attendre et demander à une bonne amie plus tard. Ce genre de choses qui nous font dire, “C’est bien notre Germaine, ça, sacrée Germaine!”

Puis il y a eu cette fois où ma cousine Germaine a passé la nuit avec un homme qu’elle affectionnait particulièrement et elle sentait que la chose était réciproque. Son amant devait quitter tôt le lendemain matin pour se rendre au travail, mais il lui faisait confiance alors il l’a laissée seule dans son appartement. Germaine se croyait au septième ciel, fouillant dans les tiroirs, se préparant un café en chantant. Après son café, elle avait dû aller visiter le petit coin, si vous voyez ce que je veux dire, et naturellement Germaine a réussi à boucher la cuvette. Elle a cherché partout à la recherche d’un syphon mais elle ne l’a jamais trouvé. Elle a procédé à une tentative désespérée avec un support à vêtement en broche, en vain. Elle devait partir elle aussi parce qu’après tous ses efforts, elle s’était mise en retard elle aussi – elle était réceptionniste dans le même salon de coiffure depuis cinq ans, triste situation – Alors, elle a trouvé un sac de plastique sous l’évier de cuisine et l’a utilisé pour ramasser la chose un peu comme les maîtres de chiens ramassent leurs dégâts, ramasser le monstre, un avant-bras brun amputé qu’on tenterait de noyer, la crotte d’un titan, que dis-je un poteau de table, le plus énorme des cigares Culebra.

Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain !
Pointez contre cavalerie !
Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !

Extrait de la tirade du nez, Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand 1897

Ensuite Germaine a écrit une note, du genre, “Hé, j’ai bien apprécié la soirée, et la nuit bien sûr, on remet ça?” et peut-être bien quelques mots un peu plus sexy, va savoir. Puis elle a quitté, fermant derrière elle la porte qui se barrait par elle-même, seulement pour réaliser avec consternation qu’elle avait oublié le sac sur le comptoir près de la note, une jolie boucle confectionnée avec les deux poignées du sac, comme un cadeau-souvenir, scellait le sac sur l’étron monstre. Ce qu’elle a fait ensuite? L’histoire ne le dit pas. Elle arrêtait de raconter l’histoire là-dessus, devant un auditoire qui pissait de rire en se tenant le ventre à deux mains, notre histoire de Germaine favorite. Elle la raconte en mimant le dédain, en agitant la tête et en grimaçant mais elle sait très bien que c’est sa plus drôle d’histoire. Elle adore la raconter.

Une fois, après qu’elle l’a eu racontée, je l’ai retrouvée devant le miroir de la salle de bain, se regardant fixement et je lui dis, “Hé, ça va, Germaine?” et puis je me suis senti mal pour elle, sérieusement.

On aurait vraiment dit qu’elle était sur le point de pleurer.


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La petite catin

Le bruit des cuillères de métal dans les bols de soupe aux pois, le bruit résonnant des becs de matantes et de mononcles assis à des tables pliantes avec des nappes de fortune et de la vaisselle dépareillée parce que la maison est trop pleine, tous ces gens qui s’empiffrent de cette bouffe de circonstance, salade aux patates, petits sandwichs sans croûte, aspic au saumon, toute cette sorte de choses et de cornichons.

 

Le bébé, caché sous une doudou à motifs de coeurs qu’Adéline a attachée autour de sa poitrine avec des grands lacets de patin, fait des sons de becs résonnants avec sa petite bouche comme dans les films qu’Odile a commencé à écouter en cachette, les films où ça s’embrasse goulument. Odile a quatorze ans. Adéline, sa cousine de quinze ans, fait la joie débile de la plus méchante potineuse, la langue sale de la mère d’Odile. “Cette petite catin. Se laisser baiser dans une boîte de pick-up. Quatorze ans. Quatorze ans, toé chose.”

 

Un bruit sec et lourd dans la cuisine déserte.

 

“Mémère, bien contente que tu viennes nous visiter mais arrange-toi pas pour qu’on te voie,” que déclare aussitôt une matante, actrice de série B, héritière d’une usine de gaskets en caoutchouc, la bouche bien pleine et un moton d’œuf pilé au bord des lèvres. Mémère est morte.

 

Adéline déroule le long lacet autour de son cou, fait des yeux croches à la matante, lui tire sa langue. Odile demande à Adéline c’est qui le père.

 

“Personne.”  Adéline donne le bébé à Odile et commence enfin à pouvoir manger tranquille. Odile couche délicatement le bébé sur ses genoux, lui pince l’estomac pour voir si le bébé peut parler, elle le lève dans les airs, lui souffle dans le nombril tout rose.

Odile se gratte le nez avec le duvet naissant sur la tête du bébé, place sa main sur son petit bedon rond, des petites respirations d’oiseau, de la chaleur, une camisole rose souillée. Une petite fille sans aucun doute.

 

Odile pense à la mort de mémère, dans la pénombre du matin ou de la fin de nuit, sa mère assise au bord de son lit, qui lui murmure, la voix graveleuse d’angoisse. Elle raconte avoir trouvé mémère dans sa chaise favorite, un chaton confortablement enroulé sur ses genoux. Mémère n’avait pas de chat mais Odile ne corrige pas sa mère lorsqu’elle décrit la longue langue rugueuse du chat qui léchait désespérément la peau mince et desséchée de mémère à la recherche d’une trace de vie.

 

Odile pense à tout ce que sa mère peut raconter à propos d’Adéline. Odile s’imagine le chat dans l’histoire, aussi petit qu’un poignet, brun comme un sac en papier, des X à la place des yeux, la queue qui branle. Elle l’imagine faire trois tours, ses griffes pointues perçant la peau mince comme des peaux d’oignons à travers les pyjamas de coton de mémère, une petite boule chaude entre deux cuisses mortes. Elle se demande si les derniers souffles de mémère ressemblaient à des ronrons de minous.

 

Adéline revient prendre sa charge. Odile la regarde se battre avec la poche à bébé improvisée. Elle demeure silencieuse, comme un chat en peluche. Le bébé regarde le plafond, cherchant ses propres réponses.

Les deux cousines circulent entre les oncles titubant sur leurs pieds ronds, ivres de vin funéraire. Elles se faufilent entre les matantes, leurs parfums de rose et de lilas. Les parents d’Odile la saluent vaguement de la main, l’équipage fou d’un bateau ivre en croisière funéraire. Odile ne répond pas.

En haut, des perles de sueur émergent de la lèvre supérieure d’Odile. Elle les essuie sans façon comme un cow-boy, du revers de la main en remontant jusqu’au coude. Adéline ramasse une broche étincelante d’une des valises de la visite, elle la porte plus haut dans la lumière. Elle roule un stylo en or dans ses doigts. Elle ouvre un journal intime, couverture en peau de chevreau, esquisse de montagnes cuivrées, de nuages argentés, des mots tristes. Adéline sent en inspirant longuement l’odeur du cuir, de l’encre, de la tristesse dorée.

La tête du bébé émerge de sa bandoulière sur la poitrine d’Adéline, essaie de sortir de son nid. Petits bas de laine rouge, beau briquet garni d’opales, flammes bleues envoûtantes. Les cousines fouinent, creusent dans la mine d’or des trésors enfouis dans les valises. Et, à chaque chambre Adéline ouvre une porte, se retourne vers Odile un doigt sur les lèvres. Shhhhhhh.

Les cousines se font un chemin vers la chambre des parents d’Odile, la boîte à bijoux de sa mère, une lourde bague ornée de jade, des pendants d’oreilles avec des perles, une broche diamantée en forme de chat. Elles observent sur le lit la pile désordonnée de robes noires que la mère d’Odile a essayées en avant-midi, avant de partir au service.

Adéline marmonne tout bas. “Pourquoi a-t-elle besoin de tant de robes noires, vieille christ?”

Le bébé suçote une bretelle de soutien-gorge. Odile caresse des doigts une délicate chaîne en or, la lèche du bout de la langue, un goût de trombone.

“Prends quelque chose,” lui dit Adéline.

Odile se retourne vers la porte, cherche des sons de pas dans l’escalier.

“Vraiment, je veux t’offrir quelque chose.” Adéline glisse la lourde bague de jade dans son doigt, le vert sombre de la pierre, une promesse de jours meilleurs, aussi bien que ce soient les siens. Odile pense, comment peut-on offrir quelque chose qui ne nous appartient pas? Malchances, chagrin, histoires, ivrognerie? En avoir besoin suffit, tout ce dont vous pouvez avoir besoin.

“Pourquoi tu fais ça?” demande Odile sans que son regard ne quitte la bague.

“Une fois j’ai attrapé une mouche à feu. Tu connais ça une mouche à feu?” Odile laisse tomber la bague dans un vase vide. Un bruit de verre et de métal. Les yeux d’Odile sautent sur la porte. “Je l’ai gardée dans un vieux pot de compote de pommes, dans l’eau. Cette superbe chose qui luisait. Tellement beau quand ça luit, tout ce qui brille.”

“Où gardais-tu le pot?”

 Adéline hausse les épaules, laisse tomber la lourde broche diamantée en forme de chat dans le vase, énorme bruit.

Odile imagine la pauvre luciole crevant de chaleur dans l’eau glauque. Mouche à feu éteinte, une miette de pelure de pomme pour seul radeau, tentant désespérant de sucer l’air à travers les petits trous percés dans le couvercle.

“Les gens me voient comme une petite catin. Même ta mère. Surtout ta mère.” Odile tient son visage dans ses mains. “Je mérite mieux.”

Odile reste coite. Ébaubie tristement.

“Pourquoi se presser autant, qu’est-ce qu’il m’a apporté comme plaisir que je ne pouvais pas me faire moi-même? Il disait qu’il m’aimait. Qu’il ne voulait pas un bébé, qu’on se suffisait tous les deux. Qu’il s’occuperait bien de moi, que je pourrais quitter l’école.

Mais pourquoi devrais-je quitter mon monde? Pourquoi?”

Le bébé frappe l’air à grands coups de poing dans ses songes. Odile s’inquiète des premiers mots que prononcera le bébé, qu’est-ce qu’elle allait dire de tout ça? Est-ce qu’elle se tiendrait devant sa mère, brandissant ses petits poings bien haut à tous ceux qui la traiteraient de catin?

Adéline pleure en silence, la tête rabaissée, ses épaules noueuses relevées.

Après un bref moment elle se redresse, utilise une des robes noires pour se moucher le nez. “Regarde ce que j’ai trouvé.” Elle brandit une belle paire de slips en soie rouge glanée dans un tiroir de la commode, elle se tortille dans une danse ridicule brandissant le slip des soirs de fesses comme un cadeau du ciel. “Je me paye un méchant trip, je vais les mettre. Je vais les tacher comme c’est pas possible et les remettre à leur place.”

“Notre secret.”

“Tu ne vas pas me bavasser à ta mère, hein?”

 


Flying Bum

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Les noces de tournesol

 

La panique inopinée de son coeur ce jour-là lorsqu’elle aperçut ces nouveaux mariés qui faisaient leur vaniteuse parade par toute la ville, traînant toutes ces boîtes de conserve derrière leur voiture conduite par un élégant chauffeur ganté. Une décapotable vintage qui ressemblait à une vieille Buick, toute en courbes avec des lignes chromées tracées dessus comme un surligneur sur les yeux d’une femme. Ses larmes coulaient synchro avec les ra-ta-ta-tas des boîtes de conserve.

 

***

 

On fera comme ça, lui avait-il dit cette journée-là où ils s’étaient gelés la gueule à la mescaline. Je vais devoir te laisser partir mais tu reviendras vers moi. Elle avait couru pieds nus sur la plage déserte pendant des heures, sans lui, jusqu’à ce qu’elle décide de faire demi-tour. Il l’avait tenue dans ses bras, avait collé son oreille sur son coeur, la crainte de lui avoir donné une dose trop forte pour elle. Des années plus tard, elle pouvait encore sentir sa joue, son oreille, contre sa poitrine. Elle ne s’était jamais sentie autant aimée.

 

***

 

Elle essayait de compter toutes ces autres femmes, celles qu’elle avait connues, ou soupçonnées, aucun indice combien d’autres avaient pu exister. La vitre s’était fissurée de bord en bord traçant comme un filet de pêche bon marché lorsqu’emportée, son pied s’était calé dans le pare-brise.

 

***

 

À trois-milles kilomètres et dix-mille ans de là. Tu es encore partie dans tes vieilles rêveries. Un ami claquait des doigts devant ses yeux pour la ramener. Oui, de très vieux rêves, désolée.

 

***

 

Les tournesols mexicains effilochés qu’il avait offerts à sa mère fleurissent encore dans le jardin de la maison familiale. Une variété vivace, tenace. De retour pour les noces de son petit frère, elle en cueille un bouquet jaune éclatant, ignorant qu’ils étaient de la même souche que ceux qu’il avait offerts alors à sa mère. Elle n’a de cesse de tendre l’oreille toute la journée à l’affût du son de son automobile, hantée par les coups de vent soulevés sur son passage lorsqu’hier, il est passé une fois en trombe devant la maison,

 

sans jamais s’arrêter.

 


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Douze réalités à propos de la fiction

 

  1. Écrire à propos de soi-même, quelle vilaine chose, c’est de la biographie égoïste; lorsqu’on en rajoute par-dessus, cela devient de l’autofiction et lorsqu’il ne reste plus rien de bon à écrire à propos de soi, on écrit de la fiction.
  1. Écrire de la fiction c’est comme faire un bonhomme de neige femelle avec des parties génitales parfaitement conformes et feindre le dégoût lorsque les gens vous demandent si aviez planifié de la baiser.
  1. Écrire de la fiction c’est comme éprouver une profonde tristesse lorsque votre tentative de baiser le bonhomme de neige le fait fondre.
  1. Écrire de la fiction c’est la forme d’art que tout le monde et sa sœur peuvent maîtriser, un concept que même un poupon peut comprendre.
  1. Écrire de la fiction devrait être perçu comme un effort pour embrasser l’anonymat, et la confusion ressentie alors par la majorité des écrivains narcissiques est la raison majeure pour laquelle ils veulent mourir.
  1. Écrire de la fiction c’est comme envisager une carrière professionnelle dans l’art de réussir tous ses besoins dans le petit pot, coup sur coup.
  1. Écrire de la fiction c’est comme abandonner ses enfants à l’orphelinat en s’attendant à ce qu’ils vous retrouvent plus tard dans la vie pour vous dire, papa, tu es merveilleux.
  1. Écrire de la fiction c’est comme se croire l’inventeur des préliminaires amoureux.
  1. Écrire de la fiction c’est exactement comme lire de la fiction, excepté que vous vous tapez tout le travail au lieu de la plus belle moitié seulement. En conséquence tous les aphorismes ci-haut et ci-bas s’appliquent également à la lecture de la fiction.
  1. Écrire de la fiction c’est comme essayer de découvrir qui a bien pu manger toute cette mortadelle en mangeant encore plus de mortadelle.
  1. Écrire de la fiction c’est comme dépenser cinquante-mille dollars sur un tatouage tapi au fond de sa craque de fesses.
  1. Le plus triste lorsqu’on écrit de la fiction, c’est de réaliser que personne n’est tenu de nous croire vraiment.

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Quentin

 

Pour me sortir de la merde, je m’étais inventé un métier et je me suis trouvé un travail comme graveur, comme si je connaissais la gravure. Dans une toute petite échoppe de gravure rue Laurier. Sérigraphie pour être précis. Minuscule, l’atelier et le bureau en avant qui donnait sur la rue étaient le rez-de-chaussée d’un deux-étages résidentiel converti en commerce et le propriétaire habitait l’étage au-dessus. Outre le vieux professeur d’art commercial à la retraite qui possédait l’atelier, il y avait Binette, le représentant commercial et Quentin. C’est Quentin, qui avait vite compris, qui m’a appris le métier à la vitesse grand V trop heureux d’avoir du renfort. Quentin avait vingt-deux ou vingt-trois ans et travaillait pour le vieux depuis cinq ans, disait-il. J’avais seize ans.

 

***

 

Avant l’heure du diner de ma première journée de travail, Quentin m’avait guidé vers un cagibi, était entré avec moi et avait refermé la porte derrière lui. Accroupis tous les deux, Quentin fouillait dans une boîte de carton, à tâtons dans la pénombre, et il m’a tendu un bel X-Acto flambant neuf avec son petit capuchon de sécurité transparent.

 

“Ils viennent avec des lames numéro quatre, c’est bon à rien pour ce qu’on fait, tu changeras pour une numéro deux,” m’avait-il dit en me remettant le couteau.

 

“Bonne fête, Léon,” avait-il conclu.

 

Ce n’était pas mon anniversaire mais j’avais pigé le message.

 

***

 

Deux ou trois semaines plus tard, un matin tranquille de novembre, Quentin avait sorti de sa poche de chemise ce qui ressemblait à un petit feuillet de timbres-poste. À ce que je pouvais voir, c’était un papier blanc plutôt épais avec des carrés d’environ trois-quart de pouce séparés par un pointillé avec des étoiles jaunes maladroitement étampées sur chacun des carrés.

Quentin souriait lorsqu’il m’a demandé si j’en voulais.

“C’est quoi?” que je lui demande.

“C’est de l’acide, en veux-tu?”

“De l’acide, comme du LSD tu veux dire?”

Il a hoché de la tête en guise de oui sans perdre son drôle de sourire narquois.

“T’en veux?” insistait-il.

“J’pense pas que c’est une bonne idée,” que je lui dis, “on est ici jusqu’à 5 heures.” Et je savais ce que c’était.

Il m’a examiné comme si j’étais un ours de cirque puis il a secoué sa tête.

“S’ti que t’es plate,” m’avait-il dit en remettant son carnet de buvards dans sa poche. “Pas surprenant que le père Blondin t’aime autant.”

En pause, nous étions dans le bureau devant les vitrines et nous regardions les premiers flocons tomber sur la rue Laurier. Après un moment, il tapotait du doigt sur sa poche de chemise qui contenait la dope. “Gages-tu que je peux gober toute la feuille?”

“Non,” que je réponds, “ce serait la chose la plus stupide à faire, même pour toi.”

“Tu me donnes-tu cent piastres si je gobe toute la feuille?” que réplique un Quentin frondeur.

“Regarde, je ne te donnerai pas de la merde non plus, alors garde-toi une petite gêne pour aujourd’hui, fais pas le con.”

Il a longuement regardé le bout de ses bottes.

“Un dix, alors, tu me donnerais-tu dix piastres?”

“Je ne te donnerai rien du tout, Quentin. Et si tu les gobes quand même, je vais avertir le bonhomme Blondin, faut qu’il sache. Alors penses-y même pas, grand tata.”

Il m’a regardé totalement ébaubi un long moment.

“T’es un bon diable, tu sais, Léon. J’espère que tu vas rester ici longtemps. Personne à date n’est resté ici aussi longtemps que toi.”

 

***

 

Généralement, on allait pisser dans la ruelle. Quentin est monté chez le père Blondin en haut de l’atelier. Il y avait là l’unique salle de bain à notre disposition, nous étions autorisés à y aller au besoin quelques minutes par jour et le patron ne disait rien lorsqu’on y disparaissait un peu plus longtemps pour les travaux plus lourds.

Une heure plus tard, Quentin est finalement redescendu. Il avait le visage rouge comme le cul d’un babouin et toute sa tête pissait l’eau comme une bière glacée dans les publicités.

“Christ de sans-dessin d’idiot,” que je lui dis. “Combien t’en as pris?”

Un large sourire, très large et étrange, un sourire intoxiqué, il glisse sa main dans sa poche de chemise et en ressort une paume blanche et humide, rien dedans.

“Hostie de con,” que je dis. Je regardais partout pour voir si le bonhomme était en bas et s’il nous observait. Quand j’ai vu qu’il n’y avait personne, j’ai assis Quentin sur le tabouret de ma table à dessin.

“Assis-toi là et fais semblant,” lui dis-je en plaçant devant lui une esquisse d’affiche au crayon de plomb que j’avais faite le matin même, “assis-toi puis ne bouge pas, si le père Blondin passe dans le coin, prends un crayon et repasse par-dessus mes traits innocemment.” Je lui ai placé un crayon dans la main. “T’es capable de faire ça?”

Il m’a regardé comme un enfant, avec des yeux exorbités, les pupilles tellement grandes qu’il restait à peine un anneau de blanc alentour.

Trois secondes après il se précipitait au sol et il enchaînait cinquante push-ups en ligne. Il avait immédiatement regagné le tabouret et repris le crayon de plomb dans sa main. La sueur lui coulait dans le cou.

“Toi, t’es un ami Léon,” dit-il en respirant trop fort. “Toi je t’aime, tellement, est-ce que je vais mourir tu penses?”

“OK, mon homme, calme-toi maintenant,” que je lui dis, pas trop certain des bonnes choses à dire. “Calme-toi, ça va se passer, respire lentement.”

“J’ai vraiment la trouille, Léon, je pense que je vais mourir. Je sais que je suis rien qu’un enfant de chienne, mais je ne veux pas mourir.”

J’ai cru voir quelqu’un passer dans le bureau, je suis allé me placer devant Quentin et j’ai levé l’esquisse devant ses yeux pour cacher son visage. Fausse alerte.

“Tu ne mourras pas Quentin, mets tes lunettes fumées et bouge pas trop avant que ça se calme,” que je lui ai dit. Je suis allé au frigo chercher le lait qui servait pour nos cafés, une pinte à moitié vide et une pleine. “Tu vas boire ça, lentement, les deux, au complet.”

Il a attrapé la première pinte, celle déjà entamée, et il l’a descendu d’une longue gorgée avant de me surprendre en m’attrapant la main et en la serrant très fort.

“C’est pas rien que l’acide, Léon, je te le jure, je t’aime vraiment,” m’avait-il dit, “t’es mon fuck’n best ami au monde,” pleurnichait-il.

“Peut-être même un peu plus, tu sais.”

“Bon, bon, mon ami,” que je lui dis en lui prenant une épaule d’une main et en tapant doucement l’autre de ma main libre, “relaxe, relaxe, ça va aller, respire lentement, bois ton lait, allez.” J’ai alors pris subitement conscience de ma propre respiration.

 

***

 

Ce soir-là, nous marchions lentement vers l’arrêt de la 45 Papineau comme tous les autres jours, mais nous ne parlions pas beaucoup. Quentin semblait calme, enfin. Je ne savais plus tellement quoi lui dire. Lui non plus.

J’ai quitté le travail après une dernière semaine malaisante. J’ai dit au bonhomme Blondin, au téléphone, que j’avais trouvé mieux ailleurs, mais c’était un blanc mensonge. Pour le reste de la journée, comme une obsession, je n’ai pensé qu’à appeler Quentin pour lui dire au revoir, ou je ne sais quoi, mais je n’arrivais pas à trouver les mots.

Alors je n’ai pas appelé.


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En-tête, infographie à partir de Félicien Rops.

La Paloma adieu, opus 2

La dernière fois que j’ai vu Paloma c’était trois jours après sa mort. Elle était dans ma cuisine, elle lavait la pile de vaisselle sale qui traînait dans le lavabo.

“T’as vraiment pas besoin de te taper toute cette vaisselle,” que je lui dis, avant de réaliser vraiment à qui je parlais. Elle n’a rien dit, elle a simplement tourné la tête pour me regarder.

Je sais ce que vous pensez. Des vêtements en lambeaux, des yeux luisants aux iris obstrués par la blancheur des cataractes, une peau blanche verdâtre, un long ver qui se dandine en sortant de sa bouche ouverte. Vous avez lu toute cette sorte d’histoires de revenants qu’enfants on se racontait beaucoup trop théâtralement dans les soirées-pyjamas pour se faire peur.

Non. Paloma ressemblait exactement à elle-même.

Belle comme un soleil d’Espagne. Ce n’était pas une visiteuse de l’outre-tombe, juste une stupide erreur d’aiguillage du préposé à l’espace-temps. L’eau du robinet déviait sur ses blanches mains – c’est ce qui m’avait frappé. L’eau déviait sur ses mains comme si elle était vraiment là, dans ma cuisine, à laver ma vaisselle.

Une chose à propos de Paloma, elle avait des yeux du plus profond des bruns, comme des puits d’émotion sans fond. J’avais tout le temps peur de m’en approcher de trop près, des plans pour tomber dedans.

***

L’avant-dernière fois que j’ai vu Paloma c’était trois semaines avant sa mort. Sortie de nulle part, elle m’appelle pour savoir si je veux aller prendre un verre, tout de suite, maintenant. “Bien sûr,” que je lui dis, “Je laisse tout tomber sur-le-champ, je n’ai rien d’autre à faire. Je n’ai pas de vie.” Malgré le sarcasme, nous nous voyons quand même et pour être honnête je n’ai pas très bien compris toutes les circonstances exactes. Elle semblait distraite, elle riait trop. Elle avait l’air fatiguée, amaigrie, et je le lui ai fait remarquer.

“Tu sais toujours exactement quoi dire pour qu’une pauvre fille se sente toute spéciale,” me répond-elle comme pour se venger de mon propre sarcasme.

“Regarde, pourquoi ne viendrais-tu pas à la maison pour souper. Je vais te préparer quelque chose de spécial.” Un gars se fait pardonner comme il peut.

Et tout s’était très bien déroulé. Nous n’avions jamais autant ri, comme dans les belles années du collège lorsque nous avions découvert que nous serions les meilleurs amis du monde, amis pour la vie. Mais après quelques bouteilles de vin, les choses ont commencé à s’effilocher sur les bords. Tous ses gestes me rappelaient nos petits écarts, ses affronts passés, les miens aussi. C’était plus fort que moi. Je l’ai accusée de m’avoir trop souvent abandonné. Aussitôt que les mots sont sortis de ma bouche, je me suis rappelé avoir prononcé ces mêmes mots, exactement mot pour mot, la dernière fois qu’on s’était rencontrés, quelque chose comme deux ans auparavant. Le reste de la soirée, c’était moi qui se sentais mal à l’aise et elle qui se moquait. “OK d’abord, je vais me taper toute la vaisselle,” dit-elle en se levant de table, “pour me faire pardonner d’être une amie aussi nulle.”

***

Ses yeux avaient toujours la même profondeur, ce brun sans fond qui donnait le vertige. Elle semblait triste et confuse à propos de toutes ces choses, de cette rencontre qui s’avèrerait être la dernière. Ou c’était tout ce vin.

***

Ébaubi, voire sonné sous l’arche de la cuisine, “Paloma,” que je lui dis alors, “oublie mes sempiternelles lamentations, tu n’as vraiment pas besoin de te taper toute cette vaisselle, rien à te faire pardonner.”

Et c’est en lui disant cela tout haut que j’ai réalisé qu’elle n’était plus là.


Flying Bum

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Et je regarde passer les bateaux

Juste avant, en bonus, ce bref poème d’Octavio Paz.

« Je suis un homme, peu je dure
et la nuit est énorme.

Mais je regarde vers le haut,
les étoiles écrivent.

Sans comprendre je comprends,
je suis aussi écriture,

et en cet instant même
quelqu’un m’épelle.

