Pourtant j’ai du sang polonais. J’ai récemment réalisé que je ne détestais plus les cornichons dans le vinaigre. Comme la vie est espiègle. Je me suis surpris à ne pas les enlever s’ils faisaient déjà partie de la recette d’un burger du commerce par exemple, mais je ne crois pas avoir atteint le point où j’en croquerais un, fût-il frais sorti de son bocal, la ressemblance à un aquarium surpeuplé de batraciens étranges me hante, ou de demander spécifiquement à un grand chef d’en rajouter à un plat quelconque, à l’exception peut-être des jours qui nécessitent un geste particulier pour m’extraire de l’insignifiance de l’existence et qui demandent à se démarquer des hiers et des lendemains en tout point semblables, cette différence fût-elle si mince, verte, gorgée de vinaigre ou tranchée finement. Lorsque je serai à un cornichon près d’en finir, j’en croquerai un. Goulûment.
Flying Bum
Publié dans le cadre du défi Flash Fiction du dimanche, avec pour thème cette fois-ci la nourriture, défi qui se tient chez Pandora
“Les vertus sans prudence sont des beautés sans yeux.” – proverbe espagnol
Ah, la beauté ! Que dire encore de la beauté ? Qu’elle est dans les yeux de celui qui voit, soeur de la vanité ou mère de la luxure ? Beauté des hommes, des femmes, des choses et des mots . . . à vos plumes belles gens. La beauté sera le thème central de l’Agenda Ironique d’octobre. Poésie, récit, nouvelle, prose, tout sera reçu avec beauté, tant soit-il que le texte contienne un proverbe créé de toutes pièces et présenté sous forme de citation.
Répandez la bonne nouvelle en partageant sur vos blogues pour rejoindre un maximum de participant(e)s.
On votera à partir du 28 octobre.
Voilà, bonne journée !
Luc, alias Le Flying Bum (jadis jeune et beau)
Comme d’habitude, déposez un lien vers vos créations en commentaire ici-bas.
Premier souper guindé pour Adéline, près de lui, à la grâce de l’hôtesse qui aimait trop jouer les marieuses, placée de force tout près de lui. Si elle ressentait sa cuisse se frotter contre la sienne, devrait-elle l’ignorer, pensait-elle, tout en commentant la roquette aux noix de pin.
“Un goût très fort et pointu pour le champagne, non?”
Ou devrait-elle se lever d’un coup sec, déposer la serviette comme si elle devait se rendre aux salles d’eau? Puis, disparaître . . . ou revenir? Mais ne se lèverait-il pas du même coup, “Est-ce que je puis vous être utile de quelque façon?”
Ou devrait-elle croiser la jambe? Lui faire clairement ressentir une résistance, lui laisser savoir que c’était non et du coup, le homard bouilli nappé généreusement de beurre à l’ail atterrissait devant elle, son fumet envahissant toute la salle.
Devait-elle lui raconter qu’en mars elle avait plongé dans les Keys de la Floride, pincée d’exotisme, capturant une bonne douzaine de ces crustacés géants en moins d’un après-midi? Briserait-il sa coquille, émerveillé et ébaubi qu’une femme aussi fine et mince qu’Adéline ne soit aussi habile au harpon et au filet? Ou se tairait-il tout simplement? Impossible, il ne pouvait jouer l’indifférent sur ses exploits passés s’il voulait jouer un rôle quelconque dans son présent, cette soirée, à tout le moins la fin de celle-ci. Oserait-il frôler la soie de ses bas tout en levant l’autre main pour porter le chardonnay à ses lèvres en plongeant un regard de conquérant sur sa chair blanche?
Elle a croisé la jambe. Était-ce une main ou quoi, ce frottement délicat sur sa hanche? Comment pouvait-il la croire encore ouverte? Au milieu des tintements de verre, comment aurait-il pu l’entendre échapper involontairement une indiscrète voyelle ou deux? Qu’est-ce qu’elle a dit? Que ouïs-je? Ou était-ce le genre à assumer que toute voisine de table était intéressée à lui d’office? Bellâtre prétentieux avec à peine un zeste de tradition romantique.
La moule était là, chaude et fumante devant lui. Comment aurait-elle réagi si le mouvement de ses doigts s’était arrêté? Moules à la bière aux échalotes françaises, fumet à rendre fou parfaitement assorti au Riesling bien sec et frais juste à point. Adéline avait lu dans un roman qu’une héroïne, larguée par un ami de collège de son frère, l’avait poignardé violemment à multiples reprises avec une fourchette. Où, elle n’était plus certaine, son avant-bras peut-être?
