Un ciel noir et blanc à la Hitchcock

Dans le wagon de métro, on a l’air bien au-dessus de nos affaires en manteaux d’hiver beaucoup trop minces et en petits souliers, déconnant et presque saouls. Ton maquillage est charmant, dans ma tête nous sommes des amoureux.

Dans ma tête.

Tu es un petit ourson appuyé sur mon épaule. C’est un samedi soir dans le bas de la ville mais ce pourrait bien être la fin du monde pour tous les autres passagers, va savoir et on s’en fout. Nous marchons comme des clowns sur la céramique glissante du quai mouillé dans nos petites semelles bien lisses les mains au fond de nos poches pour ne pas perdre nos paquets de cigarettes, nos briquets, nos clés. Quittes à perdre pied. Vivons dangereusement.

Tu t’accroches à mon bras dans les escaliers mobiles et nous sortons envahir la noirceur alentour de la station Saint-Laurent. Tu es plus petite que moi, plus frêle, alors je sens que c’est moi le plus menaçant pour les ombres mobiles que l’on soupçonne davantage qu’on ne les voit. Et puis ce puissant sentiment en moi, une addiction, cette indécrottable envie, être à quatre pattes au-dessus ton corps qui repose tranquille sur son dos nu.

Ce soir ce ciel menaçant, noir et blanc à la Hitchcock, les étoiles comme des millions de crocs acérés. Tu dis te rappeler où est située la galerie. Encore quelques pâtés, passé ces devantures d’anciens commerces juifs de guenilles convertis en bars, quelques quidams déguisés en artistes bière à la main sur les paliers, brûlent des clopes, maniérés. Le cheveu se porte long ces temps-ci. C’est le nec plus ultra de ne pas porter de manteau ni de bottes. D’agiter la tête pour ramener la chevelure à l’ordre.

Ton petit ami est dehors à nous attendre. Je le regarde et je me souviens d’un autre temps, de lui et moi, quidams à clopes à notre tour, attendant que tu arrives, il zieute les filles qui passent devant nous, émet des sons douteux à leur passage. Je ne peux m’empêcher de penser que dans pas long tu t‘apercevras qu’il est infidèle, qu’il est laid derrière sa peau de beau gosse. Je retiens mes pensées, souvenirs des nuits que tu as passées à mon appartement. Il te demande si tu veux une bière. Je vous suis tous les deux à l’intérieur. Des coups de basse comme des battements de coeur sortent d’un haut-parleur quelque part plus loin. C’est une galerie-loft à deux planchers, des gens en bas, des gens en haut. Ses photos sont sur tous les murs. Il me montre sa préférée, la photographie d’une grosse pieuvre en plein milieu d’une rue de pavés, quelque part dans le vieux port. Le corps de la pauvre bête est argenté et mouillé, incongru, comme pas à sa place, comme une erreur de pensée, aplati, agonisant.

Le fleuve s’est gonflé, elle s’est échouée au retrait des eaux, me dit-il.

Je brûle d’envie de lui demander comment cette pieuvre a bien pu remonter jusqu’à Montréal mais je ne veux aucunement engager la conversation avec lui – tu l’as achetée à la poissonnerie, p’tit con. Je déteste l’intimité de son regard, l’idée que l’humain en moi se connecte à l’humain en lui me donne des haut-le-coeurs. Je veux continuer à le détester tranquille.

Et après? que je demande sans lever les yeux de la bière que je tète lentement.

Il regarde sa photo, ses doigts dessinent, contournent le corps de la pieuvre.

Elle est morte. On raconte qu’un restaurateur a ramassé le cadavre. Des gens l’ont mangée grillée. Avec beaucoup d’ail.

Je pense à toute cette vie qui bat sous l’eau, à la fluidité, la noirceur, à des mâchoires puissantes. Je pense aux désastres, au caractère inévitable, imprévisible des tempêtes. Avec quelle facilité on peut sombrer dans les pires emmerdes. Les tristesses les plus souffrantes.  

Dommage, une vraie honte, dis-je. Ce sont des créatures fascinantes, intelligentes. Personne ne peut même comprendre comment elles se reproduisent. Créatures magiques.

Il hausse les épaules.

Ce ne sont rien que des poissons.

Tu nous observes, assise sur une banquette, ton manteau sur les genoux et tes deux mains dessus.

Elle est belle, celle-là, hein, la pieuvre? tu m’interpelles à travers une foule de couples déambulants, de ménages à trois et plus, des gens qui jacassent fort. Ton petit ami a l’air totalement suffisant les yeux fixés sur sa pieuvre. Il ne s’est même pas retourné.

***

Des années plus tard, tu m’invites au premier anniversaire de ta fille. Il y a un lapin blanc sur le carton et je t’imagine jeune, informe et douce dans ta peau de lapin. Je me dis que le voyage en train est rendu hors de prix, ne vaut certainement pas le voyage, les heures interminables entre chez moi et ton pavillon de banlieue presqu’une vie perdue.

