Inconfulgurabilité subséquentielle

La critique est à ce jour unanime, “Ishhhhh, quel roman ce sera!”

L’œuvre de Luc-Aurèle Lebom, bien qu’encore en chantier, Inconfulgurabilité subséquentielle, pousse les limites de l’avant-garde littéraire en bas de son lit et est, d’entrée de jeu, confondante de par ses particularités problématiques – fumantes s’il en est – Chapitre Trois a été gravé sous forme d’écriture cunéiforme pré-colombienne sur les murs d’une grotte dont la localisation précise reste à découvrir de façon fiable, Chapitre Quatre, facture originale de conte oral entendu par seulement quelques dizaines de spectateurs ébaubis dans un café choisi au hasard, Chapitre Cinq publié uniquement sous la forme d’un CD purement instrumental en un millier d’exemplaires, déjà épuisé sur Amazone. Entre tous, mis à part Chapitre Un et Deux, qui n’existent vraisemblablement sous aucune forme matérielle connue ou annoncée à ce jour, Chapitre Six se présente sous la forme de théâtre dansé, ce qui toutefois demeure une rumeur, la chorégraphie n’ayant jamais été vue ni cataloguée à ce jour, des dizaines de versions s’exécutent quotidiennement sur le web ou dans les rues, chacune en réclamant l’authenticité. Les critiques éclairés y voient tout de même clair même si plusieurs versions ont “amélioré” la pièce, particulièrement la version qui s’est fait connaître sous le nom Inconflexivité Supraséquentielle. Le tapis est ainsi tiré sous les pieds de la question de l’exclusivité critique, semant une multiplicité diamétralement opposable de lectures qui additionnées les unes aux autres suffisent à tourner l’estomac, du moins pour la moyenne des ours et des lecteurs et lectrices, des critiques éclairés – ou éteints.

Chapitre Huit de Inconfulgurabilité Subséquentielle, sortira sous peu sous forme de bande dessinée, plus précisément sous la forme de fascicule en papier-journal avec couverture glacée à la super-héros et, pour une fois, il y sera abondamment de questions relatives à l’humain, l’humanité, toute cette sortes de choses (Le palais des melons d’eau, le fameux Chapitre Sept traitait, lui, plutôt de l’architecture des vespasiennes à travers les âges, de sable, de rouille, de béton, d’armamentaria, du gauchissement de la cornée, s’attaquant aux questions humaines de façon essentiellement tangentielle). Tout en traitant délicatement d’humanité, Inconfulgurabilité subséquentielle fait exploser le sujet de toutes parts, pas seulement, mettons, une partie de l’humanité commentant sur une autre – il s’y trouve des étoiles commentant sur les planètes, des oiseaux commentant sur le ciel, des toitures commentant sur les gazons, des gazons commentant sur les humains, des humains commentant sur des nations et vice versa.

On y retrouve même une exceptionnelle section de quatre pages se dépliant qui capture toute l’essence de l’intemporalité tout en se maintenant dans l’espace et le temps des quatre pages. Une fillette crie dans un des coins revendiquant son droit inaliénable à crier dans son coin, elle présente son visage vers un ciel qui la douche violemment de sa pluie qui traverse depuis l’autre côté du quatre-pages voyageant à travers le multi-temps de l’intemporalité multi-terrain dans de longues et fantomatiques transitions floues et ce, rien que pour la faire taire. Mis à part de tels passages laissant entrevoir des instants sublimes, qui passent du sublime “sublime” au sublime burlesque, et certains moments particulièrement banals, à la limite gâchis (partiellement sanglants), des moments qui provoquent autant la claustro que l’agoraphobie, particulièrement la section Tournevis et Clitoris, qui en constitue la partie la plus jouissive et dense se méritant le plus grand mérite des mérites, d’être lue et relue et relue et lue lue.

Dans une de ces entrevues radiophoniques dont l’authenticité est toujours remise en question, Luc-Aurèle Lebom semble laisser entrevoir la possibilité que le lecteur potentiel (voire le témoin) de son travail ne soit pas encore né. Si cette déclaration est analysée textuellement, Lebom est assurément un des plus grands escrocs de son temps qui ironiquement, pour une fois, ne veut pas que vendre des livres mais se contente amplement de faire parler de lui pour des années à venir. Toutefois, il existe une autre probabilité. Ce serait qu’il nous annonce ainsi sans explicitement le phraser pour les lecteurs à naître qui ne seraient pas encore nés, qu’ils le liront alors avec toute la perspective et le recul que l’œuvre impose, et elle en impose.

