Fin du monde – opus 2057

 

Un de ces quatre après-midis d’hiver, la lumière se fera faiblotte et la noirceur s’écrasera sur nous comme la pire des mauvaises nouvelles. Force sera-t-il de l’accepter – comprendre que la vie sera désormais radicalement différente. Comprendre c’est survivre. Il faudra alors espérer que tous nos préparatifs auront été adéquats et suffisants, bien que rien n’est vraiment prévisible dans cette partie du monde, le nord-ouest d’un pays déjà nordique à souhait. L’hiver dernier, Adéline et moi ne savions pas très bien à quoi nous attendre. Nous avons échappé de près à la mort, passés tout près de mourir gelés. Il y a des cicatrices d’engelures aux extrémités de nos doigts, de nos orteils et de nos nez pour en témoigner.

 

***

 

La catastrophe n’est pourtant jamais venue, ni par la nature ni par la main de l’homme lui-même. Au point où en sont les choses, on pourrait évoquer des grandes sécheresses et des incendies inextinguibles. Des tremblements de terre, des tsunamis. Des tornades grandes comme l’Australie. Des pertes de courant définitives, un ciel opaque et noir pendant des mois et des mois. Malgré toutes les promesses de fin du monde par tous les experts depuis Nostradamus, Stephen Hawking jusqu’au pape Benoit XIV et une vieille polonaise centenaire et aveugle, rien ne s’est passé. Du moins, rien de ce qu’ils avaient prédit. La seule chose qui s’est réellement passée c’est la peur générée par toutes ces prédictions, amplifiée par des médias dopés à l’adrénaline du sensationnel, hors de contrôle, ensuite l’hystérie collective, les vagues de suicides en série, les génocides, les guerres inter-raciales, les émeutiers par tribillions, les assassinats en série, les comportements bestiaux.

Discarté totalement le concept même qu’il y aura toujours un lendemain.

 

***

 

Tant que vous n’êtes pas confronté à une situation pareille, vous ne pouvez pas imaginer les conclusions que vous en tirerez – les actions que vous envisagerez. Vous pourriez élaborer des hypothèses qui seraient valables ou qui vous sembleraient réalistes au moment de les élaborer, mais vous ne savez jamais vraiment. Nous avons “réquisitionné” le motorisé de 24 pieds du voisin, nous avons pensé rouler, toujours rouler jusqu’à ce que . . . quoi que ce soit se produise. Après que le premier ministre ait confirmé toutes les rumeurs les plus pessimistes, notre bon voisin a cru bon offrir un cocktail aux fruits fortifié à la strychnine à toute sa famille. Toute sa famille en a bu, puis il a bu le sien. Nous avons manqué d’essence au pont de la rivière Louvicourt, ce jour de juin qui avait été désigné comme le dernier jour. Nous avons réussi à rouler péniblement jusque sous le pont où, entre la grève et la structure, nous avons immobilisé le motorisé, hors de la vue. Nous nous sommes baignés tout nus et nous avons dansé en écoutant le CD favori d’Adéline, Band on the run, jusqu’à ce que la batterie tombe à plat. Nous avons pleuré sur le coucher de soleil. Nous sommes restés debout toute la nuit, se rappelant des souvenirs, en priant, en baisant comme s’il y avait plus de lendemain en vue. Nous pensions nous être rendus sains et saufs, soit au paradis, soit en enfer. Tout semblait tellement différent, plus lumineux, la rivière, le gravier, les poutres sous le pont. Après avoir finalement dormi un peu, au réveil nous avons réalisé la sombre et quasi impossible réalité, constaté ébaubis d’être encore en vie.

 

***

 

Depuis seize jours, Raph est avec nous – depuis que notre feu de camp nous a trahis et qu’il nous a dépisté se présentant devant nous par surprise avec une carabine qu’il affirme être chargée à bloc. Cette carabine a déjà tué un homme, affirme-t-il. Il raconte avoir été mineur à Perron il y a longtemps, qu’il y a longtemps coulé ses propres cartouches à même des petites quantités d’or patiemment chapardées au quotidien dans le fond de la mine, mais lorsque le contremaître de la mine l’a dénoncé à la police provinciale, ils ont vu là un crime sévèrement punissable. On ne vole pas la main qui nous nourrit. Surtout les sacro-saintes mines, propriété des Américains. Quelques centaines de cartouches aux pointes en or massif. Il ne raconte pas comment il a pu conserver ses cartouches ni pourquoi ni comment il est encore en vie, Adéline et moi nous nous chuchotons des scénarios à l’oreille. Il a marché vers l’est, dormant n’importe où, s’est nourri au petit bonheur, petit gibier, poissons, petits fruits. Puis il a suivi les outardes vers le sud.

 

***

 

Adéline est à quatre pattes dans son vieil attirail de jardinage. Comme un ver gras, elle s’affaire à approfondir la tranchée qu’on a entrepris de creuser il y a soixante-huit jours de cela. Elle ameublit le sol avec un bâton pointu, ramasse la terre avec un contenant de crème glacée et la lance vers les rebords de la tranchée plus haut. Dès que j’ai une minute, je la rejoins. Lorsque la tranchée sera finie on y poussera le motorisé. On remblaiera les côtés avec la terre de surplus, puis le toit sauf les sorties d’urgence au plafond qu’on utilisera pour entrer et sortir. Nous survivrons à l’hiver.

 

***

 

“Tout le monde peut faire de l’argent si c’est ce qu’ils veulent vraiment, faire de l’argent, l’obtenir, le posséder, le dépenser comme il veut, ou l’empiler,” que Raph me raconte pendant qu’il frotte le fond d’un slip usé à mort avec une petite barre de savon d’hôtel. Il parle pour parler, affirmant des choses qui ont probablement été sensées dans la vie ancienne. S’il enlevait son pantalon vert kaki avec la ceinture qui retient sa carabine tronçonnée, il serait complètement nu. Il est accroupi sur les talons là où l’assise de béton du pont rejoint l’eau lente et limoneuse de la rivière Louvicourt. Au-dessus de nos têtes, une voiture de police, un camion de pompier gueulent encore occasionnellement à pleine tête en faisant vibrer le pont. Le dernier, il y a bien quarante jours. Les jeans bleus de Raph, une paire de chaussettes, une chemise carreautée sont étendus à plat sur la dalle de béton près de lui, à sécher.

Habillé, il a l’air de tenir la forme, d’avoir bien vieilli. Mais comme il est maintenant, on peut voir le rouge et bleu réseau de ses veines sous une peau blanche lézardée par endroits, sa colonne comme l’exosquelette d’un quelconque serpent préhistorique, les entrecôtes comme déjà grignotées par les coyotes.

Je pêche avec un simple fil frisé en mémoire de sa bobine et un hameçon rouillé. Appât de fortune. Toutes les dix secondes, je tire un grand coup mais je n’ai pas encore réussi à ramener quoi que ce soit pour le prochain repas. Ce que Raph raconte toujours à propos de l’argent semble l’obséder, le faire passer pour fou mais en d’autres temps j’aurais probablement été d’accord avec lui. En d’autres temps, nous aurions bien pu être amis.

Je pêche tout l’après-midi mais je n’ai rien pris. Nous avons mangé beaucoup de truites mais elles ont probablement migré vers des eaux plus profondes. Celles du lac Endormi, peut-être même celles du lac Tiblemont en amont. Elles peuvent s’y prélasser dans les eaux plus profondes sous la glace. Elles survivront et reviendront ici, frayer entre les pierres arrondies de la rivière le printemps prochain.

 

***

 

 Adéline a terminé la tranchée. Raph demande, “C’est pourquoi, ce trou, déjà?” C’est bien la première fois qu’il en parle, bien que je l’aie vu souvent regarder au fond du trou les yeux en forme de points d’interrogation.

Le soleil disparaît sous les nuages. La noirceur tombe avant que le ciel ne se dégage. Nous sommes tous les trois autour du feu, Adéline près de moi. La vérité est la seule explication valable. Je réponds, “Nous avons besoin de mettre le motorisé à l’abri des grands vents d’hiver.” Il dit que cela ne le dérange aucunement de dormir sous sa tente comme s’il ne connaissait rien de la rigueur de nos hivers. Il va crever gelé dans sa tente, Adéline et moi le savons très bien. Il dit, “Ça vient si froid que ça par ici?”

“Pas vraiment,” qu’Adéline répond, habile.

 

***

 

Les vents se retournent, ils se tordent de froideur. Ceux qui venaient du sud s’en retournent chez eux. Les flammes de notre feu se dressent à peine comme des serpents fatigués et Adéline joue la charmeuse – ses bras croisés contre sa poitrine, elle fixe directement la chaleur du feu. Elle chantonne tout bas les paroles de Picasso’s last words. Son interprétation est fidèle et impressionnante. Les flammes se dandinent et dansent à travers ses mots a capella.

Quelques flocons apparaissent, comme des boules de coton suspendues dans l’air. Sous le pont, personne ne le réalise, pas plus que l’importante chute de température.

Je me joins à Adéline dans la chanson et Raph marmonne les voix de fond. Puis un interminable silence. Une noirceur pesante. De guerre lasse, Adéline et moi avons retrouvé à tâtons les sorties d’urgence sur le toit du motorisé sous quatre pouces de terre remblayée. Raph n’a rien vu, rien entendu, à absorber les dernières caresses chaudes de la braise. Nous aurons de la viande une partie de l’hiver.

 

***

 

Le ciel est parti de côté emportant les étoiles avec lui. L’haleine de Raph dansait autour de son visage comme un fantôme épuisé par la nuit glaciale. Lorsqu’il a cru qu’il ne pourrait pas tenir une minute de plus, la crête au pied du ciel s’est mise à fondre en une mince ligne rouge. Il a fermé ses yeux et sa peau congelée parvenait à capter un chagrin de chaleur dans la crête vermillon, l’accueillait comme une ultime bénédiction.

 


Flying Bum

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De tous les possibles univers

 

S’il existe comme on le prétend une infinité d’univers, c’est qu’il en existe un en tous points semblable à celui-ci précisément, mais dans lequel vous n’êtes pas en train de lire ce texte, vous vous grattez le derrière. Sur l’infinité d’univers possibles dans la probabilité absolue de la vie, dans ceux de Léon en particulier, dans 1024 de ces univers, Léon entre dans une réunion d’alcooliques anonymes en disant : “Je souhaiterais qu’elle meure alors je m’épargnerais tout le tracas de la quitter moi-même.” Il supporte maintenant mal la présence de sa femme parce qu’il en a baisé une autre au hasard et qu’il sait très bien ce qu’il a fait et il en a honte. En fait, il souhaiterait bien se transporter dans un autre univers où aucun dommage n’aurait été fait. Mais dans tout autre univers, il existe d’autres dommages, peut-être pires encore.

 

Dans tous les possibles univers, Léon est le type d’homme à faire des déclarations dramatiques et poser des gestes suicidaires sinon parfaitement idiots.

 

Après coup, les gens l’implorent de continuer de faire les efforts, à se reprendre en mains et dans plusieurs autres univers c’est exactement ce qu’il fait et dans 105 univers, il boit jusqu’à sa mort, il boit sa mort en fait. Dans un de ces univers, un homme a perdu son chapeau. Dans un autre il l’a retrouvé, et dans un autre il n’en a jamais porté.

 

Dans un autre univers, la femme de Léon, Odile, assiste à la vente de charité dans l’exacte salle paroissiale où se tient la rencontre des alcooliques anonymes. Elle cherche une salle de bain. Elle passe devant la porte ouverte du meeting de Léon, comme il les appelle, et il la voit et horrifié autant qu’ébaubi il conduit pendant six heures vers la ville d’Abitibi où son frère habite et il ne la revoit plus avant au moins une décennie, dans un des multiples univers générés par cet événement-choc, et dans douze de ces univers nouveaux ils se croisent par hasard dans un bar d’Alma et dans six autres ils prennent un verre ensemble et dans trois, ils baisent à la mémoire des beaux jours, dans deux ils se remettent ensemble mais dans les deux cas, ils sont misérables et malheureux.

 

Ou, il ne la voit pas dans l’embrasure de la porte qui l’entend déclarer qu’il la voudrait morte, ce qu’il ne pense pas vraiment, mais elle l’a bien entendu et lorsqu’il rentre à la maison, elle le fout à la porte, demande et obtient le divorce, et pendant que Léon déménage, elle discute avec un des déménageurs qui lui laisse son numéro de téléphone et plus tard elle l’appelle et refait sa vie avec lui, se remarie et part vivre avec dans le bas du fleuve.

 

Dans tous les univers possibles, le temps est une illusion de mouvements qui se déploient par mitose infinie, division par division, alors par une nuit claire Odile pourrait tout aussi bien s’envelopper dans un manteau, parfois rien qu’une petite laine, pour sortir s’assoir sur le balcon de son trois-et-demi de Trois-Pistoles et se mettre à penser à ce que Léon peut bien devenir en espérant qu’il a vaincu son problème d’alcool et peut-être même aura-t-il rencontré quelqu’un d’autre et qu’il soit heureux parce qu’Odile n’a gardé aucun ressentiment et elle sait qu’il ne le pensait pas vraiment et que si elle méritait mieux, alors Léon aussi et qu’elle pouvait admirer tranquillement l’abysse étoilée au-dessus de sa tête, ces étoiles qui dureront toujours, préservées dans l’instant précis où elle les observe, le temps qu’elles émettent 1072 photons qui ne l’atteindront pourtant jamais.