 

Et je regarde passer les bateaux

Au bout de la route, la grande rivière
Trois bancs de bois tournés vers l’eau
Une route bleue pour prendre la mer
Beaux pavillons de tous les eldorados

Et mon rêve les suit comme les oiseaux

Debout en songe sur leurs ponts
J’embarque vers ce bonheur étranger
Aucun bagage pour investir l’horizon
Dans le rêve et le vent m’abandonner

Et mes yeux s’ouvrent sur un vieux rafiot

Où donc irais-je dans ces grands fardiers
Quand l’équipage se meurt en captivité
Tous les rêves fuient dans leur triste sillage
Et la rouille dévore tous leurs bastingages

Et mes amours qui tomberaient à l’eau.

 


Flying Bum

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En en-tête, gravure ancienne origine inconnue, Le SS Liberty, Goole-Hamburg Line

La fenêtre

 

Allah est grand, il a ouvert la fenêtre pour moi. J’ai sauté en bas.

 

“Vous avez atterri sur un STOP, un poteau d’arrêt obligatoire, ironique n’est-ce pas?” dit le médecin.

 

“Vraiment?”

 

“Vous avez brisé tous les os de votre corps. Littéralement chaque os. Même vos osselets.”

 

“Jamais joué aux osselets.”

 

“Ça peut se comprendre, vous sortez d’un coma de six mois. Vous serez parmi nous dans ce plâtre intégral pour au moins neuf autres mois.”

 

“Avez-vous du thé vert ici, j’en prendrais bien un en attendant,” que j’ai demandé.

 

***

 

Mon unique visiteur est un témoin de Jéhova avec des valises sous les yeux. Je me demande bien qui lui a donné mon numéro de chambre. Il s’écrase dans la chaise du visiteur et me lit des pamphlets. Je lui ai demandé s’il pouvait me lire quelque chose d’autre mais apparemment ça ne fait pas partie de son mandat.

 

“Tu n’as pas besoin d’aller à ton travail quelques fois?” lui ai-je demandé un jour.

 

“C’est ça que je fais tout le temps, monsieur,” répondit-il

 

“À temps plein?”

 

“À temps plein.”

 

“Je suis aussi fossoyeur,” dit-il

 

“Oh,” dis-je.

 

“À temps partiel.”

 

“Ah.”

 

***

 

Parfois ça me démange tellement sous ce plâtre intégral que je souhaite la mort. Apparemment, l’aide médicale à mourir ne s’applique pas dans mon cas.

 

“Vous ne pourriez pas me donner quelque chose?” que je demande au médecin.

 

“Je peux vous administrer du démérol,” qu’il me répond.  

 

C’était sa réponse peu importe la question.

 

“Et les spasmes d’ankylose?”

 

“Je peux vous administrer du démérol,” qu’il me répond.  

 

Il m’a injecté la dose. Je n’ai ressenti aucun effet. Niet. Nada.

 

“Comment s’appelle votre cheval?” que je demande au médecin.

 

Aucune réponse. Il a simplement galopé jusqu’au corridor.

 

***

 

Ma psychothérapeute s’appelle Karolanemarie. Pas Carole-Anne Marie ou Carolane-Marie ni Karo Lanne Marie.

 

Aussitôt que j’ai pu bouger mon cou, je l’ai embrassée.

 

“Je suis une lesbienne,” dit-elle.

 

C’était sa réponse peu importe la question.

 

Bientôt j’ai pu bouger mes bras, même un peu mes jambes.

 

“Vous devrez utiliser une canne, peut-être même une marchette, pour le reste de vos jours.”

 

“Est-ce que je serai toujours en mesure de danser?”

 

“Possible,” dit-elle, “si quelqu’un vous soutient.”

 

“Finie donc la danse en ligne. Je me suis mis à brailler comme un veau, Karolanemarie m’a pris dans ses bras.

 

Sournoisement, j’en ai profité pour l’embrasser sur la bouche.

 

“Je suis une lesbienne,” dit-elle.

 

“Encore?”

 

***

 

Le témoin de Jéhova avec des valises sous les yeux a finalement fait les siennes, il ne vient plus. Je suppose que c’est un bon signe.

 

J’ai feuilleté un de ses feuillets. Feuillu.

 

175,000 candidats chanceux recevront un voyage toutes dépenses payées vers le paradis.

 

J’ai ri. Quelle histoire. Divertissant au possible.

 

J’aurais peut-être dû l’écouter avec plus d’attention.

 

***

 

De retour à mon appartement, je suis allé fermer la fenêtre de la cuisine. On gèle ici-dedans.

 

J’ai vissé les barres de sécurité, cadeau de mon ergothérapeute Car-Ô-l’Âne-m’A-Ri, et j’ai pris une douche brûlante. Cela m’a fait le plus grand bien.

 

Avant que je finisse ma théière de thé vert, la fenêtre de la cuisine s’était ouverte par elle-même, encore. Allah est grand.

 

J’ai approché ma chaise du comptoir pour grimper.

 

“Ok, tabarnak,” que je dis en enjambant le cadre de la fenêtre, “mais c’est la dernière fois.”

 


Flying Bum

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Pour la journée BellCause pour la santé mentale. Inspiré d’Eugen Dimitri Ionescu

Il était une fois une dysfonction érectile post-traumatique au Flying J de Napierville

Trois jours que cela lui a pris. En fait, que cela leur a pris à eux. Trois jours coincé à Albany, état de New York, avant de savoir qu’aucune charge ne serait retenue contre lui, aucune poursuite. La drogue et l’alcool avaient été rapidement exclus du dossier et ultimement, le shérif avait conclu à la bête erreur humaine et cette bête erreur ne lui appartenait pas. Il n’était pas cet humain qui avait, selon eux, erré. La faute ne lui appartenait pas. La fille est sortie de nulle part, c’est comme si elle s’était carrément matérialisée là, par génération spontanée, comme un mauvais tour de magie, devant son pare-brise, et cela n’était pas sans lui rappeler le premier chevreuil qu’il avait heurté dans ses débuts, comme un démon cornu sorti des brumes épaisses du matin. Le chevreuil fait un son plus sourd, avait-il pensé, et n’a pas l’habitude d’émettre un cri horrible comme celui que la fille avait hurlé avant que son visage ne s’écrase et éclate dans son pare-brise. Si vite, si amochée, il ne pourrait même pas la décrire avant le choc. Il ne se rappelle que des énormes yeux, d’une bouche grande ouverte et de tous ces cheveux restés collés à la vitre par le sang.

 

Rentré au pays par le poste douanier de Lacolle, ce soir il s’installait pour dormir à la halte routière Flying J de Napierville. Il y a quelques kilomètres à peine, il était encore tout à fait réveillé, plusieurs heures encore à son crédit journalier, allocation qu’il épuisait toujours totalement avant de s’arrêter. Mais sur les ondes de son CB, il était tombé sur un de ces hurluberlus qui annoncent en grandes pompes la venue de la fin du monde, la fin des temps dans le feu et le souffre, suppliant son auditoire de se repentir et de demander pardon pour leurs âmes gorgées de péché et il avait écouté trop longtemps son monotone prêchi-prêcha et cela avait achevé de le fatiguer.

 

Il ne se rappelle pas s’être masturbé depuis le soir de son arrestation, de son accident. La fille morte dans son pare-brise. Tapissées aux murs de sa couchette, des photos pornographiques qu’il a sélectionnées dans les magazines au fil du temps, des fausses blondes aux seins comme des ballons sur le point d’exploser, des brunettes écartillées qui tirent les lèvres de chaque côté de leurs vagins, des adolescentes thaïlandaises avec leurs pénis à moitié atrophiés par les hormones mordant des baillons dans leurs bouches comme des cochons sur la broche.

 

Il se touche sans résultat. Agité et inquiet, il regarde par son hublot le stationnement quasi-désert. Des essaims de mouches forment des boules alentour de chaque lampadaire. Il scrute sans grande motivation à la recherche d’une de ces écumeuses de camionneurs et tout ce qu’il voit c’est une madame bien habillée qui sort du dépanneur 24 heures avec un sac et qui se dirige vers sa Lexus. Il n’encourage plus autant qu’avant les pauvres putes de truck-stop, celles dont la ville et les beaux bordels ne veulent même plus et qu’il a de plus en plus l’impression de payer davantage pour qu’elles partent aussitôt que leur prestation désolante est accomplie.

 

Dans la couchette minuscule, il se contorsionne pour s’extirper de son jeans et de sa chemise, il s’étend sur le dos et il observe distraitement le triste harem de papier collé aux murs de sa couchette, et sa main entre dans son slip pour n’y rencontrer que sa viande flasque et molle. Il n’a même plus le coeur de se taponner encore, au cas.

 

Il salue une dernière fois les trophées de chasse de ses fantasmes sous les craquements statiques des voix éloignées de son poste de radio CB à des kilomètres et des kilomètres avant et après lui qui annoncent les pièges à vitesse, les contrôles routiers, les camping-vans des putes mobiles. Au bout de son long poteau d’acier, le J du Flying J clignote dans la nuit comme s’il était pour mourir incessamment.

 

“Je banderai demain,” pense-t-il avant de s’endormir.

 


Flying Bum

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Fin du monde – opus 2057

 

Un de ces quatre après-midis d’hiver, la lumière se fera faiblotte et la noirceur s’écrasera sur nous comme la pire des mauvaises nouvelles. Force sera-t-il de l’accepter – comprendre que la vie sera désormais radicalement différente. Comprendre c’est survivre. Il faudra alors espérer que tous nos préparatifs auront été adéquats et suffisants, bien que rien n’est vraiment prévisible dans cette partie du monde, le nord-ouest d’un pays déjà nordique à souhait. L’hiver dernier, Adéline et moi ne savions pas très bien à quoi nous attendre. Nous avons échappé de près à la mort, passés tout près de mourir gelés. Il y a des cicatrices d’engelures aux extrémités de nos doigts, de nos orteils et de nos nez pour en témoigner.

 

***

 

La catastrophe n’est pourtant jamais venue, ni par la nature ni par la main de l’homme lui-même. Au point où en sont les choses, on pourrait évoquer des grandes sécheresses et des incendies inextinguibles. Des tremblements de terre, des tsunamis. Des tornades grandes comme l’Australie. Des pertes de courant définitives, un ciel opaque et noir pendant des mois et des mois. Malgré toutes les promesses de fin du monde par tous les experts depuis Nostradamus, Stephen Hawking jusqu’au pape Benoit XIV et une vieille polonaise centenaire et aveugle, rien ne s’est passé. Du moins, rien de ce qu’ils avaient prédit. La seule chose qui s’est réellement passée c’est la peur générée par toutes ces prédictions, amplifiée par des médias dopés à l’adrénaline du sensationnel, hors de contrôle, ensuite l’hystérie collective, les vagues de suicides en série, les génocides, les guerres inter-raciales, les émeutiers par tribillions, les assassinats en série, les comportements bestiaux.

Discarté totalement le concept même qu’il y aura toujours un lendemain.

 

***

 

Tant que vous n’êtes pas confronté à une situation pareille, vous ne pouvez pas imaginer les conclusions que vous en tirerez – les actions que vous envisagerez. Vous pourriez élaborer des hypothèses qui seraient valables ou qui vous sembleraient réalistes au moment de les élaborer, mais vous ne savez jamais vraiment. Nous avons “réquisitionné” le motorisé de 24 pieds du voisin, nous avons pensé rouler, toujours rouler jusqu’à ce que . . . quoi que ce soit se produise. Après que le premier ministre ait confirmé toutes les rumeurs les plus pessimistes, notre bon voisin a cru bon offrir un cocktail aux fruits fortifié à la strychnine à toute sa famille. Toute sa famille en a bu, puis il a bu le sien. Nous avons manqué d’essence au pont de la rivière Louvicourt, ce jour de juin qui avait été désigné comme le dernier jour. Nous avons réussi à rouler péniblement jusque sous le pont où, entre la grève et la structure, nous avons immobilisé le motorisé, hors de la vue. Nous nous sommes baignés tout nus et nous avons dansé en écoutant le CD favori d’Adéline, Band on the run, jusqu’à ce que la batterie tombe à plat. Nous avons pleuré sur le coucher de soleil. Nous sommes restés debout toute la nuit, se rappelant des souvenirs, en priant, en baisant comme s’il y avait plus de lendemain en vue. Nous pensions nous être rendus sains et saufs, soit au paradis, soit en enfer. Tout semblait tellement différent, plus lumineux, la rivière, le gravier, les poutres sous le pont. Après avoir finalement dormi un peu, au réveil nous avons réalisé la sombre et quasi impossible réalité, constaté ébaubis d’être encore en vie.

 

***

 

Depuis seize jours, Raph est avec nous – depuis que notre feu de camp nous a trahis et qu’il nous a dépisté se présentant devant nous par surprise avec une carabine qu’il affirme être chargée à bloc. Cette carabine a déjà tué un homme, affirme-t-il. Il raconte avoir été mineur à Perron il y a longtemps, qu’il y a longtemps coulé ses propres cartouches à même des petites quantités d’or patiemment chapardées au quotidien dans le fond de la mine, mais lorsque le contremaître de la mine l’a dénoncé à la police provinciale, ils ont vu là un crime sévèrement punissable. On ne vole pas la main qui nous nourrit. Surtout les sacro-saintes mines, propriété des Américains. Quelques centaines de cartouches aux pointes en or massif. Il ne raconte pas comment il a pu conserver ses cartouches ni pourquoi ni comment il est encore en vie, Adéline et moi nous nous chuchotons des scénarios à l’oreille. Il a marché vers l’est, dormant n’importe où, s’est nourri au petit bonheur, petit gibier, poissons, petits fruits. Puis il a suivi les outardes vers le sud.

 

***

 

Adéline est à quatre pattes dans son vieil attirail de jardinage. Comme un ver gras, elle s’affaire à approfondir la tranchée qu’on a entrepris de creuser il y a soixante-huit jours de cela. Elle ameublit le sol avec un bâton pointu, ramasse la terre avec un contenant de crème glacée et la lance vers les rebords de la tranchée plus haut. Dès que j’ai une minute, je la rejoins. Lorsque la tranchée sera finie on y poussera le motorisé. On remblaiera les côtés avec la terre de surplus, puis le toit sauf les sorties d’urgence au plafond qu’on utilisera pour entrer et sortir. Nous survivrons à l’hiver.

 

***

 

“Tout le monde peut faire de l’argent si c’est ce qu’ils veulent vraiment, faire de l’argent, l’obtenir, le posséder, le dépenser comme il veut, ou l’empiler,” que Raph me raconte pendant qu’il frotte le fond d’un slip usé à mort avec une petite barre de savon d’hôtel. Il parle pour parler, affirmant des choses qui ont probablement été sensées dans la vie ancienne. S’il enlevait son pantalon vert kaki avec la ceinture qui retient sa carabine tronçonnée, il serait complètement nu. Il est accroupi sur les talons là où l’assise de béton du pont rejoint l’eau lente et limoneuse de la rivière Louvicourt. Au-dessus de nos têtes, une voiture de police, un camion de pompier gueulent encore occasionnellement à pleine tête en faisant vibrer le pont. Le dernier, il y a bien quarante jours. Les jeans bleus de Raph, une paire de chaussettes, une chemise carreautée sont étendus à plat sur la dalle de béton près de lui, à sécher.

Habillé, il a l’air de tenir la forme, d’avoir bien vieilli. Mais comme il est maintenant, on peut voir le rouge et bleu réseau de ses veines sous une peau blanche lézardée par endroits, sa colonne comme l’exosquelette d’un quelconque serpent préhistorique, les entrecôtes comme déjà grignotées par les coyotes.

Je pêche avec un simple fil frisé en mémoire de sa bobine et un hameçon rouillé. Appât de fortune. Toutes les dix secondes, je tire un grand coup mais je n’ai pas encore réussi à ramener quoi que ce soit pour le prochain repas. Ce que Raph raconte toujours à propos de l’argent semble l’obséder, le faire passer pour fou mais en d’autres temps j’aurais probablement été d’accord avec lui. En d’autres temps, nous aurions bien pu être amis.

Je pêche tout l’après-midi mais je n’ai rien pris. Nous avons mangé beaucoup de truites mais elles ont probablement migré vers des eaux plus profondes. Celles du lac Endormi, peut-être même celles du lac Tiblemont en amont. Elles peuvent s’y prélasser dans les eaux plus profondes sous la glace. Elles survivront et reviendront ici, frayer entre les pierres arrondies de la rivière le printemps prochain.

 

***

 

 Adéline a terminé la tranchée. Raph demande, “C’est pourquoi, ce trou, déjà?” C’est bien la première fois qu’il en parle, bien que je l’aie vu souvent regarder au fond du trou les yeux en forme de points d’interrogation.

Le soleil disparaît sous les nuages. La noirceur tombe avant que le ciel ne se dégage. Nous sommes tous les trois autour du feu, Adéline près de moi. La vérité est la seule explication valable. Je réponds, “Nous avons besoin de mettre le motorisé à l’abri des grands vents d’hiver.” Il dit que cela ne le dérange aucunement de dormir sous sa tente comme s’il ne connaissait rien de la rigueur de nos hivers. Il va crever gelé dans sa tente, Adéline et moi le savons très bien. Il dit, “Ça vient si froid que ça par ici?”

“Pas vraiment,” qu’Adéline répond, habile.

 

***

 

Les vents se retournent, ils se tordent de froideur. Ceux qui venaient du sud s’en retournent chez eux. Les flammes de notre feu se dressent à peine comme des serpents fatigués et Adéline joue la charmeuse – ses bras croisés contre sa poitrine, elle fixe directement la chaleur du feu. Elle chantonne tout bas les paroles de Picasso’s last words. Son interprétation est fidèle et impressionnante. Les flammes se dandinent et dansent à travers ses mots a capella.

Quelques flocons apparaissent, comme des boules de coton suspendues dans l’air. Sous le pont, personne ne le réalise, pas plus que l’importante chute de température.

Je me joins à Adéline dans la chanson et Raph marmonne les voix de fond. Puis un interminable silence. Une noirceur pesante. De guerre lasse, Adéline et moi avons retrouvé à tâtons les sorties d’urgence sur le toit du motorisé sous quatre pouces de terre remblayée. Raph n’a rien vu, rien entendu, à absorber les dernières caresses chaudes de la braise. Nous aurons de la viande une partie de l’hiver.

 

***

 

Le ciel est parti de côté emportant les étoiles avec lui. L’haleine de Raph dansait autour de son visage comme un fantôme épuisé par la nuit glaciale. Lorsqu’il a cru qu’il ne pourrait pas tenir une minute de plus, la crête au pied du ciel s’est mise à fondre en une mince ligne rouge. Il a fermé ses yeux et sa peau congelée parvenait à capter un chagrin de chaleur dans la crête vermillon, l’accueillait comme une ultime bénédiction.

 


Flying Bum

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De tous les possibles univers

 

S’il existe comme on le prétend une infinité d’univers, c’est qu’il en existe un en tous points semblable à celui-ci précisément, mais dans lequel vous n’êtes pas en train de lire ce texte, vous vous grattez le derrière. Sur l’infinité d’univers possibles dans la probabilité absolue de la vie, dans ceux de Léon en particulier, dans 1024 de ces univers, Léon entre dans une réunion d’alcooliques anonymes en disant : “Je souhaiterais qu’elle meure alors je m’épargnerais tout le tracas de la quitter moi-même.” Il supporte maintenant mal la présence de sa femme parce qu’il en a baisé une autre au hasard et qu’il sait très bien ce qu’il a fait et il en a honte. En fait, il souhaiterait bien se transporter dans un autre univers où aucun dommage n’aurait été fait. Mais dans tout autre univers, il existe d’autres dommages, peut-être pires encore.

 

Dans tous les possibles univers, Léon est le type d’homme à faire des déclarations dramatiques et poser des gestes suicidaires sinon parfaitement idiots.

 

Après coup, les gens l’implorent de continuer de faire les efforts, à se reprendre en mains et dans plusieurs autres univers c’est exactement ce qu’il fait et dans 105 univers, il boit jusqu’à sa mort, il boit sa mort en fait. Dans un de ces univers, un homme a perdu son chapeau. Dans un autre il l’a retrouvé, et dans un autre il n’en a jamais porté.

 

Dans un autre univers, la femme de Léon, Odile, assiste à la vente de charité dans l’exacte salle paroissiale où se tient la rencontre des alcooliques anonymes. Elle cherche une salle de bain. Elle passe devant la porte ouverte du meeting de Léon, comme il les appelle, et il la voit et horrifié autant qu’ébaubi il conduit pendant six heures vers la ville d’Abitibi où son frère habite et il ne la revoit plus avant au moins une décennie, dans un des multiples univers générés par cet événement-choc, et dans douze de ces univers nouveaux ils se croisent par hasard dans un bar d’Alma et dans six autres ils prennent un verre ensemble et dans trois, ils baisent à la mémoire des beaux jours, dans deux ils se remettent ensemble mais dans les deux cas, ils sont misérables et malheureux.

 

Ou, il ne la voit pas dans l’embrasure de la porte qui l’entend déclarer qu’il la voudrait morte, ce qu’il ne pense pas vraiment, mais elle l’a bien entendu et lorsqu’il rentre à la maison, elle le fout à la porte, demande et obtient le divorce, et pendant que Léon déménage, elle discute avec un des déménageurs qui lui laisse son numéro de téléphone et plus tard elle l’appelle et refait sa vie avec lui, se remarie et part vivre avec dans le bas du fleuve.

 

Dans tous les univers possibles, le temps est une illusion de mouvements qui se déploient par mitose infinie, division par division, alors par une nuit claire Odile pourrait tout aussi bien s’envelopper dans un manteau, parfois rien qu’une petite laine, pour sortir s’assoir sur le balcon de son trois-et-demi de Trois-Pistoles et se mettre à penser à ce que Léon peut bien devenir en espérant qu’il a vaincu son problème d’alcool et peut-être même aura-t-il rencontré quelqu’un d’autre et qu’il soit heureux parce qu’Odile n’a gardé aucun ressentiment et elle sait qu’il ne le pensait pas vraiment et que si elle méritait mieux, alors Léon aussi et qu’elle pouvait admirer tranquillement l’abysse étoilée au-dessus de sa tête, ces étoiles qui dureront toujours, préservées dans l’instant précis où elle les observe, le temps qu’elles émettent 1072 photons qui ne l’atteindront pourtant jamais.

 

Mais dans un autre de ces foutus univers, dans les faits, Odile meurt. Elle traverse les rails du chemin de fer en rentrant de l’épicerie, tous ses sacs à la main, et elle subit une sorte de mini-attaque attribuable à ses nouveaux anti-ovulants, elle attrape une faiblesse au moment exact où le train passe et elle est tranchée en deux, les carottes et les conserves répandues sur la voie, des pommes roulent, un pot d’olives explosé, sa saumure lentement absorbée par le gravier. Dans un autre univers pourtant, elle sort de la douche, fraîche et heureuse, mais la même faiblesse la prend et en tombant au sol, elle se fracasse le crâne sur le rebord du bain et meurt sur le coup. Quand on dit que ton heure est venue.

 

Dans 104 univers, Léon ne se doute pas qu’un officier de police s’en vient lui annoncer la triste nouvelle mais dans un autre univers pourtant, Léon qui s’est remis avec Odile, stoïque sous l’embrasure de la porte de la salle de bain regarde Odile, son regard immobile et totalement absent, vaguement orienté vers la flaque de sang déjà partiellement coagulé dans laquelle repose une bonne partie de la chevelure d’Odile. Et de la plaie de chair ouverte sur son front s’apprête à tomber paresseusement une dernière goutte qui s’étire lentement avant de plonger dans la flaque dans une milliseconde à venir mais encore suspendue dans le temps.

 

Avant que la goutte de sang ne touche à la flaque, 105 univers nouveaux naissent dans cette seule nanoseconde et dans 10univers, Léon ne survit pas une seule fois. Même pas une.

 


Flying Bum

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Une pomme pour Noël

Léon est en feu. Léon est empuanti. Léon est mort.

Personne ne semble savoir ce qu’empuanti veut dire, mademoiselle Roberge, mais nous aimons tous comment ces mots sont calligraphiés si joliment à la craie blanche sur le tableau noir. Comment le mot coule en sortant de vos lèvres.

Léon n’aime pas le gâteau. Léon aime la fin des histoires. Léon n’aime pas la fin du monde.

Nous nous imaginons le Léon dont parle mademoiselle Roberge, feluette*, qui ne veut absolument pas manger de la viande ou des fèves vertes, des framboises surgelées, des jujubes vitaminés. À la récréation il est probablement parti grimper dans le laurier-cerisier pour en redescendre le visage bariolé de taches rouges.

Mademoiselle Roberge explique qu’en feu c’est comme fiévreux, empuanti c’est comme quand on est empoisonné. Pour étoffer sa démonstration, mademoiselle Roberge se prend le cou à deux mains, s’étouffe, fait comme si elle cherchait son air désespérément, convulse avant de s’effondrer derrière son bureau. Nous rions, nous rions plus fort que nous croyions nos petits corps capables de rire, nous rions jusqu’à ce que nous nous efforcions tous à pleurer, théâtralement. Nos bouches soudainement remplies de hargne et nous testons tous le mot, la langue finissant contre le palais, l’air à travers des dents – Empuantie, empuantie, empuantie­, mademoiselle Roberge est empuantie !

***

Nous aimons tous mademoiselle Roberge. Nous aimons comment elle embroche ses longs cheveux noirs avec des pinces en forme d’oiseaux, ses faux-cils qui tombent lorsqu’elle cligne trop fort des yeux et comment, à genoux, elle tient nos deux mains dans les siennes lorsqu’elle nous fait répéter un mot difficile. Nous aimons comment elle nous pince les oreilles lorsque nous les prononçons n’importe comment – pas parce que ça ne fait pas mal, mais parce que nous aimons la douce chaleur de ses doigts comme du beurre mou sur nos lobes.

Nous aimons lorsque parfois elle nous parle de son mari le fantôme, parfois soldat, parfois objecteur de conscience. Nous aimons lorsqu’elle braille comme une fontaine parce qu’il n’y a pas de crescendo pour ses larmes, ça part en fou tout d’un coup comme quand des torrents de pluie se ruent contre les fenêtres de la classe. Comme la fois où elle nous a raconté la plus belle histoire, l’histoire du bébé qui était dans son ventre et puis qui tout d’un coup ne l’était plus. Du mari qui était là puis qui n’était plus là puis qui est revenu chercher ses agrès de pêche et ses bouteilles de vin français puis qui est reparti encore. Nous aimions lorsqu’elle croquait dans les pommes innombrables que nous déposions devant elle, comment de ses longs ongles rouges elle essayait d’arracher la queue en épelant p-é-d-o-n-c-u-l-e en serrant des dents pour ne pas lancer un juron.

