La dryade de Léon

 

Léon avait trouvé sa dryade au printemps, dans le bois derrière son école élémentaire. Elle était nue sauf pour sa longue chevelure verte et ondulante assez longue pour couvrir les parties de son corps que Léon aurait bien aimé regarder.  Léon s’était présenté poliment, comme s’il s’adressait à une personne adulte. Lorsqu’elle lui a répondu, sa voix était musique. Ils ont parlé un bon dix minutes à propos des salamandres qui vivaient aux abords de la crique, elle lui avait dit le nom de chaque salamandre qui vivait là. Puis, elle lui avait tendu son bras long et fin et Léon avait bien cru qu’elle l’investirait de pouvoirs magiques mais elle était simplement venue plonger sa main dans son sac de croustilles et elle lui en avait volé une grosse poignée. Trois ou quatre printemps avaient dû s’écouler avant qu’il ne la revoie. Et la mère de Léon était morte avec ce printemps-là.

 

***

 

Léon était au secondaire et il était revenu, il marchait comme quelqu’un qui marche sans but, mais il s’approchait lentement mais sûrement de là, guidé rien que par l’air du temps dans ses belles effluves de printemps. Ses pensées erraient, la réalité devenait de plus en plus évidente dans son esprit, quelle déception devait-il être comparé à ses frères, brillant au cours classique, artistes de génie, électroniciens rusés ou intellectuels de gauche et lui, pour tout bagage, ses travaux non-finis, son spleen collé au cul, son deuil de quatre tonnes sur les épaules, son quart d’once de hashish dans ses poches. Il se roule un pétard assis sur la grosse pierre au milieu du ruisseau et tente de démêler son agenda dans sa tête. Rédaction, révision, examens, trigonométrie, un projet en anglais. Ses pensées, un immense bordel encombré, un Everest à gravir sur les genoux.

 

Dans l’air, une mélodie, une rafale de vent qui joue avec la cime des arbres un air bucolique et envoûtant. Elle est apparue. Faisant une avec l’esprit de la forêt, fière, belle et nue. Léon était muet d’ébaubissement. Scié en deux.

 

“Tu es réelle, finalement?” dit-il.

 

“Oui,” ricana-t-elle en rougissant même un peu.

 

En courbant un long doigt, elle lui fait signe de s’approcher. Il s’est levé d’un seul coup pour traverser la crique vers elle. Et si elle voulait l’attirer dans un guet-apens pour l’embrasser? Et s’il pouvait toucher sa poitrine? Le coeur essayait carrément de lui sortir par les trous d’oreille. Mais elle ne l’a pas embrassé, elle lui a seulement arraché le joint de la main.

 

“Qu’est-ce que c’est?” qu’elle a demandé.

 

Léon a pensé qu’elle saurait bien le dire à son père ou à ses professeurs, alors il lui a expliqué.

 

“Comme ça?” avait-elle demandé tout en portant le joint à sa bouche et elle le pompait si énergiquement, le joint entier s’est embrasé menaçant même de lui brûler les lèvres. En quelques minutes à peine elle riait pour aucune raison et parlait de boire la sève des arbres à même les racines, le nectar de mère Nature. “C’est un peu comme ça, en moins sucré toutefois,” soutenait-elle le plus sérieusement du monde. Il est retourné dans la petite clairière tous les jours pendant deux semaines mais il ne l’a pas revue, puis le temps est venu de rentrer en ville.

 

***

 

Il aura fallu trois autres printemps, quatre peut-être. Il avait repris le chemin entre un je l’aime et un je l’aime pas à l’égard de sa douce Marguerite qui se jouait de lui ou qui l’avalait tout rond parfois, c’était selon. Il n’avait pas fait le collège, impossible de faire le foyer sur ses pensées alors qu’il n’avait même plus de foyer où vivre lui-même. Son père s’était ramassé en ville avec une conjointe plus jeune et il n’y avait plus de place pour Léon dans ce nouveau nid d’amour.

 

En visitant le vieux village, Léon s’est arrêté au magnifique dépanneur ultra-moderne qui avait remplacé le magasin de bonbons de son enfance, il est entré s’acheter une boisson énergisante. Puis, pour aucune raison, il a marché derrière le magasin en direction du petit bois. Il y avait un sacré bail qu’il n’avait pas repensé à la nymphe, mais il se souvenait de son vieux chemin. Léon a retrouvé la grosse pierre en plein milieu de la crique et est grimpé dessus, debout. Est-ce qu’elle avait vraiment vécu ici ou avait-elle été uniquement de passage ici?

 

“Si tu traînes encore dans le coin,” Léon dit-il à voix haute, “j’aurais certainement besoin d’un bon conseil.”

 

L’eau claire coulait sur les galets, contournait la grosse pierre. Léon se demandait combien d’eau avait bien pu s’écouler depuis sa dernière visite. Une si petite crique mais encore, son flot ne s’arrêtait jamais. Une grande mare? Un lac? Un océan entier? Léon a regardé l’heure. Il a lancé sa cannette dans le buisson en avant, avec les autres cochonneries et les emballages de plastique qui traînaient là, et il tournait délicatement les pieds sur la pierre ronde pour s’en retourner.

 

Soudain, une brise. La dryade était allongée là près des eaux vives. Son sourire s’est éteint lorsqu’elle a aperçu le visage de Léon. Elle lui a aussitôt demandé ce qui n’allait pas. Léon aurait bien voulu lui expliquer mais qu’est-ce qu’un esprit de la forêt aurait bien pu comprendre à ses histoires tristes, ses amours chancelants, son destin tordu. Elle écoutait. Léon avait fini avec l’histoire de sa mère, sa pauvre mère.