 

Mais dans un autre de ces foutus univers, dans les faits, Odile meurt. Elle traverse les rails du chemin de fer en rentrant de l’épicerie, tous ses sacs à la main, et elle subit une sorte de mini-attaque attribuable à ses nouveaux anti-ovulants, elle attrape une faiblesse au moment exact où le train passe et elle est tranchée en deux, les carottes et les conserves répandues sur la voie, des pommes roulent, un pot d’olives explosé, sa saumure lentement absorbée par le gravier. Dans un autre univers pourtant, elle sort de la douche, fraîche et heureuse, mais la même faiblesse la prend et en tombant au sol, elle se fracasse le crâne sur le rebord du bain et meurt sur le coup. Quand on dit que ton heure est venue.

 

Dans 104 univers, Léon ne se doute pas qu’un officier de police s’en vient lui annoncer la triste nouvelle mais dans un autre univers pourtant, Léon qui s’est remis avec Odile, stoïque sous l’embrasure de la porte de la salle de bain regarde Odile, son regard immobile et totalement absent, vaguement orienté vers la flaque de sang déjà partiellement coagulé dans laquelle repose une bonne partie de la chevelure d’Odile. Et de la plaie de chair ouverte sur son front s’apprête à tomber paresseusement une dernière goutte qui s’étire lentement avant de plonger dans la flaque dans une milliseconde à venir mais encore suspendue dans le temps.

 

Avant que la goutte de sang ne touche à la flaque, 105 univers nouveaux naissent dans cette seule nanoseconde et dans 10univers, Léon ne survit pas une seule fois. Même pas une.

 


Flying Bum

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Sauvez mon âme

Le pasteur dodu avec un gros visage rose se penche vers toi et sourit. Tu es mort. Tu es étendu bien tranquille dans ton cercueil couleur crème, sur un lit de soie rouge écarlate et on dirait que tu souris en retour, comme un homme satisfait. Le pasteur Roy se tourne vers sa congrégation, on dirait que toute la ville y est, et il lève la main pour appeler le silence.

 

“Bien chers frères et sœurs, nous sommes réunis ici aujourd’hui, non pas pour pleurer sa vie, mais bien pour célébrer la mort de Léopold Simoneau, ce bâtard d’enfant de chienne!”

 

La foule applaudit, acclamations et moqueries pleuvent sur ton cadavre. Tout le monde s’est mis tout beau, sur son trente-six, dans toutes les couleurs imaginables, sauf le noir. On dirait que le festival du cochon de Sainte-Perpétue a envahi la petite église de bois blanchi et le party est pris.

 

Comme si tu n’habitais plus ce corps, tu te regardes. Hostie que t’es beau, que tu penses. Ta peau bronzée est bien tendue et brillante. Ton épaisse chevelure grise et blanche est peignée en belles ondulations qui rappellent un océan léché par la pleine lune de septembre. Ils t’ont découpé une moustache impeccable et fine qui ne fait qu’attendre une femme pour la séduire. Tout ceci emballé dans ton veston favori en velours bleu nuit et les boutons de manchettes en or volées à ton frère qui brillent au bout de tes manches de chemise blanche.

 

Le pasteur Roy demande si quiconque aurait des paroles d’adieu à prononcer et la ville entière se lève pour t’enguirlander gaiment.

 

“Il a mangé toute ma viande et il a remis les os dans le frigo!”

 

“Il a volé tous mes bas du pied gauche!”

 

“Il a volé tous mes gants de la main droite!”

 

“Il a fait l’amour à ma mère!”

 

“Il a baisé mon père!”

 

“Il a débauché ma sœur!”

 

“Il m’a baisée mais il ne m’a jamais rappelée après!”

 

Un petit homme aux yeux exorbités et à la coiffure en comb-over se lève et marmonne, “Il n’était pas si pire que ça dans mon livre à moi, je l’ai vu ramasser un vieux chien errant…”

 

“Ferme ta grand’gueule, Albert, gros contrarieux,“ dit le pasteur Roy alors que quelques hommes derrière lui tirent l’homme par les épaules pour le rasseoir cavalièrement sur son banc.

 

“Ce chien-là était la plus horrible et méchante créature en ville, un peu comme Léopold Simoneau lui-même.”

 

“Oui, ce chien-là m’a déjà mordu au sang.”

 

“Léopold Simoneau m’a déjà mordu lui aussi, une fois, au lit,” dit une femme, “pour me faire réaliser que j’avais aimé cela, ce qui m’enrage au plus haut point et me plonge dans la plus profonde perplexité.”

 

“Il me doit trois grosses piastres en argent de la confédération,” gueule madame Claudette l’institutrice en frappant le sol de sa marchette.

 

“Lorsque je lui ai dit que je l’aimais, il n’a rien répondu, l’écœurant,” dit une petite voix tremblotante qui venait du fond de la chapelle, une belle dame dans une jolie robe bleue.

 

Après une messe brève et lue du bout de la gueule par le pasteur Roy, le silence s’installe comme les gens commencent à sympathiser hypocritement en hochant de la tête ou en la baissant pour cacher leurs larmes de rage. Les pleurs et les cris passent au-dessus de ton cercueil et de ton sourire sournois toujours aussi immobile.

 

Le pasteur lève encore la main pour faire revenir le calme et pointe vers toi. “Cet homme,” dit-il, “est le péché réincarné en chaussures de suède.” Il renifle un grand coup et crie de bord en bord de l’église, “qu’il pourrisse en enfer, si le diable veut bien de lui.”

 

Les gens commencent lentement à partir, gonflés de fureur vertueuse, solidaires dans la commisération. À mesure que les gens défilent, tu aperçois deux hommes immobiles, un qui ressemble à un hippie en blanc et un autre qui ressemble à un comptable en rouge. Ils te regardent. Pas ton cadavre, toi.

 

C’est alors que Claudette, hystérique, se précipite sur toi avec sa marchette et commence à fouiller toutes tes poches à la recherche de ses foutues grosses piastres en argent de la confédération. “Où tu les as mis, mes belles piastres gros bâtard d’enfant de chienne?”

 

Le pasteur Roy est venu la tirer doucement par le bras, “Allez madame Claudette, laissez les charognards s’occuper de ce qu’il reste de lui,” dit-il, tout en l’éloignant de ton cercueil et en passant directement devant le hippie en blanc et le comptable en rouge.

 

“Tu sais,” dit le comptable en rouge, pasteur Roy a raison, je ne veux pas de toi en enfer.” Il sourit en affichant beaucoup trop de dents. “Tu pensais qu’un repentir de dernière minute suffirait à faire oublier tous tes péchés, mais je suis heureux que tu l’aies fait quand même, ça me donne une bonne raison de te fermer ma porte,” dit le comptable. Le hippie soupire en regardant vers le ciel. “Juste parce qu’un homme prononce un tardif appel au pardon, cela ne veut absolument pas dire que le pardon lui est accordé d’office, c’est comme, pas notre “vibe”, ici au ciel.”  Le hippie se penche sur toi et te dit en plein nez, “Tu ne peux pas remonter avec moi non plus.”

 

Le comptable en rouge geint comme une hyène en faisant de petites ondulations du bassin. “Ça m’a tout l’air qu’on t’abandonne aux asticots, Léopold, amuse-toi bien.”

 

Et les deux hommes joignent le défilé et s’en retournent.

 

Tu te dis que peut-être Charon le passeur des Enfers viendra te prendre dans son traversier sur le Styx pour t’emporter vers le royaume des morts mais tu réalises que tu n’as plus de quoi payer ton passage. Claudette, maudite Claudette, a réussi malgré tout à t’extirper les vieux dollars en argent de la confédération que tu croyais bien cachés dans tes godasses en suède bleu. Le tarif pour le monde souterrain a probablement grimpé, de toutes façons, comme tout le reste.

 

Tu penses à Anubis, tu te demandes si tu pourrais faire peser ton âme pour en connaître le prix. Une voix émerge de nulle part pour te dire que même ton chien bâtard ne te recommanderait pas à Anubis. Cette horrible bête était vraiment un trou-de-cul finalement; peut-être que tous les chiens ne devraient pas aller au ciel.

 

Mais encore, tu souris.

 

Un sourire creux comme une face de citrouille. On t’a bourré les joues de papier-journal et sculpté un sourire, cousu avec du fil pour te forcer à avoir l’air de sourire. Oui, ta face sourit, mais pas toi.

 

Le jour fait lentement place à la nuit, tu sens la matière de ton cadavre ramener ton âme vers l’intérieur, on ne laisse pas traîner les âmes qui n’ont nulle part où aller. Le lendemain, il pleut. Personne ne veut risquer de mouiller ses beaux vêtements pour aller voir ton cadavre une dernière fois. Le fossoyeur, seul, impassible, remplit le trou sur toi dans un silence pesant, une pelletée de terre à la fois. Tu ne sais pas depuis quand tu gis dans la terre. Des minutes, des décennies? Éventuellement, le couvercle de ton cercueil s’affaisse. Ils t’ont donné un cercueil défectueux, tu penses, pas du tout surpris. Tu sens les asticots se promener partout sur ton corps mais tu ne décomposes pas. Il semble bien que même la mère Nature et ses asticots ne veulent pas de toi.

 

Il n’y a pas de place nulle part pour les Léopold Simoneau du monde entier. Il n’y en aura pas de repos, pour toi.

 

Alors tu commencer à creuser.

 


Flying Bum

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L’acrise d’octobre

(avant-goût des déréglements climatiques)

Parce qu’on l’a observée la toute première fois dans la paroisse d’Acrise, dans le Kent en Angleterre dans les premiers jours d’octobre.

Une nouvelle espèce d’insecte piqueur, une sorte de pou, qui s’est répandue chez nous à la vitesse d’un feu de forêt. L’acrise d’octobre est minuscule – la taille d’un grain de sable – et elle parcourt des plaines de peau humaine à la queue-leu-leu formant de belles lignes pointillées. Partout où elles vont, les acrises piquent, laissant des alignements de points rouges sur la peau de leur victime. Chacune à son tour, elles quittent la ligne un moment, nidifient sur l’accotement du défilé déposant un lot d’œufs dans un seul pore de peau. Les œufs s’incubent d’eux-mêmes pendant neuf heures et seize minutes. Ensuite les bébés-acrises se nourrissent de poussière en suspension et de peau morte jusqu’à ce qu’elles atteignent la taille nécessaire pour se joindre au prochain convoi d’acrises à passer par là.

Certains scientifiques contestent les origines de l’acrise d’octobre, blâment la pollution combinée aux bouleversements climatiques, les plus criards évoquent une conspiration de l’état en collusion avec l’industrie des insecticides en vaporisateur et des pesticides de tout acabit. Foutaises, l’acrise d’octobre résiste à tous les insecticides connus. Les gens essaient tout de même, douchant littéralement leur corps dans le DEET, revendiquent le retour du bon vieux DDT et portent nuitamment des ponchos de plastique pour ne pas tacher leurs draps.

***

L’acrise d’octobre possède une physionomie adorable. Tous les jours l’internet et la télé publient de nouvelles photos prises au microscope. D’énormes yeux brillants un peu tristes, des antennes multiples aux allures de faux-cils de starlette, la courbe supérieure de la bouche sans lèvre qui donne l’impression d’un sourire tendre et amical. Une industrie artisanale prend vie mettant sur le marché des peluches à son effigie, des autocollants, des t-shirts imprimés. Les enfants dans les cours d’école jouent à la tag-acrise, se pourchassant les uns les autres en longues files indiennes qu’ils ne délaissent que pour s’accroupir, se couvrir la tête lorsque c’est leur tour de pondre à côté du défilé.

***

Chaque morsure de l’acrise d’octobre ressemble à une centaine de morsure de moustique concentrées sur un diamètre pas plus grand que celui d’un pois vert. Lorsque la morsure est grattée elle prend la taille d’une pièce de vingt-cinq cents, la démangeaison plonge profondément sous la peau, jusqu’à l’os. Un écho de la démangeaison peut même être ressentie jusqu’au côté opposé du membre affecté, de bord en bord du torse même. La guérison est quasi-interminable. Des gens vont jusqu’à ouvrir leurs plaies au couteau, se mordre au sang, convaincus qu’il y a quelque chose qui vit à l’intérieur des plaies. Les nids d’acrise, eux pourtant, ne piquent pas du tout.

Les revendeurs de drogue et autres entrepreneurs plus légaux vident leurs inventaires de crèmes hydrocortisones et de pilules antihistaminiques, vendues à des prix abusifs. Des gens désespérés errent dans les rues les plus malfamées à toute heure du jour et de la nuit. Ils paient des centaines de dollars pour des flacons de la taille d’un dé à coudre que les pharmaciens barricadés leur passent à travers des fentes dans des vitres blindées. Des remèdes qui ne calment la douleur que partiellement, temporairement, et d’autres gens optent pour les drogues de rue. Des anesthésiants dissociatifs comme le PCP et la kétamine leur permettent de transcender la sensation de démangeaison.

D’autres refusent la drogue, cherchent des traitements alternatifs. Des studios d’acrise-yoga voient le jour. Chaque séance de quatre-vingt-dix minutes inclut vingt minutes de méditation, soixante minutes d’étirements et d’effleurements cutanés et un dernier dix minutes d’incantations, une lente lamentation sonore, plaidoyer gémissant pour appeler la miséricorde de l’acrise d’octobre.