“Et que faites-vous d’une douzaine de homards sur les Keys de la Floride? Vous faites une grande fête comme celle-ci ou une petite orgie à deux?”, lui glisse-t-il à l’oreille, cachant aux hôtes ces vilains mots du revers de sa main.
Elle l’a bien entendu mais, catatonique, ses yeux n’ont jamais quitté les flammes de son Alaska flambé. Devait-elle décroiser ses jambes maintenant et commencer à étudier froidement le choix de fourchettes à portée de sa main? Une voix la retenait.
Une image, aussi, dans sa tête.
Pour mieux lui laisser apprécier de la langue le goût de sa moule, elle lui passait une jambe sur l’épaule et avec force elle le ramenait contre elle avec son mollet.
Flying Bum
Pour l’Agenda Ironique de septembre qui se tient chez Mijooù il doit être question d’une première fois, de mots de cuisine et d’expressions gastronomiques et où doivent se glisser pincée d’exotisme et zeste de tradition.
Je tiens à remercier tous et toutes pour votre participation à mon pique-nique estival.
Je dois bien humblement vous annoncer que je suis sorti au suffrage mais par des pacotilles, tout le monde est gagnant selon moi. Pour le prochain agenda, Jean-Louis (Tout l’Opéra ou presque) https://toutloperaoupresque655890715.com s’est porté volontaire.
Ce serait bien, à mon humble avis, que tous et toutes partagent, republient, fassent le maximum pour publiciser l’Agenda pour ainsi augmenter la participation et le lectorat. Pour ma part, je vous confirme pour l’avoir organisé deux fois, que nul ne devrait craindre de prendre le relais occasionnellement pour s’impliquer dans le choix des défis et la gestion d’un mois de l’Agenda. Il se trouve toujours un ou une blogueuse pour donner un coup de pouce et il ne s’agit absolument pas d’une tâche gargantuesque.
Sur ce, au prochain défi sous l’égide de Jean-Louis !
Que de péripéties en pique-nique ! Je remercie tous les participants dans ce premier défi estival de 2022. C’est maintenant l’heure du vote pour la proposition qui aura retenu votre attention.
NOUVEAUTÉ
Cette fois-ci, il n’y aura pas de vote pour savoir qui hébergera l’agenda ironique de juillet. Je demanderais aux volontaires de me contacter sur la page contact de ce site pour organiser la prochaine mouture et ce, avant le 30 juin. Moi et/ou d’autres blogueurs qui avons organisé l’agenda auparavant nous ferons une joie de vous guider dans cette organisation somme toute beaucoup plus agréable que compliquée. Et je vous remercie de perpétuer la tradition.
Voilà, voici la liste des proposants à lire ou relire avant de procéder au vote.
N’oubliez pas de me signifier votre intérêt avant le 30 juin pour l’organisation de l’agenda de juillet 2022 et ceci vaut pour tous les blogueurs qui ont ou non organisé l’agenda dans le passé, bienvenue à tous et toutes, plus on sera de fous . . .
Le pique-nique estival annuel de la Global Corporation était une affaire typiquement guindée, voire ampoulée mais généralement sous-financée : il n’y avait pas de mayonnaise dans la salade aux patates et aucune sauce pour le poulet grillé sur le charbon de bois. Gisèle du département Liquidation Extrême apportait toujours ce qu’elle appelait son “meilleur œuf cuit dur du monde entier” mais, vraiment, ce n’étaient là que des œufs cuits durs plus qu’ordinaires et parfois même plutôt nidoreux.
Au moins, le bureau-chef avait eu la brillante idée de louer de vrais arbres en pot cette année, des saules joliment décorés d’ampoules semblables aux ampoules de Noël, et avait fait étendre du gazon artificiel mur à mur sur le plancher de béton de l’entrepôt en cas de pluie et il tombait justement des cordes. L’an dernier on avait eu droit à quelques plantes synthétiques et une mince couche de peinture lavable verte au sol qui avait tenu le temps d’une danse. Les saules illuminés se dandinaient légèrement au moindre courant d’air et on pouvait voir les broches pas très subtiles qui les tenaient droits dans leurs pots et les fils de leur éclairage qui formaient des bosses qui serpentaient sous le faux gazon vers la prise la plus proche, véritable menace pour les piétons peu méfiants.