Mais j’achète le billet quand même. On ne s’est pas vus depuis sept ou huit ans mais on s’envoie régulièrement des photos, des images-témoins qui illustrent où en sont nos vies – de ton bébé lorsqu’il est né, couleur foie, lisse et sans défauts, les fleurs que je réussis à garder en vie dans mon jardin, des petits animaux qui s’aventurent furtivement sur ta pelouse. Des couchers de soleil extraordinaires. Notre proximité a jadis été comme une bombe; après ce n’était plus que poussière tombante et une forte odeur de soufre suspendue dans l’air. Nous avons été puis nous n’avons plus été. Un jour nous avons cessé de nous rejoindre, cessé de faire le pied-de-grue sur un quai de métro à s’attendre. Accommodés de déambuler seul dans les rues les nuits noir et blanc à la Hitchcock à se contenter de se texter les idées sombres et les urgences, les détails niaiseux, les angoisses, à combien de rues es-tu, je passe mon temps le nez collé aux fenêtres.

J’ai vu le nom de ton petit ami dans les magazines, les éloges de ses photos de musiciens à la mode, de starlettes populaires aux épaules d’ailes de poulet les seins à l’air, des vieillards sympathiques dans des accoutrements rigolos. J’ai bien essayé d’être heureux d’être content pour toi mais mon esprit reste paralysé dans sa propre amertume, peut-être parce que je suis encore seul et quand je pense à toi, avec lui, j’apprécie un peu mieux mon célibat. Notre habitude l’un de l’autre qui se guérit lentement d’elle-même à la potion de l’absence. Mais il subsiste un lien ténu. Des textos innocents, une poignée de photos d’une nouvelle maison, une vidéo muette d’un séjour de vacances quelque part avec la mention tu aimerais ça ici. Et maintenant, ton enfant qui grandit, l’extension de toi dont je me sentais un peu propriétaire parce que je t’avais aimé si farouchement. Je ne t’ai jamais dit que j’en avais envie moi aussi. 

Je prends un Uber de la gare de banlieue à ta maison, un coquet bungalow au fond d’une rue, cour clôturée, le flanc gauche de la propriété directement au bord de l’eau. Tu réponds à la porte avec ta fille dans les bras. Je ne peux m’empêcher de voir des petites pattes d’oie chaque côté de tes yeux, quelques plis sur ton front mais tu es encore superbe. J’attrape une sévère motte sur le coeur lorsque tu mets la petite dans mes bras en toute confiance comme si on s’était vus hier. Il y a des gens à la cuisine, des enfants qui se pourchassent à travers un immense salon rempli de ballons. Ses cousins-cousines, tu dis. Je tiens ta fille dans mes bras et je te suis jusqu’à la cuisine, au frigo. 

Une bière? que tu me demandes.

Mes yeux scrutent l’espace, je le cherche.

Je n’ai jamais pris de ses nouvelles, je ne t’ai jamais questionné à propos d’un éventuel mariage, peut-être était-ce déjà fait. Mais enfant il y a, il doit bien y avoir un père aussi. 

Où est Daniel? je demande.  

Tu observes la petite qui a l’air de s’y plaire dans mes bras. 

Nous nous sommes séparés il y a quelques mois, c’est juste plus facile comme ça, tu sais, toutes ces filles, les mensonges, c’est laid. 

Je suis vraiment désolé pour toi. 

Tu m’observes avec tes yeux de faucon. Je me sens brûlant, je me sens délivré. 

Arrête, tu n’es pas désolé, tu dis. 

Je change le bébé de côté sur ma poitrine. Je la tiens comme une mère-louve love ses petits. Je vous tiendrais toutes les deux comme une mère-louve devant le prédateur. 

Je ne suis pas désolé, tu as raison. 

Tu souris.  

Je te suis au salon. Je peux entendre la pluie qui commence à frapper fort contre les grandes fenêtres, contre la toiture. Les cousines fuient, leurs marmailles sous le manteau, sous un ciel noir et blanc à la Hitchcock qui se déchaîne pour la circonstance. 

Je sais que la rivière va se gonfler, la grève va perdre son chemin, se déplacer.  

Elle sera toujours revenue là, à peine souillée, lorsque l’eau se sera retirée.

Il y a de ces choses comme celle-là qui ne changeront jamais.   


Flying Bum

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“Quand on revoit quelqu’un après de longues années, il faudrait s’asseoir l’un en face de l’autre et ne rien dire pendant des heures, afin qu’à la faveur du silence la consternation puisse se savourer elle-même.”

     – Cioran Emil Michel, De l’inconvénient d’être né.

12 réflexions sur “Un ciel noir et blanc à la Hitchcock

  1. Dans ma tête
    c’est pas une erreur de pensée
    d’aimer le regard que tu poses
    et tout ça
    malgré les idées sombres
    et les urgences
    et les nez collés aux fenêtres…
    Un autre beau texte.
    Dans les lieux du coeur.
    Pas les banlieues.

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