***

Un infime pourcentage de la population, on l’estime à une personne sur mille, est allergique aux sécrétions de l’acrise. Personne à ce jour n’en est mort mais aucun cas connu n’est sorti du coma de l’acrise d’octobre. Éventuellement, tout le monde connaît une victime isolée dans les centres d’hébergement pour comateux qui obligent les visiteurs à subir une procédure d’épouillage complète à nu qui inclut gracieusement une solution de corticostéroïdes en crème à l’odeur de lavande qui se vend cent-cinquante dollars le gramme au marché noir.

***

Nous sommes devenus un îlot d’acrises d’octobre coupé du monde extérieur par un filet électromagnétique invisible. Les autorités municipales nous avisent que de toucher toute partie du filet avec n’importe quelle partie du corps rendra une personne instantanément stérile. Des groupes de personnes ne désirant pas d’enfants convergent vers les zones interdites le samedi soir. Ils boivent de la sangria, fument des cigarettes trempées dans le PCP et forniquent gaiment dans le filet électromagnétique.

Le métro et les trains sont fermés. Aucun transport n’est autorisé à partir d’ici ou à venir de l’extérieur. Nous sommes devenus dépendants des conserves et des aliments surgelés. Dans un supermarché local, deux femmes dans la cinquantaine se disputent leurs fèves au lard favorites à coups de sacs à main.

Les hôpitaux ont révisé leur politique à propos de qui peut visiter les victimes du coma de l’acrise. Famille proche seulement, les gens volaient les crèmes à base de cortisone et les combinaisons étanches.

Une équipe de scientifiques passe à la télévision pour annoncer qu’ils en viendront bientôt à une solution. Toute solution efficace passe par la destruction de l’entière population de l’acrise d’octobre. Bien sûr, ceci enrage les Témoins de l’Acrise, un groupe de défenseurs zélés de l’acrise qui affirment atteindre un état spirituel extatique en pratiquant un grattage sans retenue de leurs morsures. Le plaisir est multiplié si le grattage est effectué par une autre personne. Les Témoins de l’Acrise se réunissent pour tenir des cercles de grattage en alternance dans le salon d’un membre ou d’un autre. Il est maintenant de notoriété publique que ces cercles dérapent inévitablement vers de bonnes vieilles orgies.

***

La population de l’acrise semble diminuer sensiblement aidée en cela par l’apparition d’une nouvelle variété de cafards carnivores. La population est soulagée. Par contre, la population doit consentir à se laisser envahir par les cafards mangeurs d’acrise qui ne sortent que la nuit et qui pullulent sur la peau des dormeurs. Heureusement les cafards sont petits et rapides.

Les gens complètement dégoûtés cherchent refuge dans les sédatifs, les plus forts qui soient. Une forte proportion de la population dort profondément sous sédation chaque nuit, le corps couvert de cafards. On rapporte que les introductions par effraction et les violations de domicile ont déjà augmenté de quarante-quatre pourcent.

***

Il s’est passé six mois depuis la dernière observation d’une acrise d’octobre vivante. Le filet électromagnétique est maintenant désactivé. Les cafards sont maintenant autorisés à sortir des limites de la ville à dos de pigeon, de rats et d’écureuils, dans le fond des poches de manteaux et les rebords de pantalons. Comme l’acrise, le cafard est résistant à tous les pesticides connus. Les scientifiques travaillent à la création d’un poison inodore, incolore et sans saveur pour être versé dans les aqueducs.

Les cafards sont hideux et visqueux, ils portent de longues défenses barbelées. Leur odeur est infecte. Ils n’ont pas d’yeux.

Après avoir dévoré la population entière d’acrises, les cafards se sont dirigés vers de nouvelles sources d’alimentation, les peaux mortes d’humain et les arachnides qui peuplent les lits et les oreillers. L’automne de l’acrise, une pièce en un acte jouit d’une très grande popularité au théatre local et l’on songe à lancer la pièce en tournée nationale. Les salons de tatouage ne fournissent plus à tatouer des représentations de l’acrise, ses longues lignes de piqûres traçant des volutes sur la peau.

Nous grattons maintenant nos vieilles cicatrices comme si cela pouvait réveiller la démangeaison particulière des piqûres de l’acrise. La nostalgie n’est plus ce qu’elle a déjà été.

Le soir, les enfants s’accrochent à leurs jolies acrises en peluche et prient très fort pour s’endormir avant que des essaims d’affreux cafards ne viennent se nourrir par milliers sur leurs corps nus.


Flying Bum

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Le prochain article sera mon 300ème, roulement de tambour.

L’été des martiens

Il y eut cet été, je devais avoir 8 ou 9 ans, mon ami Léon et moi nous levions de bonne heure – vers cinq ou six heures – et nous partions à bicyclette jusqu’au marché pour y trouver des foies de poulet, on les donnait à l’époque. Nous croyions dur comme fer qu’appâter nos lignes à pêche avec du foie de poulet nous garantirait des prises à tout coup. Nous roulions ensuite le long du chemin de la mine abandonnée, les foies de poulet se balançant dans leur sac de cellophane accroché à nos poignées de bicyclette puis nous cachions nos bécanes et marchions à travers les aulnes jusqu’à la rivière Bourlamaque. Nous choisissions une courbe dans la rivière qui créait un trou plus profond et nous y lancions nos lignes. C’était quelque chose que nous pouvions faire presque tous les matins d’été, aller chercher des foies de poulet, aller pêcher, ne rien attraper. Se lever à l’aube pour éviter les grandes chaleurs et maximiser nos chances d’attraper du poisson, n’importe quel poisson aurait bien fait l’affaire mais tous les jours, nous rentrions bredouille.

Je ne me rappelle pas avoir été à la pêche depuis.

Je me rappelle qu’il y avait des martiens partout cet été-là. Nous n’avions pas peur des extra-terrestres ni des OVNIs, nous ne connaissions même pas cela, il n’y avait pour nous que des humains et des martiens dans tout l’univers. Nous n’avions qu’à tourner un coin de rue et nous en apercevions un – enfin nous en apercevions quasiment un. Ils disparaissaient toujours trop vite. Juste en un petit craquement à peine perceptible, comme un coup d’électricité statique. Une petite flammèche qui durait une fraction de seconde avant de disparaître. Partis dans une autre dimension. On pouvait ressentir leur absence, le petit trou qu’ils laissaient derrière dans l’air sec de l’été.

Nous étions déterminés d’en attraper un et nous allions utiliser tout l’arsenal à notre disposition. Nos yeux et nos oreilles, évidemment, mais également de la technologie et un peu de magie aussi. Des ruses de sioux également. Nous descendions au bout de la rue. On se rejoignait chez mon ami Léon et nous nous réunissions sous le balcon de côté, assis dans le bran de scie échappé là par les livreurs. La maison de mon ami était chauffée au bran de scie, l’hiver. Léon avait une enregistreuse à cassettes qui n’était jamais supposée sortir de la maison, elle appartenait à son frère qui n’entendait pas à rire, mais lorsque cela devenait absolument nécessaire, Léon n’hésitait pas à bafouer la consigne. On ne rigole pas avec les martiens. Aline Rozon possédait une Instamatic qu’elle transportait autour du poignet avec une petite ganse et elle faisait tourner la caméra autour de son bras comme une hélice lorsqu’elle s’emmerdait. Sinon, sans preuves sonores ou visuelles, qui nous croirait? Sûrement pas nos grands frères et nos familles qui n’en rataient pas une pour se payer notre tronche. Nous nous moquerions bien d’eux le temps venu de déposer nos preuves devant les journalistes des bulletins de nouvelles télévisées.

Je ne me souviens plus exactement de notre première rencontre, Léon et moi. Avec le recul et malgré tous les efforts de mémorisation, il me semble encore aujourd’hui que Léon avait toujours été là, comme une omniprésence tranquille, toujours disponible, toujours volontaire pour les mauvais coups comme les bons. Surtout les mauvais. Je me rappelle de longues discussions et d’avoir tracé des plans pour creuser un tunnel secret entre nos deux maisons. Évidemment, nous n’avons jamais vraiment réalisé notre plan – un plan un peu utopique comme bien des plans d’enfant à l’imagination plus grande que les moyens – mais notre tunnel aurait passé sous la ruelle et les sorties auraient été camouflées totalement, entrées secrètes et tout le bazar. J’y pense encore, parfois.

Pour l’aspect magie, il faillait chercher un peu, se creuser les méninges. J’ai décidé que ce serait mon département et personne ne s’est opposé. “Pour s’attraper un beau martien, il faut devenir un peu un martien nous-mêmes,” que je leur ai affirmé avec le plus grand sérieux, “on doit réfléchir comme eux.” Alors nous sommes allés réfléchir dans le vieux pick-up modèle A qui se laissait lentement manger par la rouille au bout de la cour à scrap chez Bisson, là où nous pourrions réfléchir à notre guise.

Adrien Doiron, qui était le plus âgé sur place, a pris place derrière le volant. Sa grande sœur Adéline, treize ans et toutes ses dents, nous avait abandonné au profit d’une bicyclette flambant neuve qu’elle promenait dans toute la ville pour que tout un chacun puisse l’admirer. J’étais dans la boîte du camion avec Aline Rozon, les deux les coudes appuyés sur l’ouverture de la lunette arrière dont la vitre n’existait plus et Léon occupait le siège passager.

Puis je me suis levé debout dans le fond de la boîte pour que tout le monde me voit bien. Si la vieille Ford avait été équipée d’un tableau noir, je l’aurais utilisé. “Nous savons déjà ,” leur lançai-je comme intro. “Ils sont partout autour de nous. Ce qu’il nous reste à découvrir c’est comment et pourquoi. Comment ils se rendent jusqu’ici, pourquoi viennent-ils jusqu’ici?” J’avais pratiqué devant le miroir chez moi avant de venir et je n’étais pas peu fier de ma présentation jusque-là. Juste un brin énervé lorsque le bras d’Aline Rozon a cessé de faire tourner l’Instamatic et qu’elle a levé la main.

“Oui, Aline?”

“Qu’est-ce que tu fais pour le quand?”

“Oui, bien sûr, le quand,” que je lui réponds, “mais le quand, c’est maintenant, non?”

“Ah oui, et comment on fait pour savoir que notre quand c’est le même quand que leur quand?” qu’Aline avait répliqué.

“Alors, si je te suis, les martiens seraient des voyageurs du temps et non des voyageurs de l’espace?” avait aussitôt répliqué Doiron qui tournait le dos à Aline, gardant ses mains sur le volant.

“Ils pourraient être les deux,” qu’Aline lui avait répondu.

“Comme dans Perdus dans l’Espace,” poursuivait mon ami Léon, “l’épisode avec des astronautes et des hommes des cavernes?”

Alors, tout le monde en même temps, on s’est mis à chanter la chanson-thème de l’émission se faisant aller la tête à gauche, à droite, seulement les paroles échangées pour des mots de notre invention, des mots qu’on n’aurait sûrement pas chantés devant monsieur le curé.

Mon ami Léon et moi avons grandi, nous avons vécu des vies bien différentes, des chemins qui ne se croisaient plus. Sans aucune espèce de rancune ni d’acrimonie, aucune friction entre nous, pour les mêmes raisons insignifiantes qui font que les gens s’éloignent les uns des autres emportés dans la vague du temps. Le temps qui cherche toujours à s’insérer de force entre deux amitiés comme un couteau dans le fromage et un jour, on réalise qu’on ne fait plus un, comme on le croyait, comme dans les grands serments, la séparation est accomplie, complète. Il faudrait une résistance puissante et active contre cette force malfaisante pour conserver ces amitiés, spécialement lorsque la distance s’en mêle, comme lorsque j’ai eu à partir, suivre la famille ailleurs. Et puis un jour, la vie adulte, on apprend que la motocyclette de Léon a pris le champ sévèrement et pendant de longues semaines, on attend des nouvelles de sa carcasse en piteux état. Et puis un jour, on apprend que sa famille a décidé de le laisser aller, de le débrancher, bête comme on éteint la télé à la fin des programmes.   

“La chose la plus importante, nous devons savoir ils nous veulent quoi.”

“Tu n’avais pas dit que c’était une question de comment et de pourquoi, pas de quoi,” qu’Aline réplique.

“D’après moi,” avait répondu Léon, “c’est davantage une question de qui.”

“Le qui nous éclairerait sur le pourquoi et le ,” avait dit Aline.

“Et le quand aussi,” avait répliqué Doiron, “on n’a pas toute la nuit.”

“Bon, alors,” continue Aline, “c’est rien qu’une énorme question de quiquoiquandoùpourquoicomment.”

J’ai ouvert la bouche pour tenter une réponse mais j’ai été interrompu par un son de klaxon-poire.

Adéline Doiron arpentait les allées de la cour à scrap chez Bisson en pinçant à répétition la poire de son klaxon pour être bien certaine qu’on la regarde. Au volant de sa bicyclette flambant neuve, des beaux baskets jaunes aux pieds, des grandes jambes bronzées qui montaient jusqu’à une petite jupe de coton souple, camisole et bretelles-spaghetti que le vent moulait sur sa poitrine naissante, cheveux au vent puis ses fesses rondes qui rebondissaient sur sa selle à mesure qu’elle s’éloignait. Et mon coeur qui ratatinait à mesure qu’elle s’éloignait.

Vous avais-je dit que j’étais en amour avec Adéline Doiron?