***

Seulement le vieux dictionnaire de mademoiselle Roberge contenait les mots apocalypse, mort, assassinat, cadavre, décès. Mademoiselle Roberge en parlait amplement parce qu’elle disait qu’il le fallait. On devait le faire. Elle nous disait comment, avant, les gens étaient enterrés, vêtus de leurs plus beaux habits de soie, descendus en terre par le fossoyeur sous une douche de pétales de rose. La mooooort, expliquait mademoiselle Roberge. Il y avait quelque chose dans la façon dont elle le disait, comment tout son corps tremblait pour en extraire le mot qui semblait parfois apaisant, parfois périlleux, rebelle, épouvantable. À la récréation nous fabriquions des comptines à propos de corps pourris lancés dans des trous, des blagues à propos de la mort imminente dont personne ne va pouvoir s’échapper. Plus tard, mademoiselle Roberge pinçait nos oreilles, faisait des shhhhhhhh, nous confiant un secret. Les morts n’existent plus, mes petits canards, chuchotait-elle, maintenant ils ne sont plus que des fantômes.

Bien difficile de comprendre comment les fantômes doivent se sentir.

***

22 décembre, première sortie scolaire, comme un cadeau de Noël, mademoiselle Roberge nous emmène au Musée des Choses Oubliées de Tiblemont.  En fait, nous expliquait mademoiselle Roberge pendant le trajet dans l’autobus jaune, on aurait dû l’appeler le Musée des Affaires Mortes mais choses oubliées faisait moins peur aux enfants.

Au musée, il y avait des renards et un ours empaillés, mouffettes et hiboux. Des papillons piqués avec des épingles, des poissons courbés sur des planches de bois, chauve-souris et crapauds dans des bocaux de formol. Des aquarelles qui représentent des plantes et des légumes qui n’existaient plus, des organes humains en argile peint toutes sortes de couleurs. Nous touchions à tout, enfoncions nos doigts dans la peau durcie des bêtes, caressions de la paume leur fourrure raiche, la froideur lisse du coeur peint rouge vif. C’est de l’histoire tout ça, disait mademoiselle Roberge, notre histoire.

Nos mains parcouraient le corps de plâtre qui représentait un petit garçon brûlé vif dans l’incendie de Pascalis où, racontent encore les vieux, il avait plu des oiseaux pendant que la ville entière brûlait. Ses habits noirs de suie, sa peau comme un cochon de lait oublié sur la broche, les yeux grands ouverts de l’enfant couché sur le dos. Fixant le regard immobile à jamais de l’enfant, quelque chose se dégonflait en nous. Mademoiselle Roberge comme sous l’emprise d’une démence nouvelle nous racontait le drame en long et en large avec des yeux exorbités et effrayants auxquels on avait droit chacun notre tour. Des filles pleuraient, une d’elles a même perdu conscience, les garçons arboraient un teint livide. Mademoiselle Roberge insistait qu’on embrasse le front du garçon, qu’on prenne ses mains de plâtre glacées et insensibles dans les nôtres. Pour ne rien oublier, mes petits canards, pour ne rien oublier, mais jamais nous ne pourrions oublier.

À la place, nous pleurions pour nos mères, nos pères, nos jouets. Comme si c’étaient nos propres petits corps en feu montés sur le toit des maison enflammées, les mains jointes vers le ciel pour demander secours à Dieu. Des groupes d’enfants venus de d’autres écoles observaient nos visages terrifiés comme si on faisait partie du triste spectacle nous aussi. Troublée, mademoiselle Roberge s’est organisée pour qu’on quitte avant le temps et pendant le voyage de retour, on pensait à ce qui nous attendait, mademoiselle Roberge qui nous pincerait les oreilles si fort que nos têtes pivoteraient pour se délivrer de la douleur, si on bavassait notre expérience traumatisante, nos mères qui crieraient après elle, ça prends-tu une sans-dessine pour faire subir ça aux enfants, notre mademoiselle Roberge remerciée, envoyée ailleurs traumatiser d’autres pauvres enfants?

***

Dans l’autobus, pour distraire nos esprits d’enfants et oublier le pire à venir, nous nous échangions des messages secrets sur des petits papiers pliés passés de main à main. À l’encre bleue, des papiers qui disaient Léon et Adéline pour toujours et toute cette sorte de choses que s’échangent les enfants entre eux. J’ai réussi à embrasser une fille, Adéline Gagnon, elle est devenue aussi rouge que les lèvres de mademoiselle Roberge, mes oreilles c’est pareil.

***

23 décembre, les pommes tombent l’une derrière l’autre derrière sur le bureau de mademoiselle Roberge à mesure que les enfants arrivent et celles-là sont offrande de Noël pour celle que nous aimons tant. Lorsque le calme s’installe, mademoiselle Roberge se lève derrière son bureau et claque son clapet.

Merci, mes petits canards.

Elle choisit la plus rouge et la plus appétissante des pommes. Elle pince le pédoncule de ses longs ongles rouges, la fontaine de larmes explose d’un coup sec.

p-é-d-o-n-c-u-l-e, épelle-t-elle tant bien que mal à travers ses sanglots, en se battant contre le combatif pédoncule. Elle ouvre la bouche si grande que nous avons cru un moment qu’elle perdrait ses dentiers, nous rions, elle croque dans un fracas inoubliable, mord, mastique et avale en forçant exagérément un morceau gigantesque. Nous sommes tordus de rire.

Mademoiselle Roberge laisse tomber la pomme, se prend le cou à deux mains, s’étouffe, fait comme si elle cherchait son air désespérément, convulse avant de s’effondrer derrière son bureau.

Pour vrai cette fois-là.

Empuantie, empuantie, empuantie, mademoiselle Roberge est empuantie ! criaient en chœur tous les enfants ébaubis et bernés par la grande comédie.

***

Joyeux Noël, mademoiselle Roberge, tes petits canards t’aiment toujours.

Je sais maintenant comment les fantômes peuvent se sentir.


Flying Bum

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*feluette, du français fluet, maigre et faible.

Illuminatio

Lumières bleues et euphoriques
l’étreinte à grands bras angéliques
un tour des grands oiseaux noirs
les âmes courent en fou sans savoir

Le coyote qui part après le cerf
la chauve-souris son coléoptère
au ciel la buse guette son mulot
à hue et à dia la prédation prévaut

Sans tous ces carnages de nuit
les matins ne sauraient éblouir
vieillir mourir sont actes de vie
sous la pierre renaîtra le souvenir

Du joug du présent fêter libération
d’une plume caresser l’universel
de la main le fruit des générations
dans la joie la créature la plus belle

De l’âge un immense cadeau
l’éblouissement tout paradoxal
détours et distorsions de l’ego
le sublime pour grande finale

Ultime et exigeant acte de créer
saluer bien bas en toute élégance
apprendre, apprendre à tirer
tirer en toute grâce sa révérence

 


Flying Bum

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“No doubt the universe is unfolding as it should.”
      – Max Hermann, Desiderata

Collage

Une recette déchirée d’un carnet

J’ai pleuré sur le pain de viande. Directement dessus. Personne n’a vraiment besoin de savoir ça. C’est rien que salé, les larmes. Les larmes sont tombées sur la chapelure, elle-même fraîchement tombée sur une couche luisante de blancs d’œufs. Tout est dans tout, à la fin, lorsqu’on mélange les choses. Tout le monde souriait en mangeant mes larmes sans le savoir. Super bon ton pain de viande, pops, disaient les garçons.

Écrire une note pour la prochaine fois – mettre un peu plus de sel.


 

Un sac d’arachides

Une nuit, j’ai rêvé qu’elle était à la partie de baseball. Je suis assis tout en haut de la petite estrade de bois. Comment elle fait pour entrer tous ses cheveux dans une casquette? Elle portait des verres fumés mais j’aurais mis ma main dans le feu que c’était elle. Elle est venue s’assoir près de moi. On a acheté un sac d’arachides même si dans la vraie vie je ne mange plus d’arachides depuis qu’elles m’ont rendu malade une fois que j’en avais mangé tout un bocal – ou avais-je eu peur qu’un des garçons ne soit allergique?

Je brûlais d’envie de lui demander si elle était encore morte, il m’a semblé que la question était un peu rude, alors je lui ai simplement demandé si elle devait repartir bientôt. Elle a répondu non, qu’elle avait droit à toute la partie de baseball.

On s’est embrassés. Ses lèvres goûtaient le sel, les arachides.


 

Une fiche immobilière

Unifamiliale dans la grande ville, c’est pas rien. Elle savait que ce serait la dernière. Tout ce qu’on devrait laisser derrière pour habiter une si petite maison. Un coup de coeur, c’est un coup de coeur – son coup de coeur, et merde l’espace si c’est rien que pour mourir dedans. Elle n’était pas neuve mais en très bonne condition. Pleine de lumière, pas de place pour les fantômes.

On ne parle plus de la vie d’avant, elle disait. Il n’y a pas de place pour ça ici. Ici ce sera ma dernière vie, c’est tout.

Chauffage et climatisation centrales, spectaculaires fenêtres en baie. On percera des portes françaises dans la salle à manger. De superbes planchers de bois franc flambant neufs, pas de place pour les ombrages. On pourra l’installer dehors, sur la terrasse, regarder le jardin d’ombre, sentir les odeurs de pin, nourrir les chats errants.

La fiche ne disait pas que la nuit, parfois, j’entendrais des pas de danse sur les lattes du plancher flambant neuf.

 

Je ferai semblant que ça ne me rend pas fou.

 


 

Flying Bum

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Matins béants

La nuit un cinéma
sur un écran de paupières molles
dans une tempête de draps
un opéra de sorcières folles

La nuit un Fellini
des sirènes et des chants
amants maudits et culs bénis
milliards de mots tous en même temps

La nuit un cinéma
les morts sont bien vivants
les vivants qui sont morts déjà
des bêtes des chimères et des gens

La nuit son supplice
coeur conscience qui va qui vient
horreurs douleurs ou tendres délices
ami perdu amantes nues sourient au loin

La nuit ma reine du drama
perdus flottent les naufragés
de la courtepointe prisonniers
dans la fièvre d’un drap sauna

La nuit les grands esprits
partis peupler le dessous des lits
avec les moutons qui roulent
les génies qui perdent la boule

La nuit s’enfuir courir dehors
la meute vorace qui colle au cul
la main s’accroche le pied se tord
l’habit se couds-tu? le grain se mouds-tu?

La nuit bleue l’aurore l’horizon
mirage éternelle hallucination
sans forces au bout de son sang
le jour pressé de prendre son rang

Gribouillis génériques lèchent l’écran
autant en emportent les quatre vents
derniers songes au matin débarrassent
la charge le licou grand bien me fassent

Matins béants un autre grand trou
lévite gracieusement l’éternel enfant
au dessus des clowns et des fous
perd le souffle et tombe dedans

 


Flying Bum

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Silence au 27

 

Le concierge tintinnabule dans le corridor. Sa ceinture de tournevis et de marteau et de clés à molettes qui tapent sur ses cuisses y vont d’un rythme sans harmonie ni parole. Il passe devant une porte rouge et une autre porte rouge et une autre encore, rouge aussi, jusqu’à ce qu’il parvienne au 27. Appartement 27. Là où habite la fille sourde. La superbe fille sourde aux longs cheveux noirs bouclés et ses hanches, oooh ses hanches de l’enfer, des hanches beaucoup trop charnues pour son petit ventre plat et sa petite poitrine. Ses hanches qui s’encastreraient parfaitement dans son propre pelvis à lui. Oooh!

 

Il frappe et il attend. Il frappe. Il attend, il crie concierge, mais à quoi bon? Elle ne l’entendra jamais. La dernière fois, il est entré directement alors qu’elle était installée devant le téléviseur, le volume à fond la caisse, ses mains légèrement soulevées du canapé, comme flottant sur un centimètre d’air, captant les vibrations, sentant les mots d’une manière que le concierge ne comprendrait jamais.

 

Cette fois-ci, il pourrait aussi bien la surprendre au sortir de la douche. Pas de serviette. Ses hanches de l’enfer complètement à l’air. Enveloppée dans tout le silence du monde, nul besoin de serviette, nul besoin de cacher ces hanches-là, oooh, ses hanches. Ses frisettes noires qui dégoutent sur ses petits seins, le long de son ventre plat. Elle le regarderait droit dans les yeux depuis le seuil de la salle de bain, jusqu’à ce que tout cet énorme silence l’aspire vers elle, et la porte qui claquerait derrière eux et les cris de plaisir inhumains d’une femme sourde totalement désinhibée jusqu’à ce que ses oreilles à lui bourdonnent de douleurs vives et qu’il en jouisse de terreur.

 

Il glisse son passe-partout dans la serrure, ouvre. Personne. La belle fille sourde est sortie, et elle a emporté tout son silence avec elle. Depuis l’appartement 27, il entend des filles qui s’esclaffent dans la glissade de la piscine, des petites voix aussi menues que leurs bikinis brûlés par le soleil. Une voiture passe bombardant la rue avec la contrebasse électrique trop forte d’une musique de rustres. Un camion d’ordure qui bipe se reculant vers les conteneurs. Les fourchettes qui s’écrasent contre le métal et les vidanges de tout le monde qui se soulèvent et se fracassent dans une avalanche tonitruante. Une machine à lessive quelque part sur l’étage qui agite monotonement une brassée de linge en marquant le tempo avec des sons qui ressemblent à des mots . . .  Où est-ce qu’elle est?   Où est-ce qu’elle est?   Où est-ce qu’elle est?

 

Il retient son souffle, plisse les yeux et localise le goutte à goutte de la pomme de douche qui fuit. Il dévisse la tête, déroule un ruban de téflon sur les filets, revisse la tête et le silence revient dans la salle de bain. Facile! La clé à molette rejoint sa gaine dans un geste théâtral de cowboy de série B. Il referme la porte de la salle de bain. Il entend toujours les bruits dehors, la laveuse, la circulation. Dans le corridor, quelqu’un qui rit fort. Il allume le ventilateur de plafond en pensant que ça le ferait. Les hélices chantonnent en se ballotant, le moteur ronronne et le monde, et l’étage, et tous les appartements et la vie dehors convergent dans cette chose. Mais cette chose est encore un son. Il referme le ventilateur et on entend au loin une alarme d’automobile, une porte qui claque. Il pousse la carpette contre le bas de la porte mais il ne peut pas fermer le son, tous les sons, aucun son. Il enfonce ses index dans ses oreilles, le son de ses callosités qui frottent le tunnel cartilagineux, il entend son coeur pomper le sang. Est-ce qu’elle peut l’entendre elle aussi, ou si son sang à elle est muet? Il aimerait lui demander si son pouls est aussi un tempo à deux temps comme le sien. Mais elle ne l’entendrait pas. Peut-être pourraient-ils utiliser le papier, son gros crayon ovale de menuisier, sur une page vierge déchirée à la fin d’un de ses chics romans russes qui traînent toujours sur la table du salon. Ils se le passeraient tour à tour et il oublierait tous les sons, sauf le son du crayon animé par les doigts de la belle sourde, le son de la mine de plomb qui caresse le papier.

 

Son sang se cogne à ses callosités, contre ses cartilages, et les sons tournent en sensations, en douleurs. Plus il pousse ses index au fond de ses oreilles, plus c’est pénible à entendre. Depuis si longtemps noyée dans le silence, elle, elle doit ressentir mille fois pire encore. 

Son coeur un marteau-piqueur, la course du sang dans ses veines une émeute.

Ses hanches, oooh ses hanches, une plaque tectonique.

 


Flying Bum

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Une fois au Gigi

Une fois au Gigi : rencontre arrangée

Au Gigi Pub, le serveur, Juan-Carlo, nous installe sur la terrasse. Il nous apporte des chips de maïs et de la salsa, sans qu’on ne lui ait demandé quoi que ce soit. Nous sommes encerclés par des gens heureux. C’est stupide, des gens heureux quand on y pense. Après quelques rondes, nous réalisons que nous pourrions être heureux, nous aussi. On a tellement bu de sangria qu’on en a oublié de manger, et nous faisons l’amour – la moitié de nos vêtements encore accrochés à nos corps agités – dans l’édifice sommaire deux portes plus loin qui abrite un lave-auto de fortune, et l’une de mes espadrilles Adidas reste coincée dans la courroie d’un convoyeur. Je dois l’abandonner.


Une autre fois au Gigi : deux tourtereaux

Deux tourtereaux, nous rions, croustilles en main devant un bol de salsa et un pichet de sangria. Nous rentrons dans notre nouvel appartement et nous tentons tant bien que mal, éméchés, d’enterrer une espadrille Adidas orpheline dans la cour en arrière, pour la chance se dit-on.


Encore une fois au Gigi : coup de grisou

Comme ça, comme les fragiles éléments d’une ampoule explosent sans prévenir, noirceur-surprise, une chiennerie de maladie venue de nulle part quand ce n’est surtout pas le temps. Tu ne peux pas amener notre bébé fille à terme, et pour toi c’est tout ce qui comptait.

Je voulais juste que tu vives, et j’espère seulement que cela suffira.


Cette fois-là au Gigi : yogourt à la tragédie grecque

Au Gigi, tu demandes de la glace et un verre (pour le vinier en carton de blanc bon marché que tu traînes partout maintenant que tu as la sangria en sainte horreur). Il est 3h15 un mardi après-midi et tu es ronde comme un ballon rouge. Je suis rouge de honte et tu ne veux pas manger. Notre chienne, Charlie le chihuahua – qui a hérité du prénom de la fille que nous n’aurons jamais eue – est portée disparue.

Nous ne le savons pas encore, mais dans quelques jours, ta mère en visite, retrouvera Charlie sur sa route et ira la vendre à l’animalerie du coin. Elle pissait partout. La chienne pas ta mère.

Mais avant ceci, au dîner, après nous avoir débarrassé de ta boîte en carton vide, notre serveur favori, Juan-Carlo, nous avouera en soupirant profondément qu’il s’appelle Gilles.


Au Gigi : parfois cinq années passent sans s’arrêter

Dans mon téléphone portable, quelques noms de filles. Sans plus.


Ici au Gigi, un an aussi ça peut passer : seuls et ensemble

Je te quitte. Ensuite je reviens. Tu me quittes. Ensuite tu reviens. Supplice chinois.


Toujours au Gigi, un de ces quatre : cinq à sept

Nous nous rencontrons à 4h59 pile, à temps pour voir Juan-Carlo-Gilles (maintenant gérant-serveur) allumer le néon du cinq à sept.

Dehors sur la terrasse, nous sommes seuls. Nous ne buvons pas. On se regarde, à peine. Un an depuis la dernière fois qu’on s’est touchés, à peine.

On ne se raconte plus la première fois qu’on s’est vus au Gigi. Le lave-auto deux bâtisses plus loin est fermé, un sans-dessin de Verdun est mort coincé avec une fille dans la grande turbine. Pauvre fille, elle a survécu. Je ne sais pas pourquoi les histoires doivent toujours finir aussi mal mais apparemment c’est comme ça. Pas de chance. Après le cinq à sept, je retourne, seul, dans la cour derrière notre appartement vide.

À la brunante, je déterre le calvaire d’Adidas.


Flying Bum

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Les cornichons dans le vinaigre

Pourtant j’ai du sang polonais. J’ai récemment réalisé que je ne détestais plus les cornichons dans le vinaigre. Comme la vie est espiègle. Je me suis surpris à ne pas les enlever s’ils faisaient déjà partie de la recette d’un burger du commerce par exemple, mais je ne crois pas avoir atteint le point où j’en croquerais un, fût-il frais sorti de son bocal, la ressemblance à un aquarium surpeuplé de batraciens étranges me hante, ou de demander spécifiquement à un grand chef d’en rajouter à un plat quelconque, à l’exception peut-être des jours qui nécessitent un geste particulier pour m’extraire de l’insignifiance de l’existence et qui demandent à se démarquer des hiers et des lendemains en tout point semblables, cette différence fût-elle si mince, verte, gorgée de vinaigre ou tranchée finement. Lorsque je serai à un cornichon près d’en finir, j’en croquerai un. Goulûment.


 

Flying Bum

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Publié dans le cadre du défi Flash Fiction du dimanche, avec pour thème cette fois-ci la nourriture, défi qui se tient chez Pandora

 

Rien qu’un autre samedi soir chez les esprits

 

Les esprits sont tous réunis autour de la planche de Ouija. Ils ne savent jamais lequel d’entre eux sera appelé mais tous ont le coeur gonflé d’espoir. Ils ont des messages, des bons mots pour conseiller, réconforter, des théories à propos de la vie qu’ils ont mis des milliers d’année à peaufiner, des potins croustillants à propos des décédés de la famille. Ils travaillent tous à l’actualisation de leur spiritualité, c’est un long processus, qui implique souvent la voix silencieuse de la toute-puissance qui souffle doucement dans leurs oreilles. La toute-puissance n’est pas une entité facile à décoder.  “Et ensuite vous savourerez le fruit solitaire de l’absolution,” dit-elle. “Et les chiens de prairie se dresseront et les phoques volants s’envoleront vers le ciel.”

“Quoi?” répliquent les esprits. “Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire?”

En général, la toute-puissance a une sainte horreur de se répéter. Elle ne partagera les secrets de l’univers qu’une seule fois.

Ils peuvent toujours se réincarner, retourner sur leur bonne vieille terre qu’ils connaissent bien et qu’ils aiment toujours, ce qui peut sembler être une sacrée bonne affaire tant soit-il qu’ils se souviennent de tous les tenants et aboutissants de redevenir humains : les migraines, la circulation monstre, les contraventions au stationnement, les voisins débiles, les longues semaines de travail, le tofu cuisiné au petit bonheur par des amis végétariens bien intentionnés, les lecteurs de nouvelles un peu trop exacerbés, les empoisonnements alimentaires, les allergies, la belle-famille, maître Goldwater, l’entièreté de l’adolescence, le débalancement hormonal, mal de pied, mal au genou, mal de vivre, les centres d’achat le samedi, les hôpitaux, la souffrance, la mort – encore?

Franchement, aussi bien s’en tenir au monde des esprits, le loyer est gratuit.

Ils se rassemblent près de la planche de Ouija même lorsqu’aucun humain ne l’utilise parce qu’ils savent très bien qu’à la minute même, la fraction de seconde dis-je, qu’un humain retirera la planche de sa boîte, il y aura bousculade monstre. Tous les esprits des sept plus proches paliers spirituels viendront jouer durement du coude et des pieds, se poussant et se ménageant sauvagement une route à travers les autres esprits, clamant à hauts cris être celui qui devrait parler. Certains esprits vont jusqu’à englober la planche de jeu dans leur énergie, se drapant tout le tour d’elle dans une technique qu’eux seuls maîtrisent. “Hé,” disent les autres, “tu ne peux pas faire ça.” “Oui, j’ai le droit,” répond l’esprit encercleur en se tenant encore plus fort après la planche de Ouija.

Rien n’est plus beau que la vie spirituelle mais jamais ils n’hésitent à se ramasser en groupes compacts dans les garde-robes des propriétaires de planches Ouija. Les papillons de la taille de ptérodactyles et des champs de tournesol à perte de vue qui se dandinent à l’unisson comme des vagues sur l’océan, les couchers de soleil sur le pacifique et les danses à travers les galaxies, on en apprécie une quantité donnée, on se fatigue vite. Ils préfèrent s’entasser à travers les jupes et les manteaux, les chemises et les pantalons et attendre. Ils vibrent ensemble. Ils vibrent chacun pour soi. Ils attendent.

Finalement, un humain se pointe, un petit garçon d’environ neuf ans. Il tire sur la boîte du Ouija dans la complète noirceur, en catimini, ses parents lui ont interdit sans doute. Il glisse la boîte sous son bras et s’en retourne vers sa chambre sur la pointe des pieds, et les esprits suivent comme une vague dans le corridor, un raz-de marée même. De retour dans le calme de sa chambre, le garçon installe la planche avec des précautions exagérées. Puis il dépose ses mains sur le pointeur, ferme ses yeux et attend.

Les esprits s’accumulent autour de la scène et attendent. Un esprit en pousse un autre et sa vibration ralentit, régression spirituelle.

Le garçon allume sa lampe de poche. Il chuchote, “Y’a quelqu’un ici?”

Les esprits s’embrouillent – il y en a tellement ici – mais le pointeur est réquisitionné par un esprit à l’intensité vibratoire moyenne qui est demeuré enroulé autour de la planche depuis des mois. Dirigeant minutieusement les mouvements du garçon, l’esprit compose, “Oui.”

Le garçon se recule, ébaubi, il regarde la table de Ouija comme s’il ne savait pas ce qui venait de s’y passer. Il replace ses mains sur le pointeur et demande, “Qui êtes-vous?”

Les autres esprits se rapprochent. Ils pourraient s’identifier de tellement de différentes façons, d’anciens noms, des aïeux inconnus, fantôme de x, y ou z, d’extra-terrestres, mais l’esprit décide de faire simple et épelle : a-m-i.

Le garçon répète le mot pour lui-même. “Si vous êtes mon ami,” dit-il, “alors quel est mon mets favori?”

Les esprits échangent des regards, leurs énergies vibratoires montent et redescendent rapidement. Ils sont exposés à tant d’idées et d’émotions dans leur long périple à travers leur vie d’esprits, mais la bouffe est totalement hors de leur compétence. Un esprit ne se nourrit plus aux aliments terrestres depuis trop longtemps.

“Spaghetti italien,” suggère un esprit volontaire.

“Macaroni au fromage,” lance un autre.

Au lieu de dire des âneries, l’esprit en contrôle du pointeur préfère se taire. Le garçon est bien tranquille et demande alors, “Est-ce que ma mère va mourir bientôt?”

Il n’a aucune raison particulière de poser cette question en dehors du fait qu’il a neuf ans et que sa mère est importante pour lui et que la mort lui semble être une chose bien horrible. Pour préciser, l’esprit est tenté de lui demander de lui expliquer ce qu’il entendait exactement par “bientôt”. Est-ce que bientôt c’est demain, dans dix ans? Et qu’est-ce exactement que la mort en dehors d’un long séjour dans le monde des esprits et tout ce temps passé dans les garde-robes à attendre un joueur de Ouija?

Il pourrait aussi lui dire comment les années n’ont aucune espèce d’importance, comment le temps s’enroule et se déroule, ce qui compte ce sont les événements entre ces vagues, la profondeur de chaque expérience.

L’esprit peut lui donner des dates et des heures précises, mais c’est à son esprit à lui de comprendre tout cela, tout comme c’est son périple à lui qui peut lui permettre de finalement comprendre un jour.

“Et mon chien, lui ? demande le garçon.

Encore une fois, l’esprit ne répond pas. Un silence de cathédrale règne parmi les esprits soudain bien tranquilles.

“Est-ce que je dois avoir peur de la mort ?”, demande le garçon, une petite mais sombre personne, les yeux plissés sur la planche, à la recherche d’une réponse qui ne viendra pas.

Tous ces mystères qui flottent alentour de nous, nous gardant à l’abri des réponses.

L’esprit ne peut s’en empêcher. Même si ses vibrations spirituelles s’épuisent, il enveloppe les mains du garçon de son énergie, les caresse doucement comme si elles étaient les mains de son propre garçon.