Fernand de Services Comptables et Trésorerie se tenait derrière un des saules décorés de lumières, débitant des propos vaguement lascifs pour la belle Natacha des Contenants et Compartiments. Ronde aux belles places et avec une longue chevelure flavescente, Natacha semblait totalement désintéressée, faisant semblant de s’occuper d’écaler lentement un œuf puis elle se déplaçait hypocritement sur les orteils cherchant distraitement un endroit où disposer des écales amassées dans le creux de sa main.
Fernand s’est assis dans l’herbe artificielle se demandant si Natacha reviendrait ou non. Il n’a pas eu à se poser la question bien longtemps. Il savait que c’était en pure perte. Il regardait le plafond de l’entrepôt exactement comme s’il observait une volée de canards dans le ciel qui passeraient devant le soleil puis il s’est mis à se frotter l’épaule.
Fernand aimait se frotter l’épaule lorsqu’il était nerveux, ennuyé, déprimé ou lorsqu’il en avait plein les bobettes*. Aussi lorsqu’il avait faim. Il aimait se la frotter comme si une douleur musculaire l’envahissait – une sorte de douleur chronique qui serait le premier symptôme d’une longue maladie, handicapante et finalement létale. Il s’imaginait des analyses de laboratoire, des rapports médicaux ou des documents d’organisations funéraires qu’il réfutait d’emblée – la stratégie d’un homme qui niait la gravité de ses douleurs qui s’avéreraient fatales un jour. Fernand était passé maître dans l’hypocondrie et dans l’art de broder des pensées amphigouriques.
Parfois, la nuit, sa seule façon de trouver le sommeil était de s’imaginer en train de mourir, bien que ce soit usuellement une mort violente, comme se faire tirer par un employé du département Armes et Munitions, mécontent et frustré. Fernand, sycophante à ses heures, pouvait en effet craindre la vengeance d’une victime de ses dénonciations mesquines et souvent sans fondements. Parfois, dans ses songes, il se faisait descendre en tentant de défendre la belle Natacha près de la machine à café, en se projetant sur son corps voluptueux devant l’abreuvoir et d’autres fois il était l’innocente victime d’un tireur fou, et il perdait lentement tout son sang, étendu au fond de son cubicule. Les trois dernières nuits, il avait préféré s’imaginer se faire poignarder par derrière par un assaillant inconnu dans le stationnement de la Global Corporation. Et il avait dormi paisiblement se réveillant une ou deux fois seulement, la main sur l’abdomen là où le poignard imaginaire aurait abouti. Dans ses rêves, il avait senti le sang chaud couler sur son ventre, pas épais ni collant comme on pourrait s’imaginer du vrai sang. C’était du sang davantage clair comme du jus de pommes.
Fernand a totalement abandonné le projet d’attendre la bellissime Natacha, s’était relevé et avait quitté sa place sous l’éclairage violent de son saule en pot. Dans un coin de l’entrepôt, des hommes essayaient d’organiser une partie de fers à cheval. Ils éprouvaient toutes les misères du monde à essayer de faire tenir debout les tiges d’acier. Finalement ils ont trouvé quelques parpaings pour les faire tenir. Mais lorsque le premier fer a frappé le parpaing, tous les pique-niqueurs ont tressauté et, momentanément paralysés et silencieux, ont cessé de mâcher tous en même temps.
Les hommes ont abandonné leur partie, déçus. Fernand s’est arrêté à la table à pique-nique et a mangé trois bâtonnets de carottes. Il aurait bien aimé les tremper dans une sauce aux échalotes et à l’ail mais il n’y avait aucune trempette sur la table. C’est pour cette raison qu’il détestait ses fonctions professionnelles. C’est pour cette raison qu’il détestait la Global Corporation et son chiche pique-nique annuel qui se tenait immanquablement un jour de pluie. C’est pour cette raison qu’il ne pouvait trouver le sommeil qu’en s’imaginant mourir.
Il y eut un bruit fort et soudain et pour un instant Fernand pensait que la partie de fers avait repris jusqu’à ce qu’il voie de la fumée et des flammes de l’autre côté de l’entrepôt. L’éclairage d’un des saules avait explosé et les hommes du département Sécurité et Incendie de la Global Corporation étaient déjà sur les lieux, balançant en panique des plateaux de nourriture sur l’arbre en feu avant de reculer, craintifs. Quelqu’un a crié mais tous les autres pique-niqueurs se bidonnaient devant une telle démonstration de courage avant toutefois de réaliser l’ampleur du drame.