Je suis revenu à nos affaires juste à temps pour apercevoir Adrien et mon ami Léon qui étaient descendus du camion, suivis d’Aline Rozon et les trois avaient l’air de véritables statues de sel, immobilisés en plein mouvement comme dans une chorégraphie déjantée. Deux boules de lumière comme des feux-follets dansaient au-dessus de moi, puis elles se sont rejointes et se couraient en rond l’une après l’autre de plus en plus rapidement formant un grand cercle de feu. Puis elles ont disparu en une fraction de seconde laissant derrière elles un vide glacial et intersidéral qui nous a tous habité longtemps, paralysés, après leur départ.

Je pense souvent à mon ami Léon, je pense à lui depuis plusieurs années déjà. Sa mort me rappelle – dans mes bons moments – comment elle a bouleversé, chaviré pour une première fois, mes points de vue sur la vie, comment elle m’a montré et me rappelle encore comment notre existence est brève et inintelligible de tellement de façons. Et dans mes mauvais moments, je vous épargne le mélo. Les rebondissements que la vie place devant nous, par moments, intentionnellement confus et incompréhensibles. Nous ne survivons à une catastrophe que pour mieux aller mourir dans une autre. Là où nous espérons une vérité, une autre se pointe, imprévisible et venue de nulle part puis elle s’approche, si près qu’on croit pouvoir la toucher, la réclamer comme la nôtre, et c’est celle-là même qui nous réclame à la fin.

Je me tiens dans les herbes hautes au bout de la cour à scrap chez Bisson, seul. Même la Ford modèle A rouillée n’est plus là sauf le volant, au sol à mes pieds. Je le ramasse et je retourne comme convenu à notre point de ralliement, dans le bran de scie sous le balcon chez mon ami Léon, j’agite le volant comme si je pilotais un véhicule invisible. L’air lourd et sec n’est perturbé que par le chant strident des Frédéric* soudain affolés. En marchant, je me demande comment je vais expliquer cela aux parents de Léon, à ma mère, aux postes de télévision du monde entier, à la planète entière.

La route la plus courte est en diagonale à travers un boisé d’épinettes, alors je cours en me faufilant à travers les chicots d’ifs qui me concèdent des corridors sinueux et étroits. Leurs plus basses branches créent des voûtes au-dessus de ma tête, le soleil les transperce pour venir me brûler la chair, leurs aiguilles tracent des dentelles de sang sur mes bras. Je marche pendant longtemps, épuisé, si longtemps que lorsque ma conscience émerge, je tiens toujours le volant serré dans mes mains sanguinolentes.

La maison de Léon semble abandonnée, l’herbe m’arrive à la taille, le toit est disparu, volatilisé, de là où se trouvaient jadis les fenêtres des chambres du deuxième, émergent de longues branches d’arbre.

Au loin, ma maison à moi n’existe plus.


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Flying Bum

*Frédéric, régionalisme de la région de l’Abitibi, nom donné à un oiseau, le bruant à gorge blanche.

Un jardin dans ma tête

Il est minuit. On est couchés. On vient d’écouter Star Académie en reprise et j’entends le verglas grésiller contre la cheminée de tôle, son cliquetis contre les grandes fenêtres. Dehors le vent gronde, les grands bancs de beige se transforment en patinoires. La météo annonce qu’une vingtaine de centimètres de neige se déposeront au courant de la nuit après la pluie et le verglas. Je ferme les yeux et dès lors je suis dans mon jardin sous un soleil ardent, on peut rêver. D’abord, j’étale toutes les enveloppes de semence sur la table et je vois déjà les rangs bien droits de tomates, de betteraves, d’oignons, de carottes, de boc choï et de belles salades de toutes les couleurs. Je prépare les semis. Ma boîte d’herbes et d’épices. Toutes ces variétés de fleurs. Toute la terre du jardin retournée prête à accueillir les semences et les plants. Le tout nouveau jardin de fraises, quatre rangs de vingt-quatre pieds chacun à détourber, toute la terre à tourner, à engraisser, amender, tant de travail à la bèche, à la pelle, à la fourche. Pas trop forçant, tout de même, bien emmitouflé dans mes couvertures prêt à tomber dans les bras de Morphée.

***

Il est minuit. J’ai abandonné le lit conjugal et je suis sorti de la maison, je creuse un autre rang de trous en forme d’étoile pour les nouveaux fraisiers. Les derniers trous n’étaient pas assez profonds. Les fraises ne faisaient que siffler au lieu de chanter comme elles auraient dû – comme c’était écrit sur les enveloppes de semence. Même que dans les journées particulièrement chaudes et sèches, elles ne faisaient que murmurer. Siffler ou murmurer c’est déjà bien assez impressionnant pour un fruit, mais pour ma douce c’était devenu une source de frustration, grande amateur de chanson et fan finie de Star Académie. Elle regardait les rangs de fraisiers par la fenêtre de cuisine et me servait perpétuellement son long soupir comme si un poids énorme s’écrasait sur elle forçant tout l’air à sortir de ses poumons. J’ai déjà eu un fauteuil de cuir qui faisait le même bruit toutes les fois où je m’assoyais dedans; elle m’a demandé de m’en débarrasser.

“On a payé une petite fortune pour ces fraisiers chantants,” qu’elle me dit, par la fenêtre grande ouverte. À ce moment précis, les fraisiers sifflaient l’air d’Il était une fois dans l’ouest. C’était bien quand même. De belles harmonies, une ou deux fraises à peine sur le lot sifflaient peut-être un quart de ton à côté, la perfection n’est pas de ce monde faut croire. “Des fraisiers chantants, pas des fraisiers qui sifflent . . . ou qui murmurent. Si j’avais voulu entendre siffler, j’aurais acheté des foutus pinsons,” vocifère-t-elle.

“On aurait pu s’acheter un perroquet,” que je lui réponds, “on aurait pu lui apprendre les paroles d’une chanson ou deux.”

“La publicité promettait qu’elles chanteraient,” dit-elle sur un ton qui semblait vouloir mettre un terme aux discussions.

***

Alors m’y voici et il est toujours minuit. Sous la lumière de la pleine lune, armé d’une pelle bénie par un chanoine et un arrosoir en forme d’éléphant remplie du sang d’une brebis. Tout était clairement spécifié dans les instructions sur les sachets de semence. Même le sang de brebis, incontournable. Comme les trous en forme d’étoiles. Heureusement, les arrosoirs en forme d’éléphant étaient en solde au Tigre Géant.

Cette-fois-ci, je creuse les trous un peu plus profonds. Pas mal plus profonds qu’initialement et c’était presque l’aube lorsque j’ai complété les travaux. J’entendais déjà les oiseaux se racler la gorge dans le bois en préparation de leur concert casse-oreilles matinal, comme s’ils se levaient irritables, sur un lendemain de cuite avec des querelles et des argumentations à finir. Je m’imagine toutes les sortes de drames usuels à leur 5 à 7 de la veille qui finissait toujours tard, avec des papas oiseaux qui passent beaucoup trop de temps à la table de la ravissante sœur de l’hôte – une femelle au plumage éloquent et à la poitrine aux couleurs vives. Et le matin suivant, les plus nerveux qui vont d’une branche à l’autre en se gazouillant des explications vaseuses et des excuses douteuses.

Lorsque j’ai eu fini de transplanter les fraisiers, je les ai arrosés avec le sang de brebis puis avec un peu d’eau pour faire descendre le sang magique. Je suis resté là un bon moment à regarder fièrement le travail fini, espérant secrètement que les plants me remercieraient en chantant une belle chanson. Le soleil atteignait déjà la cime des arbres, et les oiseaux en étaient maintenant à l’étape de s’en aller silencieusement vaquer chacun à ses petites affaires en s’évitant systématiquement du regard les uns les autres.

Aucune chanson venue des fraises, toutefois. Le traumatisme de la transplantation était encore tout récent; une chose bien peu plaisante, que l’on raconte, d’être déraciné puis replanté plus creux.

Je suis rentré sur la pointe des pieds, je me suis débarrassé de tous mes vêtements de travail et je me suis installé au lit malgré mes odeurs de sueur, de terre et de sang de brebis. Ma douce a bougé un peu puis elle s’est roulée légèrement histoire de me concéder un pouce ou deux de plus sur le matelas. Je me suis installé sur le dos au-dessus des couvertures fixant le plafond du regard. Le soleil était déjà trop vif pour que je m’endorme alors j’ai attendu jusqu’à ce que me vienne la lassitude à force d’attendre rien du tout.

C’est à ce moment-là qu’il m’a vraiment pris le goût que les fraisiers commencent à chanter quelque chose. Une attaque aussi soudaine que sournoise. Quelque chose de triste et de poignant, de leurs belles petites voix bien rouges de fraises qui pénétrerait par la fenêtre de la chambre comme une brise musicale qui atteindrait mes oreilles, étendu sur le lit avec ma douce qui ronfle à mes côtés et le soleil qui continue à grimper dans le ciel, sa chaleur qui se ferait de plus en plus sentir – celle du soleil, pas de ma douce. Ça aurait été bien que cela finisse par une chanson. Je pense, mais il était encore trop tôt pour ça.

Je me suis levé et je me suis dirigé vers la cuisine, j’ai préparé du café, puis j’ai attendu qu’il se passe peu importe ce qui devait se passer ce jour-là.

Ensuite, je me suis réveillé.

L’hiver est toujours là.


Flying Bum

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En en-tête : Coin jardin papillon, Vincent van Gogh, 1887

Quatre heurts du matin

Dans le cycle infini de la nuit et du jour chevauchés, il est cet instant impensé et impensable où les esprits, les mauvais comme les bons, visitent les rares vivants encore debout. Le peuple du jour, besogneux, inlassable et bien-pensant s’accroche désespérément à son ultime moment de jouissif sommeil. Les fêtards de la nuit ont tous déjà regagné leur lit, l’esprit ivre et engourdi. Un grand silence règne sur le mouvement interrompu de toutes choses. Il existe cet instant de trève silencieuse dans le passage d’hier à demain où les esprits circulent librement. Comme on pourrait allègrement danser nus sans aucune pudeur dans un doux moment sans musique et sans yeux pour nous voir faire. Trop tard pour se coucher tôt, trop tôt pour se lever tard. L’heure de la pénombre violette et bleue, la mort du vent doux et la bruine des fraîches rosées qui tombent. L’heure sublime où ça et là par les rues désertes, seuls les fous promènent leur chien imaginaire en parlant à leurs propres reflets dans les vitrines éteintes. L’heure aussi des plus grandes craintes.

Adéline et Armand

Armand ne sait toujours pas qui est Adéline, pas vraiment, mais il en rêve toujours. Elle lui était apparue comme une vision dans la nuit. Au bonheur d’une insomnie, Armand avait entendu des pas dans le couloir. Il avait enfilé son poing américain et s’était approché de la porte sur la pointe des pieds. Il avait ouvert la porte d’un grand coup sec et elle était là, debout directement devant lui, calme et souriante, le poing fermé bien haut, figée dans son mouvement, elle s’apprêtait à frapper à sa porte. Elle s’était présentée et s’enquérait aussitôt du prix du loyer dans la pitoyable maison de chambres où Armand faisait office de concierge. Il savait qu’elle venait du Nouveau-Brunswick rien qu’à l’accent à couper au couteau, qu’elle portait très bien sa trentaine, qu’elle était aussi désirable qu’intrigante. Une très belle femme.

Tu parles d’une heure, avait simplement pensé Armand rompu aux travers de la race humaine, avant de lui proposer d’entrer. Armand avait dans les soixante ans, ex-bagnard maintenant tranquille, il vivait seul dans sa chambrette d’un quartier définitivement pauvre dans une ville de province. Il avait jadis tué de ses blanches mains le pauvre homme qui avait, un soir bien arrosé, emprunté la femme de sa vie sous ses yeux. Il aurait pu difficilement ne pas ressentir les sentiments troublants qui s’étaient mis à l’envahir en la présence d’une femme aussi inspirante qu’inattendue, des grands morceaux de lui-même depuis trop longtemps réprimés se rappelaient à lui avec violence. Adéline avait pour tout bagage un énorme sac à main en bandoulière. Armand qui ne buvait plus d’alcool depuis la fameuse nuit lui avait offert un café qu’elle avait accepté. Ils avaient jasé de choses et d’autres après que les négociations avaient été conclues pour le prix de la chambre. Elle n’avait pas l’argent pour la première semaine mais Armand semblait enjôlé, avait fait abstraction de ses règles habituellement les plus strictes. Elle lui avait demandé une journée ou deux prétextant des problèmes d’accès à ses comptes bancaires à Bathurst. Il était monté avec elle à l’étage et lui avait montré la chambre chichement meublée qu’elle avait regardée bien distraitement. Elle avait remercié Armand qui avait compris qu’elle désirait maintenant aller se reposer un peu et il avait regagné ses quartiers non sans éprouver un certain dépit et s’était mis au lit lui aussi. Puis il était lentement tombé dans les bras de Morphée.

