Chouette Pierrette

 

La mère de Pierrette trouve sa fille pas mal chouette. “T’es pas mal chouette, ma petite Pierrette,” la mère dit-elle souvent à sa fille. Chaque fois que c’est Pierrette qui tient la caisse à la petite tabagie familiale, le chiffre d’affaires fait un bond remarquable. Comment ne pas être chouette à seize ans? Ça ne devrait même pas être permis avoir un âge pareil.

“Assez chouette pour que je t’inscrive aux auditions pour adolescentes qui rêvent d’être mannequins ou actrices. C’est une occasion rare, manque pas ton coup. Tu ne vas pas rater ta chance, hein Pierrette?”

 

***

 

Hier, le gars qui livre pains et pâtisseries à la tabagie, un bellâtre dans la vingtaine, et Pierrette, ont eu un épisode de sexe sur le plancher de tôle du camion de livraison.

 

“Je t’aime bien Pierrette,” dit-il après leurs ébats rudimentaires, “T’es vraiment chouette.”  Puis il lui a donné une danoise au fromage.

 

“Celles aux framboises sont bien meilleures,” répondit-elle, pas peu fière de son nouveau flirt.

 

Pierrette s’est mise en retard pour l’école. Ça valait le coup. Elle se sentait électrifiée. Elle espérait que tout le monde découvrirait son flirt avec le gars des pains et pâtisseries. Que les filles spéculeraient dans les vestiaires. Se passeraient des notes en cours de dactylo. Au pire, elle trouverait une façon discrète de lancer la rumeur elle-même.

 

***

 

Ce matin, elle rode alentour du camion. “Nous donnerais-tu chacun une rosette au coconut, moi et mes amies?” demande-t-elle en roulant des yeux.

L’étincelle n’est plus là.

Même si elle avait dormi avec le toupet scotché et portait sa longue chevelure détachée et savamment ondulée.

Même si elle s’était rasé les jambes en chipant le Barbasol d’un de ses frères.

Même si le livreur de pains et pâtisseries lui avait dit t’es vraiment chouette, je t’aime bien Pierrette.

 

“Et pourquoi je te donnerais des rosettes au coconut, hein?”

 

“T’es rien qu’un pervers,” dit Pierrette.

 

“T’es rien qu’une petite écervelée.”

 

“Tu pues du cul, tu sens le tabac.”

 

Et encore et ainsi, ça y allait.

 

***

 

Hier, après sa triste baise sur le plancher du camion, elle avait trouvé un morceau de croissant brisé dans la poche de sa jupe d’école bleu marine. Le genre de jupe craquée qui la faisait brailler de rage le temps venu de la repasser. Le morceau de croissant avait dû rouler sur son dos et se glisser dans sa poche dans la confusion de leurs ébats précipités.

 

***

 

Aujourd’hui, le bout de croissant traîne au fond de sa poche de veston. Brun, durci, le morceau lui fait penser à un nez de bébé.

 

“Va-t’en d’ici tout de suite,” lui dit le beau livreur qui semble déjà rassasié d’elle.

 

“Il va falloir que tu achètes de la bière pour moi et mes amies,” dit Pierrette sur un ton à peine revanchard, “j’ai rien que seize ans, tu sauras, toi, t’es majeur.”

 

“Débarrasse ou j’appelle la police,” répond le beau livreur.

 

Il offre à Pierrette un plein sac brun de pâtisseries mélangées, probablement brisées ou passées date. “Sont bonnes pareil,” lui dit-il en lui passant le sac.

 

Il salue Pierrette machinalement comme on salue un conducteur qui nous cède gracieusement le passage.

 

“Allez. Va. Va,” ajoute-t-il, agitant ses mains.

 

Quelle tache, pense-t-il.

 

***

 

Contrairement à hier lorsque Pierrette était en retard et électrifiée, aujourd’hui, Pierrette marche vers l’école à l’heure et affamée. Elle mange les pâtisseries brisées dans le sac brun. Toutes. Et la collation que sa mère lui a préparée. Et son repas du dîner. Et une barre de chocolat que son amie Odile ne veut pas. Après l’école, elle s’en retourne directement à la maison et bouffe tout ce qu’elle trouve dans le frigo avant que ses parents ne rentrent du travail.

 

Et ça dure un mois comme ça avec la nourriture. Elle ne retourne plus au camion de pains et pâtisseries qui vient toujours livrer ses choses au commerce familial.

***

 

Et puis, elle avait probablement oublié, on en était à la veille des auditions pour mannequins adolescentes.

 

Pierrette et sa mère se préparent pour une journée de spa maison. La mère de Pierrette porte une belle robe de chambre blanche, Pierrette n’en a pas alors elle porte son plus beau pyjama deux pièces, celui en soie avec des Père Noël en chemise hawaïenne.

 

La mère de Pierrette se peint les ongles d’orteil orange marmelade. Puis ceux de Pierrette. Chacune se masse les tempes avec de l’huile de coco. Elles n’ont pas de concombres alors elles se mettent sur les yeux des cuillères de métal fraîchement sorties du congélateur. C’est génial, dit la mère. Pierrette se sent pathétique.