Plus tard, alors que sur de nombreuses civières on transportait des corps démembrés, Fernand essayait de s’imaginer ce que ç’aurait été si c’était le saule sous lequel il était assis qui avait explosé pendant qu’il y était toujours. Il s’imaginait le corps transpercé par les broches qui le soutenaient, il s’imaginait mourir comme ça, empalé par des branches de saules en feu, son sang se répandant sur le faux gazon à travers les éclats de verre multicolores. Une mort comme les héros dans les films. Une vraie.
Il était si profondément plongé dans les amphigouris de sa mort glorieuse qu’il n’avait pas réalisé que Natacha se tenait tout près de lui. Elle avait le visage couvert de suie, de poussière, à l’exception de deux lignes franches et blanches lavées par ses larmes. Elle tenait encore et toujours, au creux de sa main, sa poignée d’écales d’œuf.
“Heille, pauvre toé, est-ce que je peux te débarrasser de tes écales d’œuf ?” Fernand lui a-t-il demandé en tendant prestement les mains pour faire son chevalier servant.
Elle l’a regardé un moment, ébaubie, puis elle a laissé lentement tomber ses écales dans les mains de Fernand jusqu’à la dernière miette, époussetée par ses longs ongles rouges. Elle a marmonné quelque chose d’incompréhensible qui aurait pu être une forme quelconque de remerciement.
Fernand ne quittait plus du regard les brisures d’œufs de Natacha qui lui semblaient si douces, chaudes et humides au creux de ses mains, un Fernand au génie totalement paralysé par l’ébaubissement dans lequel Natacha le trempait de la tête aux pieds.
Comme si Natacha venait tout juste de pondre pour eux un amour, là, dans le creux des mains de Fernand.
Flying Bum
*bobettes, sous-vêtement, petite culotte (slip) dans le français du Lac Saint-Jean au Québec (régionalisme). En avoir plein les bobettes, en avoir ras-le-bol.
Texte publié pour l’agenda ironique de juin 2022 sous le thème du pique-nique, les mots en gras étaient obligatoires.
C’est à mon tour de vous accueillir ce mois-ci dans ce merveilleux rendez-vous littéraire et amical. Comme juin inaugure notre été, nous qui habitons l’hémisphère nord, quoi de mieux pour sujet qu’un des petits bonheurs par excellence de la belle saison et j’ai nommé le pique-nique. Ce sera le thème pour juin. Mais, pas de pique-nique sans les enquiquineuses comme les fourmis et autres insectes piqueurs ou suceurs, cette fois-ci ce seront des mots bien singuliers qui devront coûte que coûte s’inviter au pique-nique : flavescent, amphigourique, sycophante et nidoreux. Sans toutefois gâcher le pique-nique quand même. Et tant qu’aller pique-niquer en région, pourquoi ne pas y ajouter aussi un régionalisme ou deux?
On se donne jusqu’à la Saint-Jean (24 juin) pour déposer un lien vers son texte, en commentaire sur le présent blogue, et ensuite, on votera jusqu’au 30 juin, heure de Paris.
À vos nappes, sandwiches, crayons, plumes, claviers, c’est un départ!
Le flying Bum
PS : Ce serait bien de rebloguer cette invitation pour mousser la participation, merci!
Plus jeune j’attendais ce moment dès l’arrivée des grands froids.
Le poisson de glace, un hareng de la taille d’une main d’homme, jadis polluait complètement cette plage en hiver. Les nuits glaciales. Les pleines lunes. Les marées hautes. Raides et immobiles dans le sable figé. Leurs corps argentés qui luisaient comme des étoiles tombées sur la grève. Des bijoux scintillants offerts par la mer.
“Ils forment école au large dans les eaux plus chaudes,” que j’explique savamment à Adéline. “Mais les bars rayés et d’autres prédateurs les entraînent vers le rivage là où c’est plus froid. Lorsqu’ils y arrivent, à cause du froid, les poissons de glace deviennent de vrais becs à foin. Des becs à foin totalement assommés. Assommés, alors ils s’échouent. Ils s’échouent et tout ce qu’il reste alors à faire, c’est de les ramasser.”
Adéline n’est pas très grande, filiforme et sa peau est plus pâle que le sable empoussiéré de neige qui craque sous ses pieds. Elle a le teint opaque, une teinte de bleu qu’on peut deviner sous l’épiderme.