Il était passé quatre heures du matin, peut-être même près de cinq heures, il faisait encore bleu sombre dehors. Une heure à laquelle on ne sait jamais à quoi s’attendre dans les pas beaux quartiers. Armand s’était réveillé en sursaut, un bruit suspect dans le couloir. Puis un cognement tenace se faisait entendre dans sa porte, à peine audible mais qui ne cessait pas. Armand avait entrouvert la porte laissant prudemment la chaîne en place. Adéline était là, debout avec son sac sur l’épaule, les cheveux en broussaille, essoufflée, tout habillée comme tantôt mais la robe passablement froissée, déboutonnée assez loin pour laisser entrevoir la dentelle de son soutien-gorge et la rondeur ragoûtante de sa poitrine. –“Laisse-moi entrer, j’ai peur. Je suis en train de chier carrément dans mes culottes de peur, toute seule en haut.” Et Armand l’avait fait entrer. Elle l’avait trop facilement convaincu de la laisser passer le reste de la nuit chez lui. Après une brève conversation, ils s’étaient mis au pieu tous les deux dans le seul lit disponible. Armand avait toujours son pantalon de pyjama, elle avait enlevé sa robe et ses bas de nylon et n’avait gardé que son slip et son soutien-gorge. Elle était superbement belle, Armand croyait littéralement rêver et cachait très mal son désir maintenant aussi évident que hors de contrôle. –“Je ne te connais pas encore beaucoup,” avait-elle dit à Armand en se faufilant sous les draps à ses côtés, “mais tu m’as l’air d’un bon Jack, il y a au moins une chose que je pourrais faire pour toi, pour ne pas te laisser “amanché” de même, pauvre toé.” Elle l’avait libéré de la prison de coton de son pyjama maintenant à l’étroit et avait entrepris de faire pour lui, de la plus suave façon, ce que les hommes peuvent très bien se faire eux-mêmes lorsqu’ils s’ennuient un peu trop. Armand ébaubi et ravi l’avait docilement laissé opérer avant que les deux singuliers tourtereaux ne s’endorment du sommeil du juste. Lorsqu’Armand s‘était réveillé au petit matin, elle était disparue.

Cabaret Flamingo, Saint-Hyacinthe. Madeleine sort et descend sur le trottoir pour attraper un taxi sur la rue. Ils ne sont pas trop nombreux les soirs de semaine à l’heure de fermeture des bars. Elle est perchée sur des talons aiguilles et elle ne porte qu’une robe qui détaille avec une efficacité redoutable les belles rondeurs que Dame Nature lui a offertes. Les taxis se font extrêmement rares. Elle voit venir une grosse Cadillac par le pont qui vient du quartier Saint-Joseph de l’autre côté de la Yamaska. Quand la voiture passe devant elle, elle fait aller ses bras comme si c’était un véritable taxi. Le chauffeur croit bien avoir la berlue, n’est pas certain de ce qu’il voit dans le bleu violacé de la nuit, à travers une brume légère qui s’évade lentement de la rivière pour envahir les rues. La voiture s’arrête, le chauffeur baisse sa fenêtre. Un homme dans la cinquantaine, veston-cravate, bijoux clinquants et coiffure à la Elvis. La négociation est brève, Madeleine monte avec l’inconnu. –“T’es pas de par ici, toi, je ne t’ai jamais vue à Saint-Hyacinthe,” demande l’homme curieux et définitivement alangui. Ils sont rapidement rendus chez elle. Madeleine et l’homme descendent de voiture et elle l’accompagne en le tenant par le bras. Madeleine habite une chambre meublée de la rue Sicotte qui ne paye pas de mine, un quartier qui a connu des jours meilleurs. L’homme retire ses chaussures, lance son veston sur une chaise et s’assoit sur le bord du lit. Dans la pénombre, il observe le décor tellement pauvre et rudimentaire qu’on dirait que personne n’habite vraiment ici. Madeleine sort un dix-onces de vodka de son sac et trouve deux verres dépareillés dans l’armoire au-dessus du lavabo. Elle vient se planter debout devant l’homme et se tient entre ses deux jambes. Elle défait sa cravate qu’elle lance sur le veston et commence à déboutonner la chemise de l’homme. Puis, elle défait quelques boutons de sa robe et s’agenouille devant lui et s’attaque à son pantalon qui a vite fait d’aller rejoindre le reste. –“Non non non, tabarnak, pas trop frais ton affaire, tu vas aller prendre une douche si tu veux vraiment visiter le paradis à soir, mon homme.” Madeleine sort une serviette du tiroir, l’enroule autour de la taille de l’homme; elle ouvre la porte et lui pointe, plus loin dans le couloir, la salle de bains de l’étage. –“Envoye, je t’attends.” dit-elle à l’homme en poussant sur ses fesses. L’homme se précipite sur la pointe des orteils pressé de revenir exulter.

Madeleine referme la porte, se rhabille rapidement. Elle fouille le pantalon de l’homme pour en extraire le porte-monnaie. Soir de chance, bingo! une belle grosse liasse de billets qu’elle enfouit dans son sac et elle quitte les lieux en catimini. Quand l’homme revient frais et dispos et qu’il réalise sa propre stupidité, il est en furie. Il se rhabille et se précipite chez le concierge.

–“C’est qui la grande plotte rousse de la chambre 12, où est-ce qu’elle se cache, la tabarnak?” vocifère l’amant abandonné et dépoché.

–“La 12? Elle est même pas louée, la 12,” répond Armand toujours un peu endormi mais qui a toujours eu un esprit très vif. Adéline derrière avait levé le drap par-dessus sa tête.

Armand se demande toujours s’il ne l’a pas imaginée, si Adéline n’était pas qu’un esprit de la nuit particulièrement bien incarné. Il ne l’a jamais revue. Il en rêve toujours à ce jour et se la rejoue dans sa tête chaque fois qu’il s’ennuie un peu trop.


Gottfried et Waltrude

Pointe-aux-trembles, trois heures du matin. Léon Simard attendait au quai de chargement. Il avait attelé un quarante-deux pieds vide derrière son puissant camion-remorque noir métallique pimpé. La patience de Léon était durement éprouvée, le chargement ne se faisant pas à un rythme assez rapide à son goût. Il voulait absolument sortir de l’île avant l’heure de pointe et surtout avoir complètement franchi l’échangeur-monstre à l’ouest de l’île. On avait construit cette hallucinante jonction de plusieurs routes qui partaient en toutes directions et les camionneurs maudissaient les ingénieurs qui avaient conçu ce monstre d’asphalte et de béton. Il s’y tuait bon an mal an un bon lot de chauffeurs comme lui et de pauvres automobilistes pas de taille pour rivaliser avec les mastodontes. Un enchevêtrement de routes à niveaux multiples dont les courbes parfois trop serrées faisaient chavirer même les plus puissantes mécaniques. À vol d’oiseau en bonne altitude, on aurait presque pu confondre l’œuvre d’ingénierie avec une assiettée de spaghettis renversée au sol.

On raconte que toute la partie sud et ouest du plan d’eau constitué par le lac Saint-Louis, le lac des Deux-Montagnes et le versant sud de la rivière des Outaouais était autrefois un seul et unique territoire Kanien’kehaka (Mohawk ou Iroquois) qui englobait les actuelles réserves d’Akwaesasne, de Kahnawakee et tout ce qui se trouve entre les deux. L’échangeur serait d’ailleurs construit sur d’anciens cimetières amérindiens. On raconte aussi qu’Oranda veille toujours sur le repos des esprits des anciens. Oranda, le Grand Esprit Kanien’kehaka qui est à l’origine de l’univers et domine tout ce qu’il entoure est une entité abstraite dont les manifestations peuvent se multiplier dans le monde vivant sous différentes formes humaines ou animales. Plusieurs qui ont vu la mort de près dans le secteur préfèrent se taire sur certains phénomènes qu’ils auraient été à même d’y observer en état de mort imminente.

Léon Simard avait finalement pris la route. Avant les pépins de la circulation, vers 4h30 du matin, il était sorti de l’île et entrait maintenant dans la zone de jonction. Deux auto-patrouilles de la police amérindienne étaient stationnées en bordure de l’autoroute. –“Qu’est-ce qu’ils font ici ces hosties d’enfoirés-là, c’est pas leur territoire icitte,” pensait Léon en faisant partir une chorégraphie de lumières multicolores tout le tour de son mastodonte et un concert de klaxons. Mais la nuit, c’est bien connu, la police mohawk en mène beaucoup plus large que la couronne en demande et ce n’est pas la police provinciale qui va venir traîner dans le coin en pleine noirceur.

Bien installés sur la pente gazonnée d’un accotement d’autoroute, deux auto-stoppeurs entre deux occasions faisaient une pause forcée. À une certaine heure de la nuit, non seulement les occasions se font très peu nombreuses, la noirceur fait naître une certaine crainte à l’égard de cette race de voyageurs poilus qui traînent une réputation douteuse et on les laisse penauds sur le bord de la route le temps que la lumière du jour revienne. On en déposait là nuitamment, en plein milieu de nulle part, là où toutes les routes se croisaient et venaient mettre un terme aux alliances dont les trajets divergeaient précisément là, dans ce désert d’asphalte, de béton et de champs à perte de vue.

Lucien Santerre et Camil Grégoire, bien qu’encore adolescents, étaient de vieux compagnons de route. En destination de Chicago cette fois-ci, simplement pour découvrir la ville des vents mais aussi pour assister à un concert de Frank Zappa et ses “Mothers of Invention”. Habitués de voyager dans de telles conditions, ils dormaient à tour de rôle par mesure de sécurité. Camil avait étendu une toile imperméable, s’était englouti dans son sac de couchage déposé sur la toile et l’avait rabattue par-dessus pour se protéger de la rosée nocturne. Il ronflait comme un dix-roues. Lucien était assis sur sa toile, bien appuyé sur leurs deux sacs à dos, et fumait lentement à lui seul un long splif de hashish. Plaisir solitaire, Camil était incapable de l’accompagner sans subir à tout coup des psychoses troublantes mais heureusement plutôt brèves.

À cette heure morne et aplatie sous une lumière blafarde, aucun insecte, aucun batracien ne venait plus troubler le silence de la nuit. Pour maintenir la garde efficacement, Lucien gardait les yeux ouverts bien grands sur la voute étoilée et cherchait à percevoir le moindre bruit dans le grand silence de plomb tout en cogitant sur un millier de choses que le puissant narcotique offrait pêle-mêle à ses pensées. Il plissait les yeux serrés et observait les constellations se redessiner sur l’intérieur de ses paupières fermées, les rouvrait pour vérifier si les étoiles avaient gardé leur position, rechargeait l’image dans son cerveau puis refermait les yeux pour voir encore.

–“That’s a nice little game, man!” avait dit une voix près de lui. Lucien avait eu un sursaut nerveux spasmodique et puissant, il avait eu la chienne de sa vie, en fait, une chaleur intense avait traversé son corps des orteils au crâne aller-retour. Un grand et filiforme jeune homme blondinet était assis tout près de Lucien bien paisiblement. Lucien ne l’avait jamais entendu venir, ni s’installer pourtant tout près de lui. Maudite bonne dope, avait-il pensé.

Gottfried, puisque c’était son nom, était fraîchement débarqué d’Allemagne à l’aéroport de Mirabel. Il était lui aussi de la race des pouceux. Lui et Lucien jasaient à voix basse pour ne pas réveiller Camil qui dormait toujours. Lucien qui avait l’esprit déjà fortement engourdi par le puissant hashish avait tout de même roulé un autre splif histoire de fraterniser en bonne et due forme avec son nouvel ami allemand. C’était presqu’un rituel à l’époque. Gottfried parlait aussi français, bien qu’il ait eu un accent à chier qui le rendait difficile à saisir.

Gottfried était passionnément amoureux de Waltrude depuis six mois bien que celle-ci se soit aussi amourachée de Hermann entre-temps. Waltrude et Hermann s’étaient enfuis au Canada pour échapper aux manœuvres persistantes de Gottfried qui cherchait à récupérer sa belle Waltrude à tout prix malgré les scrupules de la belle et contre l’injonction formelle de la cour. Lucien écoutait le récit de son nouvel ami malgré la fatigue, son état de confusion narcotique et une capacité de concentration avoisinant celle d’un escargot, lent d’esprit de surcroît. Gottfried avait ajouté qu’il avait pris le premier et le moins dispendieux des vols pour le Canada dès qu’il avait su. Chez elle, on disait qu’elle devait se trouver dans les environs de Vancouver. –“Calvaire, Gottfried, t’as pas regardé une mappe avant de partir, tu as 4,500 kilomètres de pouce à faire, y’as-tu pensé?” Gottfried avait regardé Lucien dans les yeux un long moment, la face soudainement deux fois plus longue et les paupières barrées en position d’ouverture maximale. Il ne pouvait plus reculer. C’était hors de question. Lorsque Gottfried avait surpris Hermann bien en selle sur sa belle Waltrude, ses yeux avaient viré au blanc. Il gardait un vague souvenir de ce qu’il avait offert comme traitement au pauvre Hermann mais il revoyait très clairement l’image de sa belle Waltrude debout dans toute la splendeur de sa nudité divine, carabine bien en main, qui lui vidait le chargeur de quatre balles en pleine poitrine. Gottfried déballait l’histoire tout en déboutonnant sa chemise pour montrer les trous de balle à Lucien dont c’était maintenant le tour de s’ébaubir dans une stupeur catatonique.

