Adéline tout court

 

 

Sans se préoccuper le moindrement de la présence de sa mère attablée dans la cuisine devant sa grosse Dow* tablette et son cendrier enseveli sous les mégots, Adéline est assise, une cuisse sur le garçon, sa jambe pendante entre celles du garçon comme une fille prête à grimper sur lui et le bras du garçon encercle les épaules d’Adéline comme s’il craignait qu’elle s’envole. Ensemble, ils feuillètent un numéro du Vogue et font semblant, pour la gloire du décorum, qu’ils admirent béatement la beauté plastique des mannequins. En réalité, ils se font un petit jeu, ils se pointent tour à tour des mots. Il pointe son doigt sur le mot “mouillée”, elle pointe sur “dure”; il trouve le mot “extase” et elle souligne le mot “explosion”. Dans l’humidité chaude et crue de l’été, la chaleur qui se dégage du divan où reposent leurs corps pubères de seize-dix-sept ans menace de foutre le feu d’une minute à l’autre à toute la maison mobile.

 

Le garçon rajuste sa position. Son souffle devient saccadé dans l’oreille d’Adéline. Elle est répugnée et totalement ravie à la fois, saisissant à peine la vérité déroutante sur ce qui se passe vraiment dans cet instant troublant. Et ça continue comme ça, lorsque même les mots les plus inoffensifs sont pointés par l’un ou l’autre – des mots comme “rouge” ou “jus”, “fondre” ou “dessous” –  ils semblent brûler la page sur laquelle ils sont imprimés. Le regard de la mère d’Adéline semble arriver sur eux, sourcils relevés, bouche pendante, un regard strabique dont on ignore s’il vise ce qu’il regarde ou s’il regarde où il vise. Trop de bière, ça le fait tout le temps.

 

“Oh!” le garçon dit-il. Il bondit du divan et fouille toutes les poches de son pantalon. “Je pense que j’ai oublié mon briquet dans la balançoire en arrière.”

 

“Vraiment?” répond la mère d’Adéline, déjà absolument convaincue qu’il n’en est rien. Elle savait à l’instant même que le garçon est entré dans la maison mobile que les choses finiraient ainsi. Il a le profil d’un dieu aztèque et la tignasse blonde des polonais, les yeux bleus dans la graisse de binnes, une bouche bécotable jour et nuit. La mère d’Adéline se souvient de garçons comme lui, des appels passé minuit le soir, leur musc enivrant, sa déroute.

 

“Je vais aller t’aider à le retrouver!” Adéline lui offre-t-elle spontanément. Bien sûr, pense la mère.

 

Ils se précipitent vers la sortie, deux chiots qui se pourchassent, et c’est la dernière fois que la mère d’Adéline l’aura vue parce qu’Adéline ne reviendra jamais, pas vraiment.

 

La fille qui est revenue dans la maison mobile est une tout autre bête, quasi aveugle, titubante autant qu’ébaubie, traînant aux pieds les lourds boulets d’un amour aussi énorme que sauvage.

 


Flying Bum

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*Dow, marque de commerce d’une bière jadis populaire au Québec.

Histoires en trio

Vie de chien


Le vieux chien se levait tous les matins avec des plans, l’idée de mourir, peut-être sur l’épais tapis du salon ou écrasé dans le carré de soleil au sol devant la porte patio. Il pensait boire un coup d’eau avant, gruger avec les rares dents qu’il lui reste un nœud de peau de cochon à saveur de bœuf, traîner ses pattes atrophiées jusqu’à la fenêtre pour observer le petit cocker de la voisine, regarder danser les feuilles sur la pelouse. Ses cataractes se faisaient opaques, presqu’impénétrables, mais il appréciait encore le mouvement des ombres et les variations de lumière. Il n’avait pas peur de la mort – un sens inné lui disait que la mort n’est pas la fin de la joie mais bien le début d’un beau mystère. Toutes les fins sont inévitables, épuisantes à combattre.

Il s’ennuierait du goût de certains bouts de bois, certes, l’odeur des sacs à vidange, l’indescriptible plaisir de jouir de la fraîcheur à l’ombre des arbres et des arbustes, les chaudes journées d’été. Il pourrait attendre au printemps, suppose-t-il, pour mourir avec l’odeur du lilas, goûter une dernière fois au parfum des crocus, une dernière piqûre de guêpe sur le museau. Ou il pourrait s’écraser devant sa balle de tennis, réconforté à la nostalgie d’en chiquer le caoutchouc au goût subtil d’huile et les fibres jaunes de la balle, éparpillées, qui brillent comme le phosphore dans le noir. Il y avait plusieurs options, chacune tentante à sa façon. Ou peut-être cela devait-il se passer calmement. Peut-être que de trop planifier la mort apportait son lot de banalité sur l’événement. La mort naturelle apporte elle-même sa propre imprévisibilité, sa signification insoupçonnée. Alors il s’imagine mourir comme la mort se présentera, telle quelle, là où il sera – au pied du lit de son humain un matin de tempête de neige. Son humain se lèverait, lui gratterait doucement la tête en l’invitant à regarder atterrir les oies sauvages dans la cour, “regarde les grosses poules”, dirait-il en riant. Il n’avait pas choisi de mourir ce matin-là, les oies ne voulaient simplement pas migrer tout de suite et se dandinaient à la limite du terrain. Un vent frais pénétrait par la fenêtre mal isolée. La brise soulageait son oreille infectée, enflée, pour son plus grand plaisir.