Mais le garçon ne fait que reculer, ressentant rien d’autre qu’un froid malaisant.

 


Flying Bum

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Touskis du vendredi

Tout ce qui traîne et que je vous sers en salade le vendredi parfois, mots de moi, mots des autres sur une romaine à quinze dollars la botte, sauce passée date.


 

Un grain de sable

C’est quoi? demande-t-il.

Du sable dans mes dents, répond-elle.

Salé? demande-t-il.

Non, ça ne goûte rien.

Laisse-moi faire, je vais essayer de t’en débarrasser.

La fille ferme ses yeux et ouvre la bouche et le garçon recherche le grain de sable dans ses dents.

Quoi, as-tu échappé ton sandwich dans le sable, il dit.

Non, elle bouge la tête de gauche à droite aller-retour, je n’ai rien mangé de la journée. C’est juste tellement venteux ici au bord du lac.

Elle lui montre encore sa dent et le garçon observe. Il monte ses mains vers le visage de la fille mais il ne la touche pas. Il place ses yeux en face de sa bouche comme s’il essayait de voir le lac au travers d’elle, placée ainsi sa bouche était comme un télescope, le lac une sorte d’âme. Le lac attendait tranquille. Le lac frémissait. Le lac s’excitait. Le vent n’avait pas l’air de savoir ce qu’il faisait. Les mains du garçon enveloppent finalement les joues de la fille.

C’est bien d’être seuls ici, tous les deux, seuls avec le lac, dit-elle.

Ils ont baissé les yeux et elle a tiré sa langue devant ses dents avant de cracher de côté et elle dit, embrasse-moi, ça devrait marcher.

Et le garçon l’embrasse longuement mais il est incapable de trouver quoi que ce soit. Il n’a trouvé qu’elle à l’intérieur de sa bouche. Il n’existe pas le moindre grain de sable au monde capable de le convaincre qu’il existait autre chose qu’elle.

Le lac a bougé un peu. Tout le reste attendait.

Ce n’est que plus tard au souper, en croquant son repas, que le garçon a senti le grain de sable qu’il avait attrapé dans la bouche de la fille. Et maintenant ce grain de sable était tout ce qu’il pouvait goûter peu importe combien de fois il se rinçait la bouche.


 

Les mots des autres

Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

Extrait, Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien.


 

Antarctique

Au bout de la rue, sous la rue, un tuyau de béton d’un mètre. L’hiver avec l’eau gelée au fond et l’épaisseur des cristaux de glace limpides qui collent aux parois comme autant de diamants géants, il ne reste guère qu’un demi-mètre d’espace au centre du tuyau.

L’homme trouve le garçon dans le tuyau et demande, qu’est-ce que tu fais là?

Le garçon le regarde comme si l’homme devrait déjà savoir la réponse.

Le garçon lui répond, je cherche l’Antarctique. Plus tard, à la maison, la femme de l’homme le surprend immobile devant la fenêtre, à fixer longuement la poussière de neige qui commence à descendre lentement en spirale dans la lumière crue de la fin d’après-midi et lui demande, à quoi penses-tu? Pour la millionième fois il la déteste lorsqu’elle le surprend ainsi mais il la détesterait encore davantage si elle ne le questionnait jamais alors il hausse les épaules et dit, je pense à l’Antarctique.

Il y retourne le lendemain mais le garçon n’est plus là. Il l’attend parce qu’il sait qu’il y a quelque chose d’autre qu’ils avaient besoin de se dire mais qu’ils ont probablement oublié. Le ciel métallique s’épaissit ; l’heure avant la chute de la neige. L’homme relève et resserre son collet et rentre à la maison et sa femme l’attend dans la cuisine, debout, nue. La neige est commencée, la grosse bordée; par les fenêtres, la maison baigne dans des boules de coton blanc et la seule couleur qui existe dans la cuisine toute blanche est le vert lime des ongles de la femme. La neige tombe, puissamment et ils ne peuvent se réchauffer peu importe l’énergie que leurs corps mettent à exulter.

Plus tard il fixe encore la neige, debout à la fenêtre et sa femme demande, Antarctique? mais comment peut-elle savoir qu’il est à plus d’un million de kilomètres de là avec un petit garçon dans un tuyau de cristaux limpides.

L’homme retourne au tuyau et s’accroupit sur les genoux et sur les mains. Ses épaules passent tout juste mais il les écrase contre lui. Il s’apprête à ramper dans le tuyau, cherchant son chemin vers le nouveau continent lorsqu’un étranger s’approche et lui demande, qu’est-ce que tu fais là?

L’homme le regarde comme si l’étranger devrait déjà savoir la réponse.


 

Les mots des autres

Zappa citation

“La plupart des journalistes rock sont ceux qui ne savent pas écrire, interviewent des gens qui ne peuvent pas parler, pour des gens qui ne savent pas lire.” Frank Zappa


 

 

“Pour devenir centenaire, il faut commencer jeune.” René de Obaldia


Le s en aluminium

 

“Le gros “S” dans la contre-porte d’aluminium qui avait toujours été là et qui venait me rassurer, seul témoin survivant pour témoigner du puissant lien qui m’attachait à cette maison.”

Extrait, La première tempête, Le retour du flying bum.

(le plus petit des garçons, c’est lui le flying bum)


 

Flying Bum

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Luc-Aurèle Lebom, nouvelliste

Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste qui écrit sa bio, pour la quatrième de couverture d’un livre qu’il s’apprête à publier. Pour remplir l’espace sur le rabat droit de la jaquette, imprimée sous une photo de lui, verres fumés, plume à la bouche, la même plume qu’il utilise pour écrire sa bio.

La douce de Luc-Aurèle Lebom dort dans la chambre au fond de la maison, un laps de temps non négligeable depuis qu’elle lui a demandé d’aller la rejoindre. Il lui a dit qu’il était trop occupé pour dormir, parce qu’il travaille sur sa bio, parce qu’il croit qu’il est important qu’il lui dise toute la vérité. C’est la moindre des choses. Les conjointes de nouvellistes peuvent parfois être si susceptibles.

Luc-Aurèle Lebom, outre l’esprit ouvert qui le caractérise tellement, ouvre une bouteille du spiritueux qui le grise tant. Le nouvelliste se verse un verre.

Luc-Aurèle Lebom écrit, Luc-Aurèle Lebom a grandi en Abitibi. Luc-Aurèle Lebom a longuement pratiqué la géophysique au Nunavut. Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste à temps plein.

Il pense pour lui-même, Calvaire que c’est ennuyant !

Il pense, Et quoi encore ?

C’est honnête mais jamais aussi excitant que Luc-Aurèle Lebom ne l’aurait désiré mais encore, tout n’est pas perdu. Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste et un nouvelliste sait qu’il ne faut jamais laisser de simples faits se planter au travers de la route de la grande vérité.

Il pense, Quelle est la véritable essence de Luc-Aurèle Lebom ?

Un autre verre de spiritueux monte à sa bouche machinalement.

Il allume, il efface, déchire la page de son carnet de notes. Il recommence.

Luc-Aurèle Lebom, écrit-il, a été élevé par les carcajous.

À strictement parler, ce n’est pas exactement vrai, mais est-ce que ça définit son essence réelle ? Y avait-il quoi que ce soit de l’essence du carcajou dans son père, sa mère? Il tente de vérifier lui-même, pour lui-même, clique des liens sur Google pour se transporter dans les images de Google Images et ses propres œuvres antérieures. Ses parents n’ont pas de page Facebook, naturellement. Impossible d’en être certain. Il existe un autre Luc-Aurèle Lebom sur internet, également un écrivain qui a grandi à Chicoutimi, mais qui dit que le Luc-Aurèle Lebom dans cette histoire est bien Luc-Aurèle Lebom, même si les deux mâchouillent leur crayon de la même façon ?

Admettons d’emblée qu’il ne le soit pas.

Lampée bien méritée.

Admettons que le Luc-Aurèle Lebom, le nouvelliste qui nous concerne, vienne de réaliser que cet autre Luc-Aurèle Lebom soit la raison pour laquelle il n’avait pas pu s’inscrire à Twitter sous son propre nom. À cause de cela, Luc-Aurèle Lebom ne s’est jamais inscrit sur Twitter.

Aujourd’hui notre Luc-Aurèle Lebom, le nouvelliste de notre nouvelle, s’ouvre enfin un compte Twitter.  Son nom d’usager sera @FilsDuCarcajou. Sa nouvelle filiation toute fraîche encore semble déjà prendre tout son sens pour Luc-Aurèle Lebom, comme les croyances exacerbées d’un nouveau croyant dans la secte.

Luc-Aurèle Lebom, notre Luc-Aurèle Lebom s’y remet, agitant sa plume sur une troisième page de son carnet. Il rajoute, Luc-Aurèle Lebom été élevé en Abitibi par une famille de carcajous mais au fond de lui, il a toujours soupçonné avoir été adopté, comme autant de jeunes précoces et d’esprits allumés peuvent le concevoir, quelle femelle carcajou pourrait accoucher d’un bébé humain même prématuré ? – puis il détecte une odeur dans l’air, une bonne odeur ; d’interminables forêts d’épinettes, la mousse verte trois pieds d’épais, le musc du poil d’orignal – l’odeur forte et trop propre du Old Spice ?

Luc-Aurèle Lebom n’est pas le vrai nom de Luc-Aurèle Lebom alors il devient plus facile pour lui de croire à ses nouvelles origines. Il sourit. Il possède un sourire que plusieurs pourraient apprécier si seulement il pouvait se permettre de sourire sur sa photo de bio, il aurait un sourire d’auteur remarquable. La plume à la bouche en lieu et place, les verres fumés. Pas de sourire au-dessus d’une bio, ça ne se fait tout simplement pas.

Oui mais encore, il pense, je dois respecter la dignité légendaire des carcajous. Qui ne sont pas des bêtes reconnues pour leur sourire. I’ll drink to that.

Le Luc-Aurèle Lebom élevé par les carcajous n’est pas le même Luc-Aurèle Lebom que le Luc-Aurèle Lebom sur le compte Twitter et il n’est pas le Luc-Aurèle Lebom qui se cache sous un nom de plume non plus. Notre Luc-Aurèle Lebom est bien vivant mais seulement dans l’histoire où il écrit sa bio, l’histoire de sa vie, de la vie qui lui a permis d’écrire le recueil de nouvelles derrière lequel sa bio sera imprimée.

Notre Luc-Aurèle Lebom écrit, Aussi, il n’était pas baraqué, jeune enfant, l’histoire de sa vie, plutôt chétif et craintif, un autre indice qu’une femelle carcajou n’aurait jamais pu être sa vraie mère.

La bio de notre Luc-Aurèle Lebom s’approchait dangereusement d’une bio beaucoup trop personnelle. Il tente d’ajuster le tir. Ceci doit demeurer un testament professionnel, il pense, pas un fourre-tout biographique. Colle à la base, Luc-Aurèle Lebom. Il peut déjà lire les revues à potins qui s’esbroufent à la une : La revue littéraire de cryptozoologie, division carcajou vs Luc-Aurèle Lebom soi-disant fils de carcajou : la chasse à la vérité entre au tribunal de première instance. Il ajoute une phrase pour souligner sa connaissance très élémentaire de la science des créatures humano-animales, pour solliciter la clémence de son public-cible puis il efface une autre phrase à propos de l’insularité institutionnelle du nouvelliste contemporain.

Pas de propos sociaux, Luc-Aurèle Lebom se dit-il à lui-même en rayant.

Il replie ses orteils nus, il réalise, se surprenant à tenter d’attraper des touffes du tapis shag sous ses pieds qu’il n’a pas couru les bois depuis un certain temps – il est occupé à écrire un recueil de nouvelles et une bio – mais il ressent un puissant besoin impérieux d’aller respirer la phéromone des bois. Il souffre, il pense, de ne pas courir avec les carcajous.

Je veux me laisser pousser du poil partout sur le corps et je rêve d’aller, de mes quatre pattes bien fermes et musclées, courir et dominer les bêtes de la forêt comme mes aïeux les carcajous l’ont fait avant moi.

Il écrit, Luc-Aurèle Lebom aurait bien pu se mériter le Goncourt ou le prix du gouverneur général mais, assez tristement, on ne récompense jamais ceux qui écrivent dans des magazines virtuels et surtout ceux qui proviennent de la progéniture d’une femelle carcajou. Il fut un temps où de nébuleux réfugiés de l’Europe de l’est raflaient tout, leur heure de gloire s’esquinte, voici venir la femme-poète autochtone et queer.

Mes passe-temps, écrit-il, sont l’observation des batraciens, la prophétie et la guerre aux insectes piqueurs. Les histoires et les scotch bien alambiqués.

Il perçoit des battements de tambour qui viennent de loin pour réverbérer dans ses oreilles. Il s’imagine qu’il écrit sa bio non pas depuis son pupitre mais loin au fond de la forêt boréale, il la grave au stylet sur un rocher erratique. Il se relit et se relit et se dit que ce devait être là la vie qu’il aurait toujours dû vivre. Fils de carcajou, à tout le moins fils adoptif de carcajou. Bête honorée et respectée. Habile à l’arc et au sling-shot. Amoureux des nymphes des marais, un prince parmi les crapauds mais en plus beau.

Luc-Aurèle Lebom examine son bureau. Au loin, il y a le son de la télé demeurée allumée par oubli mais lorsqu’il ferme ses yeux, il entend de la flûte de pan, une lyre. Il regarde ses diplômes sur le mur, des portraits de famille, une famille dont il doute maintenant, leurs jambes humaines si peu attrayantes. Il cherche encore sur Google Images pour aller observer le type de jambes qu’il préfère, musclées, griffues et poilues. En mode privé, naturellement, pour ne pas que sa douce le découvre et ne voie là une infidélité traîtresse.

Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste qui était nerveux à l’époque de l’écriture de la première nouvelle de son premier recueil. Comment sera-t-il reçu par les éditeurs ? Est-ce que les clubs de lecture apprécieraient ? Est-ce que le format poche afficherait une femme nue et floue, cheveux au vent, courant dans un champ de tournesol en fleurs pour mieux positionner les ventes et lui, pourrait-il vivre avec ce compromis ? Tout passe, va, avec un bon scotch.

Aujourd’hui Luc-Aurèle Lebom ne ressent plus cette nervosité. Et pas grand chose d’autre non plus. Maintenant, il sait qu’aucun éditeur n’oserait trahir son honneur, quitte à se priver de la joie de le publier. Après tout, il est Luc-Aurèle Lebom, nouvelliste et fils de carcajou. Qui ne craindrait pas un être pareil ?

À la fin de sa bio, il écrit finalement, Ceci est le premier et le dernier recueil de Luc-Aurèle Lebom. – de Luc-Aurèle Lebom, fils de carcajou – et lorsqu’il atteint la fin de la phrase, il perce violemment le point final avec sa plume dans le fragile papier de son carnet, comme une dague à travers le corps d’un ennemi, et avec le coup porté il hurle à haute voix son cri de guerre, un cri si féroce qu’il réveille sa douce qui ne sait pas encore qui il est vraiment, maintenant ; qui ne comprend pas, lorsqu’il se précipite dans la chambre pour lui expliquer celui qu’il il est devenu, comment il méritera enfin sa place dans l’Olympe des nouvellistes, sa place prédestinée parmi les statuettes des grands dieux de la plume sur les tablettes de l’éternité.

Tchin tchin la gloire ! il se dit, en levant son verre de scotch bien haut.


Flying Bum

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Au bord de la crique

La crête dentelée de la forêt d’ifs trace une ligne dure dans la lumière crue qui s’étend à l’horizon. Le ciel est lentement siphonné par le soleil qui s’enlise. Je regarde vers ma gauche et il y a là Adéline, et je suis submergé de joie de la voir là. Hébété par le ravissement, ébaubi par la surprise impossible, son âme bien vivante, je retiens des larmes parce que c’est ce que je fais, ce qu’il y a de mieux à faire. Je lui dis que j’ai vu sa famille, comme elle me l’a demandé. Sa fille est une petite déesse, ses fils deux dieux.

Adéline me regarde et nous rions en dévalant le sentier. Nous faisons semblant d’être braves et à ce jour nous nous croyons toujours aussi braves. La braverie est un sport que nous avons longuement pratiqué jusqu’à ce qu’on dise de nous que nous étions des as. Nous sommes si jeunes, nous serons toujours aussi jeunes.

Puis, des choses arrivent. Les choses arrivent toujours et Léon n’est désormais plus Léon ; Léon n’est plus que quelques éclats de vie ici et là sur son visage gris, éclaboussures d’un sang qui n’est pas le sien parce que Léon a survécu tout ce temps.

Pendant qu’il ne fait presque plus jour, je descends à la crique. La crique efface tout. Il ni y a ni eau, ni torrent, ni rivière dans le désarroi. Ni le doux gargouillis de la crique pour enterrer toutes les traitrises, les disparitions, les déchirements, rien.

Désolé! Et la ville et le pays, et la terre. Merci pour la belle parade, le cirque, la crique, merci mes rêves éveillés pour me laisser encore habiter ma chambre d’enfant jusqu’à ce que “je retombe sur mes pieds.” Merci pour tout. Merci, merci, merci. Je remercie toujours les gens, les gens me remercient parfois, même lorsque je crois sincèrement appartenir à quelque chose de plus grand, mais encore, plus si grand que ça quand j’y repense.

Le soir, toujours je rejoins Adéline. Nous sommes la brume, la vapeur qui s’échappe de la crique. Bien assis ou allongés au bord de la crique, nous nous demandons ce que le mot “futur” peut bien vouloir dire maintenant que le futur est là. Nous écoutons la musique hypnotique du temps qui passe. Lorsque j’ouvre les yeux, en écoutant le flot de la crique, mes yeux fixent vers le haut, parfois le ciel est noir, opaque. C’est là la chose la plus difficile, la nuit, le calme, l’absence. On dirait qu’il n’y a plus de chemin pour rentrer chez moi, plus de retour, plus d’issue.

Je reviens et je porte l’odeur d’une forêt, de l’embrun d’une crique. Comme un animal qui revient de ses quartiers d’hiver, l’hibernation – d’un long sommeil sans rêve. J’aimerais bien que tout ça soit vrai.

Je ne partage pas tous les secrets qu’emporte l’eau qui se précipite vers l’aval. Je n’ai jamais partagé Adéline non plus.

“Tu vas où la nuit?” Mon frère a l’air inquiet. Comment lui dire, comment mettre des mots dans le blanc des interlignes?

Ils ont tous l’air si inquiets, si pleins de doutes. Surtout inquiets. Ils me regardent toujours un peu de côté, l’oeil au coin de leur curiosité malsaine. Fâchés, peut-être. Irrités comme s’ils regardaient un tour de magie raté. Le bel oiseau plonge dans le chapeau, le chapeau est vide. Les spectateurs espèrent que le bel oiseau soit toujours vivant, seulement là où personne ne peut plus le voir. Et à la fin, le magicien ramène un oiseau, mais pas le bon.

Raté.

Allongé dans l’herbe enveloppante sur le bord de la crique à écouter l’eau me parler, un langage codé pour moi, à moi seul. À regarder le ciel de nuit. Convaincu que la nuit ne fait que voiler le jour. Je soupçonne la clarté tapie sous le noir, criant présente! à travers des trous de clous percés dans le plafond du ciel.

Si seulement je pouvais retourner là. Le soleil qui m’attendrait tout doux comme un ventre sec et chaud. J’y trouverais aussi Adéline et je resterais là, elle aussi peut-être bien. Nous nous assoirions tous les deux dans le sable céleste et nous nous rappellerions l’air autour de la crique qui emplissait de vie nos poumons si facilement, si doucement. On parlerait de la maison. Du bois, des lacs, des étés et de la fièvre. On pourrait s’imaginer que l’abîme ouverte sur notre longue absence se refermerait à notre retour, comme par magie, un tour bien réussi, comme une suture invisible sur nos ventres déchirés.

Je gis là en pleine noirceur, rien d’autre que la crique et les herbes humides, et je ferme les yeux. Derrière l’ombre se cache la lumière, derrière l’ombre là où brûlent à blanc les os. Et le vent aride les éparpille au loin. Là où les bons comme les mauvais os reposent pêle-mêle. Que diable, suis-je en train de prier? Dieu laisse-moi y aller, aller là d’où je suis venu, ne me laisse pas ici dans ce lieu que je ne reconnais pas.

J’attends que les premières pointes de lumière passent du noir au violet profond et que le ciel s’abandonne lentement aux bleus qui réclament leur retour, que l’eau de la crique redevienne limpide, que les algues y reprennent sans pudeur leur éternelle caresse sur le dos des pierres rondes.

Le chant des oiseaux sortis d’un chapeau du matin enterre maintenant le subtil murmure de la crique.

Et je sais alors qu’il est temps de rentrer.


Flying Bum

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Bonus !

Le mois de mai

Salomé Leclerc

Dis-le
Ne le dis pas
Prends-moi dans tes bras

Fais comme
Comme si ça va
Nos corps ne penchent pas plus bas

Quand j’ai crié
Pour que résonne
Le mois de mai
Jusqu’à l’automne
Un visage s’est fané

Dis-moi
Dis-le tout bas
Le ciel entre par le toit

Quand j’ai crié
Pour que résonne
Le mois de mai
Jusqu’à l’automne
Une étoile est tombée
Le mois de mai
Jusqu’à l’automne
J’ai failli m’envoler

Nous n’étions pas un poème
Nous le sommes devenus quand même

Nous n’étions pas un poème
Nous le sommes devenus quand même.

La nuit où mon ombre m’a quitté pour toujours

 

Je m’appelle Léon. J’ai huit ans. Mon père me dit que c’est l’heure de partir.

On lance tout plein de choses dans le gros Chrysler noir charbon. Les sièges à l’intérieur, les tapis, tout est noir. Il n’y a pas de place pour le chien. Pour les poils de chien, je pense sans rien dire. Papa le traîne de force dans la cave chez maman, l’attache et ferme la porte derrière lui.

On roule dans la nuit. Je dois être triste, je crois. Je pleure.

“Arrête ton cirque,” dit papa. “Tu ne t’en es jamais occupé de cet hostie de bâtard de chien sale de toutes façons.”

***

Il me donne une cigarette, allumée. “Tu peux la tenir, mais tu ne peux pas la fumer,” dit-il. Je la tiens entre mes lèvres. Je ressens comme la fois où un papillon de nuit est entré dans ma bouche quand je dormais. Je fais semblant de prendre des touches. C’est mauvais.

J’essaie de me rappeler le nom du chien. Avait-il seulement un nom, il me semble que maman l’appelait par un nom. Ricky? Ronny? Papa disait toujours “Qui est assez dingue pour donner un nom à un chien, calvaire?” Papa déteste les chiens. Ils creusent des trous partout, dans le jardin des voisins, tout le temps. Merde les chiens.

***

C’était ma troisième ou peut-être bien ma quatrième maman et celle-là n’avait pas fait long feu. Je n’aimais pas l’endroit, de toutes façons. Je n’aimais pas les tapis verts à poils trop longs qui nous attrapent les orteils. Papa dit, “Tu ne peux jamais faire confiance à une femme, aucune. Promets-moi de ne jamais t’amouracher d’une femme.”

Je promets. Du bout de la gueule. Papa commence à chantonner avec la radio le tube de l’été 68. “Qui a pris l’avion St-Esprit de Duplessis sans m’avertir, alors chu r’parti…”* Lorsque papa arrive à “chu r’parti”, il me donne un coup de coude pour m’avertir que c’est à mon tour d’embarquer et je continue. “Sur Québec Air, Transworld, Nord-East, Eastern, Western, puis Pan-American.” Et papa enchaîne “Mais ché pu où chu rendu, puis j’ai fait une chute, une kriss de chute en parachute et j’ai retrouvé ma Sophie, elle était dans mon lit avec mon meilleur ami et surtout mon pot de biscuits.”

Et on continue ça comme ça jusqu’à ce que j’en manque une. Et alors, il arrête de chanter et il me laisse la finir tout seul, la fenêtre baissée jusqu’à ce que la chanson se perde au dehors dans l’ombre noire des épinettes grises qui longent la route.

***

Il me semble que nous roulons depuis toujours. Il fait sombre, puis il fait plus noir encore. Papa s’arrête une fois pour s’approvisionner en cigarettes, une fois pour de l’essence. Je ne sais pas si je dors alors. Parfois je crois que je dors continuellement, papa dit qu’un bon jour je vais me réveiller.

Nous écoutons la radio. On parle de guerre dans le désert, ou dans la brousse, Vietnam, Palestine. Il écoute jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus, puis il éteint la radio. “On n’aurait jamais dû donner le droit de vote aux femmes,” dit-il, “une bonne fois ils vont nous élire une femme comme premier ministre et là on va voir c’est quoi la vraie bisbille.” Long silence. “Si quelqu’un te demande comment la troisième guerre mondiale a commencé, tu leur diras ça.

***

Papa sort s’acheter de la gomme à mâcher. Il me dit d’attendre dans l’auto. Il me dit de ne pas jouer avec la radio. Une femme devant nous met de l’essence. Elle ressemble à maman, mais je ne me souviens plus de quelle maman exactement. Je tourne le bouton du volume de la radio dans les deux sens tour à tour, rapidement, toutes les voix deviennent comme la même voix. Je me demande si mon père me laisserait avoir un chat. Il n’aime pas les chats, mais il ne les déteste pas non plus. Je crois me souvenir avoir eu un chat lorsque j’étais plus jeune, très jeune. Je me souviens qu’il s’assoyait au pied de mon lit. Mais après, il s’est mis à devenir de plus en plus gros, presque plus gros que moi et je pouvais le sentir me respirer dans le visage.

La voix dans la radio m’ordonne de descendre de voiture et me sauver en courant. Je replace le volume au minimum pour ne pas que mon père s’en aperçoive.

***

“Est-ce que je pourrais avoir un chat?” que je demande à mon père lorsque la voiture reprend la route.

“Si tu es sage comme une image, peut-être.”

Le ciel est sombre mais l’interminable rang d’épinettes grises lance de longues ombres sinistres à l’infini sur la route déjà noire. “Regarde comme c’est beau,” dit mon père. Puis il éteint les phares de la grosse Chrysler. Une chaleur de terreur traverse ma colonne. Il les rallume. “Rien à faire,” dit-il en regardant dans le rétroviseur, “les ombres nous suivent partout.”

***

Il s’agit de la première chose dont je me rappelle à propos de moi, je ne m’attends pas à ce que vous croyiez cette histoire. Est-ce que j’y crois, moi ? Dans une nuit sans étoiles et sans lune, je suis debout dans une mer d’encre et mon ombre est totalement disparue. Une énorme vague vient me submerger. Papa dit que ce n’est jamais arrivé. Je me souviens qu’il m’attrape par les cheveux et me sort de l’eau. Papa dit qu’il n’est jamais allé même proche d’un océan, d’une mer non plus. Il dit que j’ai vu cela dans un film.