Il existe également une autre possibilité. Il s’agirait là essentiellement de l’expression exacte de l’intention originelle de Lebom – les multiples et diamétralement opposées lectures possibles de Inconfulgurabilité subséquentielle –  auquel cas l’entrevue ne serait qu’une autre manifestation de l’ère de l’hypertexte et du multivers. Dans semblable éventualité, Luc-Aurèle Lebom pourrait aussi bien être un collectif de créateurs virtuels vicieux qui le maintiendraient captif quelque part à Minecraft pour s’offrir sa gueule et celle des critiques aussi confondus qu’ébaubis.

Il semblerait que Chapitre Neuf, L’Absconglomérat, sur lequel la rumeur court que ce serait plutôt un film mettant en vedette un pur inconnu, pourrait tout aussi bien être une télésérie muette, ce qui en dirait long sur Lebom. Il n’est dit nulle part que le Chapitre Dix ne pourrait pas se scinder en plusieurs parties qui pourraient revêtir toute et chacune des formes des autres chapitres avec lesquelles Lebom a expérimenté sa nouvelle vision du roman. La conclusion pourrait aussi être, qui sait avec Lebom, une forme de tour de chant de cabaret présenté quelque part, mettons, en Turquie. En langue anishinaabe, mettons.  

Oui mais encore si, lorsque personne ne s’en attendra, se pourrait-il que Luc-Aurèle Lebom nous cache un autre chapitre, totalement inexistant celui-ci?

 


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Flying Bum

Trois signes que la fin du monde est (probablement déjà) arrivée.

1.

Pour un instant, j’ai réellement cru que l’indépendance était en train de se faire. Les gens couraient en tous sens par les rues. Des missiles, dirigés et mis à feu par des ontariens bien camouflés et invisibles ont fait disparaître deux pâtés de maison à Longueuil. Les arbres se désintègrent à Loretteville. Les anges sur les nuages chantent enfin pour nous. Quand les hommes vivront d’amour

Les familles, les amis, de parfaits étrangers se sautent dans les bras les uns des autres sans égard aux odeurs corporelles, à la grosseur des comptes en banque ou à la couleur de l’impôt. Les banquiers enlacent les vidangeurs. Les agents de voyage font les valises des anglais. Les enfants sautent dans les bras des meurtriers et moi je m’agrippe à toi. Tu n’étais même pas là, mais nous étions si proches jadis, je ne savais plus à qui étaient tous ces cheveux. Ils sentent tous pareil.

Tous les deux, on pourrait se créer des ailes à partir de vieux rideaux et de la gaze. Je pourrais te répéter ad nauseam  “dlagaze, dlagaze, dlagaze” jusqu’à ce que ce mot ne veuille plus rien dire. Si tout se mettait à bien aller, tour à tour nous nous couserions ces ailes sur les omoplates, on s’envolerait, pas très haut bien sûr, on atterrirait sans trop de difficultés, on s’envolerait encore.

Aujourd’hui je réalise l’ampleur de ma bêtise. Il n’y a pas d’indépendance qui se fait, qui ne se fera jamais de notre vivant du moins. Seulement voilà, il me manque cruellement une chaussure. J’ai passé des jours et nuits à l’enlever puis à la remettre, toujours la même, et les choses n’ont pas fini comme je l’aurais espéré. Je ne sais plus où elle est ni ce que sera ma vie maintenant, chaussé d’un seul pied.


2.

J’étais confiné, sans emploi, incapable de structurer mon emploi du temps. J’aurais bien voulu reprendre le voyage astral, la méditation transcendentale, mais mon esprit était un peu rouillé. Il s’est scindé en deux sans prévenir et chaque partie s’est précipitée sur deux chiens différents. Mon esprit a toujours eu l’esprit tordu, jamais scindé. L’une moitié sur un sale bâtard jaune et l’autre, sur un beau petit chien de madame, de maison, propret et bien éduqué.

Comme chien de maison, j’ai ressenti de l’amour comme jamais auparavant dans ma chienne de vie, je suivais, j’obéissais, je m’écroulais sur le dos comme une pétale tombée au sol, les quatre fers en l’air et des doigts agiles parcouraient mon abdomen délicatement comme la lumière sur les pétales de rose. Je me laissais enfiler le collier, je mangeais ce que la madame mangeait, seulement dans un petit bol par terre.

Comme sale petit bâtard jaune, je vagabondais. On m’associait bientôt à telle ou telle ruelle, tel ou tel autre bâtard comme moi. Je terrorisais plusieurs bêtes, écureuils, chats et rongeurs. Je suivais les odeurs. Je pistais, je traquais. J’ai traqué un autre bâtard, je l’ai baisé. Je sentais ma bonne conscience se dissoudre. J’ai suivi un sans-abri et je le considérais comme un membre de ma meute, aucun de nous n’était vraiment l’alpha, aucun de nous n’était vraiment un chien. Nous étions la neige et la pluie, nous urinions sur les édifices de cette ville érigés comme des pierres tombales remplies de fantômes, à l’effigie de personne.