En voyant dans la zone du coeur les perforations purulentes à demi coagulées dans la chair de Gottfried, Lucien pris d’un puissant haut-le-coeur, s’était retourné rapidement de l’autre côté pour vomir puissamment ses deux dernières visites au McDo. Longtemps aux prises avec ses derniers spasmes du coeur, après s’être essuyé la bouche sur le revers de ses manches et après avoir repris son souffle, Lucien s’était relevé et s’était retourné vers Gottfried. Sur l’espace qu’il occupait, l’herbe n’était même pas un peu aplatie, aucune trace de pas ne paraissait dans l’herbe de l’accotement, rien. Lucien avait bondi sur ses deux pattes scrutant les alentours, en se tordant le cou dans toutes les directions et en visant aussi le plus loin possible sur l’autoroute qui se fondait au loin dans la noirceur. Gottfried, volatilisé.

Lucien s’était littéralement rué sur le pauvre Camil qui n’avait rien vu de tout ça.

–“Réveille-toi, Camil, ciboire, envoye, c’est à mon tour, faut que je me couche, j’suis plus capable.”

Les affaires étaient sous contrôle pour Léon Simard. La ville derrière lui, il roulait à bonne vitesse dans l’immense échangeur qui distribuait les véhicules vers différentes routes secondaires, d’autres autoroutes qui partaient vers le sud rejoindre la Montérégie, Chateauguay ou Toronto, d’autres vers l’Ontario, Ottawa, Gatineau. Il amorçait la montée d’une longue bretelle en épingle qui lui permettrait d’aller se connecter à la 401 lorsqu’un auto-stoppeur qu’il ne se rappelait même pas avoir fait monter revenait de la couchette derrière en se contorsionnant entre les deux bancs. En total déséquilibre, le jeune homme avait plongé d’un genou entre la console et le banc, s’était accroché désespérément à deux mains au volant faisant cambrer l’énorme machine. La remorque chargée à bloc oscillait dans toute sa longueur de gauche à droite dans la grande courbe et Léon Simard malgré ses bras puissants ne parvenait plus à reprendre le plein contrôle. La remorque a grimpé sur le parapet, s’est détachée de sa charge avant de plonger seule, sur ses flancs cinquante pieds plus bas. La carlingue déglinguée surfait en se dandinant mollement sur une hallucinante vague d’étincelles. Au bout de sa longue acrobatie, versée sur l’accotement en angle, une explosion était venue mettre un terme au spectacle désolant. Avaient été épargnés de justesse par une destinée particulièrement clémente et généreuse deux auto-stoppeurs allongés tout près dans l’herbe de l’accotement.

Camil s’était précipité le premier, Lucien peinant à s’extirper de son sac de couchage dans l’instant paniquant. Au péril de sa vie Camil avait grimpé, s’était approché de la cabine tordue en proie aux flammes et avait réussi à agripper un des deux occupants et par la puissance de l’adrénaline le hisser hors de son éventuel cercueil. L’homme semblait toutefois avoir déjà rendu l’âme. Lorsque Lucien est finalement arrivé, il était tombé bêtement sur ses deux genoux, livide devant le cadavre. –“Qu’est-ce que t’as, tu le connais?” avait demandé Camil.

–“Calvaire … c’est Gottfried!”

Oranda le Grand Esprit avait marqué le territoire, affirmé cruellement sa domination sur les esprits du territoire Kanien’kehaka.


Tom, Dick et Harry

Chaque jour qui se ramène sur terre, de jeunes esprits aventuriers venus des campagnes profondes, des objecteurs de conscience de tout acabit, des cœurs blessés, des âmes en peine ou en détresse se présentent en ville avec leur jeune vie et leur rêve de jours meilleurs comme seul bagage. Vieille gare Windsor, gare Centrale, terminus d’autobus les voient débarquer les yeux remplis d’espoirs mais aussi d’incertitudes. Il n’est même plus caricatural d’imaginer le regard de lynx des rabatteurs à l’affût d’une nouvelle proie pour les proxénètes qui rôdent sur les quais de débarquement à les attendre, des proies toutes jeunes, fraîches et tellement innocentes. Pour les garçons, c’est moins pire quand même.

Tout ce que le jeune Ludovic Sirois avait retenu de la conversation avec son vieux voisin d’autobus, une série de conseils paternalistes et boboches.

–“Don’t you ever go near Square St-Louis, never give a dime to any of all those hoboes, don’t you ever trust the first Tom, Dick and Harry to show up.

Ludovic marchait depuis quelques heures déjà, une vague impression de tourner en rond dans une ville dont il ne connaissait à peu près rien. L’autobus qui l’avait ramassé dans le fin fond de l’Abitibi l’avait déposé au terminus Berri un peu avant minuit. Il avait longuement arpenté quelques rues insignifiantes d’un patelin pas très riche ni sympathique avant de revenir presqu’à son point de départ. Il visait maintenant vers le nord. L’ascension de la côte Sherbrooke rappelait à ses épaules endolories et à ses jambes fatiguées le poids de son bagage. Une belle nuit de juillet qui était particulièrement douce. Quatre heures trente du matin, la ville était profondément endormie sous un ciel d’un bleu mauve profond qui volait bas. Pas d’âme qui vive, une rare voiture descendait lentement St-Denis avec un conducteur à deux têtes magasinant un gîte bon marché pour aller consommer son amourette du jour, un autobus presque vide montait de l’autre côté, à bord quelque bag lady en mal de promenade avait déposé son fatras pour un moment, se reposait les bras et regardait dehors. Ludovic sentait le besoin de prendre une pause, reposer ses jambes un peu, fumer une bonne clope, réfléchir à cette nouvelle vie à imaginer de toutes pièces, finir de digérer tranquille celle qu’il avait définitivement laissée derrière. Un grand îlot de verdure se présentait fort commodément à lui. Un parc qui faisait bien comme deux pâtés de maison, un sentier de fin gravier qui ceinturait des pelouses en manque d’amour, des ormes et des frênes majestueux qui construisaient des tunnels sombres sous leurs énormes panaches, des bancs de bois comme une dentelle tout le tour des chemins et d’autres le long des sentiers qui convergeaient en étoile vers le centre du parc où une fontaine au repos accueillait les matinales ablutions des moineaux et des pigeons. Un panneau en bordure de trottoir annonçait : Carré Saint-Louis.

–“Don’t you ever go near Square St-Louis.

Une rangée de triplex du début du vingtième, peut-être même fin dix-neuvième siècle faisait face au parc. De superbes édifices qui avaient déjà dû, à une autre époque, loger la crème de la bourgeoisie de Montréal. Des constructions encore bien droites toutes mitoyennes avec quelques portes cochères qui perçaient le large front de façades en pierres taillées grises coiffées de prestigieuses corniches en zinc à motifs embossés. De vastes fenêtres et de larges portes de bois doubles, la plupart encore ornées de vitraux rivalisant de couleurs et de motifs, de grands escaliers, certains en colimaçons, s’accrochaient aux maisons et aux balcons pour atterrir directement sur les larges trottoirs. Dans son coin, Ludovic n’avait jamais vu de telles maisons. L’Abitibi rurale était plutôt le pays de la tuile d’amiante, du papier-brique, le festival de la cabane qui tient de peur. Les rares lampadaires de rues s’étaient éteints vers les cinq heures excités par une blafarde lumière qui n’avait été que passagère. Une couverture nuageuse épaisse s’était hypocritement hissée au-dessus de la ville. Aucune maison n’affichait la moindre lumière, aucun lampe allumée ne se laissait deviner à travers les grandes fenêtres aux rideaux tirés, une lourde pénombre régnait spécialement sous le banc qu’avait choisi Ludovic campé sous la chevelure dense et gigantesque d’un arbre plus que centenaire. La ville était éteinte, un calme presqu’effrayant régnait sur les lieux et Ludovic, clope à la bouche, sur son banc de bois songeait car que faire seul sur un banc de bois que l’on n’y songe (…). Une première et timide volée de quelques pigeons était passée devant lui pour aller se poser sur le dossier d’un banc un peu plus loin où reposait une masse sombre que Ludovic n’avait pas vue encore. La bonne odeur du tabac que lui apportait le vent doux et le battement des ailes de pigeons avaient probablement réveillé l’itinérant. Le mouvement de l’homme qui se dépliait péniblement avait attiré l’attention de Ludovic. L’homme était finalement parvenu à se remettre sur ses deux pieds et approchait lentement vers Ludovic. –Heille, c’es-tu toé qui sent bon de même, t’aurais-tu une cigarette à me donner?” avait dit l’homme sur un ton des plus posé. –Assoyez-vous, je vais vous en rouler une, en voulez-vous une pour la route aussi?” avait demandé Ludovic pour s’assurer que l’homme ne s’incruste. Mais après une brève et courtoise conversation, dès que la première fut allumée, l’autre accrochée sur son oreille, l’itinérant avait poliment fait ses remerciements et tourné les talons. Ludovic l’avait longuement observé s’éloigner d’un pas de promeneur du dimanche. L’itinérant était entré un instant dans une cabine téléphonique à dix cennes puis Ludovic l’avait regardé se fondre dans la noirceur au bout d’une rue étroite passé le parc.

–“Never give a dime to any of all those hoboes.” N’importe quoi, avait pensé Ludovic.

La lourdeur des choses laissées derrière ne sera donc jamais inversement proportionnelle à la distance de la fuite, pensait Ludovic assailli par quelques passagères mais douloureuses angoisses qui lui traversaient le ventre. Ou Montréal ne sera jamais assez loin de Barraute, faut croire. Après quelques autres clopes fumées seul avec lui-même et les éventuels esprits du carré St-Louis, la tabatière se faisait plus vide qu’elle ne l’avait déjà été. Facile d’imaginer la prochaine grande étape de sa nouvelle vie. Trouver du tabac. Assailli par une lassitude de plus en plus affligeante, Ludovic était maintenant tenté de faire comme le seul montréalais qu’il avait connu et de s’allonger sur le banc. Il avait placé son sac à dos à l’extrémité pour lui servir d’oreiller et tout juste avant de s’allonger, son attention avait été attirée de l’autre côté de la rue.

Une lumière jaune venait de s’allumer d’un deuxième étage. Le rideau de la porte avait bougé laissant une craque derrière laquelle Ludovic distinguait un visage qui l’épiait. Rien pour diminuer son angoisse. Puis le rideau s’était replacé et le visage disparu derrière. La lumière du portique s’était rallumée avant que la porte ne s’ouvre finalement. Un petit homme plutôt obèse, court sur pattes, de toute évidence en robe de chambre s’était avancé jusqu’à la balustrade et son regard avait visé directement vers Ludovic après avoir longuement parcouru l’ensemble du parc. Il était rentré chez lui mais les lumières étaient restées allumées. La curiosité de Ludovic bien allumée elle aussi, il ne lâchait pas cette porte du regard. Après un bref moment, la porte s’était rouverte sur l’homme. Après avoir déposé quelque chose au sol, l’homme maintenant sur le balcon avait refermé la porte derrière lui. Il avait ramassé ce qui semblait être un cabaret et descendait maintenant prudemment les marches. Il semblait définitivement s’en venir vers Ludovic, qui d’autre? À mesure que l’homme s’avançait, Ludovic distinguait maintenant deux tasses, de café, fort probablement, transportées dans un petit cabaret. Il salivait déjà. L’homme rond portait bien une robe de chambre en soie d’une autre époque, élimée avec des fils qui pendouillaient ici et là, une soie bon marché où sur un fond noir grouillait une orgie de motifs paysley bleu marine foncé et cyan. Dans ses pieds des pantoufles de cuir roux avec un rouleau de mouton blanc qui ceinturait la cheville. Un nez de brandy craquelé au milieu d’un visage trop rouge, une barbe poivre et sel de deux nuits, des mèches de cheveux en anarchie partaient d’un côté de son crâne et tentaient de rejoindre l’autre côté pour essayer de camoufler le crâne aussi rose que chauve. Des épais sourcils en broussaille hébergeaient des flocons blancs sur un fond de gale rose. Des petits yeux qu’un verre trop épais transformait en deux ridicules et minuscules billes noires. –“Ch’peux-tu m’assir, veux-tu du café?” avait débité l’homme sur un ton saccadé et rapide, “Ch’sais ce que c’est, t’sais, t’aurais dû me voir quand chu t’arrivé en ville, shit de marde, veux-tu une cigarette?” Il avait déposé un café près de Ludovic. –“Il me reste du tabac, merci,” Ludovic avait-il répondu poliment. –“Envoye donc, tiens, une bonne toute faite,” avait répondu l’homme en sortant d’une petite boîte dorée et en lui tendant une cigarette longue et fine comme celles que les matantes fument habituellement. L’homme avait pris une pose distinguée, les fesses sur le bout du banc et les pattes croisées une pantoufle par-dessus l’autre. Il sapait bruyamment de petites gorgées de café brûlant du bout de la gueule. Ne serait-ce du carré Saint-Louis, on se serait cru dans un salon privé. En soulevant sa tasse, Ludovic en mode alerte avait bien cru avoir vu le rideau se tirer encore une fois dans la porte chez l’homme. Il avait remercié l’homme pour le café et la cigarette, puis lui avait demandé ce qu’il faisait debout à une heure pareille. –“Tu verras ben be’tôt, ça dort pas les vieux crisses comme moé.” Ludovic avait esquissé un sourire. “T’sais, t’es pas obligé de me conter ta vie, gars. Bois ton café, fume ta cigarette. J’sais c’que c’est, t’sais,” répétait l’homme en faisant des efforts évidents pour que ses dentiers restent en place. –“Après, j’vas te faire des toasts, as-tu faim? Aimes-tu ça des toasts, mon fré a faite des bons cretons.” Au moment même où le café faisait gargouiller l’estomac creux de Ludovic. C’est comme si ses borborygmes répondaient pour lui. –“On va monter manger des bonnes toasts, après on jasera, si tu veux. Comment tu t’appelles? Moé c’est Tom, Tom Faucher,” avait dit l’homme en tendant sa petite main forte et trappue.