“J’ai peur,” dit-elle, sa voix d’enfant pleurnicharde qui plaide. “L’eau est beaucoup trop proche.”
L’océan semble vouloir nous envahir, les vagues frappent le roc durement sous la force de la grosse lune et de la marée montante. Nous approchons une jetée de rocs noirs, balafrés par la dynamite qui les a apportés là. La jetée prend naissance dans le sable et poursuit sa route pendant cinquante mètres dans l’Atlantique en furie.
“Cesse donc toutes tes coquecigrues,” dis-je. “Nous ne sommes pas en danger, regarde seulement les reflets dansants que la lune dessine sur la crête des eaux noires. Ça vaut tout le froid de la Côte-Nord, c’est superbe . . . non?”
Adéline ne répond pas. Elle s’engouffre la tête dans son capuchon de poil, se frotte vigoureusement les épaules, les bras croisés. Je m’approche d’elle pour la guider à travers une brume de mer qui s’opacifie.
“Pourquoi?” s’enquiert-elle à propos de la brume.
“Parce que l’eau est plus chaude que l’air,” que je lui explique.
“Ah, bon,” dit-elle. “Alors, on va jusqu’où comme ça?”
“Pas tellement plus loin, allez, tu vas l’apprécier plus tard. Plus tard lorsque nous rentrerons à la maison. La maison sera plus chaude. Un bon thé chaud. Fais-moi confiance.”
Adéline, grande ailurophile, pense alors à ses chats qui l’attendent au chaud. Cinq chats bien vivants et des millions d’autres, qui de porcelaine, qui de pierre à savon, qui de peluche et quoi encore, qu’elle dispose à hue et à dia dans une syllogomanie indescriptible. Loin de ce bazar félin, il semble toujours lui manquer une grande partie d’elle-même.
“Je ne vois pas un seul foutu de poisson de glace,” Adéline affirme-t-elle. Elle tient toujours un sac de plastique entre ses doigts engourdis, pour y mettre les harengs. “On y va, maintenant. Mon visage paralyse tellement j’ai froid.”
“Prête-moi la lampe de poche,” lui dis-je.
Elle fouille les grandes poches de son parka à la recherche de la lampe de poche qui traîne habituellement sous son lit, au cas. Je l’allume et scanne la plage. La lumière traverse la neige et le sable lui donne une teinte de jaune délavé. Je promène le faisceau en surface, entre les pierres. Aucun poisson de glace. Je pointe la lampe sur Adéline. Elle tremblote et sautille sur place.
“Est-ce qu’on peut y aller?” Comme une supplication.
L’océan gronde. Fort et lourd. L’écho des vagues qui frappent le roc envahit l’air froid. Je ferme la lampe de poche.
“Je ne trouve rien.”
Adéline hoche la tête et attrape la lampe de poche. Elle disparaît dans son parka. Elle attrape ma main malhabilement dans ses deux énormes mitaines.
“Maintenant, est-ce qu’on peut y aller?” demande-t-elle en tirant ma main emprisonnée.
Sur le chemin du retour, Adéline marche plus rapidement. Elle saute même d’un rocher à l’autre parfois. “Sais-tu quoi?” me demande-t-elle, “tu avais raison, je suis contente d’être venue avec toi. J’ai tellement hâte de m’emmitoufler dans une couverture, un bon thé bouillant, de retrouver mes chats et de regarder la télé bien au chaud.”
“Je m’ennuie de mes chats, tu me connais.”
“Je pense bien qu’ils ne reviendront plus jamais.”
“Quoi?” demande Adéline.
“Les poissons de glace, les harengs. La surpêche aura eu raison d’eux, aussi. Comme tout le reste. Tout le reste et toute la bêtise humaine”
Un petit groupe de nuages se collent les uns aux autres et passent devant la lune, des éclairs d’étincelles s’allument dans le sable à leur passage. Leur lumière se tortille et danse sur le sable tout le long de la grève comme des tribillions de feux follets. Adéline enfonce le sac de plastique dans sa poche, elle enjambe gaiment la dune vers la voiture d’un pas assuré.
“Vite, dépêche-toi un peu,” qu’elle me crie déjà rendue en haut.
“Encore sur la plage, je marche vers elle dans une cadence de rêveur, de promeneur solitaire, je m’amuse à éviter de mettre le pied sur les taches de lumière scintillante. Comme enfant j’évitais de poser le pied sur les craques dans les trottoirs. Je me faufile entre les sources lumineuses sans y toucher, prudemment, méthodiquement, respectueusement, comme si elles étaient toutes des poissons de glace revenus.