Mais encore, un jour le sale bâtard jaune a croisé le beau petit chien de maison de madame et l’a baisé lui aussi. Cela semblait la chose la plus naturelle à faire, toutefois singulière à réaliser, me baiser moi-même. C’était comme plonger en moi, descendre les marches d’une piscine où l’eau était à la même température que l’air. Mais lorsque la madame nous a surpris, elle m’a frappé à grands coups de balai et les chiens se sont séparés et mon esprit est redevenu un, le mien.

Avez-vous déjà vu une chose pareille? Un endroit où deux chiens si vivement attirés l’un vers l’autre s’accouplent enfin mais tout se produit si brièvement et se termine de façon si violente que vous êtes certains que cela n’aura même pas un peu compté pour elle? 


3.

Je n’arrête pas de penser pour moi-même que je serais sorti d’ici en un rien de temps si je me dirigeais droit vers la porte mais je me retrouve constamment dans une pièce ou une autre. Je ne suis même pas certain si je suis encore dans ma propre maison. Jamais je n’aurais peint un mur vert pomme, jamais je n’aurais fait rembourrer un divan avec du velours bleu royal. Je n’arrête pas de croiser des gens que je n’ai jamais croisés auparavant. Certaines disent être ma tante, se promènent flambant nues en sirotant des thés gingembre-citron. Une qui affirme être ma sœur, je n’ai jamais eu de sœur, mais elle tient un pistolet chargé braqué sur moi, cette sœur-là.

Des lettres arrivent continuellement, adressées à des gens qui n’habitent pas ici. Ou qui ne se sont pas installées encore. J’aime bien observer ces missives passer par la craque du passe-lettres et échoir sur la mosaïque du vestibule. Elles me rappellent que cette maison n’est qu’une sorte de halte, temporairement envahie par des étrangers. Aujourd’hui, un huissier est venu déposer un mandat d’arrestation pour une personne que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. De bonnes chances que cette personne en cavale soit loin d’ici maintenant.

Tout de même j’ai composé le numéro sur les documents et je me suis livré moi-même, j’ai attendu que le panier à salade vienne me cueillir sur le balcon, je voulais tellement partir d’ici, l’occasion de ma vie qui se présentait à moi.

Au poste de police, un homme en uniforme m’a longuement questionné sur ma compréhension de la loi, sur ma santé mentale, mon nom, toute cette sorte de choses. J’ai répondu du mieux que je pouvais considérant ma connaissance limitée du dossier. Il m’a demandé, “Comprenez-vous bien l’ampleur de votre crime?” Il affirmait que les lois sont là pour une raison. J’ai pensé à toutes les fois où j’ai enfreint impunément une loi ou une autre. J’ai pensé à tous ces autres actes que j’ai commis sans enfreindre la moindre loi et qui m’ont valu d’être puni quand même. Dans la cellule, un homme plutôt singulier m’a longuement dévisagé avant d’affirmer n’avoir rien fait lui-même mais il avouait me reconnaître. Il m’a dit “Je vous reconnais, vous.” Puis, “À bien y penser, non, je ne vous connais pas.”

Quand l’homme en uniforme est revenu, je suis redevenu un homme libre. Il m’a conduit hors du poste de police, m’a supplié de ne pas me mêler aux gens dehors, les gens sont une telle source de confusion parfois, m’a-t-il dit. Il m’a tendu la carte d’affaire d’un psychanalyste local en me disant au revoir.

Mais l’adresse sur la carte était la mienne. Comment ai-je pu me retrouver dans cette maison? Comment ai-je pu m’en enfuir si facilement?


Flying Bum

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Bonus ! En prime, un petit poème.

 

Nouvel an en Tchéchoslosomnie


Quelle admirable odyssée

Que de grandes choses à faire

Les bilans des bilans laissés en plan

Des listes de merveilles à réaliser

Des listes de listes reclassées à hue et à dia

De basses résolutions en haute définition

Les images à se faire et se rejouer

Une pièce en huit actes

Un décor de vaudeville

Mais gare à l’ambition

Déception garantie si ô pure folie

Dans les brumes de la Tchéchoslosomnie

On tentait de réinventer la roue

Et réaliser les yeux grand ouverts

Que l’utopie rarement engendre

La force d’aboutir.