 

Pendant que sa mère trempe dans un bain bouillant, Pierrette mange et mange et mange. Elle gratte le fond des plats de pâtisserie, détachant les beaux morceaux croustillants. Lorsqu’elle en a fini, elle se frotte le bedon en rond comme les personnages de dessin animé qui viennent de se bourrer la face de friandises.

 

La mère de Pierrette sort enfin de la salle de bain et revient avec une bassinette d’eau bouillante. “Viens ici, penche ta tête au-dessus de la bassinette.” Et puis elle érige une sorte de tente au-dessus de la tête de Pierrette avec une serviette. “Allez, respire par le nez et garde la bouche fermée pour ne pas t’étouffer avec la vapeur.”

 

Le cou de Pierrette touche au rebord de la bassinette. C’est dans ce plat que sa mère prépare la paëlla et que son père met ses poissons lorsqu’il rentre de la pêche. Pierrette a un long toupet, sa mère le relève d’une main pendant qu’elle passe une débarbouillette dans le visage de Pierrette de l’autre main. Pierrette n’entend rien de ce que sa mère raconte, la hotte de la cuisinière tourne à plein régime pour gober la vapeur perdue.

 

La mère de Pierrette appuie fortement sur le derrière de la tête de sa fille. Elle la pousse vers le bas. D’une seule main, elle appuie et la tête de Pierrette descend. Plus bas. Plus bas. Encore plus bas.

 

Le toupet de Pierrette est imbibé de vapeur, pendouille sur ses yeux. Il semble s’être allongé avec l’humidité comme des cheveux frisés allongent lorsqu’ils sont mouillés. Encore plus bas. Pierrette est étourdie par la vapeur. Le bout de son menton touche à l’eau. Sa lèvre d’en bas. Le bout de son nez.

 

Pierrette se défait de l’emprise de sa mère, et lorsqu’elle ouvre les yeux elle réalise que ses beaux ongles d’orteil orange marmelade sont sévèrement amochés. Et les soins de ci et les soins de ça n’en finissent plus de finir.

 

***

 

Le lendemain matin sa mère se dit désolée pour la journée de spa-maison qui a totalement frôlé la démence. “Tu sais, fille, des fois on en fait trop mais c’est pas pour mal faire,” puis en retenant un rire elle ajoute, “Ta peau reluit!”

 

***

 

Le casting recherche particulièrement des jeunes filles en pleine adolescence, des jeunes filles tout à fait normales. Mignonnes, soit, mais typiques. Pierrette garde les mains dans les poches de son veston et s’amuse à tourner le bout de croissant en nez de bébé qui se meurt lentement dans le fond de sa poche.

 

Trois femmes sont assises derrière une table pliante grise. La première est là pour les inscriptions. Elle ressemble à un marsupial avec sa face longue, son grand nez et ses yeux aux couleurs de crêpes. Elle croise beaucoup trop ses jambes, on ne sait plus quel pied va avec quelle jambe. “Écris ton nom ici,” dit la bonne femme en pointant le haut du formulaire. “Ôte ton veston.” Elle fait passer Pierrette à la deuxième femme. Cette femme a l’air d’être la plus importante – la femme au hochement décisif. “Tourne, fille. . . OK. . . tourne encore.”

 

“Je t’aime bien, Pierrette, c’est bien ça? Tu es pas mal chouette mais tu dois perdre 10 kilos,” dit madame hochement qui ne hoche pas du tout la tête pour Pierrette. Pierrette ne se rend pas à la troisième femme.

 

Pierrette a manqué son coup et sa mère lui avait bien dit “rate pas ton coup, hein Pierrette?” Mais elle se sent belle quand même. Elle se sent prête à partir une rumeur. Peut-être qu’elle va appeler la police. Elle ne sait pas très bien encore, mais peut-être bien. Elle mangerait volontiers d’autres danoises aux framboises dans une boîte de camion, le corps encore électrifié. Rien qu’à y penser…

 

Pierrette remet son veston, met ses mains dans ses poches, sort ses mains de ses poches. Elle écrase avec fracas le dernier morceau du nez de bébé en plein centre de la table pliante grise devant trois femmes ébaubies, les miettes s’éparpillent en toutes directions sous le choc. Elle dit aux trois femmes de l’agence:

 

“Vous vous êtes pas vues, vous autres? Calvaire que vous êtes grosses pis laides!”

 

Puis elle tourne les talons.

 


Flying Bum

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Aujourd’hui 5 mai 2023, il y a 25 ans que les Colocs lançaient l’album Dehors novembre. Ça ne me rajeunit pas.

7 réflexions sur “Chouette Pierrette

  1. Wouah! C’est super joli cette histoire,
    On se sent avoir 16 ans et en vouloir encore, de sentir vibrer les 16 ans et la tôle du camion, et les Parfums des épices des pâtisseries.
    Merci, ce texte fait ma journée, Çacésûr! Éçacéfé!

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