Revenus rien que pour moi.
Flying Bum
Texte proposé à l’Agenda Ironique de mai qui se tient chez Photonanie ici. Vous aurez compris que les mots ailurophilie, syllogomanie, bec à foin et coquecigrue étaient imposés ainsi que le thème, en pays froid. Faites comme moi, pour mourir moins bec à foin, allez, à vos dictionnaires pour celui-là et les autres.
Léon aurait bien aimé avoir de la glace alors il ouvre le congélateur d’Adéline et c’est là qu’il les a trouvés. Des douzaines et des douzaines, emballés dans du papier d’aluminium chacun avec sa petite étiquette – Georges, Henri, Étienne…– Tous relativement de la même grosseur. Plus gros qu’un pouce, pense-t-il alors qu’il entre sa main dans le congélateur pour mettre le sien contre un des emballages pour comparer. Oui, mais des plus gros et des plus longs aussi, doigts ou doigts de pied, pense-t-il, rien d’autre dans le congélateur. Il en soupèse un discrètement.
“Alors, Léon,” dit Adéline. “Tu le déballes, celui-là?”
Léon s’empresse de replacer Julien à sa place parmi les autres. Il soulève son verre de Southern Comforth. “Y’a pas de glace?”
Elle fait signe que non et Léon referme la porte du congélateur.
Léon trempe ses lèvres dans le Southern Comfort en zieutant hypocritement l’énorme buste d’Adéline dont le décolleté assez plongeant laisse Léon voir deux gigantesques galbes blancs, tout juste s’il ne voit pas les mamelons aussi.
“Alors, tu es prête, on y va maintenant?” demande-t-il à Adeline.
“Non, pas tout de suite,” répond Adéline en ramassant son verre à elle, “on se beurre la gueule un peu avant?”
Merde, pense Léon. Une partie de lui-même pourrait bien finir au congélateur d’Adéline avec sa petite étiquette qui dirait Léon. Il se sent beaucoup moins motivé maintenant que lorsqu’il avait vu la photo –le buste, ô mais quel buste– d’Adéline sur l’application de rencontres. Ils se sont rencontrés dans un site spécialisé, sur la page de discussion réservée pour les gens aux prises avec des troubles paniques. Paniquée au théâtre recherche paniqué au centre commercial pour une soirée sans paniquer au cinéma en plein air, et plus si affinités.
Ils ont dansé dans la cuisine, dansant sournoisement leur route vers la chambre à coucher d’Adéline. Diana Krall, Glenn Miller, Michel Legrand. “On se retrouve ensemble parce qu’on panique et qu’on s’enfuit au moindre caprice de nos humeurs, n’est-ce pas?” demande Adéline. “Oui,” répond Léon intrigué. “Si seulement on pouvait arrêter le temps,” dit Adéline, “si seulement la terre s’arrêtait gentiment de tourner.”
C’est là que Léon comprend, qu’il fait les liens, la musique, les affiches des frères Marx, sa broche de perles, sa coupe balai avec la frange au carré, ses bas roulés. Au bas de sa jupe, ses genoux blancs qui absorbent la lumière, Léon s’imagine des jarretelles, un corset, de la dentelle.
Sous l’habile gouverne d’Adéline, la danse dérive irrémédiablement vers la chambre à coucher, elle ouvre la porte, Léon la suit docilement comme hypnotisé par les mamelles gargantuesques. Elle marche lentement vers la fenêtre. Elle va à la recherche d’une chose dans le coin de la pièce.
“Mon perroquet. Zappa. Frank Zappa,” dit-elle sans se retourner. Elle ouvre la cage, tend un doigt. De sa main libre, elle se déboutonne et défait l’agrafe de son soutien-gorge. Zappa agite ses ailes laissant voir ses longues plumes jaunes et bleues. Léon est ébaubi. Ce buste, ouf. Deux énormes lolos relativement fermes pour leur taille.
“Parfois, Zappa est mon unique source d’affection.”
Elle installe le perroquet au centre de sa poitrine, le pousse profondément dans ses montagnes de chair blanche et le mouvement des ailes de Zappa s’arrête totalement, plus un flip flap, plus un couinement. Léon a peur pour Zappa. Puis elle le libère, le retourne sur son perchoir et referme la porte dorée.
L’oiseau baragouine un brin et Léon s’imagine qu’il vient de dire Ouf, enfin en sécurité.