FB

 

L’enfant de la misère

Le pauvre garçon était né pauvre de même et continuait fort bien de l’être tout autant en grandissant. Il ne pouvait à lui seul mettre un terme à la pauvreté infectieuse qui accablait sa famille depuis plus de 300 ans. Une bien mauvaise lignée, pensait-il, une famille de quêteux et de miséreux, une longue descendance de cireux de bottines et de ramasseurs de bouteilles vides, de malpropres et de malodorants.

–“Prends une douche,” lui répétait son père, “ça pourrait décrasser la pauvreté.”

Ils n’avaient pas de douche mais ils avaient une vieille chaudière et il y avait une rivière pas très loin de leur maison. Alors, il allait remplir une chaudière d’eau qu’il laissait tiédir un long moment au soleil, se la versait ensuite sur la tête avant de réaliser à chaque fois que cela ne le rendait plus riche d’aucune façon.

Son père était un crétin couvert de tétines et de taches de vin poilues de toutes sortes et sa mère était maigre et muette et passait ses entières journées à faire semblant de tricoter. Ils vivaient à l’extrême limite d’une petite ville dans une cabane où tout était particulièrement inconfortable.

–“Pourquoi ma taie d’oreiller est-elle pleine d’os de poulet?”

–“Parce que,” répondait son père, “C’est moins cher que les plumes.”

Les canards n’existaient pas dans ce coin-là et l’enfant de la misère était résigné à dormir la tête appuyée sur des os de poulet pour le restant de sa vie.

–“Quelqu’un a jeté un mauvais sort sur ma vie,” racontait l’enfant de la misère au vent, sur le chemin de l’école.

Bien sûr, il allait à l’école dans une école de pauvres où tous les autres enfants pauvres allaient aussi. Des enfants qui utilisaient des mots pas jolis comme vagin ou pénis et qui disaient de bien vilaines choses comme suce ma queue, grosse plotte!

Évidemment, il était plus vieux que le reste des enfants. Il avait dix-sept ans, des joues flasques et ballotantes, de longs bras, et il transpirait exagérément du pubis. Il avait plein de petits points noirs sur le front et de la couperose plein le cou. Pas très joli, l’enfant de la misère.

–“Prostitue-toi,” lui avait dit son père une fois, si t’en as plein le cul d’être pauvre.

Sa mère avait aussitôt interrompu son stupide tricot imaginaire.

–“Ah, ah, ah, se prostituer. Il ne serait pas foutu de se faire zigner par un chien enragé en chaleur.” avait griffonné sa mère malhabilement sur un bout de carton sale.

C’était vrai, pensait l’enfant de la misère, il faisait partie de la catégorie des êtres particulièrement repoussants.

–“Mais tu as un grand coeur, par exemple,” lui avait une fois dit une fillette de six ans, en lui tendant un beau collier tricoté avec des pissenlits fanés, “mais tu as la face pareille comme un trou de cul.” avait-elle conclu.

–“Oh, merci,” avait répondu l’enfant de la misère en flagellant violemment le visage de la fillette avec le collier de pissenlits fanés.

–“Je ne suis qu’un monstre!” se disait-il. L’enfant de la misère était rentré chez lui et s’était versé quantité de chaudières d’eau sur la tête. Si je deviens riche, pensait-il tout haut, je serais moins laid. Et si j’étais moins laid, je pourrais vivre une bonne vie, plus simple qu’une vie d’enfant de la misère.

Son père qui était dehors, creusant de petits trous partout et remplissant des petits plats de terre pour aucune raison apparente, l’avait bien entendu.

–“Mais il faut que je te dise quelque chose,” dit le père en brassant un petit plat de terre de ses mains, “les gens riches et heureux sont gras et gros. Et tu n’es ni gras ni gros.”

–“C’est vrai,” griffonnait la mère muette avant de montrer son carton au garçon.

–“Peut-être qu’il faudrait que tu manges davantage en plus de prendre des douches,” dit le père.

L’enfant de la misère était bien confus tout d’un coup. –“Mais on n’a rien à manger,” dit-il. “Qu’est-ce que je pourrais bien manger alors?”

–“N’importe quoi qui te ferait engraisser.”

Le soir dans son lit, l’enfant de la misère avait mangé un des poteaux de sa tête de lit. Le bois était mou et pourri et descendait lentement dans son gosier. Il sentait le bois s’accumuler dans son estomac et il s’imaginait pouvoir manger le lit en entier. Peut-être que le pauvre estomac n’était pas fait pour digérer le bois, mais qu’il se ramasserait là, qu’il se rassemblerait et qu’il aurait finalement un lit complet dans son estomac et toutes ses rages intérieures iraient s’y allonger et dormir tranquille nuit et jour.

Le lendemain, il errait par les ruelles lorsqu’il est tombé sur un rat mort. Il l’a mâchouillé jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des petits os qu’il garda pour ajouter à son oreiller. Il a mangé la bourrure d’une chaise de cuisine et plusieurs pages du journal. Il s’est introduit dans la maison d’un pauvre vieux et a bouffé un frigidaire entier d’abricots.