“Tu es un sacré raconteur, par contre,” dit-il. “Tu n’as sûrement pas hérité ça de ta mère. Tu as hérité ça de moi,” soutient-il sur ton fier.

***

Parfois je rêve que c’est la nuit et je suis dans une maison inondée, une maison sombre sans fenêtre. Je suis inondé. Je sens l’océan monter depuis le sous-sol. Lorsque je me retourne pour le dire à mon père, l’eau noire me sort par la bouche et commence à inonder le gros Chrysler, mais mon père ne voit rien. Je cligne deux fois et l’eau noire est toute disparue. Je ne sais pas si je dors alors. Parfois je crois que je dors continuellement, papa dit qu’un bon jour je vais me réveiller.

***

Mon père recommence à chantonner. Je me joins à lui pour finir la chanson. Une chanson triste. Il me regarde un instant. Il me dit merci. Il dit que sans moi, il ne chanterait jamais dans l’auto. Il dit que sans moi, il ne serait plus nulle part. Il n’aurait plus nulle part où aller.

“Où est-ce qu’on va vivre maintenant, papa?” que je lui demande.

Nous ne sommes plus qu’une grosse bagnole noire qui avance sous un ciel opaque dans les ombres noires d’une dense forêt d’épinettes.

 

“Mais c’est ici qu’on vit,” me répond-il.

 


Flying Bum

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*Paroles de Lindberg, chanson de Robert Charlebois et Claude Péloquin.

Texte publié dans le cadre de l’Agenda Ironique de Novembre 2022 avec comme thème l’ombre et pour phrase imposée: Je ne m’attends pas à ce que vous croyiez cette histoire. Est-ce que j’y crois, moi ?

La bouteille bleue

Je pousse un autre coup sur la porte de côté. La poignée est figée. Noire et vieille, elle ne tourne plus. J’essaie de la tourner, je pousse la porte en même temps.

Les gonds de la porte ne tiennent pas le coup. Merde. Je m’écrase sur mes genoux, sur mes mains, je tousse. J’ai mal mais ça va. L’orgueil. La pièce a conservé l’odeur de fumée, de tabac et de vieux, très vieux papiers humides. Et définitivement l’odeur de la poussière parce que mes yeux, mon nez et probablement mes poumons aussi commencent à me le crier, “Non, va pas là, pas question,” et j’imagine que quelqu’un a tiré la poignée de la boîte d’alarme rouge dans mon système immunitaire hyperactif.

Je me tiens là, debout, je me sens totalement idiot. Je brosse mes genoux de culotte avec mes mains, un peu, nerveusement.

“Léon? Vois-tu quelque chose en-dedans?” Adéline se tient derrière moi, elle regarde dans la pièce par-dessus mes épaules qu’elle vient de prendre dans ses mains à bout de bras, mais elle demande tout de même avant de pénétrer. Je suis fou d’amour pour cette fille-là. Elle porte toujours des petits chandails de coton serrés sous ses blouses et un jour je lui ai demandé pourquoi et elle m’a avoué bien candidement qu’elle transpirait parfois, beaucoup, et qu’elle ne voulait pas que cela se voit à l’école. Elle ne voulait pas être l’étrange petite fille de huitième année qui transpire.

Fou, d’elle. Je l’aime. Je ne lui ai jamais dit.

Je me passe un doigt sous le nez, j’essaie de stopper quelque morve qui commence à me pendre au bout du nez. Bien des choses semblent toujours me pendre au bout du nez. On a depuis longtemps commencé à m’appeler le petit morveux de la huitième année. Mais Adéline, elle, ne m’a jamais appelé de même. Parfois Monsieur Allergies mais gentiment.

“Je ne vois pas tellement bien,” que je lui dis en guise de réponse. On dirait qu’il y a des chaises, une table, des étagères et quelques fenêtres placardées avec des bouts de planche. Je prends une touche de ma pompe. “Ça pue ici,” que je lui dis.

Adéline me dépasse, habilement dans le cadre de porte étroit comme pour éviter que son corps touche volontairement au mien – comme j’aurais aimé. Elle peut se faire si petite, si mince, fluide, comme une sorte de rideau en tissu vaporeux et transparent qu’on ne peut voir que lorsque le vent souffle au travers d’une fenêtre entrouverte.

“C’est pas cool,” dit-elle. Elle passe sa main sur l’appui-bras d’un fauteuil et la ramène couverte de poussière, de poils et de je-ne-sais-quoi. “Pourquoi les gens voudraient laisser un endroit se détériorer de la sorte?”

Adéline et moi avons cette petite chose en commun. Nous adorons les maisons abandonnées. Les vraiment vieilles maisons abandonnées. Nous vendrions notre cul pas cher juste pour aller dans des vieux pays comme l’Angleterre ou ailleurs pour en voir des vraies vieilles. Dans les rangs désertés de l’Abitibi, les maisons abandonnées n’ont guère plus de cinquante ans. Moi j’adore les greniers, Adéline les vieilles chambres à coucher.

“Parce que personne n’a vécu ici depuis au moins trente ans,” que je lui réponds.

“Oui, mais cette place doit bien appartenir à quelqu’un.”

J’acquiesce de la tête, je suis bien d’accord avec elle. Mais il y en a tout plein de maisons comme celle-ci – vieilles, vides, dans les rangs aux terres de roche, pauvres bâtiments qui s’écaillent et qui penchent aux quatre vents. Des maisons que plus personne ne possède vraiment.

Adéline frappe un pied de la chaise avec son orteil puis elle s’approche et se penche sur une table pour l’observer de plus près. “C’est drôle que les gens aient laissé tous ces meubles ici,” dit-elle, “comme s’ils avaient l’intention de revenir un jour.”

Adéline aime bien les vieilles maisons parce qu’elle aime bien s’inventer l’histoire des gens qui y ont vécu. Moi j’aime les vieilles maisons parce que j’aime l’histoire. La vraie.

Adéline porte un doigt à sa bouche, ronge son ongle, et je suis totalement terrifié de la chose parce que c’est le doigt de la même main qui vient d’essuyer un bras de chaise crotté. Dans des endroits comme ici, qui sait, il peut bien survivre des germes de la peste. “On devrait partir d’ici,” j’affirme. Il n’est pas loin de sept heures du soir. Nous devons pédaler jusqu’à la maison. Mais si elle veut rester, on reste. Comme j’ai dit, je l’aime. Je me roulerais tout nu dans la poussière pleine de peste si elle me le demandait.

“Regarde,” dit Adéline. Elle tenait dans ses mains une bouteille bleue, une bouteille de verre bleu. “Elle est tellement vieille, on dirait qu’elle a crochi.” Elle porte la bouteille devant ses yeux et regarde à travers, directement vers moi. “T’es bleu,” dit-elle. Elle ricane. “Fais attention, les bouteilles bleues contenaient des médicaments ou des poisons dans l’ancien temps.” Puis mon coeur s’emballe follement lorsqu’elle s’approche de moi, si près, je peux sentir le sang se promener dans mes veines, elle approche son visage du mien, très près. Seule la bouteille bleue sépare nos yeux, appuyée sur le pont de nos nez.

Je la regarde droit dans les yeux à travers le verre bleu.

Je sens la brise chaude de ses respirs.

Je vais avoir besoin d’inhaler un autre coup de pompe.

Après une minute – comme trois mois – Adéline se recule et me tend la bouteille bleue. “Tiens, garde-là, je te la donne,” dit-elle.

Je la fixe encore une fois dans les yeux puis j’attrape la bouteille. Je sais que je vais regarder à travers ce verre encore et encore, je le sais. Nos visages n’avaient jamais été aussi près l’un de l’autre. Je vais m’assoir au pied de mon lit, écouter Félix, et regarder à travers la bouteille bleue. Des heures. Des heures.

“Je t’aime Adéline,” que je lui lâche tout haut sans prévenir. Fort. Je lui ai dit dans cette pièce, cette maison, parce que des gens nous ont abandonné cette maison, les meubles avec. C’est pour ça que j’ai réussi à lui dire. Parce qu’on s’imagine toujours qu’on aura une seconde chance, comme ces gens, mais elle ne revient jamais.

Elle est debout, elle me fait dos. Elle est complètement immobile, figée. Cela dure un an et demi. Finalement je vois sa tête se retourner en premier, hochant légèrement.

Cool,” qu’elle dit en souriant, pour toute réponse à ma déclaration pourtant claire.

Cool,” lui ai-je répondu machinalement. Je ne sais même pas ce que cool veut dire. Cool?

 “On devrait s’en aller,” dit-elle avant de tourner les talons et passer la porte.

Dehors, on attrape nos vélos par les guidons. Je respire comme un désespéré et ce n’est pas mon asthme.

Cool colle à mon esprit.

 Adéline me regarde. “Tu as la bouteille bleue?” qu’elle demande.

Je la soulève au bout de mon bras pour la lui montrer.

Good, passe-la moi, donne,” dit-elle en agitant la main.

Je lui remets la bouteille. Elle se penche et ramasse un caillou. Elle embrasse le caillou d’un long bec sonore exagéré en me fixant des yeux puis elle le laisse tomber dans la bouteille sans abandonner son regard perçant. La roche fait un petit bruit en tombant au fond de la bouteille, tink. Un autre tink lorsqu’elle me remet la bouteille. Je la secoue, j’entends le tink. Je la secoue encore, j’entends encore le tink. Je la secoue deux coups j’entends tink tink.

“Arrête de faire le con,” qu’Adéline me dit en me regardant agiter la bouteille bleue. Mais elle sourit, elle rit même, alors je ris aussi. Elle passe la jambe par-dessus sa bicyclette. “Ne la perds surtout pas.”

“Je ne la perdrai pas, t’inquiètes,” que je lui ai dit.

J’ai pédalé derrière elle jusqu’à la maison, une main sur le guidon. Mon autre main tient la bouteille bleue qui fait des tink chaque fois que je frappe une bosse ou un trou, ou quand je la secoue par exprès rien que pour entendre encore le tink.

 

C’est cool.


Flying Bum

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La fête des morts

L’été remet ses bottes le désordre revenu
Silence effroi la terre la boue les vents froids
Livide et immobile comme les arbres nus
Un trou où se pieuter aux abris aux grabats

Voir venir comme on va à la fête sans joie

Couleurs souvenirs boudent la mémoire
Avant le soir les jours tournent au noir
Binette bêche truelle et pelle à l’armoire
Les âmes s’envolent les ailes au désespoir

Jardins et vieux élus sont prêts pour la mort

La vie sa joie son vieux monde se meurt
Un nouveau monde qui ne sait plus être
Et dans le clair-obscur entre ces heures
Chantent et dansent monstres aux fenêtres

Comme une grande fête au crépuscule


Flying Bum

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Agenda Ironique d’octobre 2022 – le vote

“La beauté de toutes choses c’est qu’il y a un début et une fin.”

auteur inconnu qui le restera

Voilà, un autre mois derrière la cravate de l’Agenda Ironique. Nous avons été gâtés, ce n’est pas le choix qui manque. Voyez tous ces textes qui viennent de tous les coins de la francophonie. Pour vous y retrouver, voici la liste complète présentée par ordre de parution:

Question d’équilibre sur Le retour du Flying Bum
https://leretourduflyingbum.com/2022/10/05/question-dequilibre/

La boîte à couture sur Mijoroy
https://marie-josee-roy.esprit-livre.school/la-boite-a-couture-ai-octobre/

Pommettes contractuelles sur Lyssamara
https://lyssamara.wordpress.com/2022/10/09/pommettes-contractuelles/

La Beauté sur Gibulène le Petit escargot
https://laglobule2.wordpress.com/2022/10/11/la-beaute-a-i-octobre-2022/

Belle de joute (manifeste politique) chez poLétique et tocs
https://polesiaque.wordpress.com/2022/10/11/agenda-ironique-doctobre-2022/

La beauté chez Tout l’opéra (ou presque)
https://toutloperaoupresque655890715.com/2022/10/13/la-beaute/

N conne NOUS chez Adrienne
https://adrienne414873722.wordpress.com/2022/10/16/n-comme-nous/

Photonanie sert de relais pour Les beautés, un texte de Donald Bilodeau
https://photonanie.com/2022/10/19/quand-je-sers-de-relais-pour-lagenda-ironique-5/

Carnets Paresseux nous livre Le portrait du peintre, première partie.
https://carnetsparesseux.wordpress.com/2022/10/27/le-portrait-du-peintre/

Bernadette sur Photonanie nous propose Pas question d’être privé de dessert
https://photonanie.com/2022/10/26/lagenda-ironique-doctobre-2/

Sur La Craie, Le bucheron sous la lune
https://lacraie.art.blog/2022/10/23/ag-ir-2210-lune/

Il ne reste qu’à choisir ici:

Merci encore aux participant(e)s et au plaisir!

 

Voici les résultats tels que compilés par Crowdsignal :

résultats

Bravo et merci encore tout le monde !


Le Flying Bum

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Mae West Valiquette

Elle pense que les MayWest* goûtent bien meilleur lorsqu’on les mange dehors, sous la pluie, tout spécialement lorsqu’elle ne les a pas payés et qu’une voiture de police est stationnée de l’autre côté de la rue. Elle trouve une cigarette encore allumée sur le bord de la tablette dans la cabine téléphonique devant Chez Betty et elle la porte à son bec pour faire de la fumée avec, avec grand style. Elle peut avoir douze ans, peut-être treize. Elle porte des bas à rayures, troués, volés à sa mère. Elle porte du rouge à lèvres beige presque blanc qu’elle a piqué chez Farmateria : elle porte un contour des yeux – argent – chapardé dans le sac que son institutrice laisse négligemment traîner au coin de son bureau. Atriquée de cette façon, Adéline est une personne différente, pas la drôle de fille muette et un peu sotte de son école.

Son reflet incurvé brille sur un pare-brise de voiture. Elle se regarde un moment.

Depuis la tabagie, derrière son comptoir, le garçon lui lance des clins d’œil. Il lui lance tout le temps des clins d’œil, avec insistance, parfois des deux yeux comme s’il tentait de se défendre contre des attaques de mouches. Il porte un t-shirt serré arborant l’image qu’on trouve sur la pochette du disque de Diane Dufresne, seins nus, body-paint aux couleurs du drapeau du Québec. Une longue crinière bouclée, deux bras maigres pas très musclés complètent le portrait. Il lui offre le spécial du jour en bégayant légèrement, un sourire gauche, le visage qui tourne au rose. Adéline veut vraiment être gentille avec lui, elle sort de son sac deux ou trois MayWest qu’elle vient de lui voler, un sac de réglisses. Des choses qu’elle mange le midi à l’école, jetant aux poubelles les sandwichs à la dinde que sa mère lui prépare.

“C’est quoi, donc, ton spécial,” demande-t-elle, une main attrapant l’autre derrière son dos. Le garçon ne peut pas voir à quel point ses mains tremblent. Il traîne toujours au moins cinq MayWest dans le fond de son sac à bandoulière décoré de plusieurs signes de peace and love et de dauphins peints à la gouache rose qu’elle aurait préféré ne jamais avoir peints.

Le garçon lui passe au bout du nez un billet de loterie du maire Drapeau et il lui dit que le gros lot est de quatre-cent-mille dollars, un chiffre qu’Adéline ne peut même pas comprendre un peu. Il lui dit que le spécial du jour c’est un billet de loterie, un litre de Sprite, gâteaux illimités, mais il ne lui dit pas le prix à payer pour le spécial du jour.

“C’est pas des affaires qui vont bien ensemble,” affirme Adéline.

“Qui a dit ça?” réplique-t-il, les deux coudes appuyés sur le comptoir.

“Tu ne peux pas juste donner des billets de loterie, non?” dit-elle.

Elle se dirige vers le frigo où se trouvent toutes les boissons gazeuses au fond du commerce. Il la suit mais en chemin il ramasse une pleine poignée de MayWest.

“Dix pour le prix d’un,” lance-t-il en s’approchant d’elle dans un recoin exigu du commerce. Elle le traite de menteur et elle se sent de plus en plus coincée entre lui et le réfrigérateur.

“Je vais prendre rien qu’une canette de Sprite, qu’est-ce que tu veux que je fasse avec un litre,” demande-t-elle en proie à un stress grandissant. Il la pousse lentement vers la porte du frigo, la poignée lui pince un os du dos qu’elle ne savait même pas qu’elle avait. La clochette de la caisse enregistreuse sonne.

“J’ai assez de monnaie pour un MayWest,” dit-elle, mais elle sait très bien qu’il lui en donnerait bien plus que la couronne en demande. Elle peut maintenant sentir son haleine sucrée de bonbons mélangés. Quelqu’un l’a remplacé derrière la caisse, son frère peut-être? Le garçon sent le shampooing Halo. Il fait froid dans la tabagie. Bientôt, les MayWest ne seront plus qu’une boue crémeuse dans sa bouche, pense-t-elle pour se réconforter..

Le garçon respire dans sa bouche, sa langue chaude et molle est aussi collante qu’une sucette aux cerises, celle d’Adéline demeure paralysée – les épaules du garçon sont un peu flasques, elle se faufile en-dessous.

“J’en veux pas à ce point-là,” dit-elle, en parlant des MayWest. Après tout, elle les avait déjà gratis, elle pouvait avoir de tout ou de rien, gratis, elle savait. Troublée, elle échappe la cannette de Sprite, un son de craquement et le liquide se répand sur le linoléum. L’autre garçon arrive avec une moppe. Elle se sauve avant qu’on ne lui demande de nettoyer son dégât.

Elle se débarrasse de son lot de MayWest en passant, sur le dessus d’une boîte à journaux, sûrement que quelqu’un qui a faim va les apprécier plus qu’elle, pense-t-elle. Les rues sont noires et mouillées. En rentrant, elle enlève prestement les bas qu’elle déroule et pousse au fond de la corbeille, se débarbouille le visage et s’assoit nu-jambes à la table de la salle à dîner.

Un grand verre de Nestlé Quick semble avoir ramené la paix sur son visage, une moustache de lait au chocolat en prime.

Elle sourit. Sur son journal, elle écrit : premier baiser ce soir, enfin.


Flying Bum

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*May West : petit gâteau industriel fourré avec une crème à la vanille, à la mémoire de la célèbre actrice Mae West mais volontairement mal orthographié pour éviter les droits.

Linguinininis

Je ne suis à l’abri d’aucun mot dit
Mot toi, mots tus, jamais à l’abri
Langue, lingua, lengua, langui
Celle des uns, de la tienne aussi

Dans celui de tes mots
Le sang de toutes choses


Flying Bum

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Sauvez mon âme

Le pasteur dodu avec un gros visage rose se penche vers toi et sourit. Tu es mort. Tu es étendu bien tranquille dans ton cercueil couleur crème, sur un lit de soie rouge écarlate et on dirait que tu souris en retour, comme un homme satisfait. Le pasteur Roy se tourne vers sa congrégation, on dirait que toute la ville y est, et il lève la main pour appeler le silence.

 

“Bien chers frères et sœurs, nous sommes réunis ici aujourd’hui, non pas pour pleurer sa vie, mais bien pour célébrer la mort de Léopold Simoneau, ce bâtard d’enfant de chienne!”

 

La foule applaudit, acclamations et moqueries pleuvent sur ton cadavre. Tout le monde s’est mis tout beau, sur son trente-six, dans toutes les couleurs imaginables, sauf le noir. On dirait que le festival du cochon de Sainte-Perpétue a envahi la petite église de bois blanchi et le party est pris.

 

Comme si tu n’habitais plus ce corps, tu te regardes. Hostie que t’es beau, que tu penses. Ta peau bronzée est bien tendue et brillante. Ton épaisse chevelure grise et blanche est peignée en belles ondulations qui rappellent un océan léché par la pleine lune de septembre. Ils t’ont découpé une moustache impeccable et fine qui ne fait qu’attendre une femme pour la séduire. Tout ceci emballé dans ton veston favori en velours bleu nuit et les boutons de manchettes en or volées à ton frère qui brillent au bout de tes manches de chemise blanche.

 

Le pasteur Roy demande si quiconque aurait des paroles d’adieu à prononcer et la ville entière se lève pour t’enguirlander gaiment.

 

“Il a mangé toute ma viande et il a remis les os dans le frigo!”

 

“Il a volé tous mes bas du pied gauche!”

 

“Il a volé tous mes gants de la main droite!”

 

“Il a fait l’amour à ma mère!”

 

“Il a baisé mon père!”

 

“Il a débauché ma sœur!”

 

“Il m’a baisée mais il ne m’a jamais rappelée après!”

 

Un petit homme aux yeux exorbités et à la coiffure en comb-over se lève et marmonne, “Il n’était pas si pire que ça dans mon livre à moi, je l’ai vu ramasser un vieux chien errant…”

 

“Ferme ta grand’gueule, Albert, gros contrarieux,“ dit le pasteur Roy alors que quelques hommes derrière lui tirent l’homme par les épaules pour le rasseoir cavalièrement sur son banc.

 

“Ce chien-là était la plus horrible et méchante créature en ville, un peu comme Léopold Simoneau lui-même.”

 

“Oui, ce chien-là m’a déjà mordu au sang.”

 

“Léopold Simoneau m’a déjà mordu lui aussi, une fois, au lit,” dit une femme, “pour me faire réaliser que j’avais aimé cela, ce qui m’enrage au plus haut point et me plonge dans la plus profonde perplexité.”

 

“Il me doit trois grosses piastres en argent de la confédération,” gueule madame Claudette l’institutrice en frappant le sol de sa marchette.

 

“Lorsque je lui ai dit que je l’aimais, il n’a rien répondu, l’écœurant,” dit une petite voix tremblotante qui venait du fond de la chapelle, une belle dame dans une jolie robe bleue.

 

Après une messe brève et lue du bout de la gueule par le pasteur Roy, le silence s’installe comme les gens commencent à sympathiser hypocritement en hochant de la tête ou en la baissant pour cacher leurs larmes de rage. Les pleurs et les cris passent au-dessus de ton cercueil et de ton sourire sournois toujours aussi immobile.

 

Le pasteur lève encore la main pour faire revenir le calme et pointe vers toi. “Cet homme,” dit-il, “est le péché réincarné en chaussures de suède.” Il renifle un grand coup et crie de bord en bord de l’église, “qu’il pourrisse en enfer, si le diable veut bien de lui.”

 

Les gens commencent lentement à partir, gonflés de fureur vertueuse, solidaires dans la commisération. À mesure que les gens défilent, tu aperçois deux hommes immobiles, un qui ressemble à un hippie en blanc et un autre qui ressemble à un comptable en rouge. Ils te regardent. Pas ton cadavre, toi.

 

C’est alors que Claudette, hystérique, se précipite sur toi avec sa marchette et commence à fouiller toutes tes poches à la recherche de ses foutues grosses piastres en argent de la confédération. “Où tu les as mis, mes belles piastres gros bâtard d’enfant de chienne?”

 

Le pasteur Roy est venu la tirer doucement par le bras, “Allez madame Claudette, laissez les charognards s’occuper de ce qu’il reste de lui,” dit-il, tout en l’éloignant de ton cercueil et en passant directement devant le hippie en blanc et le comptable en rouge.

 

“Tu sais,” dit le comptable en rouge, pasteur Roy a raison, je ne veux pas de toi en enfer.” Il sourit en affichant beaucoup trop de dents. “Tu pensais qu’un repentir de dernière minute suffirait à faire oublier tous tes péchés, mais je suis heureux que tu l’aies fait quand même, ça me donne une bonne raison de te fermer ma porte,” dit le comptable. Le hippie soupire en regardant vers le ciel. “Juste parce qu’un homme prononce un tardif appel au pardon, cela ne veut absolument pas dire que le pardon lui est accordé d’office, c’est comme, pas notre “vibe”, ici au ciel.”  Le hippie se penche sur toi et te dit en plein nez, “Tu ne peux pas remonter avec moi non plus.”

 

Le comptable en rouge geint comme une hyène en faisant de petites ondulations du bassin. “Ça m’a tout l’air qu’on t’abandonne aux asticots, Léopold, amuse-toi bien.”

 

Et les deux hommes joignent le défilé et s’en retournent.

 

Tu te dis que peut-être Charon le passeur des Enfers viendra te prendre dans son traversier sur le Styx pour t’emporter vers le royaume des morts mais tu réalises que tu n’as plus de quoi payer ton passage. Claudette, maudite Claudette, a réussi malgré tout à t’extirper les vieux dollars en argent de la confédération que tu croyais bien cachés dans tes godasses en suède bleu. Le tarif pour le monde souterrain a probablement grimpé, de toutes façons, comme tout le reste.

 

Tu penses à Anubis, tu te demandes si tu pourrais faire peser ton âme pour en connaître le prix. Une voix émerge de nulle part pour te dire que même ton chien bâtard ne te recommanderait pas à Anubis. Cette horrible bête était vraiment un trou-de-cul finalement; peut-être que tous les chiens ne devraient pas aller au ciel.

 

Mais encore, tu souris.

 

Un sourire creux comme une face de citrouille. On t’a bourré les joues de papier-journal et sculpté un sourire, cousu avec du fil pour te forcer à avoir l’air de sourire. Oui, ta face sourit, mais pas toi.

 

Le jour fait lentement place à la nuit, tu sens la matière de ton cadavre ramener ton âme vers l’intérieur, on ne laisse pas traîner les âmes qui n’ont nulle part où aller. Le lendemain, il pleut. Personne ne veut risquer de mouiller ses beaux vêtements pour aller voir ton cadavre une dernière fois. Le fossoyeur, seul, impassible, remplit le trou sur toi dans un silence pesant, une pelletée de terre à la fois. Tu ne sais pas depuis quand tu gis dans la terre. Des minutes, des décennies? Éventuellement, le couvercle de ton cercueil s’affaisse. Ils t’ont donné un cercueil défectueux, tu penses, pas du tout surpris. Tu sens les asticots se promener partout sur ton corps mais tu ne décomposes pas. Il semble bien que même la mère Nature et ses asticots ne veulent pas de toi.

 

Il n’y a pas de place nulle part pour les Léopold Simoneau du monde entier. Il n’y en aura pas de repos, pour toi.

 

Alors tu commencer à creuser.