Ah, pis je mourrai demain, pensa-t-il, avant de se rendormir.


Mutuel accord

Elle possède le pire visage de baise au monde, toutes catégories confondues. Une grimace en cinémascope de bord en bord de l’écran. Sa mince lèvre supérieure ondule, ses extrémités pointent vers ses yeux verts. Son regard passe tout droit, à travers moi, part se perdre dans l’espace intersidéral. Regard de concentration en exil, créature assiégée prête à réduire à néant les parois de sa cage.

Vraiment, cette attitude qui me fait revenir, en redemander. Elle agit comme si son visage de baise pouvait mettre à l’eau des millions de bateaux, allumer des feux d’artifice gros comme la pleine lune. Elle charme et elle agace sans pitié. Elle fait du yoga avec des bas aux genoux, sans soutien-gorge, deux seins aux quatre vents. Je me considère un homme chanceux, visage de baise mis à part. Mais je pouvais déjà soupçonner que quelque chose se tramait. Elle surcompensait.

Toujours est-il que nous rompons – accord mutuel – en avril. Notre bail se termine fin-juin, alors nous décidons que personne ne déménage d’ici là. J’ai tout simplement commencé à dormir dans l’autre chambre. Jusqu’en juin seulement, nous sommes d’accord. Financièrement cela nous convient tous les deux, ce n’est rien que quelques semaines après tout, et aucun de nous deux n’a de place à aller, vite de même.

À la mi-juin, je reviens plus tôt du travail pour la trouver en train de pleurer sous la douche. J’observe discrètement sa silhouette, j’écoute attentivement pendant que la vapeur imbibe mes vêtements.

Elle pleure bien différemment lorsqu’elle sait que je peux la voir et l’entendre. Ses yeux libèrent les larmes une à une, elle les repousse délicatement du revers de la main, renifle discrètement. Rien comme ceci. On dirait qu’elle vomit, qu’elle manque d’air, qu’elle meurt, elle hurle.

Affreux, vous allez me dire, mais ce visage-là, je DOIS le voir. J’avance dans la salle de bain sur la pointe des orteils et je grimpe sur le siège de la cuvette. Je m’étire le cou pour voir au-dessus du rideau de douche et l’observer. Ses épaules sautent, son corps se contracte et se rétracte dans de brefs spasmes incontrôlables, elle semble lutter pour que son esprit demeure rattaché à son corps.

Si ceci était une scène dans un mauvais film et que nous étions des acteurs pourris, j’ouvrirais le rideau avec grand fracas. Ses seins se soulèveraient de peur se sentant découverts si crus et si réels. Je la prendrais dans la brume, glissante et haletante, et son visage partirait mettre à l’eau des millions de bateaux, allumer des feux d’artifice gros comme la pleine lune pendant que je l’observerais encore.

En lieu et place, je descends discrètement de la cuvette et je quitte la salle de bain en catimini. Je ferme la porte derrière moi, marche jusqu’à ma chambre et je m’étends sur mon lit. Je ferme les yeux et j’attends, et j’écoute, et j’imagine son visage en dessous du mien, son regard qui passe tout droit, à travers moi, qui part se perdre dans l’espace intersidéral.


Ma cousine Germaine

J’ai une cousine germaine qui s’appelle Germaine. Une chose qui ne s’invente pas. Un jour, elle a couché avec un de ces hommes qui courent les Germaine de par les bars et elle est finalement repartie de chez lui avec les verres de contact de son coloc. Elle s’était saoulé la gueule comme à son habitude et se tapait un tel mal de bloc qu’elle ne s’est aperçu de rien. Le colocataire de son amant d’un soir n’était pas du tout ravi, n’en voyait plus clair. Germaine a tenté de tourner l’événement singulier en blague mais le type ne l’a jamais rappelée.

Une autre fois, Germaine a couché avec un type, un tampon coincé là où il y a généralement de l’intérêt ces soirs-là. Enfoncé tellement profondément qu’après leurs ébats, elle a demandé son aide au type qui venait de la sauter pour sortir le tampon de là. Il l’a aidée mais l’exercice l’a tellement dégoûté qu’il n’a jamais rappelé Germaine. Je ne sais pas pourquoi elle n’a pas essayé de régler son petit problème elle-même, ou attendre et demander à une bonne amie plus tard. Ce genre de choses qui nous font dire, “C’est bien notre Germaine, ça, sacrée Germaine!”