–“Il n’y a plus de place pour un lit dans mon estomac, maintenant, papa!” dit-il, en passant devant son père. Mais cela avait laissé son père béat de confusion et d’incompréhension.

Plusieurs mois avaient passé et l’enfant de la misère n’était ni plus riche ni plus heureux. Il était finalement parti se coucher. Son père et sa mère avaient décidé de veiller plus tard et s’étaient fait un feu dehors avec des rebuts divers. Ils se regardaient mutuellement et souriaient. Leurs sourires faisaient apparaître des millions de rides sur la peau sèche de leurs visages et se raboudinaient de chaque côté sur leurs tempes osseuses.

L’enfant de la misère s’est réveillé en sursaut comme si on lui avait déchargé un défibrillateur cardiaque sur le torse.  Dehors, une légère couche de neige tapissait le sol. Il avait bondi de son lit, enfin ce qu’il en restait, un tas de débris avec deux oreillers pleins d’os de poulet et il s’était précipité dans l’air plutôt frisquet de ce qu’il croyait être un dimanche soir.

–“Papa,” criait-il fébrile en proie à une épiphanie, “papa, si l’eau était froide au point d’être douloureuse, est-ce que ça ferait une différence?”

–“Bien sûr,” répondit le père, “faudrait peut-être que je l’essaye après toi, moi aussi j’en ai plus que soupé de la misère.”

L’enfant de la misère avait couru vers la rivière avec sa chaudière et avait cassé un trou dans la glace et commencé à se verser de l’eau glacée sur la tête à profusion. Elle était tellement froide qu’elle brûlait la peau et son coeur avait presque cessé de battre mais l’enfant de la misère continuait avec frénésie. Soudain, la tête gelée, il pouvait deviner un grand château et une grande pièce remplie à ras bord de lingots d’or et de pierres précieuses et de femmes à la beauté divine presque nues. Il versait des chaudières glacées sur son torse, sur ses organes génitaux aussi, et sur sa tête encore et encore, et un froid paralysant se répandait partout dans son corps.

–“Maman, j’ai senti un changement,” avait-il dit au souper ce soir-là. Ils se partageaient en famille une pomme de terre bouillie accompagnée d’un plat rempli de terre du jardin que son père prévoyant avait récolté avant l’hiver.

–“Oui,” avait-elle finalement répondu comme si elle n’avait jamais été muette, “tu as l’air définitivement différent.”

Plus bleu, pensait-elle dans son for intérieur en se pinçant les lèvres pour ne pas s’étouffer de rire.

Elle avait ensuite donné un baiser au creux de sa main et pour une première fois de sa vie, elle l’avait soufflé vers l’enfant de la misère qui l’avait habilement attrapé au vol avant de le glisser dans sa poche, heureux enfin.


Flying Bum

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Une vieille chanson que me chantait ma tante Colombe pour me narguer si je me plaignais de mon sort.

Es-tu sérieux?

Si je dis à la “tite vingnenne” qu’elle est rien qu’une ‘ci’ pis une ‘ça’ juste pour me débarrasser de ‘ça’ dans le sens de qu’est-ce que ‘ça’ peut bien faire maintenant tout ‘ça’ je suis tellement désolé de tout ‘ça’ et que la “tite vingnenne” me gueule «ES-TU SÉRIEUX?»