–“Don’t you ever trust the first Tom, Dick and Harry to show up!”

Ludovic suivait derrière l’homme le long d’un corridor sombre qui n’en finissait plus. De chaque coté, tout le long, des portes fermées. Il devait bien y avoir sept ou huit pièces. Une persistante odeur de vieux garçon imprégnait toutes choses. Au loin devant, ce qui semblait être une cuisine, d’où émanaient des volutes de fumée et une forte odeur de tabac et de vieux cendrier. Arrivé à destination, Ludovic faillit avoir un choc vagal. Jamais de mémoire n’avait-il vu autant de laideur dans un seul homme que celle qu’il avait vue dans Tom Faucher. Elle était maintenant triplée. Deux autres hommes étaient déjà attablés devant leur café et des cendriers débordants. Sous la lumière faiblotte des pilotes du poêle à gaz qui dessinaient des formes dansantes sur les murs jaunis, il distinguait les mêmes robes de chambre, les mêmes grosses faces rondes et rouges avec un nez de brandy, les mêmes lunettes épaisses devant des petits yeux noirs qui le dévisageaient de la tête aux pieds, les mêmes comb-over ridicules. –“Ça donne un christ de coup, hein, quand tu le sais pas,” disait Tom en riant et en donnant des grands coups de coude dans les flancs du pauvre Ludovic, “c’est mes frés, on est des jumeaux pareils mais trois, des triplés, on a jamais été capable de vivre séparés, on voit tu’suite que c’est pas normal, je’l’sais, capote pas, on est juste nés de même,” avait dit Tom pendant que ses deux frères se bidonnaient un grand coup. Leurs rires n’avaient pas détendu l’atmosphère, pas suffisamment au goût de Ludovic. “Lui, c’est Dick, lui c’est Harry, pour ce que ça vaut, dans cinq minutes tu distingueras pus parsonne ici-d’dans, on est pareil-pareil, on s’arrange encore pareils, on aime les mêmes affaires,” avait continué Tom, “lui, c’est Ludovic,” avait-il adressé à ses frères qui examinaient toujours leur invité de façon fort malaisante de la tête aux pieds.

Tom s’affairait à sortir les choses, un grille-pain sur le comptoir, un pain blanc tranché du commerce sorti d’une boîte à pains en tôle brune, des cretons dans un plat même pas couvert sorti du frigo brun rouille.

–“Assis-toé là,” disait Tom à Ludovic en lui tirant une chaise. Ludovic n’était plus certain mais l’odeur de pain grillé le désarçonnait. Une assiette était apparue devant lui flanquée d’un couteau étrange, on aurait dit un vieux couteau de chasse, le plat de cretons avait suivi et dégageait une affolante odeur de porc grillé et d’ail. Tom faisait un boucan terrible en brassant les ustensiles d’acier dans un tiroir où tout était pêle-mêle. Il finit par trouver trois autres couteaux semblables qu’il avait répartis sur la table en avant de ses frères et devant la place inoccupée. –“Pis le pic, y’est où le pic, Dick? Y’est où le ciboire de pic? C’es-tu toé qui l’a pris, Harry, c’est qui qui l’a pris la dernière fois?” demandait-il en continuant de brasser frénétiquement les ustensiles dans le tiroir. –Ahhhhh, les v’là,” dit-il en brandissant une queue-de-rat sur laquelle il faisait monter et descendre un petit pic d’acier avec un manche de bois en forme de poire. Et les deux frères faussement accusés souriaient débilement en regardant Tom aiguiser le pic. Les tranches de pain avaient bondi du grille-pain et Tom les déposait dans l’assiette de Ludovic. Les autres n’avaient pas d’assiette. Tom s’était excusé, devant déranger Ludovic pour passer derrière sa chaise coincée dans la cuisine étroite.

Quand Tom était passé derrière lui pour aller rejoindre sa place, Ludovic avait à peine ressenti un pincement dans le haut du dos puis la froideur du métal de la garde du pic enfoncé dans sa colonne. Il était totalement conscient mais incapable de parler ou de bouger quoi que ce soit. Paralysé.

Quand Tom, Dick et Harry l’avaient soulevé à trois pour le hisser sur la table, Ludovic avait clairement entendu Tom proclamer fièrement : “C’est moé qui l’a attrapé, celui-là, c’est moé qui mange les couilles.”


Flying Bum

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Deux oeufs retournés quelque part

Un mardi matin. Tôt. Je me torture toujours pour y arriver, quelque part, rien que quelque part. Je me torture quand j’y arrive, quelque part, parce qu’il y a nulle part où aller vraiment après qu’on soit rendu. À tant essayer de ramener mon esprit dans mon corps, je me suis embarré dehors. J’haïs le mardi. J’haïs ceux qui haïssent le lundi, la vraie marde c’est le mardi.

J’étais immobilisé, cataleptique, l’autre mardi, dans ce décor vintage que je connaissais pourtant. Désorienté, certes, mais pas vraiment certain où j’étais. Pas où je me situais par rapport à une maison normale, j’étais debout dans une cuisine, aucune erreur possible là-dessus. Je me tenais sur un horrible prélart brun rouille avec un motif de cercles concentriques étourdissants, une tapisserie où pendouillaient dans le désordre des aubergines, des potirons et des casseroles de laiton entre lesquelles se faufilaient des lisières de lierre sans début ni fin, des surfaces de travail en faux-marbre hallucinant d’invraisemblance, une cuisinière électrique bon marché vert avocat avec des éléments ronds en spirales boudinées, un énorme frigo dans la même teinte de vert haut-le-coeur. Une vague et distraite odeur de vidanges oubliées. Évident que je me tenais dans une cuisine. Mais quel jour, dans quel temps, quelle année j’étais, si ma douce était là, pas là, pas loin ou nulle part ailleurs.

***

Un jour un peu trop excitée, elle s’était brûlé le dessus des deux mains en tirant du four un pouding-chômeur bouillant. C’est le prélart qui s’était régalé et les cicatrices sont restées là des jours, des mois, des années. Boursoufflures sur ses mains, sur le prélart gondolé. Avant qu’elle ne parte – pour quelque part, loin, quelque part, c’est tout ce qu’elle avait dit, comme si je ne pouvais pas ouvrir le journal et lire les rubriques nécrologiques, des chiens perdus et des cœurs à prendre– elle m’avait fait cuire deux œufs miroir, elle ne savait pas les tourner sans risque alors elle les regardait se figer, immobile, une spatule en plastique noir à la main. Un mardi matin. Vague et brumeux. Les Boomtown Rats dans la radio insistaient : “I don’t like Mondays, tell me why, I don’t like Mondays, tell me why.” Complètement dans le champ, la chanson. Pourquoi moi j’haïs tant le mardi?

Va savoir.

***

–“Tu vas faire attention à toi?” avait-elle dit, avant de partir quelque part.

–“J’vas être correct,” que j’ai dit, “je suis un grand garçon maintenant.”

Pas longtemps après, ou une semaine ou dix ans, deux hommes se sont présentés, deux grands garçons propres, bien rasés. Les uniformes impeccables et tout : vestons bleus, cravates noires. Chaussures astiquées au crachat. Un cognement creux dans une porte creuse, un courant d’air, le fond de l’air incertain de mars qui se faufilait entre eux bien droits sur le balcon, passait entre leurs jambes de pantalons emportés dans une danse débile comme des publicités gonflées de concessionnaires automobiles.

–“Quelle brave personne.” dit le premier. L’autre enchaînait : –“Vous pouvez dormir tranquille, monsieur, ses récompenses seront infinies et éternelles.” Képis en mains, la neige commençait à s’empiler sur le dessus de leur tête court-rasée. Ils ne bronchaient pas d’une coche. Je ne me rappelais pas avoir déjà dormi tranquille pour quoi que ce soit, récemment du moins. –“Elle aura le Mérite, le Grand Mérite, l’Hostie de Gros Mérite, l’Étoile d’Or, la Croix Jaune-Orange, le Coeur Violet, le Pouce Vert, la Tête Rousse . . .

Je n’y arrivais toujours pas. À me rentrer dedans je veux dire, toujours embarré en-dehors de moi-même.

***

Elle était là, maintenant, dans la cuisine. Debout devant la cuisinière électrique vert avocado. Ishhhhhh.

–“Qu’est-ce qui te serait arrivé si j’étais restée partie trop longtemps?” qu’elle demandait simplement, comme si elle m’avait demandé si la Chevrolet partirait quand même si je n’avais jamais plus mis d’essence dedans. Elle ignorait que la Chevrolet était partie depuis longtemps, la peinture toute craquelée par le soleil, la carcasse toute rongée, par la rouille, sa beauté disparue avec les années. –“De toutes façons,” avait-elle continué, “j’ai entendu dire que les choses ne se passaient très bien par ici.” Elle tenait la spatule noire dans sa main, m’a souri tendrement, m’a pris brièvement dans ses bras mais ne m’a pas préparé deux œufs miroir sur la cuisinière électrique vert à chier. Avant de s’en retourner quelque part.

J’avais faim, moi. Fait chier.

***

L’autre mardi, je me suis réveillé et elle était à côté de moi dans mon lit, sur le dos, les yeux fermés, pas le moindre ronflement. Pourtant, oh! qu’elle ronflait avant. Le son d’un dix-roues. Dans un instant particulièrement intense, je me rappelle lui avoir dit : –“Je pensais que quelqu’un était passé par la fenêtre et tentait de t’étrangler à mort et que tu râlais un grand râlement comme ton dernier grand râlement.”

J’haïs les mardis qui commencent de même.

***

Lorsqu’elle était partie quelque part, elle avait apporté sa sœur Adéline avec elle. Il devait bien en rester encore sept ou huit dans la maison familiale qui commençait à se faire encombrée quelque peu au goût des parents. Une sœur de plus ou une sœur de moins, de moins ce serait mieux, s’était-elle probablement dit. Cela m’avait ébaubi de voir arriver Adéline avec ma douce, un de ces mardis matins. Je ne l’avais pas vue depuis un sacré bout de temps et elle n’avait absolument pas changé, toujours aussi chiante. –“Pourquoi êtes-vous si belles et rayonnantes ce matin,” avais-je demandé, “et pourquoi moi, j’ai l’air d’un cadavre ambulant?” Elles n’ont rien répondu. –“Après tout, c’est vous autres qui êtes parties quelque part depuis longtemps.”

Le monde allant mal, le monde allant vert.

***

Il n’y a pas si longtemps, ma douce et ses sœurs se pourchassaient encore dans le grand logement familial se disputant les plus beaux morceaux de vêtement qui étaient classés par ordre de taille et par ordre alphabétique ou par couleur sans notion de propriété privée aucune. Il n’y a pas si longtemps, ma douce et ses sœurs se disputaient le choix des disques à faire jouer sur le vieux stéréo familial.

–“On écoutes-tu de la musique?” demandait l’une. Elle flippait un à un les microsillons debout dans leur présentoir. –“Les Doors?”

–“Non, j’haïs ça les Doors!” disait Adéline. –“J’haïs ça, moi?” ajoutait-elle soudainement incertaine. Et ma douce disait –“Oh, que oui, tu haïs ça.”

–“En tous cas, moi je suis affamée,” clamait Adéline, “on manges-tu des bons œufs tournés?”

–“Yes!” dit ma douce, “des bons œufs tournés de mon chum.”

–“Je pensais que les œufs c’est tout ce que tu savais faire dans une cuisine.” que j’ai protesté.

–“Oui,” rajoutait sa sœur, “c’est toi qui les faisais pour toutes les sœurs quand on habitait encore chez papa, c’était ta spécialité.”

–“Ah oui, trop vrai.” répondait ma douce. “Même les tournés?” s’interrogeait-elle, angoissée. Pour un moment on aurait dit qu’elle stagnait comme moi entre deux temps, embarrée en-dehors de sa tête loin de cette cuisine. Et le fil des choses lui est lentement revenu. –“Mais j’en ai tellement fait, des calvaires d’œufs, des œufs, des œufs, encore des calvaires d’œufs, cette maudite cuisine jaunie a l’air d’un immense jaune d’œuf éclaté partout sur les murs et regarde-moi cette cuisinière horriblement verte comme aucun avocat aurait l’audace de choisir comme couleur.” finit-elle en pointant l’horrible électroménager de sa spatule noire en plastique.

–“Oublie ça, les oeufs.”

***

Il n’y a pas si longtemps, leur mère était celle qui cuisait les œufs, elle qui était en charge, c’était sa seule spécialité, la seule chose qu’elle pouvait cuisiner de façon un peu potable, c’est elle qui me l’avait enseigné avant d’annoncer un beau mardi matin qu’elle s’en allait quelque part pour de bon elle aussi.

Que j’aurais maintenant besoin de savoir comment m’en faire tout seul, m’occuper de la famille tout seul.

–“Est-ce que tout va bien aller pour toi?” Adéline avait demandé à sa sœur, ma douce, avant de s’en retourner quelque part. –“Numéro un.” avait répondu ma douce en pointant les deux pouces par en haut avant de repartir, elle aussi, pour quelque part mais peut-être pas pour de bon quand on y repense ou qu’on se relit.