 


Flying Bum

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Vent du soir

Je brandis l’épée vers les nuages gris
jusqu’à ce que le ciel se fende en deux
aux secours annulés pour cause de pluie

aux ruisseaux desséchés dans tes yeux

Avaler la lie épaisse, la cracher, la vomir
j’ai déchiré ma joue dans un cruel délire
ôté l’hameçon de mes ouïes sanglantes

je t’ai remise à l’eau, encore haletante

J’ai manqué l’ivresse de tant de nouvel an
pleuré ma mère chacun de tous ces Noël
enterré sous une ville, oublié dans le vent

ce souffle froid qui éteint mes chandelles

Tue-moi lentement mais surtout transpire
ardemment sur moi attendrir mes émois
fume-moi comme dans ces petits empires

qui permettent à peu près n’importe quoi

Je n’ai plus d’ode, ni d’églogue, ni d’élégie
à mettre sous la dent de tes yeux rougis
sans printemps, sans fleurs et sans génie

la tragédie d’en crever tous deux d’envie

 

 


Flying Bum

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En en-tête, Evening Wind (Vent du Soir), crayon de plomb, Edward Hopper, 1921

J’ai marché là

J’ai marché là
Cette forêt-là
D’autres enfants comme moi
Nos camps dans les bois

Nos deux têtes penchées
Sur le noir miroir de l’étang
Attendant que la lune blanche
Y esquisse nos visages innocents

J’ai marché là
Cette boue-là
Où la mine d’or a déféqué
Sur mon pays à moi

Planté comme un point d’exclamation
Sur ce plat cimetière de boue grise
Où ma tête cherche encore
Le graffiti de rage à y graver

J’ai marché là
Ce sable-là
Où l’océan toujours déchire le roc
Extrémités de ce pays-là

L’exil nous réinvente une maison
Y découvre nos sanctuaires
L’endroit sacré en nous
À l’autre bout de tout

J’ai marché là
Cet immense feu-là
À la recherche d’une noirceur
Où réclamer la lumière

Dans la voûte immense
Un immense silence
Où regarder les comètes jaillir
Tel qu’elles partir s’enfuir

J’ai marché là
Ce blizzard muet là
Dans l’haleine glaciale du vent
Et le silence qu’il charrie

Je ferme les yeux
J’y entends ta voix
La prière que tu récites
Mon trouble mot à mot dedans


Flying Bum

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Crédit photo : Markus Gjengaar (Unsplash.com)

La noune de Barbie

C’est dans la maison d’Adéline que j’ai toujours préféré découcher. Une boîte carrée de trois étages couverte de papier-brique. Rien de bien luxueux, beaucoup de pièces avec rien de bien dispendieux comme ameublement, plutôt bordélique. Sa mère élevait seule la famille avec peu de moyens. Je n’avais jamais vu un divan comme le sien. Si usé, décoloré, déchiré qu’on l’avait emberlificoté de pellicule plastique comme une momie, même les coussins de velours bon marché et les appuie-bras. Jusqu’aux coussins en forme de tube en tissu doré qui semblaient n’avoir rien à faire avec le divan original. Très désagréable de s’asseoir là-dessus l’été lorsqu’il faisait chaud, avec nos culottes courtes, nos cuisses collaient au plastique saran. Mais c’était tellement différent du divan de notre salon familial en tissu tissé serré comme un kilim turc, le divan d’Adéline m’attirait irrésistiblement.

 

Les enfants étaient laissés en liberté dans la grande aire ouverte du troisième qui ressemblait à un grenier davantage qu’à une chambre. Cinq matelas relevés sur les murs de bois brut pour faire de la place au jeu, les draps et les couvertures en bataille ici et là, les frères et les sœurs mêlés les uns aux autres dans cette chambre de fortune – des sacs de fève comme sièges avec des rapiéçages en ruban à conduits, des affiches fluorescentes, des cartes de hockey partout, des poupées Barbie, des G.I. Joe et des poupées de chiffon. Mais lorsque j’étais reçu à coucher, sa mère nous offrait à Adéline et à moi la chambre d’amis du deuxième.

 

Pour dîner, ils mangeaient des maïs en épis et une salade aux patates que leur mère fabriquait elle-même et des chiens chauds. Saucisses bon marché de marque maison. J’en prenais toujours deux. Avec ketchup. Chez moi, ma mère ne nous servait jamais de chiens chauds roses et verts pour dîner. À cause du gaspillage de colorant alimentaire probablement. Si on était chanceux, à nos anniversaires, elle nous servait à la grande table de la salle à dîner des chiens chauds grillés sans couleurs, garnis de relish, de moutarde et d’onions avec un énorme sac de croustilles et de l’orangeade pétillante. La famille d’Adéline dînait souvent dehors sur une table à pique-nique aussi bancale qu’énorme installée directement sur l’herbe haute qui semblait ne jamais être tondue, les enfants l’aplatissaient en la piétinant dans leurs mouvements quotidiens. Ils possédaient un énorme berger allemand, une femelle dont je ne me rappelle plus du nom, très gentille mais elle se frottait souvent et très allègrement le derrière sur le linoléum de la cuisine. Adéline et sa famille disaient que c’était “ce temps-là du mois“ et semblaient ignorer totalement son manège. C’est dans des moments comme ceux-là que j’ai appris comment les gens pouvaient agir et penser différemment d’une maison à l’autre. Chacun sa manière bien à lui de voir les choses.

 

Alors, le jour nous nous amusions avec ses poupées, je la suppliais de me laisser une Barbie, il n’y en avait pas chez moi. Nous étions cinq garçons. Ou nous allions jouer dans le petit bois au fond de leur cour – champ de foin. Ses frères Daniel et Michel, avaient creusé des pistes et érigé des buttes et des tunnels pour leurs petites voitures de métal. Nous guidions les petites voitures à travers ces routes, ces tunnels, les laissions dévaler les pentes pour les rattraper plus bas. Le beau fini métallique brillant des voitures devenait tout crayeux sous l’action de la poussière.

 

Le soir avec ses deux jeunes sœurs, nous sautillions partout dans l’herbe longue, chassant les mouches à feu armés de bocaux. Après, Adéline et moi nous nous glissions dans le divan-lit de la chambre d’amis et nous lisions ensemble le “livre sale”, comme elle l’appelait. Sa mère le conservait généralement bien caché dans sa table de chevet mais Adéline l’avait trouvé par hasard et voulait en connaître tous les vilains secrets. Nous lisions ensemble. Nous nous endormions ensuite, conservant une distance prudente entre nos deux jeunes corps en prise à des pulsations nouvelles.

 

Une nuit à la fois, c’est tout ce qu’on m’autorisait. Le lendemain, après cette visite, sa mère m’avait gentiment jeté dehors au soleil couchant et elle regardait par la fenêtre jusqu’à ce que je sois rendu chez moi. Je marchais lentement le coeur gros et personne n’était venu m’accueillir à la porte. Je suis entré et je me suis rendu à la salle de bain directement, j’ai fermé la porte derrière moi. J’ai fouillé dans la taie d’oreiller qui me servait à transporter mon petit bagage. Un pyjama que je ne mettais jamais, un chandail chaud au cas, une brosse à dents enroulée dans une débarbouillette et, un peu coupable, une vieille Barbie toute crottée sans la moindre pièce de vêtement sur le dos, chapardée chez Adéline. Je l’ai passée sous le robinet et je l’ai bien brossée, partout. La finition des petits recoins intimes avec un coton-tige. Puis je suis monté rejoindre mon frère dans la chambre que l’on partageait et je lui ai montré la poupée en la tenant écartillée devant lui et je lui ai donné.

 

“Je te l’avais bien dit, gros innocent, que Barbie n’en a pas de noune.”

 

Voir ses grands yeux et son visage ébaubi avait valu pour moi tout l’or du monde.

 


Flying Bum

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En en-tête, photographie de Davide Parise

Question d’équilibre

Elle apprécie énormément le sommeil qui lui restaure, pense-t-elle, un peu de sa beauté originale. Le truc ne fonctionne pas particulièrement bien ces jours-ci. Adéline descend les marches passé neuf heures, dans sa robe de chambre de tous les jours aux fils étirés, les yeux encore gommeux et encroûtés qu’elle plisse pour mieux voir où elle va.

Léon, lui, est debout depuis les aurores. Il a déjà avalé son petit déjeuner, continué de travailler sur sa nouvelle à propos d’un vieux singe qui se meurt d’amour, et il s’est même plongé dans le livre qu’on lui a envoyé pour en faire la critique.

“Tu as une mine de l’enfer,” lui dit-il. “En fait, tu pourrais réveiller un mort.” Ce doit être le pyjama du siècle dernier de feu son père qu’elle porte sous sa robe de chambre ouverte. Ou c’est la façon dont ses cheveux blancs entremêlés à des mèches blanc jauni se détortillent lentement comme des feux follets avant de plonger dans le bas de son dos, presqu’à sa taille, une tête presque féminine, mais encore, pas tant que ça.

“Innocence, beauté, autant en emportent les cruelles marées du temps.” 

auteur-blogueur peu connu

“Hé,” dit-elle, levant à peine une main. Puis juste des sourires et des hochements de tête. Et elle passe sans s’arrêter.

Elle ne porte jamais ses prothèses auditives à cette heure du jour. Léon s’amuse à dire à voix haute tout ce qui lui passe par la tête, du grand n’importe quoi. Parfois, il dira, “Tu es particulièrement adorable ce matin, ma chérie.” D’autres fois, “Tu as toutes les allures d’une terrifiante sorcière ce matin, mon amour.” Et peu importe la phrase, Adéline sourit montrant des dents usées par les années. Elle se prépare une potée de thé et retourne dans son lit avec.

Il fut un temps où Léon lui montait son thé, spécialement les jours de fête et aux congés. L’habitude s’est évanouie avec le temps. Il ne se souvient plus trop quand. Il s’interroge. Lorsque le corps se fait vieillissant, qu’apparaissent des taches sur une peau fripée de reptile, est-ce que les gens se touchent encore? Est-ce qu’ils se gomment encore la bouche ensemble avec leurs gueules de tortues?

Léon lave sa vaisselle du matin. Le plancher craque au-dessus de sa tête. Bientôt Adéline redescendra, tout habillée. Il suit le son de ses pas sur le plafond mais il sent quelque chose d’étrange dans la démarche d’Adéline ce matin. Il l’attend au pied de l’escalier et il y a quelque chose de lent et de bizarre dans ses pas. Lorsqu’Adéline apparaît en haut de l’escalier elle a l’air plus grande, comme majestueuse, et cela ne tient pas uniquement au fait qu’il l’observe de plus bas. Sa posture lui rappelle celle des femmes Yoruba. Léon retire ses lunettes et frotte ses verres sur sa manche. Adéline porte quelque chose sur la tête, une sorte de large chapeau plat, quelque chose qu’elle a dû sortir de ses malles au grenier, souvenir de sa folle jeunesse. Léon remet ses lunettes. Puis, il réalise que c’est le cabaret dont elle se sert pour son thé matinal et tout l’attirail qui vient avec, il reconnaît le pot à thé, la tasse dans sa soucoupe et il entend le délicat cliquetis de la petite cuillère dans la tasse. Elle a refait ses cheveux dans son usuelle toque française, pratique pour tenir le cabaret en place. Elle est toujours aussi élancée. Son corps, tout à fait droit pour tenir l’équilibre, lui redonne des allures de jeune femme. Debout et bouche-bée, Léon cherche son souffle. Adéline regarde droit devant, elle ne se tient après rien, trouvant uniquement du bout de ses orteils l’extrémité de chaque marche sans hésiter le moindrement.

Adéline a appris le truc de ces femmes. Il y a bien trente ans, sinon davantage, au sud-ouest du Nigéria où était-ce au Bénin, à force d’observer ces femmes Yoruba qui transportent absolument tout sur leurs têtes. Léon se rappelle lorsqu’Adéline l’avait surpris au retour du travail en lui démontrant son nouveau talent. Comment elle se débarrassait habilement de la charge sur sa tête avant d’attraper les mains de Léon pour l’entraîner dans une danse au salon. Quelle fille c’était.

Il lui reste trois marches à descendre. Deux. C’est fait, bien réussi. Les yeux d’Adéline et de Léon se rencontrent, elle sourit subtilement.

“Permettez-moi,” dit Léon. Il tend les deux mains pour saisir le cabaret sur la tête d’Adéline et l’en débarrasse. Elle se tient toujours droite et immobile, les épaules en arrière, le cou allongé.

“T’es tellement belle, Adéline” lui dit Léon, les yeux tout brillants.


Flying Bum

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Publié dans le cadre de l’Agenda Ironique d’octobre 2022 traitant obligatoirement de la beauté avec l’ajout imposé d’une citation créée de toutes pièces.

Agenda ironique d’octobre 2022

“Les vertus sans prudence sont des beautés sans yeux.”
    – proverbe espagnol

Ah, la beauté ! Que dire encore de la beauté ? Qu’elle est dans les yeux de celui qui voit, soeur de la vanité ou mère de la luxure ? Beauté des hommes, des femmes, des choses et des mots . . . à vos plumes belles gens. La beauté sera le thème central de l’Agenda Ironique d’octobre. Poésie, récit, nouvelle, prose, tout sera reçu avec beauté, tant soit-il que le texte contienne un proverbe créé de toutes pièces et présenté sous forme de citation.

Répandez la bonne nouvelle en partageant sur vos blogues pour rejoindre un maximum de participant(e)s.

On votera à partir du 28 octobre.

Voilà, bonne journée !

Luc, alias Le Flying Bum (jadis jeune et beau)

panneau-princupal

Comme d’habitude, déposez un lien vers vos créations en commentaire ici-bas.

 

Les mots laissés derrière

Il ne lui a jamais écrit, même pas une seule lettre, même après ces nuits de misère, le corps en feu chacun dans sa chambre misérable dans des hôtels différents, même après ces longues nuits blanches dans les prairies à s’explorer le fond de l’âme tour à tour, l’un d’eux le visage toujours noyé dans la lumière orangée du siège côté fenêtre pendant que tout le monde dormait dans le wagon. Ce qui l’intriguait le plus, pourquoi l’avait-elle suivi jusque-là. Ce qui la bouleversait le plus c’était de n’avoir rêvé à lui qu’une seule fois depuis, un rêve viscéral plus réel que réel qu’elle avait rêvé une seule fois, de retour dans son propre lit, dans sa propre maison, son propre pays.
 
Dans son rêve, ils étaient tous deux dans un train, il est soudainement disparu, elle courait d’un wagon à l’autre, juste assez lentement pour éviter les étourdissements qui l’assaillaient lorsqu’elle s’affolait totalement. Lorsqu’elle a ramassé son bagage et qu’elle est descendue du train, il était planté là, sur le quai de la gare. “Est-il trop tard?” lui demandait-il. “Je crois qu’il n’est jamais trop tard,” répondait-il lui-même. Ce rêve, comme quelque chose qu’une cartomancienne lui avait déjà raconté lorsqu’elle avait à peine quatorze ans, un rêve qui lui collait à la mémoire comme une tache de graisse têtue.
 
Parfois, elle croyait que ce rêve c’était réellement lui qui lui parlait et parfois non, et rien qu’une fois, elle décide de lui écrire, une dernière fois. Tard, en pleine nuit dans le vieil édifice où elle logeait, après que les arpèges venus du corridor se soient lentement tus, assise par terre les genoux ramenés sur sa poitrine elle avait entrepris d’écrire sa lettre.
 
Elle n’avait pas mentionné son rêve à propos du train et comment elle le ressentait comme une éternelle promesse impossible, non plus qu’elle aurait bien voulu qu’ils partent ensemble tout jouer à la roulette. Parce qu’elle rentrait le lendemain, seule, et tout jouer à la roulette n’était-il pas exactement ce qu’ils faisaient, non?
 
Elle essayait de se rappeler toutes les histoires qu’il lui avait racontées : le froid glacial de son pays, son père, comme le sien, qui n’était pas un homme très bon, un petit studio mal chauffé où elle venait parfois et où il s’était frappé la tête contre les murs plus souvent qu’à son tour. Et même s’il ne vivait plus là, c’est là qu’elle se l’imaginait, déchirant l’enveloppe pour en sortir sa lettre. Là, dans son studio de pauvre, il lisait sa lettre à elle. Sa lettre et tout ce qu’elle avait omis volontairement de sortir de l’encrier, le coeur coincé dans un étau de sempiternelles doléances, et en sachant très bien qu’il ne lui répondrait jamais.


Flying Bum

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“Je crois qu’il n’est jamais trop tard,” répondait-il lui-même, Pour mon trois-centième texte – déjà !? –, les mots laissés derrière se sont imposés, un petit texte que je gardais sur le rond d’en arrière depuis longtemps et que je venais retravailler de temps en temps. Les plus courts sont les plus difficiles. Il est prêt maintenant, il s’imposait pour moi, aujourd’hui, le temps est venu de le laisser aller. Tous, en définitive, tous les mots de ces 300 textes sont des mots laissés derrière, des indices, des pistes et des traces laissées derrière moi. Je remercie tous mes fidèles lecteurs et lectrices de la francophonie et même d’ailleurs, ceux qui sont de passage et ceux qui viendront un jour. Au bonheur de lire vos commentaires !

L’acrise d’octobre

(avant-goût des déréglements climatiques)

Parce qu’on l’a observée la toute première fois dans la paroisse d’Acrise, dans le Kent en Angleterre dans les premiers jours d’octobre.

Une nouvelle espèce d’insecte piqueur, une sorte de pou, qui s’est répandue chez nous à la vitesse d’un feu de forêt. L’acrise d’octobre est minuscule – la taille d’un grain de sable – et elle parcourt des plaines de peau humaine à la queue-leu-leu formant de belles lignes pointillées. Partout où elles vont, les acrises piquent, laissant des alignements de points rouges sur la peau de leur victime. Chacune à son tour, elles quittent la ligne un moment, nidifient sur l’accotement du défilé déposant un lot d’œufs dans un seul pore de peau. Les œufs s’incubent d’eux-mêmes pendant neuf heures et seize minutes. Ensuite les bébés-acrises se nourrissent de poussière en suspension et de peau morte jusqu’à ce qu’elles atteignent la taille nécessaire pour se joindre au prochain convoi d’acrises à passer par là.

Certains scientifiques contestent les origines de l’acrise d’octobre, blâment la pollution combinée aux bouleversements climatiques, les plus criards évoquent une conspiration de l’état en collusion avec l’industrie des insecticides en vaporisateur et des pesticides de tout acabit. Foutaises, l’acrise d’octobre résiste à tous les insecticides connus. Les gens essaient tout de même, douchant littéralement leur corps dans le DEET, revendiquent le retour du bon vieux DDT et portent nuitamment des ponchos de plastique pour ne pas tacher leurs draps.

***

L’acrise d’octobre possède une physionomie adorable. Tous les jours l’internet et la télé publient de nouvelles photos prises au microscope. D’énormes yeux brillants un peu tristes, des antennes multiples aux allures de faux-cils de starlette, la courbe supérieure de la bouche sans lèvre qui donne l’impression d’un sourire tendre et amical. Une industrie artisanale prend vie mettant sur le marché des peluches à son effigie, des autocollants, des t-shirts imprimés. Les enfants dans les cours d’école jouent à la tag-acrise, se pourchassant les uns les autres en longues files indiennes qu’ils ne délaissent que pour s’accroupir, se couvrir la tête lorsque c’est leur tour de pondre à côté du défilé.

***

Chaque morsure de l’acrise d’octobre ressemble à une centaine de morsure de moustique concentrées sur un diamètre pas plus grand que celui d’un pois vert. Lorsque la morsure est grattée elle prend la taille d’une pièce de vingt-cinq cents, la démangeaison plonge profondément sous la peau, jusqu’à l’os. Un écho de la démangeaison peut même être ressentie jusqu’au côté opposé du membre affecté, de bord en bord du torse même. La guérison est quasi-interminable. Des gens vont jusqu’à ouvrir leurs plaies au couteau, se mordre au sang, convaincus qu’il y a quelque chose qui vit à l’intérieur des plaies. Les nids d’acrise, eux pourtant, ne piquent pas du tout.

Les revendeurs de drogue et autres entrepreneurs plus légaux vident leurs inventaires de crèmes hydrocortisones et de pilules antihistaminiques, vendues à des prix abusifs. Des gens désespérés errent dans les rues les plus malfamées à toute heure du jour et de la nuit. Ils paient des centaines de dollars pour des flacons de la taille d’un dé à coudre que les pharmaciens barricadés leur passent à travers des fentes dans des vitres blindées. Des remèdes qui ne calment la douleur que partiellement, temporairement, et d’autres gens optent pour les drogues de rue. Des anesthésiants dissociatifs comme le PCP et la kétamine leur permettent de transcender la sensation de démangeaison.

D’autres refusent la drogue, cherchent des traitements alternatifs. Des studios d’acrise-yoga voient le jour. Chaque séance de quatre-vingt-dix minutes inclut vingt minutes de méditation, soixante minutes d’étirements et d’effleurements cutanés et un dernier dix minutes d’incantations, une lente lamentation sonore, plaidoyer gémissant pour appeler la miséricorde de l’acrise d’octobre.

***

Un infime pourcentage de la population, on l’estime à une personne sur mille, est allergique aux sécrétions de l’acrise. Personne à ce jour n’en est mort mais aucun cas connu n’est sorti du coma de l’acrise d’octobre. Éventuellement, tout le monde connaît une victime isolée dans les centres d’hébergement pour comateux qui obligent les visiteurs à subir une procédure d’épouillage complète à nu qui inclut gracieusement une solution de corticostéroïdes en crème à l’odeur de lavande qui se vend cent-cinquante dollars le gramme au marché noir.

***

Nous sommes devenus un îlot d’acrises d’octobre coupé du monde extérieur par un filet électromagnétique invisible. Les autorités municipales nous avisent que de toucher toute partie du filet avec n’importe quelle partie du corps rendra une personne instantanément stérile. Des groupes de personnes ne désirant pas d’enfants convergent vers les zones interdites le samedi soir. Ils boivent de la sangria, fument des cigarettes trempées dans le PCP et forniquent gaiment dans le filet électromagnétique.

Le métro et les trains sont fermés. Aucun transport n’est autorisé à partir d’ici ou à venir de l’extérieur. Nous sommes devenus dépendants des conserves et des aliments surgelés. Dans un supermarché local, deux femmes dans la cinquantaine se disputent leurs fèves au lard favorites à coups de sacs à main.

Les hôpitaux ont révisé leur politique à propos de qui peut visiter les victimes du coma de l’acrise. Famille proche seulement, les gens volaient les crèmes à base de cortisone et les combinaisons étanches.

Une équipe de scientifiques passe à la télévision pour annoncer qu’ils en viendront bientôt à une solution. Toute solution efficace passe par la destruction de l’entière population de l’acrise d’octobre. Bien sûr, ceci enrage les Témoins de l’Acrise, un groupe de défenseurs zélés de l’acrise qui affirment atteindre un état spirituel extatique en pratiquant un grattage sans retenue de leurs morsures. Le plaisir est multiplié si le grattage est effectué par une autre personne. Les Témoins de l’Acrise se réunissent pour tenir des cercles de grattage en alternance dans le salon d’un membre ou d’un autre. Il est maintenant de notoriété publique que ces cercles dérapent inévitablement vers de bonnes vieilles orgies.

***

La population de l’acrise semble diminuer sensiblement aidée en cela par l’apparition d’une nouvelle variété de cafards carnivores. La population est soulagée. Par contre, la population doit consentir à se laisser envahir par les cafards mangeurs d’acrise qui ne sortent que la nuit et qui pullulent sur la peau des dormeurs. Heureusement les cafards sont petits et rapides.

Les gens complètement dégoûtés cherchent refuge dans les sédatifs, les plus forts qui soient. Une forte proportion de la population dort profondément sous sédation chaque nuit, le corps couvert de cafards. On rapporte que les introductions par effraction et les violations de domicile ont déjà augmenté de quarante-quatre pourcent.

***

Il s’est passé six mois depuis la dernière observation d’une acrise d’octobre vivante. Le filet électromagnétique est maintenant désactivé. Les cafards sont maintenant autorisés à sortir des limites de la ville à dos de pigeon, de rats et d’écureuils, dans le fond des poches de manteaux et les rebords de pantalons. Comme l’acrise, le cafard est résistant à tous les pesticides connus. Les scientifiques travaillent à la création d’un poison inodore, incolore et sans saveur pour être versé dans les aqueducs.

Les cafards sont hideux et visqueux, ils portent de longues défenses barbelées. Leur odeur est infecte. Ils n’ont pas d’yeux.

Après avoir dévoré la population entière d’acrises, les cafards se sont dirigés vers de nouvelles sources d’alimentation, les peaux mortes d’humain et les arachnides qui peuplent les lits et les oreillers. L’automne de l’acrise, une pièce en un acte jouit d’une très grande popularité au théatre local et l’on songe à lancer la pièce en tournée nationale. Les salons de tatouage ne fournissent plus à tatouer des représentations de l’acrise, ses longues lignes de piqûres traçant des volutes sur la peau.

Nous grattons maintenant nos vieilles cicatrices comme si cela pouvait réveiller la démangeaison particulière des piqûres de l’acrise. La nostalgie n’est plus ce qu’elle a déjà été.

Le soir, les enfants s’accrochent à leurs jolies acrises en peluche et prient très fort pour s’endormir avant que des essaims d’affreux cafards ne viennent se nourrir par milliers sur leurs corps nus.


Flying Bum

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Le prochain article sera mon 300ème, roulement de tambour.

Bienvenue au musée de l’oubli

En ce lieu, les jours se fondent les uns dans les autres
Mon esprit, un tamis trop grossier pour retenir le fin grain de la raison
J’erre dans les pièces dessinées par des objets hirsutes
Un stylo-bille sans son bouchon, une enveloppe jamais ouverte, une toile d’araignée, un buste vulgaire

Trop grossier pour retenir le fin grain de la raison
Un filtre pour résidus inutiles, pensées futiles, poils et cils
Un stylo-bille sans son bouchon, une enveloppe jamais ouverte, une toile d’araignée, un buste vulgaire
Hier soir encore, nous plaisantions sur nos chambres oubliées

Un filtre pour résidus inutiles, pensées futiles, poils et cils
Rempli de pages vierges, de non-dits, un verre vide
Hier soir encore, nous plaisantions sur nos chambres oubliées
Ce matin ma maison est un musée de l’oubli

Rempli de pages vierges, de non-dits, un verre vide
Je me pousse de mon pupitre et je roule dans le passage vers nulle part
Ce matin ma maison est un musée de l’oubli
Un reposoir pour objets teintés par la douce patine de l’indifférence

Je me pousse de mon pupitre et je roule dans le passage vers nulle part
J’ouvre une armoire, je rince une tasse de thé, mon œil scanne la table
Un reposoir pour objets teintés par la douce patine de l’indifférence
Le majeur dans l’anneau à me demander ce que ces clés peuvent ouvrir

J’ouvre une armoire, je rince une tasse de thé, mon œil scanne la table
Ici je scrute les étagères, je mélange des papiers, je fouille dans mes poches vides
Le majeur dans l’anneau à me demander ce que ces clés peuvent ouvrir
Je retourne à mon bureau chercher des indices, pourquoi je suis encore ici

Ici je scrute les étagères, je mélange des papiers, je fouille dans mes poches vides
J’erre dans les pièces dessinées par des objets hirsutes
Je retourne à mon bureau chercher des indices, pourquoi je suis encore ici
En ce lieu, les jours se fondent les uns dans les autres, mon esprit, un tamis

Trop grossier pour retenir le fin grain de la raison


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Flying Bum

“Il y a des jours comme ça où on n’a pas assez de cailloux.”
  – Forest Gump

En prime. (dans le cadre des élections générales qui se tiendront bientôt au Québec)

Elle s’appelle Maria.