Puis il y a eu cette fois où ma cousine Germaine a passé la nuit avec un homme qu’elle affectionnait particulièrement et elle sentait que la chose était réciproque. Son amant devait quitter tôt le lendemain matin pour se rendre au travail, mais il lui faisait confiance alors il l’a laissée seule dans son appartement. Germaine se croyait au septième ciel, fouillant dans les tiroirs, se préparant un café en chantant. Après son café, elle avait dû aller visiter le petit coin, si vous voyez ce que je veux dire, et naturellement Germaine a réussi à boucher la cuvette. Elle a cherché partout à la recherche d’un syphon mais elle ne l’a jamais trouvé. Elle a procédé à une tentative désespérée avec un support à vêtement en broche, en vain. Elle devait partir elle aussi parce qu’après tous ses efforts, elle s’était mise en retard elle aussi – elle était réceptionniste dans le même salon de coiffure depuis cinq ans, triste situation – Alors, elle a trouvé un sac de plastique sous l’évier de cuisine et l’a utilisé pour ramasser la chose un peu comme les maîtres de chiens ramassent leurs dégâts, ramasser le monstre, un avant-bras brun amputé qu’on tenterait de noyer, la crotte d’un titan, que dis-je un poteau de table, le plus énorme des cigares Culebra.

Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain !
Pointez contre cavalerie !
Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !

Extrait de la tirade du nez, Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand 1897

Ensuite Germaine a écrit une note, du genre, “Hé, j’ai bien apprécié la soirée, et la nuit bien sûr, on remet ça?” et peut-être bien quelques mots un peu plus sexy, va savoir. Puis elle a quitté, fermant derrière elle la porte qui se barrait par elle-même, seulement pour réaliser avec consternation qu’elle avait oublié le sac sur le comptoir près de la note, une jolie boucle confectionnée avec les deux poignées du sac, comme un cadeau-souvenir, scellait le sac sur l’étron monstre. Ce qu’elle a fait ensuite? L’histoire ne le dit pas. Elle arrêtait de raconter l’histoire là-dessus, devant un auditoire qui pissait de rire en se tenant le ventre à deux mains, notre histoire de Germaine favorite. Elle la raconte en mimant le dédain, en agitant la tête et en grimaçant mais elle sait très bien que c’est sa plus drôle d’histoire. Elle adore la raconter.

Une fois, après qu’elle l’a eu racontée, je l’ai retrouvée devant le miroir de la salle de bain, se regardant fixement et je lui dis, “Hé, ça va, Germaine?” et puis je me suis senti mal pour elle, sérieusement.

On aurait vraiment dit qu’elle était sur le point de pleurer.


Flying Bum

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Les noces de tournesol

 

La panique inopinée de son coeur ce jour-là lorsqu’elle aperçut ces nouveaux mariés qui faisaient leur vaniteuse parade par toute la ville, traînant toutes ces boîtes de conserve derrière leur voiture conduite par un élégant chauffeur ganté. Une décapotable vintage qui ressemblait à une vieille Buick, toute en courbes avec des lignes chromées tracées dessus comme un surligneur sur les yeux d’une femme. Ses larmes coulaient synchro avec les ra-ta-ta-tas des boîtes de conserve.

 

***

 

On fera comme ça, lui avait-il dit cette journée-là où ils s’étaient gelés la gueule à la mescaline. Je vais devoir te laisser partir mais tu reviendras vers moi. Elle avait couru pieds nus sur la plage déserte pendant des heures, sans lui, jusqu’à ce qu’elle décide de faire demi-tour. Il l’avait tenue dans ses bras, avait collé son oreille sur son coeur, la crainte de lui avoir donné une dose trop forte pour elle. Des années plus tard, elle pouvait encore sentir sa joue, son oreille, contre sa poitrine. Elle ne s’était jamais sentie autant aimée.

 

***

 

Elle essayait de compter toutes ces autres femmes, celles qu’elle avait connues, ou soupçonnées, aucun indice combien d’autres avaient pu exister. La vitre s’était fissurée de bord en bord traçant comme un filet de pêche bon marché lorsqu’emportée, son pied s’était calé dans le pare-brise.

 

***

 

À trois-milles kilomètres et dix-mille ans de là. Tu es encore partie dans tes vieilles rêveries. Un ami claquait des doigts devant ses yeux pour la ramener. Oui, de très vieux rêves, désolée.

 

***

 

Les tournesols mexicains effilochés qu’il avait offerts à sa mère fleurissent encore dans le jardin de la maison familiale. Une variété vivace, tenace. De retour pour les noces de son petit frère, elle en cueille un bouquet jaune éclatant, ignorant qu’ils étaient de la même souche que ceux qu’il avait offerts alors à sa mère. Elle n’a de cesse de tendre l’oreille toute la journée à l’affût du son de son automobile, hantée par les coups de vent soulevés sur son passage lorsqu’hier, il est passé une fois en trombe devant la maison,

 

sans jamais s’arrêter.

 


Flying Bum

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