 

“Elle souffrait trop, elle avait suffisamment souffert.” La voix de la dryade était une flute traversière, ses bras grattaient des cordes invisibles. Léon la regardait s’épancher dans l’eau sous l’éclairage verdi par le feuillage des arbres. Elle a souri, lui a lancé un clin d’œil, Léon avait pensé qu’elle lui préparerait une concoction miracle qui guérirait tout. Il se sentait prêt à avaler d’un grand trait toute potion qu’elle ferait apparaître pour lui. Mais lorsqu’il s’est approché d’elle, elle lui a arraché sa montre du poignet.

 

Elle s’amusait avec les boutons de la montre. “Qu’est-ce que ça fait? Ça sert à quoi?”

 

“Ça dit l’heure,” répondit-il tout simplement.

 

“Pourquoi ne pas se fier au soleil, aux étoiles?”

 

Léon haussa les épaules. Elle ne lui dit plus rien à propos de sa mère mais elle commençait à lui énumérer ses constellations favorites. Expliquait comment pister nuitamment le carcajou lorsque la lune partait se cacher, comment reconnaître le premier jour de septembre dans le seul parfum du temps, toute cette sorte de choses. Rien de bien utile, somme toute, et elle ne lui a jamais remis sa montre.

 

***

 

La dernière fois, Léon était un homme, un père de famille. Les printemps ne se comptaient plus. Les enfants étaient presque des hommes déjà. Lorsqu’on avait enterré leur mère, que toutes les choses de la maison avaient été mises dans des boîtes, que la dernière boîte avait été embarquée dans le camion, Léon avait embrassé les deux garçons et était parti vers la crique. Des pensées étranges – lui, lui tout seul, vraiment tout seul. Vingt-cinq ans de marguerites effeuillées aux quatre vents, envolées à jamais.

 

La forêt était agressée de toutes parts pour la gloire d’un nouveau développement domiciliaire. Probablement en tous points semblable aux horribles maisons à déclin de plastique bleu qui avaient remplacé la vieille école. Chacune en forme de L avec chacune son garage double. Léon n’avait pas eu à marcher longtemps dans le petit bois, il s’est presque rendu directement jusqu’à la grosse pierre en automobile. Des rétrocaveuses étaient garées au bout d’un cul-de-sac et attendaient comme des vautours une autre journée de destruction. En gagnant la crique, au sol de grands lambeaux de verdure avaient fait place à des grands carrés bien droits de boue et de gravier. Léon pouvait voir poindre quelques fondations, les squelettes de bois de trois ou quatre futures maisons.

 

Léon a refermé la portière de la voiture, s’est mis à marcher vers la grosse pierre. Il ne restait plus beaucoup d’arbres. Il s’est arrêté un moment, les deux pieds dans la boue à observer la ligne argenté de la crique qui transportait toujours patiemment ses eaux limpides sur son chemin de galets et de glaise, il se demandait si sa dryade apparaîtrait encore. Il avait peine à se l’imaginer aujourd’hui dans son royaume violé, colonisé.

 

Puis, il l’a aperçue. Elle le regardait. Ses lèvres étaient flasques et pendantes, sa silhouette opaque, camouflée, et qui s’estompait entre deux arbres restants.

 

“Bonjour,” dit Léon.

 

“Léon?” répondit-elle.

 

“Oui, c’est bien moi.”

 

Léon a fait quelques pas vers elle culbutant presque sur les glaises luisantes et glissantes. Elle semblait se contracter à son approche alors Léon s’est arrêté. Rien de mal, il voulait se mettre à jour avec elle, une partie de lui aurait voulu la combler, une autre lui demander son aide dans un moment particulièrement difficile. Il ne voulait pas être seul. S’il avait vraiment eu besoin d’un miracle, c’était bien aujourd’hui plus que jamais, et il s’est arrêté sec à la vue d’une bétonnière, d’une pile d’arbres abattus derrière elle. Des sections d’énormes tuyaux de béton alignés derrière la crique.

 

“La magie est presque toute partie d’ici,” dit la dryade.

 

“Je suis désolé, tu ne peux pas savoir.” Léon, debout dans la boue, revoyait toutes les horribles maisons qu’il avait vues sur sa route. Les longues allées asphaltées et les stationnements déserts, les étangs artificiels et leurs fontaines. Mais il ne s’agissait plus de simple géographie. Ou de progrès. Ou de simple poésie. C’était tout. La tourbe déroulée au diable vauvert. Le stupide tapis de caoutchouc sous les jeux du parc. Les pierres toute droites des cimetières. Toutes des choses inévitables qui soudainement étaient là.

 

“Est-ce qu’il reste de la magie quelque part?” Léon voulait vraiment savoir.

 

“Un peu.”

 

“Comment je fais pour la trouver?”

 

“Tu te souviens de ce que je t’ai dit?”

 

“Non,” Léon répondit-il, parce qu’il oublie lentement les choses maintenant, et il a une sainte horreur des devinettes. Un petit sourire est venu puis il est disparu entre les lèvres de la dryade qui se serraient l’une sur l’autre. Elle n’avait rien répondu, et Léon la fixait des yeux comme un désespéré, la voyait lentement se dissoudre entre les arbres, se fondre dans les effluves du printemps.

 

Lorsqu’elle est partie, Léon savait cette fois-là que c’était pour de bon.

 


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

7 réflexions sur “La dryade de Léon

Laisser un commentaire