Maria

Elle pourrait s’appeler Guadalupe, Juana, Leticia. Maria est mexicaine. Elle pourrait être ukrainienne, libyenne, congolaise, afghane. Maria n’est plus en sécurité dans son propre pays, sa vie y est menacée. Elle vit maintenant parmi nous, au Québec. Le Québec est sa terre d’accueil, son rêve d’une vie meilleure pour elle, ses sœurs, ses frères. Tous les matins, Maria se présente dans notre usine, en région. St-Esprit, Lanaudière. On imprime et on fabrique des emballages-plastique pour les fruits et légumes frais. Maria travaille sur une machine qui fabrique les sacs, elle est emballeuse, un travail un peu ingrat. Maria ne parle pas français ni anglais, Laurie ne parle pas espagnol mais c’est Laurie qui accueille Maria, qui la forme, avec le peu d’espagnol qu’elle a appris en voyageant dans le sud l’hiver, elles se parlent entre elles avec un traducteur sur leurs téléphones mobiles. Laurie est heureuse d’apprendre l’espagnol avec Maria, Maria est reconnaissante d’apprendre le français avec Laurie. Maria ne peut pas fréquenter les classes de francisation qui ne sont données que le jour. Maria doit travailler le jour. Ses employeurs sont heureux d’avoir Maria, il est très difficile de recruter des personnes en région pour des emplois de journalière et Maria est heureuse de travailler.

Maria habite Côte-des-Neiges à Montréal, l’agence privée compense un de ses compatriotes pour la transporter en voiture, soir et matin, elle et d’autres personnes, vers l’usine de St-Esprit. De deux à trois heures par jour pour le transport entre ici et l’humble logement qu’elle occupe avec d’autres personnes chez une logeuse cupide à qui l’agence privée les a gentiment référés. L’employeur paie l’agence qui paie ensuite Maria, salaire minimum, la privant au passage du droit d’adhérer au syndicat de l’usine et enrichissant au passage l’agence privée. L’employeur n’a pas vraiment le choix. Si Maria et les autres ne produisent pas les sacs, l’employeur n’a d’autre choix, pénurie de main d’œuvre oblige, que de réduire son carnet de commandes. Patates, carottes, rutabagas, choux sortiront de la station de lavage et faute de sacs, tomberont en vrac dans les cageots, se gâteront, ne rejoindront pas tous les étals des fruiteries de la grande ville ou pas aussi rapidement, rareté égalera hausse des prix pour vous et moi. Inflation. Gaspillage alimentaire.

Maria voudrait bien habiter la région, loin de la ville, fréquenter Laurie et ses autres compagnes de travail, apprendre le français, s’intégrer, trouver mari et élever une famille, gagner un meilleur salaire, être syndiquée, améliorer son sort comme c’est ici le droit de tout un chacun. Mais voilà, il y a ici pénurie de logements abordables, les investissements de nos bons gouvernements en transport en commun régional dans les dix dernières années approchent le zéro dollar, les ressources communautaires pour les immigrants comme Maria, négligées et sous-financées sont disparues les unes après les autres. On ne trouve plus, fort heureusement d’ailleurs, que quelques banques alimentaires qui sont même fréquentées par des gens qui travaillent de 40 à 50 heures par semaine, au salaire minimum et qui peinent à nourrir leur famille.

Régionalisation de l’immigration, accueil des immigrants, francisation, pénurie de main d’œuvre, crise du logement, transport régional public, un paquet de mots qu’on peut entendre tous les jours aux bulletins de nouvelles. Pour Maria qui n’écoute pas la télé, ces choses-là, si elles étaient prises de front, feraient une réelle différence, la différence entre vivre et vivoter, entre bonheur ou détresse, entre craindre et espérer.

En vous présentant bientôt devant l’urne, pensez à Maria, à Guadalupe, Juana et tous les autres, et aux vôtres aussi, à notre environnement menacé. Osez, de grâce, mettre le X vis-à-vis d’une personne qui saurait, pour Maria, pour Guadalupe, pour Juana, pour vos enfants, vos parents, et avec vous, se montrer, pour une fois, résolument et concrètement solidaire.

Luc St-Pierre (alias FB)

Le goût de la moule

Premier souper guindé pour Adéline, près de lui, à la grâce de l’hôtesse qui aimait trop jouer les marieuses, placée de force tout près de lui. Si elle ressentait sa cuisse se frotter contre la sienne, devrait-elle l’ignorer, pensait-elle, tout en commentant la roquette aux noix de pin.

“Un goût très fort et pointu pour le champagne, non?”

Ou devrait-elle se lever d’un coup sec, déposer la serviette comme si elle devait se rendre aux salles d’eau? Puis, disparaître . . . ou revenir? Mais ne se lèverait-il pas du même coup, “Est-ce que je puis vous être utile de quelque façon?”

Ou devrait-elle croiser la jambe? Lui faire clairement ressentir une résistance, lui laisser savoir que c’était non et du coup, le homard bouilli nappé généreusement de beurre à l’ail atterrissait devant elle, son fumet envahissant toute la salle.

Devait-elle lui raconter qu’en mars elle avait plongé dans les Keys de la Floride, pincée d’exotisme, capturant une bonne douzaine de ces crustacés géants en moins d’un après-midi? Briserait-il sa coquille, émerveillé et ébaubi qu’une femme aussi fine et mince qu’Adéline ne soit aussi habile au harpon et au filet? Ou se tairait-il tout simplement? Impossible, il ne pouvait jouer l’indifférent sur ses exploits passés s’il voulait jouer un rôle quelconque dans son présent, cette soirée, à tout le moins la fin de celle-ci. Oserait-il frôler la soie de ses bas tout en levant l’autre main pour porter le chardonnay à ses lèvres en plongeant un regard de conquérant sur sa chair blanche?

Elle a croisé la jambe. Était-ce une main ou quoi, ce frottement délicat sur sa hanche? Comment pouvait-il la croire encore ouverte? Au milieu des tintements de verre, comment aurait-il pu l’entendre échapper involontairement une indiscrète voyelle ou deux? Qu’est-ce qu’elle a dit? Que ouïs-je? Ou était-ce le genre à assumer que toute voisine de table était intéressée à lui d’office? Bellâtre prétentieux avec à peine un zeste de tradition romantique.

La moule était là, chaude et fumante devant lui. Comment aurait-elle réagi si le mouvement de ses doigts s’était arrêté? Moules à la bière aux échalotes françaises, fumet à rendre fou parfaitement assorti au Riesling bien sec et frais juste à point. Adéline avait lu dans un roman qu’une héroïne, larguée par un ami de collège de son frère, l’avait poignardé violemment à multiples reprises avec une fourchette. Où, elle n’était plus certaine, son avant-bras peut-être?

“Et que faites-vous d’une douzaine de homards sur les Keys de la Floride? Vous faites une grande fête comme celle-ci ou une petite orgie à deux?”, lui glisse-t-il à l’oreille, cachant aux hôtes ces vilains mots du revers de sa main.

Elle l’a bien entendu mais, catatonique, ses yeux n’ont jamais quitté les flammes de son Alaska flambé. Devait-elle décroiser ses jambes maintenant et commencer à étudier froidement le choix de fourchettes à portée de sa main? Une voix la retenait.

 

Une image, aussi, dans sa tête.

Pour mieux lui laisser apprécier de la langue le goût de sa moule, elle lui passait une jambe sur l’épaule et avec force elle le ramenait contre elle avec son mollet.

 


Flying Bum

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Pour l’Agenda Ironique de septembre qui se tient chez  Mijo  où il doit être question d’une première fois, de mots de cuisine et d’expressions gastronomiques et où doivent se glisser pincée d’exotisme et zeste de tradition.

Vol 102 direction paradis

Léopold s’est finalement pris un petit travail dans une librairie de seconde main dans le bas de la ville. Pas le choix. Triste boulot pour un écrivain quand même. Chaque jour lui ramène son propre portrait, le plus vivant portrait de la boue épaisse et froide dans laquelle il a laissé sa vie s’enfoncer. La lecture ne signifiait plus grand-chose pour lui, moins que jamais auparavant. Peut-être, songeait-il, avait-il trop lu et relu ses propres écrits. Il lui semblait que ses tournures de phrase tournaient à l’infini, que tous ses épilogues étaient prévisibles, impossible pour lui de ne pas les voir venir, ni dans ses écrits ni dans sa propre vie. Il ne pouvait plus vivre de cette façon. De ses prétentions. Il avait survécu de peine et de misère à l’hiver précédent, un creux personnel qui avait laissé sa trace en lui sous la forme d’acouphènes atroces, perpétuels sifflements dans sa tête qui avaient remplacé le silence comme fondation première de ses expériences sensorielles. Si vous avez des acouphènes, répétait-il à tout vent, ne fréquentez pas les sites de soutien aux victimes d’acouphène. Tous ces gens sont suicidaires. Ce qui, en soi, n’avait pas constitué une surprise pour Léopold.

Léopold a cessé toute lecture pour un moment, la souffrance à se concentrer sur le son des mots dans sa tête, là où se vit vraiment la lecture, à travers les sifflements lancinants de ses acouphènes, peine perdue. Puis, il a trouvé ce travail. Puis il a trouvé cette médication qui a totalement transformé le lecteur en lui en un lecteur nouveau qui aspire maintenant aux intrigues les plus enchevêtrées en littérature. La complexité interminable et banale de l’intrication pour l’intrication. La drogue, sans doute.

***

Un jour, en révisant l’étalage de la section religion, Léopold a remarqué un titre, Vol 102 direction paradis, écrit par un pilote de ligne qui a crashé un vol commercial, qui est presque mort, qui a fait un très bref séjour au paradis avant de se réveiller après un long coma de plusieurs mois, se voyant le seul et unique survivant du crash. Une catastrophe, de son propre aveu, dont il assumait l’entière responsabilité. Tout le long du récit, il n’est aucunement question de bêtes questions d’aviation, ni de réconciliation avec ses sentiments de culpabilité. En lieu et place, le texte était construit essentiellement alentour de ses visions du paradis. Léopold était ébaubi, tant soit-il qu’on puisse être ébaubi sous forte médication. Peut-être croyait-il que la révélation du paradis compensait à elle seule pour la mort de quelque deux-cents individus. L’auteur avait découvert l’ultime raison d’écrire. Son livre, un phénomène de transfert conçu pour justifier l’injustice de sa survie. Et il trouvait la plus simple, élégante entre toutes, façon de proclamer que Dieu lui-même avait protégé sa vie afin qu’il puisse proclamer, par son livre, la révélation du paradis. En d’autres mots, à la limite, transférer sa propre culpabilité à tous les incroyants. Le crash était nécessaire pour eux, tous ces mécréants comme Léopold.

***

Lorsque Léopold a retiré le livre de l’étalage quelques jours plus tard pour s’y attarder davantage, il a réalisé qu’il avait passé rapidement sur des détails importants. L’auteur n’avait pas abimé un avion commercial – c’était un avion-cargo. Ses deux co-pilotes morts dans l’écrasement avaient été les seules victimes. L’avion s’est écrasé dans un cimetière, réduisant en mille miettes un mausolée de sept étages érigé à la mémoire des pilotes décédés en fonction. Les ironies du destin sont horribles, pensait Léopold, en regardant partout alentour de lui. Peut-être que je ne devrais pas travailler dans cette librairie, au milieu de tous ces auteurs décédés.

Léopold peinait à chasser l’inconfort que cette idée faisait monter en lui.

L’homme, lui, était finalement devenu un pilote de ligne après l’écrasement.

***

Un jour, un homme est entré dans la librairie, sans chemise, nu de la ceinture en montant.

Intéressant, pensa Léopold. Intéressant parce que Léopold lisait justement le passage où le pilote émerge de son long coma.

“Trois mois dans la brume totale,” dit l’homme sans chemise, “du moins c’est ce qu’ils m’ont dit, je suis encore tellement fatigué.”

“Qu’est-ce qui s’est passé?” répond Léopold, curieux.

“J’ai commencé à faire rapport de TOUS mes rêves au gouvernement à l’âge de dix-sept ans,” l’homme sans chemise expliqua-t-il, “Mes rêves semblaient si prodigieux. J’ai cru que c’était mon devoir de citoyen de tout leur rapporter. Aujourd’hui, je ne peux plus m’en rappeler parce que le gouvernement m’a plongé dans un coma artificiel et me les a extraits avec un neurovacuum ou une patente de même.”

Léopold n’a que hoché de la tête avant de se replonger dans Vol 102 direction paradis. On n’y trouvait rien sur les rêves ce qui était tout de même admirable. Si un auteur doit relater ses rêves, il se doit de le faire de la façon la plus réaliste qui soit, sans affirmer que c’est un rêve. Exactement ce que le pilote a fait. C’était là l’essentiel du livre. Le pilote avait d’excellents instincts d’écrivain. Il savait quand retenir l’information, quand en relâcher, à quel dosage, il n’en mettait jamais trop. Combien de personnes avaient-elles lu ce livre? Probablement moins d’une centaine. Un petit éditeur chrétien de Lennoxville avait publié le texte. Léopold a scruté le web. Leur site web explique qu’ils sont reconnus comme “leader mondial de la fiction inspirée” et qu’ils sont “engagés à faire connaître la littérature chrétienne à travers le monde.”

Léopold a immédiatement pensé à leur soumettre un manuscrit qui tournerait alentour de ses écouphènes, qui était son propre rêve prodigieux en quelque sorte, sa vision religieuse à lui, les sons venus de l’au-delà. Ce qui constituait un net avantage pour lui sur le pilote. Lui, il était encore en plein dedans, dans la souffrance. Dieu nous rend fous, sourds, aveugles, nous laisse vivre de faux rêves qu’il nous enlève dès que l’on s’y complait et il appelle cela notre guérison.

Léopold a alors refermé une fois pour toutes Vol 102 direction paradis.

Dans la section voisine, des bruits fracassants, l’homme sans chemise se frappait l’abdomen violemment avec un livre, un gros ouvrage à reliure rigide sur la lutte au terrorisme.


Flying Bum

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Inconfulgurabilité subséquentielle

La critique est à ce jour unanime, “Ishhhhh, quel roman ce sera!”

L’œuvre de Luc-Aurèle Lebom, bien qu’encore en chantier, Inconfulgurabilité subséquentielle, pousse les limites de l’avant-garde littéraire en bas de son lit et est, d’entrée de jeu, confondante de par ses particularités problématiques – fumantes s’il en est – Chapitre Trois a été gravé sous forme d’écriture cunéiforme pré-colombienne sur les murs d’une grotte dont la localisation précise reste à découvrir de façon fiable, Chapitre Quatre, facture originale de conte oral entendu par seulement quelques dizaines de spectateurs ébaubis dans un café choisi au hasard, Chapitre Cinq publié uniquement sous la forme d’un CD purement instrumental en un millier d’exemplaires, déjà épuisé sur Amazone. Entre tous, mis à part Chapitre Un et Deux, qui n’existent vraisemblablement sous aucune forme matérielle connue ou annoncée à ce jour, Chapitre Six se présente sous la forme de théâtre dansé, ce qui toutefois demeure une rumeur, la chorégraphie n’ayant jamais été vue ni cataloguée à ce jour, des dizaines de versions s’exécutent quotidiennement sur le web ou dans les rues, chacune en réclamant l’authenticité. Les critiques éclairés y voient tout de même clair même si plusieurs versions ont “amélioré” la pièce, particulièrement la version qui s’est fait connaître sous le nom Inconflexivité Supraséquentielle. Le tapis est ainsi tiré sous les pieds de la question de l’exclusivité critique, semant une multiplicité diamétralement opposable de lectures qui additionnées les unes aux autres suffisent à tourner l’estomac, du moins pour la moyenne des ours et des lecteurs et lectrices, des critiques éclairés – ou éteints.

Chapitre Huit de Inconfulgurabilité Subséquentielle, sortira sous peu sous forme de bande dessinée, plus précisément sous la forme de fascicule en papier-journal avec couverture glacée à la super-héros et, pour une fois, il y sera abondamment de questions relatives à l’humain, l’humanité, toute cette sortes de choses (Le palais des melons d’eau, le fameux Chapitre Sept traitait, lui, plutôt de l’architecture des vespasiennes à travers les âges, de sable, de rouille, de béton, d’armamentaria, du gauchissement de la cornée, s’attaquant aux questions humaines de façon essentiellement tangentielle). Tout en traitant délicatement d’humanité, Inconfulgurabilité subséquentielle fait exploser le sujet de toutes parts, pas seulement, mettons, une partie de l’humanité commentant sur une autre – il s’y trouve des étoiles commentant sur les planètes, des oiseaux commentant sur le ciel, des toitures commentant sur les gazons, des gazons commentant sur les humains, des humains commentant sur des nations et vice versa.

On y retrouve même une exceptionnelle section de quatre pages se dépliant qui capture toute l’essence de l’intemporalité tout en se maintenant dans l’espace et le temps des quatre pages. Une fillette crie dans un des coins revendiquant son droit inaliénable à crier dans son coin, elle présente son visage vers un ciel qui la douche violemment de sa pluie qui traverse depuis l’autre côté du quatre-pages voyageant à travers le multi-temps de l’intemporalité multi-terrain dans de longues et fantomatiques transitions floues et ce, rien que pour la faire taire. Mis à part de tels passages laissant entrevoir des instants sublimes, qui passent du sublime “sublime” au sublime burlesque, et certains moments particulièrement banals, à la limite gâchis (partiellement sanglants), des moments qui provoquent autant la claustro que l’agoraphobie, particulièrement la section Tournevis et Clitoris, qui en constitue la partie la plus jouissive et dense se méritant le plus grand mérite des mérites, d’être lue et relue et relue et lue lue.

Dans une de ces entrevues radiophoniques dont l’authenticité est toujours remise en question, Luc-Aurèle Lebom semble laisser entrevoir la possibilité que le lecteur potentiel (voire le témoin) de son travail ne soit pas encore né. Si cette déclaration est analysée textuellement, Lebom est assurément un des plus grands escrocs de son temps qui ironiquement, pour une fois, ne veut pas que vendre des livres mais se contente amplement de faire parler de lui pour des années à venir. Toutefois, il existe une autre probabilité. Ce serait qu’il nous annonce ainsi sans explicitement le phraser pour les lecteurs à naître qui ne seraient pas encore nés, qu’ils le liront alors avec toute la perspective et le recul que l’œuvre impose, et elle en impose.

Il existe également une autre possibilité. Il s’agirait là essentiellement de l’expression exacte de l’intention originelle de Lebom – les multiples et diamétralement opposées lectures possibles de Inconfulgurabilité subséquentielle –  auquel cas l’entrevue ne serait qu’une autre manifestation de l’ère de l’hypertexte et du multivers. Dans semblable éventualité, Luc-Aurèle Lebom pourrait aussi bien être un collectif de créateurs virtuels vicieux qui le maintiendraient captif quelque part à Minecraft pour s’offrir sa gueule et celle des critiques aussi confondus qu’ébaubis.

Il semblerait que Chapitre Neuf, L’Absconglomérat, sur lequel la rumeur court que ce serait plutôt un film mettant en vedette un pur inconnu, pourrait tout aussi bien être une télésérie muette, ce qui en dirait long sur Lebom. Il n’est dit nulle part que le Chapitre Dix ne pourrait pas se scinder en plusieurs parties qui pourraient revêtir toute et chacune des formes des autres chapitres avec lesquelles Lebom a expérimenté sa nouvelle vision du roman. La conclusion pourrait aussi être, qui sait avec Lebom, une forme de tour de chant de cabaret présenté quelque part, mettons, en Turquie. En langue anishinaabe, mettons.  

Oui mais encore si, lorsque personne ne s’en attendra, se pourrait-il que Luc-Aurèle Lebom nous cache un autre chapitre, totalement inexistant celui-ci?

 


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Flying Bum

Salades du vendredi

 

Les éléphants

 

Les éléphants étaient enterrés dans le sable jusqu’au cou. D’une certaine distance, tout ce que l’on pouvait voir, des trompes et des oreilles énormes battant dans le vent chaud du désert ondulant comme un banc d’algues sous l’eau limpide. Les éléphants se battaient les oreilles contre le sable envoyant des vibrations qui leur revenaient par des ondes messagères lorsque les vibrations frappaient un objet solide. Une pierre, par exemple, une pierre assez grosse tout de même. Ou un camion transportant des cochons en cage protestant contre leur triste sort. Ou un plein camion de Budweiser. Ainsi, les éléphants voyaient venir le danger de loin.

 

On rêve de choses comme celles-là ou on les voit clairement, substances floues aidant.  On ne le demande pas, mais on les rêve, on se les imagine très bien. Et aussi on se nourrit, on dort, on marche, comme en transe à travers le dédale des tâches quotidiennes qui constituent nos vies. Peut-être bien que tous ces éléphants ont toujours été là. Peut-être n’existaient-ils pas avant que vous ne les remarquiez, que votre regard les invente. Peut-être n’existent-ils pas du tout. Ils sont là pourtant à dix mètres de la route. Peut-être que VOUS n’existez pas. Les éléphants soulèvent des questions qui n’avaient jamais été soulevées avant les éléphants.

 

Les éléphants ne sont pas stupides. Ils sont brillants, bien entraînés, et ils construisent avec leurs trompes essentiellement – qui sont beaucoup plus flexibles qu’aucun bras humain et qui peuvent aussi bien caresser un bébé que déraciner un arbre –  construisent à même le sol des tranchées profondes pour se protéger contre nos colères.

 

Les éléphants ont gagné une guerre pour Hannibal. Il a traversé les Alpes en plein hiver alors que les meilleurs stratèges militaires affirmaient haut et fort que les Alpes étaient impassables l’hiver à cause des tempêtes de neiges imprévues, des vents impitoyables. Les éléphants, souvent enterrés dans la neige jusqu’au cou, étaient capables d’avancer encore et toujours, inlassablement, grimpant ou dévalant les montagnes à travers les traîtres cols et les pentes abruptes, transportant les troupes armées de lances et de catapultes. Pas rien que quelques éléphants, on se l’imagine très bien, sont tombés dans de sournois précipices et en sont morts. Hannibal ne s’est jamais arrêté.

 

Peut-être ne s’en est-il même jamais aperçu.

 

michelangelo

 

La femme du lac

 

Sur une chaise pliante aux courtes pattes, elle est assise, seule sur la plage, les pieds dans le sable, les yeux dans l’eau, cigarette au bec, personne alentour ne la connaît ni n’en fait de cas, et ce n’est pas clair ce qu’elle veut vraiment à moins que ce qu’elle veut vraiment ne soit d’être laissée tranquille et seule, auquel cas elle a choisi la mauvaise section de la plage.

 

Elle ramasse les canettes de bière à même la caisse près de sa chaise, tire les goupilles et avale, et plus longtemps elle reste là, buvant et fixant le vide, plus sa peau prend une coloration comme de la rouille, particulièrement ses maigres épaules marquées de quelques tatouages et de brûlures naissantes. Ma douce n’apprécie guère ses allures d’enfant perdu et son visage m’effraie, l’image de la torpeur sans sourire aucun, ni expression quelconque. M’inquiètent aussi, les multiples chaînes qui pendent à son cou et qui proviennent probablement davantage de la quincaillerie que de la bijouterie et comment, après plusieurs bières, elle sort un poignard et qu’elle commence à découper des silhouettes animales dans les canettes et qu’elle les plante dans le sable à ses pieds, une tribu singulière d’aluminium qui prend vie devant elle sous les rayons du soleil. Et leurs longs ombrages inquiétants.

 

Même au hasard d’une journée aussi parfaite, il m’est impossible de résister à l’idée de lui inventer une histoire dans ma tête. Je pourrais l’appeler Adéline ou Odile. Sans me rapprocher d’elle, sans échanger un traître mot, je pourrais lui fournir une vie et une voix qui conviendraient à ses tatouages, ses chaînes, ses sculptures d’aluminium et, avant que je ne quitte la plage, je croirais moi-même à toute cette histoire. Mais il est beaucoup trop commode d’imaginer. Après une baignade, je m’approche d’elle et je lui demande si elle serait assez gentille pour m’offrir une bière. Après qu’elle aie craché un gros morviat dans le sable et qu’elle m’eut dit non, sec, sans même me regarder, j’ai continué mon chemin. Je me suis dit à moi-même qu’elle devait en avoir besoin beaucoup plus que moi.

 

Et je me suis refusé d’imaginer pourquoi.

 


Movie

Fin

La conscience est une fin en soi. Nous nous torturons d’arriver quelque part, et quand nous arrivons là-bas, il n’y a nulle part où aller. ~ D. H. Lawrence

Flying Bum

Éléphants et Michelangelo, GIF piqués sur le net, Hopper, la femme au bar, GIF de moi.

La Sno-Cone Machine

Quand j’étais enfant, j’en rêvais. La première fois que je l’ai vue, c’était dans une publicité télévisée. C’était alors encore permis de passer des publicités destinées aux enfants à la télé. Un petit bonhomme de neige qu’on emplissait de cubes de glace par le dessus de sa tête et en tournant la manivelle dans son dos, on la concassait et elle ressortait par une ouverture au bas de son ventre. On versait la neige ainsi obtenue dans un cornet de papier et cinq saveurs de sirop étaient incluses pour sucrer la gâterie glacée. Je connaissais la chanson de la pub par coeur et je la chantonnais sans arrêt. J’en ai tellement rêvé. Je ne sais plus à combien de Noël j’ai espéré trouver “Frosty Sno-Man the Sno-Cone Machine” sous le sapin. Il n’est jamais venu.

***     

Lorsque la nouvelle typographe a commencé à mâchouiller de la glace au travail, Léon a d’abord cru qu’elle tentait d’arrêter de fumer. Elle en avait probablement fait le vœu, pensait Léon, arrêter de fumer si elle décrochait un nouvel emploi. Croquer de la glace était la façon qu’elle avait trouvé pour ne pas succomber aux démons de la nicotine.

On était bien avant l’ère de l’infographie. Elle n’était pas la typographe attitrée uniquement à Léon, pas exactement. Elle devait fournir quatre autres monteurs-graphistes sur leurs tables à dessin et ce n’était pas Léon qui avait procédé à sa sélection ni à son embauche. Mais elle n’en était pas moins une attirante jeune femme, très attirante. Pas exactement très mince mais pas loin, ragoûtante pensait Léon. Fin vingtaine, jeune trentaine Léon avait-il jugé. À peu près l’âge de sa propre fille. À sa troisième journée de travail, Odile qu’elle s’appelait, avait apporté une machine à Sno-Cone au boulot.

“J’en ai une autre à la maison,” dit-elle, “je ne peux pas me passer de Sno-Cones, ça ne peut pas être pire que ceux qui sont accrocs aux menthes ou à la gomme, non?”

“As-tu déjà fumé?” avait tout de suite rétorqué Léon, “Essayes-tu d’arrêter?”