Je lui réponds je pense bien mais au fond je pense à ce que je pourrais bien lui dire de plus et la “tite vingnenne” dit alors qu’il faut savoir tirer une ‘ligne’, que ‘ça’ fait du bien de démêler tout ‘ça’ justement et je lui dis quoi ‘ça’? et qu’elle répond «toute cette sorte de choses», ‘là’, tu le sais, et ensuite je lui dis que je sais comment sont «toute cette sorte de choses» quand ‘ça’ se met à chier pour que la “tite vingnenne” sente que je comprends bien tout ‘ça’ et que je suis tellement désolé pour elle qui a toujours aimé ses ‹je suis désolé› avec un ‹tellement› comme si avec un ‹tellement› viendrait automatiquement un “et maintenant, quoi?” mais à la place, la “tite vingnenne” répond «es-tu encore en train de t’excuser?» et je dis ‘quoi?’ et la “tite vingnenne” dit [c’est ‘quoi?’ tu veux dire exactement par ‘quoi?’] et je sais que je dois répondre “quelque chose” mais au lieu je dis ‘rien’ pensant qu’on est jamais assez prudent mais le dommage est déjà fait, je sens que la “tite vingnenne” rumine “quelque chose” dans sa tête de “tite vingnenne” et que le petit “quelque chose” va sortir en {“quelque chose” ‹d’autre›} et je lui dis alors que quand j’ai dit ‘rien’ ce que je voulais vraiment dire c’est ‘rien’ dans le fond et la “tite vingnenne” dit “What the fuck?” et quand je dis qu’elle confond «un rien» avec ‘rien’, elle répond que moi je confonds “quelque chose” avec ‹n’importe quoi› et je dis “oui, mais” quand la “tite vingnenne” me dit que j’aurais dû l’écouter, le “gros torrieu” aussi, et que je lui demande à lui ce qu’il lui avait dit à elle, le “gros torrieu”? et elle me demande ‘te souviens-tu quand le “gros torrieu” nous avait fait du couscous? et je dis “Fuck”, ça fait tout un ‹bail› de ça et la “tite vingnenne” me demande “Tu trouves?” et je dis qu’est-ce que ‘ça’ peut bien faire maintenant tout ‘ça’ et elle dit «toi et moi était les mêmes dans ce temps-là» et je dis on est encore les mêmes et elle dit [‘pour le “gros torrieu”, on l’était’] mais pas lui et je lui dis mais c’est pas comme ‘ça’ que tu voyais “les choses” et la “tite vingnenne” dit «la prochaine fois que je le vois, lui, le “gros torrieu” je ne vais pas me gêner pour lui dire» et je dis une bonne fois pour toutes il faut tirer une “ligne” et la “tite vingnenne” dit ‹facile quand c’est toi qui la tires, la “ligne”› et je lui dis que c’est elle qui voulait tirer une “ligne” et que c’est pas moi qui voulais arrêter le “gros torrieu” de faire des “affaires” mais ce n’est pas ‘ça’ que je voulais vraiment dire, j’aurais dû ‘rien’ dire et la “tite vingnenne” dit que je n’aurais jamais dû ‘rien’ dire au “gros torrieu” non plus c’est alors que j’ai dit à la “tite vingnenne” qu’elle est rien qu’une ‘ci’ pis une ‘ça’ juste pour me débarrasser de ‘ça’ mais c’est pas ‘ça’ que je voulais vraiment dire et je lui dis que je suis ‹tellement› désolé de tout ‘ça’ et que la “tite vingnenne” me gueule «ES-TU SÉRIEUX?»

Flying Bum

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Philomène

Quatre-et-demi de l’enfer, Montréal, 1972.

Cent soixante-quinze degrés fahrenheit ou celsius, c’est pareil, pas égal mais pareil. Pas de courant d’air, pas de fan, je pense que j’ai chaud. Je pendouille bêtement entre deux couches d’air comme une capsule spatiale dans le pays des petits bébés pas baptisés entre avaler une ou deux capsules de mescaline et attendre son effet. Quand “je veux” ressemble à une crampe dans le ventre. Je pense à ce que je veux, et je pense que c’est Philomène que je veux et le ventre me tord . . . Merde! Tout s’embrouille. Un dessin, je dessine. Plutôt, un rêve dans lequel je dessine. C’est évident, lumineux. Un rêve puisque je dessine sur une table à dessin. C’est quand la dernière fois que j’ai dessiné sur une table à dessin? Des années. Des sombres années-lumière. Passer des rames de papier-scrap récupéré à l’imprimerie à inventer des tronches de quidam, des décors de BD vaguement sociales, des maisons magiques, le visage d’une fille. Rien que le visage, le visage de qui? Elle en pense quoi, la fille, elle? Où est son corps? Sous trente-six cotons ouatés se terrent des seins qu’on ne peut même pas s’imaginer. De ventre non plus. Un drôle de visage, pénible à dessiner ce visage, j’y parviens à peine, d’abord un ovale, la petite croix théorique dans le centre, je place les yeux à la bonne place comme dans un stupide manuel d’art pour les nuls attardés. Grand sourire? Sourire narquois? Ou quelque chose de plus complexe, démoniaque, un arc approximatif qui fait la moue. . . mais je dessine, je n’arrête pas de dessiner. Je me vois, de mon point de vue comme les épaules collées au plafond, le carré de la table à dessin en bas de travers, mon autre corps penché dessus et comme arrière-plan une immense image projetée dans un angle inconfortable, Liza Minelli qui danse dans un cabaret les cuisses blanches à l’air et la craque de ses seins roses au creux de son décolleté qui descend jusqu’à son blanc nombril le reste vêtue toute en noir et plein de cornets plantés au bout de plein de trompettes qui râlent en canon des airs désolants. Combien de fois ai-je vu cette scène de ce film? Pourrait-il s’agir d’un rêve dans un rêve? Un rêve qui rêve comme un disque qui saute un disque qui saute un disque qui saute. Et le visage de fille s’empare de Liza Minelli qui tourne en Philomène et un homme qui tourne autour de Philomène comme un satellite et lui marmonne des mots, sussurer serait le bon mot, lui dit des choses à l’oreille, un deal semble conclu, elle rit comme un italien quand il sait qu’il aura de l’amour et du vin, une auréole de lumière autour de son visage allume ses belles dents comme un piano et j’ai mal au ventre, j’ai tellement mal au ventre. La starlette est soudainement nue, qui rit, un autre homme satellite en queue-de-pie puis un autre avec un bout de chemise blanche qui retrousse de sa braguette négligemment ouverte, les deux lui tournent autour comme deux lunes lubriques, merde la gravité deux mamelons pointent vers moi au plafond et elle danse et elle entend tout ce que je pense et se fout de tout ce que je veux comme une actrice qui obéit à son scénario cruel pendant que je dessine bêtement, sur une table à dessin. Danse, mouvements désarticulés, déhanchements, mimiques, pattes en l’air comme un autre langage, un code, peut-être une façon de combler le vide immense, de jeter un pont? Faire contact avec moi avec des sentiments qu’elle est incapable de décrire, me rejoindre, m’appeler, espérer quoi, un vil satellite de plus? Non, Philomène ne t’appellera pas, idiot. Un idiot qui dessine sur une table à dessin à la main qui n’arrête jamais. De long en large, de haut en bas, en tournant. Où est tout le monde et qui me pince les gosses?*