Des coussins en forme de billots l’encerclent lorsqu’elle se dresse sur les genoux au centre du lit, son énorme buste relevé qui défie la gravité, les bras grand ouverts. “Alors, qu’est-ce que tu penses de moi, comme ça?”
“Est-ce que je peux être franc avec toi?” dit Léon.
“Vas-y, exprime-toi,” répond Adéline qui bouge subtilement ses épaules pour donner vie à son buste affriolant.
Léon cogite sérieusement. Jérôme, Paul-André, William. Même Frank. Elle le roulerait lui aussi tout entier dans du papier d’aluminium, inscrirait Léon en travers sur sa poitrine, le coucherait dans un énorme congélateur à la cave. Garderait le meilleur dans un petit emballage pour le congélateur de la cuisine.
“Je crois que je pourrais tomber en amour avec toi,” risque-t-il vaincu par autant de chair, qu’est-ce t’en penses?”
“Fascinant,” qu’elle répond alors que ses bras attirent Léon vers elle, tire son visage dans le vaste canyon de chair chaude entre ses seins. Elle l’y enfonce le plus profondément qu’elle peut, et elle peut vraiment, beaucoup. Le coeur de Léon se met à battre la chamade, tous ses membres en tremblent, son souffle comme une montée de panique commence déjà à appeler la libération.
Oui mais encore, elle l’enfonce toujours plus dans sa chair, encore plus longtemps, plus profondément, les battements du coeur d’un Léon affolé accélèrent, ses membres vibrent à l’unisson, quel buste! Son agitation, son souffle désespéré tout risque de s’arrêter.
Si seulement il pouvait se tenir tranquille, pense Adéline, cesser de bouger comme Zappa, les deux bras coincés entre les siens, de paniquer la tête disparue dans ses seins.
“C’est toi qui commences à pépier, là, mon beau Léon?” qu’Adéline demande à Léon en souriant méchamment.
Elle le serre encore plus fort et elle sent la vibration de ses membres cesser, le battement de ses bras s’arrêter, de ses jambes.
Contribution à l’agenda ironique qui loge chez mon ami Patrick Blanchon.
En ce mois de décembre 1957, la saison froide avait pris tout son temps et très peu de neige était tombée sur le village minier de Bourlamaque, fait plutôt rare dans cette région aux hivers particulièrement rigoureux. Diane Thomas habitait une de ces petites maisonnettes de bois rond de la rue Perreault à l’ombre du grand shaft de la mine Lamaque, protégée des vents d’hiver par une rangée de conifères. Le statut de contremaître de son père valait à leur famille une maison un peu plus grande et luxueuse que celles réservées aux simples mineurs et elle était flanquée de beaux trottoirs de bois entretenus à l’année par la mine. Cela provoquait hélas trop souvent la moquerie des copines de Diane qui l’appelaient ironiquement la princesse de Lamaque. Jalousie mesquine de filles.
C’était la veille de Noël et toute la maisonnée se préparait à recevoir la famille pour le grand réveillon après la messe de minuit. Les yeux bourrés d’étincelles, la fébrilité particulière de Diane s’expliquait tout autrement; elle anticipait nerveusement le rendez-vous le plus exaltant de sa courte vie. Ce soir, le beau Blaise Higgins devait venir la voir à 7 heures pour la surprendre, croyait-elle, avec la grande demande. Le genou au sol et présentant un petit écrin tout blanc de la bijouterie Baribeau, Blaise lui demanderait de l’épouser, elle le savait, elle en était convaincue.
Entre deux chansons de Noël, la radio jouait le succès de l’heure, Diana, et en toute naïveté Diane prenait les paroles de Paul Anka à son compte et voyait là un présage heureux qui venait confirmer son rêve de jeune fille. Quand Paul Anka rangea finalement son micro et que l’animateur de CKVD-Val d’Or précisa de sa belle voix radiophonique qu’il était sept heures quinze, le coeur de Diane faillit flancher. Blaise n’est jamais en retard, pensa-t-elle. Que se passait-il donc? Cela prouvait-il que la fameuse rumeur était fondée? Des langues sales racontaient avoir vu Blaise Higgins embrassant langoureusement la pulpeuse Paula Gingras dans sa rutilante Thunderbird mauve, bien à l’abri des regards, sur le sentier qui monte vers la Côte de 100 pieds au bout de la rue Allard. Et la Paula en connaissait tout un rayon dans cette sorte de choses inavouables.
Sinon, pourquoi Blaise serait-il en retard?