“Non, pas du tout.” Elle avait eu l’air surprise puis Odile s’était mise à rire. “Je comprends, mon tempérament nerveux, toute cette sorte de choses. Non, je dirais que je combats davantage des rages de croustilles ou de biscuits, tu sais, la gratification orale, ces choses-là.”

Léon ne pouvait quitter la petite machine des yeux.  Odile lui tend un cornet de papier, comble de glace concassée.

“Tiens, essaye ça,” dit-elle, “aujourd’hui j’ai apporté vanille,” dit-elle en lui remettant le flacon d’essence sucrée.

***     

Les soirs de Noël lorsque je fermais les yeux avant de me coucher, une boule d’angoisse me montait du ventre, la chanson du bonhomme Sno-Cone de la pub-télé envahissait mon cerveau, je m’imaginais tenir le cornet de papier dans ma main, avec mes dents je croquais goulument la glace rougie sous l’averse de sirop aux cerises que j’y avais abondamment laissé couler. Le temps semblait s’arrêter. Et je m’abandonnais longuement et totalement à mon plaisir imaginaire mais puissant, dans la plus étrange et jouissive concupiscence.

***     

Léon l’a invitée à dîner. Il l’a invitée à souper. Et lorsqu’il s’est retrouvé dans l’appartement d’Odile sur le divan avec elle, il n’avait cesse de toucher le corps d’Odile, partout, comme s’il l’idolâtrait, même la cicatrice près de son nombril qui avait l’apparence d’une fermeture-éclair. Le résultat d’une récente chirurgie, Odile avait-elle fourni comme explication, sans plus de détails.

“Sens-toi bien comme chez toi, ici, sois bien à l’aise,” Odile avait-elle exprimé à Léon, “Regarde la télé pour un moment, si tu veux. J’aime bien passer un peu de temps dans le bain après le souper.” Elle lui a souri gentiment puis elle s’est fabriqué un cornet de glace à la cerise dans la machine qu’elle avait chez elle, une vraie machine, le bonhomme Sno-Cone, lui-même en personne, avant de disparaître pour la salle de bain.

Dans le petit salon d’Odile, il y avait une télé quatorze pouces à lampes, un peu comme celles dans les motels bon marché. Léon s’attendait même à ce que la télé soit chaînée à son rack de métal au faux-fini or.

Rien de bon à la télé. Elle ne semblait abonnée à aucun magazine, aucune revue à potins dont les filles raffolent habituellement, même pas un journal en vue. Il l’a entendue patauger dans le bain, se l’imaginait se contorsionner pour récupérer son cornet de glace une fois bien installée dans l’eau.

Léon s’est levé discrètement. Il a pénétré dans ce qui semblait être une chambre à débarras qu’elle utilisait essentiellement comme entrepôt. Il y avait là plein de cartons remplis de vêtements – des tailles immenses –  Léon s’imaginait une co-locataire sur le point de déménager. Une énorme co-locataire.

Il y avait un carton ouvert sur un lit simple, une boîte remplie de photos pas encadrées, racornies et roulées sur elles-mêmes, mal dissimulées sous quelques pièces de vêtements. Sur presque chacune des photos, une femme obèse. Pour un instant, Léon a cru qu’Odile avait une sœur avant de réaliser que toutes ces photos représentaient Odile à différentes périodes de sa vie. Les vêtements lui appartenaient. Elle avait dû peser jusque dans les cent-cinquante kilos, estimait Léon dans sa tête, peut-être davantage. Sur quelques photos, elle était jeune, se tenant près d’un gros homme et d’une grosse femme qui devaient être ses parents et un frère, obèse lui aussi mais pas autant qu’elle. Même adolescente, elle avait été énorme. Pauvre fille.

Il pensait à elle, mangeant ses cornets de glace qui servaient finalement à l’empêcher de s’empiffrer de pizza, de pâtisseries ou quoi que ce soit dont elle aurait maladivement envie, comme des crises, des impulsions à contrôler. Sa cicatrice, pensa alors Léon, fort probablement une de ces chirurgies bariatriques. Le corps d’Odile avait fondu, littéralement, si rapidement qu’elle ne savait pas encore comment dire non à un homme qui démontrerait le moindre intérêt pour elle. Troublée dans tout son corps jamais encore désiré par quiconque.

Léon savait alors qu’il n’en avait que pour quelques jours avec sa nouvelle conquête, semaines peut-être, avant d’être échangé pour un homme plus jeune, de l’âge d’Odile, qui ne l’aurait jamais vue obèse et qui lui afficherait son intérêt. Elle profiterait de ce temps avec Léon pour finir de se débarrasser de tous ces vêtements et de toutes ces photographies.

“Hé toi,” appelait-elle de la salle de bain, “Prépare-toi un cornet de glace et viens me rejoindre.” Léon se sentait tout chose, fébrile, comme perdu sur une autre planète en opérant la petite machine à glace pour la première fois de sa vie.

La salle de bain était surchauffée, humide, le thermostat à trente-deux degrés. Léon s’était senti complètement moite en moins de trente secondes.

“Est-ce que ça te plait de me regarder comme ça,” avait-elle demandé à Léon, curieuse, “j’ai toujours tellement froid depuis quelque temps,” dit-elle. Le bain sur pattes était rempli presqu’à ras bord et sur le dessus de la mousse on voyait poindre la moitié supérieure de sa blanche poitrine et ses mamelons curieusement érectiles.

“Oui,” répondit timidement Léon, “j’aime bien ce que je vois. Beaucoup, en fait.”

“J’adore mariner longuement dans l’eau chaude,” dit Odile, “j’ai toujours tellement froid.” Lorsqu’Odile s’était gracieusement étirée pour rejoindre son cornet de glace aux cerises sur une table d’appoint près du bain, Léon avait pu voir toute sa poitrine ragoûtante, l’arc de son dos. Léon observait le corps d’Odile avec le plus grand plaisir, il l’examinait comme s’il l’idolâtrait encore des yeux comme ses mains l’avaient fait plus tôt sur le divan.

Avant de se dévêtir et d’aller la rejoindre dans le bain, Léon, les yeux fermés, avait mordu goulument dans son cornet de glace débordant de sirop aux cerises. Une boule d’angoisse lui a monté du ventre, la chanson du bonhomme Sno-Cone de la pub-télé envahissait son cerveau, le temps semblait s’arrêter.  

Nu, il a rejoint le corps chaud d’Odile dans le bain, déposé son cornet de glace contre le sien, et il s’est longuement et totalement abandonné à son puissant plaisir dans la plus étrange et jouissive concupiscence.

Flying Bum

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Comme une panne sèche

Ma douce me demande qu’est-ce que j’écris encore et je lui dis que j’écris une histoire à propos d’une relation entre deux individus, par hasard de sexes différents. Elle me dit que j’écris toujours la même histoire, à propos d’une intrigante qui s’appelle presque toujours Adéline, d’un insignifiant éternellement perturbé qui s’appelle généralement Léon. Ça, ou tu écris à propos de ta mère, directement ou indirectement. De la mort. Je ne sais pas trop d’où ils viennent tous, que je lui dis, je crois que ces personnages s’écrivent tout seuls, ce sont eux qui guident ma main. Et elle me dit, bullshit, Cela n’a aucun sens. Commence donc à t’assumer, crétin, qu’elle jappe presque après moi.

Et je lui dis, je jure que j’essaie.

***

Cette conversation me ramène à mes comportements d’écriture, mes chouchous et mes marottes. Mes sujets, le sexe, la mort, l’enfance, ma mère. Je pense à ce texte que j’ai un jour essayé d’écrire à propos de ma mère, morte, et c’était sorti tout croche et il y avait plusieurs passages rêvés, et je me suis dit à la relecture que les passages rêvés n’étaient que de l’arnaque, ratoureuse facilité. C’est arnaqueux et bébé-fafa la technique du rêve, j’ai alors cru, sans aller jusqu’à me dépeindre comme un arnaqueur d’une façon ou d’une autre, ce que je considère somme toute assez indulgent envers moi-même. Les séquences rêvées sont aussi bidon que les finales tirées par les cheveux, je pense. Dieu merci, mon histoire n’était aucunement tirée par les cheveux, ma mère demeurait morte de la première à la dernière page contrairement à J.R. dans Dallas.

Ce dont mon histoire avait grandement besoin, une sorte de métaphore pour la douleur du personnage-narrateur. Quelque chose qui représenterait ma mère, mais indirectement. Pas nécessairement proche d’elle, même. Des extra-terrestres, mettons, mon esprit me dictait-il. Oui, heureuse inspiration, un extra-terrestre ferait une magnifique métaphore pour la douleur.

L’histoire que j’ai originalement écrite contenait du gros sérieux que j’espérais cependant tendre et résonnant d’émotions. Le personnage pleurait beaucoup, tant et tellement qu’il en saignait abondamment du nez à la fin. Ça fait tellement mélo, pensais-je en relisant le texte. Magnifique travail de description des vraies choses et des sentiments profonds. Lorsqu’on le lit, mes pensées m’exprimaient-elles, on ne découvre rien de moins que la vérité. Des extra-terrestres, oui, oui, mes pensées insistaient-elles. Vraisemblance pure, toute la vérité!

Quoi?

La vérité, c’est lorsque ma mère est morte, j’ai effectivement pleuré. J’ai pleuré des jours et des jours, des semaines. Mais de la façon dont je vois les choses, en me relisant, je pouvais sentir mes pensées me lancer un regard complice et ensuite se détourner de moi, cracher au sol quelque part, s’allumer une cigarette, s’ouvrir une bière.

Sur l’avis éclairé de mes profondes pensées, j’ai chamboulé totalement l’histoire. Exit les extra-terrestres mais, en lieu et place, écrire la véritable histoire de ma mère, de sa mort, de la fois où je m’étais écorché un genou quasiment à l’os et ma mère m’a soulevé pour m’assoir sur le comptoir de la cuisine, de ses paroles apaisantes, de la façon qu’elle a nettoyé et pansé ma plaie, des mots réconfortants lorsqu’elle m’a dit que ma vie ne serait qu’une longue suite de genoux écorchés et que je devrais apprendre à guérir tout seul. Poignant, une larme se pointe même au coin de mon œil.

Platitude, endormitoire, mes pensées criaient-elles dans ma tête. Mets-y de la vie, de l’action, de l’inattendu. Et si mes pensées me suggéraient ceci, ma mère se tenait, tenez-vous bien, debout sur la carapace d’une tortue géante albinos alors qu’elle soignait mon genou? Une tortue géante albinos donnerait toute une tournure à l’histoire. Oui, m’écriai-je tout haut, toute une tournure, mesdames et messieurs!

***

Ma douce m’a demandé un jour pourquoi mes personnages étaient toujours comme ils sont et je lui réponds sèchement, aucune idée. Elle a alors braqué sur moi un index deux mètres de long pour démontrer son désarroi. À trois mètres de haut et deux mètres cinquante de large, elle se déplaçait dans trois chaises roulantes qui avaient été démantelées et re-soudées ensemble autrement. Une femme-plus-plus. Plus-plus-plus. Tous les jours, il lui faut vingt-cinq cheeseburgers, une brouette à jardin pleine de frites salées, les calories une nécessité incontournable pour mobiliser ce corps. Sa chevelure est un entrelacement de longues frites, mutation conséquente de cette alimentation. Elle possède une minuscule ampoule électrique là où son coeur devrait se trouver. Elle ne peut se tordre le cou pour aller voir par elle-même. Je n’ai pas le courage de lui dire moi-même.

***

Tu devrais écrire à propos de ta mère morte si c’est vraiment ce dont tu as envie d’écrire, ma douce me dit. Tu as raison, je lui réponds. Sans lui demander, je lui arrache une frite salée de la tête et je la bouffe.

***

Il y a longtemps de cela, j’avais environ cinq ans, je me suis sévèrement écorché un genou et je suis entré à la maison en pleurant assez fort pour que ma mère m’entende venir de loin. Elle m’a amené à la cuisine et a tenté de me soulever pour m’assoir sur le comptoir de la cuisine pour soigner mon genou, mais elle en était incapable. Incapable de me soulever assez haut. Ma mère ne mesurait que quarante-cinq centimètres et dans ce temps-là les comptoirs de cuisine touchaient presqu’au plafond, alors elle a sifflé sa tortue géante albinos. La tortue est accourue à son secours, s’est accroupie devant le comptoir et ma mère n’a eu qu’a grimper sur sa blanche carapace pour me hisser sur le comptoir. Elle a nettoyé ma plaie avec de la confiture aux raisins et du sable jaune. Elle m’a dit quelque chose, mais je n’ai rien compris, sa voix était un cri aigu dans les hautes notes, celles qui percent généralement les tympans. Des bandes de couleurs semblables à un arc-en-ciel sortaient de sa bouche. Son visage était joliment flou comme une brume épaisse, mon genou allait mieux.

***

Je crois que lorsque j’écris, je ne sais à peu près pas ce que je fais, qu’il y a une autre force qui agit. Si on peut qualifier la chose de force. Ou c’est l’autodidacte en moi qui ne sait plus à quels seins se vouer. Je pense que ma douce est superbe et gentille, qu’elle me soutient, sauf en ce qui concerne les écrits, et que je pourrais passer des heures à dresser la liste des petites choses qui font que je l’aime, mais quel lecteur cela intéressera-t-il?

Je pense aussi que ma mère était une personne assez grande et forte pour me soulever et me grimper sur un comptoir de cuisine et réparer mon genou. Je pense aussi que ma mère est morte beaucoup trop jeune et là réside toute la fuck’n tragédie et peut-être cela n’importe-t-il que pour moi et moi seul après tout. Je crois que la vie est terriblement ennuyante jusqu’à preuve du contraire. Je crois que tout est fini bien avant que tout commence. Je crois que tout est écrit d’avance et qu’est-ce que ça peut bien faire si personne ne voit la différence ou n’a pas déjà lu le livre?

Et comme j’écris tout ceci en pleine panne de génie, je regarde à travers ma fenêtre comme un cliché éculé, le poète triste à la fenêtre, le regard à trente sous dans la graisse de binnes. Mes pensées profondes, elles, insistent vraiment, en chœur : je les vois tous, là-haut, galopant à travers les étoiles, les extra-terrestres dans leur soucoupe qui me font des beaux bye-bye, une femme de 300 kilos montée sur trois chaises roulantes soudées ensemble, ma mère à cheval sur sa tortue géante albinos.

Mais il n’y aura pas de fin tirée par les cheveux.

Mon nez, il saigne abondamment.

 


Flying Bum

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Une autre chambre à louer

Il y en avait un qui était beau gosse. Il s’accrochait les pieds dans notre maison de chambres même après qu’Adéline soit partie travailler, il se préparait de copieux déjeuners en plein après-midi, s’assoyait au soleil, notre soleil, buvait du café, notre café, se bricolait des opinions politiques en lisant NOS bouquins. Nous tempêtions, par en-dedans. Hippie serait un mot trop digne pour lui. Hippie implique une sorte d’investissement personnel tout de même.

Le numéro deux était plus âgé et moins beau. Laid, en fait. Une chevelure vraiment sèche, hirsute et moche – comme quelqu’un qui aurait fui le salon de barbier en plein milieu de sa coupe. Et il n’acceptait pas sa laideur. Il réservait dans les meilleurs restos, lui offrait des billets pour les meilleurs concerts en ville, il arrivait avec du champagne et expédiait les bouchons à travers les fenêtres dans l’opacité de la nuit. Il s’assurait de toujours quitter avant que le beau gosse ne se pointe. Il fumait comme un engin, comme Adéline fumait elle aussi. Lorsqu’il souriait c’était toujours derrière un nuage d’amertume. Adéline était blonde, grande, mince, bandante. N’importe qui pouvait lire dans les pensées du numéro deux : “OK, parfait, faut que je me fende le derrière en huit juste pour me mériter des miettes de ce qu’Adéline offre au bellâtre sur un plateau d’argent, la vie est une vraie beurrée de merde, le salut n’est rien qu’une question d’appétit.”

Il avait raconté à Adéline, devant nous tous, qu’elle ressemblait à la fille sur la pochette de Roxy Music. Elle avait aimé. Elle avait particulièrement apprécié qu’il lui dise cela devant nous tous. Jamais dans cent ans le beau numéro un ne lui aurait dit une chose pareille, elle savait. Un point pour le numéro deux.

Puis, il y avait aussi la blonde. Sa blonde. Numéro trois. Massive, et elle avait un marmot de cinq ans avec une chevelure bouclée. Elle fumait de la dope et buvait de la vodka. Lorsqu’Adéline était au lit avec elle en haut, le marmot tournait en rond au rez-de-chaussée, comme une poule pas de tête, comme s’il n’avait jamais vu un escalier de sa vie, ou compris le principe. Il pointait sa petite tête ronde et frisée dans la craque de notre porte et posait des petites questions de petit marmot. Nous savions fuck all à propos des petits marmots à l’époque.

Peu importe les fringues, Adéline était toujours aussi bandante et toi tu faisais toujours le quart de nuit aux urgences. Je t’attendais, aspiré dans mes bouquins. Complètement à court d’amants, et d’amantes, et de cigarettes, Adéline descendait alors dans ma chambre pour parler, désoeuvrée, en manque de nicotine, et morte d’ennui. Il m’arrivait de fantasmer à propos d’elle – boys will be boys. D’elle et de toi. De nous trois, bref. Je ne savais pas vraiment si elle était ton genre. Ni même mon genre. Mais tu n’avais pas parlé d’essayer ce genre de chose un jour?

Finalement, il y avait son chat. Un chat persien – il s’appelait Persien – une boule difforme de longs poils gris avec des yeux de hibou et une face plate comme un chat qui aurait manqué de frein. Dégriffé. Une queue qui aurait été plantée dans une prise de courant. Adéline ne semblait même pas si attachée que cela à la bête, c’est rien que pour le plaisir d’avoir un peu de fourrure sur une peau nue, disait-elle. Bellâtre numéro un faisait danser le chat sur ses pattes de derrière sur les fesses d’Adéline allongée sur le ventre. “Laisse-le donc tranquille,” disait-elle. Il rigolait et continuait. Le plus laid, numéro deux, ne faisait aucun cas du chat, indifférence totale. Un homme de chien. Oui, définitivement. De berger allemand. Au bout d’une lourde chaîne.

Comment était-elle arrivée? Aucun souvenir. Les chambreurs vont et viennent comme des mouches, paient leur chambre à la petite semaine ou sont accompagnés gentiment vers la porte. Probablement qu’elle avait vu notre annonce sur un babillard de supermarché – Chambre vacante, personnes normales ou foutus végétariens bienvenus.

La fin fut simple. Elle: “On s’amuse bien parfois nous trois, mais tout ce que vous faites, c’est travailler.” Elle voulait dire toi, tes quarts de nuit aux urgences. Et moi derrière mon bureau à lire tout le temps. On l’ennuyait, finalement. Profondément. Alors elle a quitté. Nous a quittés. Exit numéro un, numéro deux, la grosse fille blonde et son marmot, la boule de poil. Elle me les a sciées. Comme une gifle. Un grand coup sec, court et inattendu sur ma joue nue. Tu passes toujours tes nuits aux urgences, c’est vrai. Je le réalise. Davantage qu’avant.

Mais, hé, non, ça va aller, quand même. C’est rien qu’une autre chambre à louer après tout.


Flying Bum

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Sale été pour Léon

Nous avons enfermé Léon à la grotte parce qu’il est laid. Il ne l’a pas toujours été mais les parties de lui se sont mises à rivaliser entre elles pour s’en occuper et ses yeux se sont mis à devenir de plus en plus petits, son nez de plus en plus gros et ses lèvres sont devenues bleues et ses oreilles se sont mises à descendre et il les porte maintenant dans le cou et ses sourcils sont devenus de petits picots noirs juste assez gros pour soulever l’ambiguïté et ses pores sont devenus énormes et ses taches de naissance ont commencé à développer chacune une longue pilosité alors on l’a mis à la grotte pour qu’il cesse d’effrayer les enfants une fois pour toutes.

Nous avons parcouru toute la forêt pour trouver le lieu idéal. Un endroit d’où il pourrait apercevoir le lac, la chute. Un endroit d’où son regard pourrait embrasser tout le ciel grand ouvert et le soir et la nuit les étoiles. Nous avons construit une porte pour la grotte. Nous avons prévu un judas creusé dans le bois qu’il puisse y déposer son oeil, une trappe pour lui passer de quoi manger et assez grande pour qu’il puisse sortir ses mains dehors pour ressentir la pluie lorsqu’elle tombe.

Tout cela peut sembler cruel, mais c’est pour son bien. C’est comme pour Odile que nous gardons dans la cour à cause de l’étrange façon qu’elle a de caqueter comme une poule et qu’elle chasse les mouches de la langue et de la façon dont elle se tapit derrière les haies avant de bondir sur les gens en bavant et en grognant. Comme nous gardons grand-père au grenier rien que parce qu’il est si stupide. Nous faisons tout cela pour protéger ceux qu’on aime.

Rien comparé à ce cultivateur qui a tailladé le nez de son cheval rien que pour lui défigurer le visage et qui lui a lacéré le visage pour lui enlaidir la tête et qui lui a mutilé tout le cou parce qu’il s’était rendu trop loin et qu’il ne pouvait plus s’arrêter là. Il lui a rasé la crinière et la queue pour en finir et maintenant le cheval erre dans la forêt, la même forêt où Léon vit, il se déplace sans but se cognant aux arbres et s’enfargeant dans les racines et sur les écureuils ébaubis.

La rumeur circule, ce qui a porté le cultivateur à agir de la sorte, c’est que le cheval sautait dans le lac toutes les nuits chassant la réflexion de la lune sur les eaux. Mordant à pleine gueule dans les vagues croyant mordre et avaler la réflexion de la lune.  Et moi je dis, si nous avions eu un cheval aussi stupide, nous l’aurions attaché sur une énorme bille de bois et nous l’aurions laissé dériver lentement sur la rivière, pas parce que nous sommes des sans-cœur mais parce que ce serait mieux ainsi pour tout le monde. Le laisser libre de traverser ainsi la forêt, sans ses tentations maladives d’attraper la réflexion de la lune sur le lac. Malade.

De sa grotte, Léon entend les murmures de la forêt dans la nuit. Il l’entend raconter des histoires à propos de ce qui gît au fond du lac. C’est de la nourriture. C’est un véritable festin pour la créature assez intelligente qui saurait comment aller le récupérer. C’est ce que le cheval cherchait, disaient certains. Et Léon pouvait les entendre claquer des dents et les clappements de leurs babines pendant qu’ils lui disent comment c’est bon, le fruit et la viande et le fromage, toute cette sorte de choses qui attendent au fond du lac. Les bonbons, les pâtisseries et le vin et encore le fromage et il les entend tomber en bas des billots sur lesquels ils dansaient. Oh, le bon fromage qui couine sous leurs dents pendant qu’ils se roulent de bonheur ignorant les aiguilles de pin qui se collent dans leurs fourrures et dans leurs plumes.

Léon observe la nuit de la forêt qui dort, il appuie une main sur la paroi rocheuse et une main sur le grain de bois grossier de la porte et il met son œil contre la minuscule fenêtre taillée dans la porte et il voit le ciel, grand ouvert, et les étoiles et la lune. Et il voit la chute et comment ses eaux fracassent la tranquille surface du lac, il voit la partie calmée de l’eau plus loin de la chute, la petite baie où sautait le cheval nuit après nuit. Et sous l’eau il voit le festin. De là, il croit bien voir une dinde entière bien rôtie, une énorme corne de vannerie qui déborde de fruits exotiques, une énorme meule de fromage à la chair rougeoyante venue d’un autre monde. Les histoires qu’il pourrait raconter si seulement il pouvait goûter à toutes ces choses.

Nous avons installé Léon dans cette grotte parce qu’il est laid mais nous craignons que cette solitude ne le rende simple d’esprit. Il nous raconte des histoires à propos de festins et de nourriture, de fromage. Nous cachons maintenant de la médication dans sa gamelle. Nous le mettons sous sédation aussi, parfois. Nous attendons ainsi qu’il dorme pour ouvrir la porte et lui changer ses bas et ses sous-vêtements. Nous lui apportons une nouvelle couverture et de la litière fraîche.

Léon laisse ses yeux s’adapter à la noirceur. Ses pupilles se dilatent. Ses oreilles tremblent dans son cou, il appuie une main sur la paroi rocheuse et une main sur le grain de bois grossier de la porte et il met son œil contre le judas taillé dans la porte et il voit le ciel, grand ouvert. Et il voit les étoiles. Et il voit l’eau de la chute fracasser la surface des eaux du lac et il voit la baie tranquille. Et dans les eaux calmes, il voit la réflexion de la lune. Et il voit comme une ombre qui charge vers le lac, il tente de l’avertir, marmonnant et grognant vers l’eau, il tente de l’avertir qu’il n’y a rien dans cette eau. C’est la lune qui lui joue des tours. C’est la forêt qui s’amuse à mentir. Léon retient son souffle tant que l’ombre s’affaire à détruire la réflexion de la lune de ses énormes dents et de ses puissants sabots.

Léon place son œil dans le trou de la porte et il voit le ciel et il voit les nuages et il voit la chute qui fracasse la surface tranquille du lac et il nous voit grimpant sur la montagne les mains pleines de fruits et de pain et de miel et de vin et de fromage.

Et il sait que nous viendrons et nous lui tiendrons la main et qu’on lui dira qu’il n’est pas ici parce qu’il est trop laid, il est rien que trop beau pour ce monde-ci, mentirons-nous.

Flying Bum

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Temps d’été

Ton jardin se repose dans le soir en bamboche,
la belle-de-jour à son treillis toujours s’accroche,
sa floraison odorante et exacerbée se replie,
devant le mur de la cabane usée fait son lit.

Ton bâton de pèlerin appuyé là dans l’oubli,
son pied calé qui prend racine sous le paillis,
quelques rangs de bourgeons improbables,
ornent son manche au destin misérable.

Tes doigts s’enfoncent dans le sol argileux,
découvrent impolis quelque lombric frileux,
quelque part une limace cahin-caha,
perce sa route dans les feuilles du camélia.

Tu cogites, voilà, le bon temps est bien venu,
plus de bois à corder, plus de neige à pelleter,
la douceur de l’air malgré la nuit attendue,
le soleil qui tout étreint jusqu’à la lune d’été.

Tu t’imagines, tu nourris le sol avant de planter,
tu agites les orteils, les enfonces et tu attends,
sentir venir les tiraillements sous tes pieds,
la succion de la terre tirer tes racines lentement.

De frêles tiges s’enroulent à tes chevilles,
serpentent en créant de longs rubans,
de feuillage et de boutons couleur vanille,
des fleurs aux doux parfums hallucinants.

Tu oses espérer que les roses trémières,
reviendront fleurir au prochain printemps,
voir comme tu seras beau sous la lumière,
tes fleurs dansantes aux quatre vents.

Tu vois, elles ne fermeront plus jamais vraiment,
la limace viendra te chatouiller en se baladant,
tu riras, pour elle, pour toi, pour tous tes enfants,
pour tous ces ans passés comme un coup de vent.


Flying Bum

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