La mescaline est débarquée sans prévenir comme une pizza que j’ai jamais commandée. Je le jure.

Je grince des dents bruyamment dans le silence de mon propre néant.

Je pense que j’ai chaud et mon ventre se tord,  je veux Philomène, les dents m’en font mal, tout va si mal, je vais où, je fais quoi?

Les options se font extrêmement minces pour quiconque grince des dents bruyamment dans le silence de son propre néant.

 

Flying Bum

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*testicules dans le langage familier du Québec

Texte publié dans le contexte de la journée mondiale pour la prévention du suicide.

Incongruités d’été

Un cheval dont je ne connaissais pas le nom sans que cela soit nécessairement un cheval sans nom, ni un cheval dans le désert et j’ai finalement choisi la chaise.

GIG_3

J’avais trouvé un cheval dans ma cour – pas exactement ma cour, l’endroit derrière mon quatre-et-demi. La bête souriait. Le cheval était gris-souris. Je n’avais jamais vu un cheval gris-souris avant. Ni sourire. J’essayais de récapituler l’ensemble des connaissances que j’avais accumulées à propos de la race équine, ça pourrait devenir utile dans les circonstances. Je me rappelais que le cheval blanc de Napoléon était blanc – à moins que mon oncle Preston ne m’ait mené en bateau toutes ces années. Je savais qu’il y en avait des bruns, des noirs. Zorro en avait un noir, là-dessus je suis formel.

Le cheval mangeait les fleurs que le concierge avait plantées là. Je ne sais pas pourquoi il avait planté des fleurs dans ce recoin singulier derrière mon quatre-et-demi. Le cheval ne se nourrissait pas du tout des détritus alentour des poubelles dans l’espace étrange derrière mon quatre-et-demi – il n’était que de couleur gris-souris, pas le même régime alimentaire qu’elles. Aussi bien appeler ce lieu ma cour, parce qu’en toute honnêteté le lieu ressemblait à une cour. Seulement, ce n’était pas la mienne. Pas incluse au bail si ma mémoire valait encore ce qu’elle a déjà value. Je croyais que le cheval était celui du concierge.

La liste des choses à vérifier s’allongeait sans fin sur le rond d’en arrière de mon cerveau en surchauffe – est-ce qu’un cheval pouvait être gris-souris et j’en doutais car on aurait eu à vivre avec l’idée de voir des souris gris-cheval du même coup. Est-ce que le cheval appartenait vraiment au concierge? Était-ce tout de même ma cour si je n’étais que locataire du quatre-et-demi mitoyen? Et alors qu’est-ce que le cheval gris-souris du concierge faisait dans ma cour à moi? Est-ce que j’aurais pu planter ces fleurs moi-même? Est-ce que je pouvais quand même faire un tour de cheval sur le cheval que j’avais trouvé dans la cour? (comme un sentiment de déjà vu : est-ce que je pouvais utiliser la chaise que j’avais trouvée dans la cour, avais-je demandé au concierge il y a quelques mois de cela et la réponse avait été oui, je pouvais utiliser la chaise.) Mais une chaise n’est pas un cheval même si on peut s’asseoir sur les deux et ça venait épaissir l’intrigue d’une coche.