Diane faisait nerveusement les cent pas dans sa chambrette, vêtue de sa plus belle robe, celle que sa mère avait fait venir du catalogue Simpson’s-Sears. À fleurs mauves et blanches, bordée de dentelle et au délicat corsage lacé. Celle que Blaise préférait. Celle qu’elle portait fièrement lorsqu’il l’avait conduite la première fois au Stanley Quick Lunch avant de l’emmener au Strand pour y voir Elvis Presley et Lizabeth Scott s’acoquiner dans Loving You.
Loving You. . . un autre signe indéniable, se disait-elle.
Marco et Loulou, ses deux petits frères, ridiculement endimanchés, couraient comme des poules pas de tête partout dans la maison, survoltés par tous ces cadeaux sous le sapin, ces odeurs divines de dinde et de ragoût qui s’échappaient de la cuisine et tous ces plats de bonbons encore interdits de toucher au centre de la table du grand salon que les gamins dévoraient de leurs yeux écarquillés, enfin le jeûne de l’Avent achevait. Patience, pensaient-ils, sinon les oranges dans leurs bas de Noël risquaient de se transformer en charbon. Diane perdit patience avec eux plus d’une fois, préoccupée qu’elle était à essayer d’entendre et de courir à la fenêtre chaque fois qu’une voiture descendait la rue Perreault, comme toutes les autres fois que Blaise était venu pour la voir.
Plus tôt cet après-midi là, Blaise avait sorti fièrement la Thunderbird mauve du garage de son père, il l’avait frottée avec zèle en-dedans comme en-dehors et vers six heures trente il prenait la route. Son coeur battait la chamade, sa tête était définitivement ailleurs et ses pensées virevoltaient dans tous les sens.
Brutal retour sur terre vers sept heures moins vingt.
Blaise faisait zigzaguer la Thunderbird mauve pour éviter un chat qui appartenait à la veuve Saint-Amant qui gérait le commerce en gros de son défunt mari et qui chantait dans la chorale de l’église Saint-Joseph aux côtés de Yolande Beaudoin, la bossue, dont elle était secrètement amoureuse depuis la neuvième année. La Thunderbird mauve avait quitté la route, les moyeux en déroute, et n’avait fait qu’une bouchée d’une clôture de perches de cèdre. La voiture glissait doucement le nez devant sur une pente.
Rien n’allait plus et Diane voyait passer dans sa petite tête affolée, comme en vrai, les images de son beau Blaise embrassant lascivement la Gingras tout en prospectant maladroitement ses excitantes rondeurs blanches sur le siège de la Thunderbird mauve. Elle se jeta pesamment sur son lit, face dans l’oreiller et au diable la poudre à joues, le toupet scotché et la belle boule de cheveux savamment crêpés sur sa nuque. Elle braillait sa vie à grands flots. Ses sanglots désespérés retentissaient dans toute la maison. Sa jeune vie venait définitivement de se terminer là, maintenant, dans cette chambrette, à la veille de Noël, l’image du sourire baveux de Paula Gingras qui obsédait ses pensées.
L’hiver n’avait pas encore eu toute la force nécessaire pour offrir un bon couvert de glace à la rivière Thompson. L’eau glaciale qui s’infiltrait dans la Thunderbird mauve par le pare-brise fissuré ramenait lentement Blaise à la conscience. Pris de stupeur et handicapé par un froid paralysant, il s’acharnait frénétiquement sur la poignée mais la longue portière restait immuable sous la pression de l’eau. L’eau atteignit rapidement son menton. Comme Blaise prenait ce qu’il pensait bien être son dernier respir, une puissante et réconfortante chaleur vint envahir son corps engourdi et il vit apparaître devant ses yeux ébaubis, dans une céleste auréole de lumière blanche, le doux visage et le beau sourire de Diane, illuminée de ravissement lorsque lui, genou au sol, sortait de la poche de son veston le petit écrin blanc de la bijouterie Baribeau.
La neige qui n’était toujours pas venue déposer sa blanche couverture sur le paysage d’Abitibi et un ciel sans lune ni étoiles donnaient à cette nuit de Noël un éclairage particulièrement sombre. À l’église, on se préparait lentement à l’introït au son des grelots des carrioles qui tintinnabulaient en apportant les familles à la messe.
Tout doucement, sans faire le moindre son, les ailes mauves de la rutilante Thunderbird disparurent les dernières dans les eaux noires de la rivière Thompson.