Le cheval s’était appliqué consciencieusement. Toutes les fleurs avaient été broutées à ras le sol. Une sensation pour le moins inconfortable m’avait alors envahi. Et si c’était le cheval qui m’avait trouvé. Peut-être que le cheval avait un plan en ce qui me concerne. Peut-être que le cheval s’attendait à ce que je fasse . . . quelque chose.

Ou encore . . . rien du tout.

Je ne pouvais plus évaluer les choses de façon vraiment efficace. Ni intelligente. Je me sentais tellement fatigué. Brûlé. Ratché comme on dit en Beauce. Je suis allé m’étendre sur le divan un moment. Je m’étais réveillé en sursaut assez rapidement. Le concierge était dans la cour et il parlait maintenant avec le cheval gris-souris qui souriait. Un drôle de sourire. Il pointait du doigt vers moi à travers la fenêtre tout en parlant au cheval avec une grande volubilité et le cheval gris-souris écoutait comme si ça l’intéressait. Le cheval gris-souris s’était retourné vers moi, il me regardait d’un air indéfinissable. J’ai sauté me cacher derrière le divan. Le cheval m’inquiétait sérieusement. L’attitude. Ce que le concierge pouvait bien raconter au cheval m’inquiétait encore davantage.

J’étais monumentalement déprimé et je le serais encore pendant de longues heures – ce n’était là qu’une seule terrible angoisse parmi tant d’autres, des milliers d’autres cette journée-là.

S’asseoir sur la chaise? Monter le cheval? J’avais décidé de ne rien provoquer, l’heure était à la prudence. L’attitude du cheval. Le concierge m’avait déjà confirmé que je le pouvais, il y avait quelques mois de cela.

J’ai monté la chaise.


 

29

Tout tourne alentour des bananes.

Je prends une photographie d’une banane à moitié épluchée. J’envoie la photographie à ma douce. Ma douce épluche à moitié une banane, place le bout de sa langue sur le bout du fruit, prend un selfie et me l’envoie. Nous sommes tous les deux en présence d’une banane de toute évidence et je déteste profondément le goût de la banane, depuis toujours. La texture. Je pourrais aller sur internet m’acheter un billet d’avion pour le Manitoba où je serais fort probablement encore en présence d’une banane. La plupart des gens ont des bananes à la maison, au bureau, dans leur boîte à lunch, pourquoi pas au Manitoba? Ma douce pourrait m’envoyer autant de photos de bananes qu’elle veut sans frais d’interurbain, des bananes qu’elle éplucherait lentement et qu’elle mangerait devant la caméra en se faisant tout un cinéma aguichant, porno à la limite. Ma douce sait qu’elle peut me provoquer des érections rien qu’à lécher stupidement une banane devant moi. Elle se sert régulièrement d’une banane juste pour m’exciter. Lorsque sa libido à elle est au top, elle m’envoie une photo d’elle qui fait son truc avec la banane. C’est la seule fois que j’adore la banane, j’ai profondément horreur des bananes, comprenez-moi bien. Je regarde le prix d’un billet d’avion pour le Manitoba. Je magasine solide. Trivago, Blablago, Hôtelàgogo. Je suis la seule personne au monde que ma douce attire avec une banane aussi loin qu’au Manitoba. Aussi simple que ça, une banane, un numéro burlesque. Je suis peut-être le seul à qui elle provoque une érection monstre juste à lécher une stupide banane. Triste addiction, je suis esclave de la banane. Ce n’était pas aboli, ça, l’esclavage, dans le plus beau pays du monde? Je sors ma carte de crédit et j’achète un billet pour le Manitoba. Je renvoie à ma douce sa photo d’elle qui fait son cinéma à une banane et une photo de mon érection côte-à-côte.

Banana dick split pic. (ouf)

Je reçois un courriel aussitôt. Un reçu et mon billet d’avion pour le Manitoba. J’imprime le billet d’avion et le reçu. Je regarde la paperasse de la compagnie d’aviation et je lis ébaubi “Aéroport de Pinniweg, Baminota”. Je n’ai pas encore trouvé le piton OFF sur l’auto-correcteur. Ma douce ne répond pas à mon dernier message. Je n’ai aucune espèce d’idée ou peut bien se trouver le Baminota. J’appelle un taxi et je me dirige vers l’aéroport. Ma douce me renvoie une photo, je ne regarde pas la photo, je ne lis pas le texto, rien – pas commode se présenter aux douanes avec une érection monstre. J’embarque dans l’avion et je m’envole vers le Baminota. J’espère tellement qu’ils ont des bananes au Baminota.

 

Flying Buffle

giphy-1

(du Baminota)