–“Bye bye, douce.”

***

Je ne suis toujours pas certain où je suis. Si je suis toujours embarré en-dehors de moi-même. Ça ressemble à une cuisine, oui, mais encore? Le temps, les années et toute cette sorte de choses. Où? Pas lundi, toujours?

Je commence à douter d’eux aussi par moments, les lundis. Mais j’haïs par-dessus tout le mardi.

J’haïs ceux qui haïssent le lundi, la vraie marde c’est le mardi.


Flying Bum

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Horreur sans plomb

En ville, je me sentais déjà pourchassé. Chassé, même. Je voyais clairement des silhouettes dans la nuit appuyées innocemment sur les poteaux des lumières de rue qui m’observaient, détournant leur regard dès que je m’approchais de la fenêtre. Je vis seul à moins qu’on compte une poignée de poissons rouges ou une vieille chatte à moitié sauvage avec laquelle je co-existe dans une sorte de trève, dans la plus précaire des paix. Elle consent à cesser de me mordre et de me griffer au sang, je la nourris. Nos échanges se résument à cela sauf pour son occasionnelle utilité comme système d’alarme. Écrasé sur le divan avec elle, lisant ou parcourant les infos sur mon téléphone, son oreille se dresse sans apparente raison, son poil s’hérisse sur le bas de son cou qui se dresse soudainement. Alors je me lève, je m’approche de la fenêtre et ils sont là dans leurs longs manteaux gris. Personne ne leur a dit à toutes ces vigies mystérieuses, ces espions d’un maître inconnu, d’abandonner ces longs manteaux gris une fois pour toutes. Ils croient leurrer qui?

Mais une fois que je les ai vus, je ne peux plus arrêter de les voir. Ils ne m’inquiétaient pas toujours outre mesure jusqu’à ce que je découvre qu’ils m’observaient les observer, et la rencontre de nos regards mutuels semaient en moi un sentiment d’angoisse pesant, de danger imminent. Ils savaient que je savais, ce qui voulait dire que les choses allaient prendre une tournure, incessamment. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien attendre sous les lampadaires? Pensent-ils vraiment que leurs longs ombrages suffiraient à modifier mon comportement, mes intentions, contrôler mes allées et venues de la seule crainte qu’ils m’inspirent, de l’idée que je me fais d’eux?

Motivé par la frousse, je fais la seule chose que je suis convaincu qu’ils espèrent de moi. Je disparais.

Longtemps avant qu’ils ne viennent et s’installent partout, j’avais caché ma vieille Austin Marina dans un entrepôt décrépit sous l’overpass Van Horne là où ça coûtait moins cher si on laissait la voiture immobile pour de longues périodes. Les gens en voiture sont désormais mal vus en général. Je ne l’ai pas utilisée depuis l’été, au moins trois-quatre mois que je ne leur avais demandé de me la sortir. Je l’avais repeinte noir mat à l’aérosol pour passer inaperçu de nuit. Toute repeinte en noir, les chromes aussi. À bout de fréon, l’air climatisé ne fonctionne plus, le chauffage ne fonctionne guère mieux, les freins ne sont plus vraiment fiables. Mais je l’aime toujours, plus que la chatte ou qu’un autre humain. Je la vois comme une reflet de moi-même, sombre, toute en courbes, impétueuse, aussi usée que moi. J’ai pris le chat avec moi dans une poche, quelques effets dans un vieux sac à dos, transféré les poissons rouges dans la cuvette et je les ai longuement regardés tourner et tourner vers de nouvelles aventures.

En attendant ma Austin, je regardais les informations télévisées à travers la vitre sale du guichet sur une vieille noir et blanc qui trônait sur une tablette derrière le bureau. Une annonceuse blondasse qui semblait à bout de nerfs sous son maquillage bâclé, son sourire forcé comme une patineuse de fantaisie. Il était question de calamité démographique, immigration nulle, émigration massive, taux de natalité nul, morts prématurées massives. À quand la population zéro?, indiquait l’infographie derrière la speakerine. De plus en plus de gens comme moi fuyaient, incertains de leur statut réel dans ce nouvel ordre strict, affamés de leur liberté d’antan mais angoissés de ne jamais la retrouver nulle part.

Au bulletin local, des histoires inhabituelles. Des animaux errants en détresse partout de par les rues, des morceaux de femmes démembrées éparpillés sur les trottoirs mais aussi un jeune professeur d’université propret avec une boucle violette au cou qui parlait de ses recherches. La speakerine l’écoutait comme si Dieu en personne était venu à son émission.  “Quand le loyer d’un deux-et-demi atteint le salaire annuel moyen du travailleur moyen, alors il ne se trouve plus à sa place dans cette ville.” Pas besoin d’être allé à l’université bien longtemps pour déclarer ces inepties.

Après lui, topo sur la rue, un vieux bougre interrogé déclare que finalement les choses ne seraient pas si pire qu’on le croit. Moins de monde égale moins de trouble, moins de trafic, des files d’attente plus courtes, plus facile de faire régner l’ordre enfin. Puis l’automatisation compense largement, même les balais de rue sont téléguidés maintenant.

Puis un jeune couple qui appuie le vieux bougre, beaucoup plus facile d’avoir des places pour les enfants en garderie et si la demande chute à l’extrême, les prix vont suivre, tout sera meilleur marché. Puis l’intervieweur qui demande : “La pénurie de personnel dans les services de garde et les écoles ne vous inquiète pas?” Une lueur d’angoisse a traversé le regard du jeune couple.

Retour en studio, la speakerine parle de restaurants avec personne dans les cuisines, de gazons hauts comme les foins, des enfants instruits sur un écran dans des écoles sans supervision, les enseignants en fuite. Je commençais à être surpris que le commis de l’entrepôt de voitures soit encore là.

“Tiens tes clés, mec”, dit-il en branlant le porte-clés devant mes yeux. Pendant que j’ouvrais la portière et que je lançais mon bagage sur le siège arrière, il est revenu vers moi. “Quelqu’un est venu l’autre jour et m’a posé des questions à propos de votre Austin Marina, mais je n’aime pas particulièrement les fouineux en chiennes grises, je lui ai dit que je ne savais rien de l’Austin ni de son propriétaire.” Puis il est retourné dans son aquarium. Je l’ai remercié. J’ai ouvert une craque aux fenêtres arrière et j’ai libéré la chatte qui commençait à me grogner des menaces à peine voilées.

Le son du moteur anglais sonnait comme une musique à mes oreilles. En traversant Outremont j’observais les superbes tours à condo qui abritaient des riches. Je les imaginais blottis dans leurs chaudes couettes et je les enviais un peu. Outremont avait fait abattre ou enterrer tous les poteaux de rue. En sortant de la ville, je suis passé devant mon appartement désert et j’ai cru voir deux ou trois longs manteaux gris regarder vers la fenêtre de mon salon en discutant vigoureusement.

Le pont traversé, quelques voitures se sont jointes à la mienne. Travailleurs matinaux, fêtards et fêtardes aux regards de cul qui rentraient se coucher, des fugitifs comme moi fondus discrètement dans l’heure de pointe rachitique. J’ai roulé sur l’autoroute des Laurentides au moins jusqu’à St-Jérôme avant que le paysage ne tourne aux jaunes et aux orangés et que les patrouilles n’apparaissent de chaque côté de la route scannant systématiquement les visages de tous les automobilistes avec leurs pistolets électroniques. Tous les passagers des voitures sur la ligne de gauche semblaient m’observer curieusement à travers les vitres de côté en me doublant.

Au bout de l’autoroute, les voitures se sont mises à se faire plutôt rares, idem pour les patrouilles. Passé Mont-Laurier, j’étais fin seul sur la route. Épuisé. Je suis entré sur une route secondaire puis sur un chemin de pénétration d’une ZEC ou d’une compagnie de bois quelconque et je me suis rangé. J’ai dormi jusqu’à sept heures du soir.

Je me suis réveillé avec une forte odeur d’urine. Merde, la chatte. Je suis descendu lui ouvrir la portière qu’elle aille finir ses besoins dehors. Elle est partie dans le bois comme une bombe. En furie contre elle, je l’ai abandonnée aux coyotes et j’ai repris la route.

Avant le Grand-Remous, le témoin de niveau d’essence s’est allumé. Bref, il me restait suffisamment d’essence pour faire environ une quarantaine de kilomètres encore. Assez pour me rendre au Grand-Remous ou jusqu’au Lac Saguay.

Dans un poste d’essence digne du far-west, j’ai collé la voiture sur l’unique pompe encore ouverte. Je suis descendu de ma Austin et l’air était déjà beaucoup plus frais. J’en ai pris une grande lampée pleins mes poumons et l’air est ressorti en nuage de vapeur. J’ai ouvert le bouchon et inséré le pistolet dedans et le préposé est sorti de son garage. Un grand bonhomme plutôt costaud et mal rasé, coiffé d’un chapeau de laine carreauté rouge et noir avec deux panneaux de feutre qui lui descendaient sur les oreilles. Il pouvait aussi bien avoir 25 ou 40 ans, dur à dire. Il semblait totalement ébaubi de voir retontir un humain, ou une Austin Marina noire mat, va savoir. Il approchait.

“Pas pour toé,” dit-il très calmement mais d’une voix grave et assez forte.

“J’ai de l’argent liquide,” que je lui ai répondu. Généralement ça les calme.

“J’ai dit pas pour toé, quel boutte tu comprends pas,” en souriant de façon étrangement gentille.

Un peu de gazoline était déjà passée par le pistolet mais je ne voulais absolument pas faire d’histoires avec le pompiste. J’ai relâché la poignée du pistolet et j’ai commencé à l’agiter longuement pour ne pas perdre une seule goutte. Le tintement de métal agaçant est venu à bout des nerfs du gros pompiste. Je l’ai senti accélérer le pas derrière moi. J’ai senti son poids sur le sol et son haleine de bœuf dans mon cou. Alors j’ai appuyé de nouveau sur le pistolet pour chaparder le maximun d’essence avant qu’il ne m’interrompe puis j’ai retiré le pistolet de mon réservoir en me retournant vivement. Un grand mouvement des bras. L’essence pissait encore dans le vide formant un grand cercle entre ciel et terre. La crosse du pistolet l’a frappé exactement devant l’oreillette de feutre sur la partie exposée de son crâne. Il a émis un grognement lugubre puis s’est écrasé au sol. J’ai terminé le plein le plus rapidement que je l’ai pu. En sautant dans ma Austin, j’ai bien vu un homme en gris sous le lampadaire de l’enseigne du garage. Nos regards se sont croisés pendant que l’homme tirait une allumette au sol. J’ai vu l’explosion nettement dans mon rétroviseur.

En fonçant vers Val d’Or dans le parc sauvage, la noirceur est tombée raide comme la misère sur le pauvre monde. Y a-t-il seulement encore de la vie de l’autre côté en Abitibi? Devant moi pas de lune, pas une seule étoile, rien. Rien d’autre que deux grands cônes de lumière bleutée émanant des phares de ma vieille Austin Marina qui vont se perdre au loin dans le noir profond de l’asphalte neuve, sans lignes, comme une sombre rivière sinueuse. La lumière est peuplée par une infinité d’insectes et de papillons qui se précipitent sur moi en rafales. Un assaut linéaire et furieux, perpétuellement réalimenté par une source d’insectes apparemment sans fin. Les insectes se jettent sur moi jusqu’à ce que l’essaim réalise, trop tard, que mon pare-brise sera leur tombeau. La radio éteinte, j’entends encore mon coeur battre dans la cabine à travers les tic-tic des mouches contre le pare-brise. Je suis désespérément seul sur la route, aucune voiture ni devant ni dans les rétroviseurs. Noir comme chez le diable. Noir comme dans le cul d’un ours, comme disent les anishnabe.

Je lance le liquide lave-glace pour laver les mouches écrasées puis le pare-brise devient une boue opaque de cadavres de mouches broyées sous le balayage des caoutchoucs. Je suis dans le cul d’un ours. Avant que je n’aie le temps de relancer du liquide, ma Austin frappe un orignal de plein fouet.

Il n’y aura pas de long tunnel de lumière blanche s’ouvrant devant moi, pas d’ascension verticale dans un ciel de bon Dieu ni de film de ma vie à se dérouler devant moi. Au bout de mon sang, l’image pâlit lentement à mesure que mes énergies m’abandonnent et ma carcasse est maintenant démembrée, souffrante et emmêlée dans un amas de chair animale chaude, de verre brisé et de tôle fripée. La lumière jaune et crue de deux lampes de poche me tournoie dans le visage. En plissant des yeux je parviens à apercevoir deux hommes en longs imperméables gris qui m’observent, qui sourient.

Flying Bum

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Oh toi ma douloureuse

Léopold Simoneau n’était plus l’ombre de lui-même. Il avait atteint les bas-fonds, amaigri, épuisé, déprimé. C’était à se demander s’il avait encore toute sa tête. Il dormait sur le divan du salon par brefs épisodes seulement d’un sommeil agité, toute la quincaillerie médicale qui avait lentement envahi le lit conjugal ne lui laissait guère le choix maintenant. Dolorès Boilard était maintenant grabataire depuis plus de dix ans. Une terrible maladie l’avait lentement immobilisée, presque totalement paralysée, aphone et abandonnée aux douloureux spasmes musculaires que son immobilité engendrait. Léopold Simoneau devait pourvoir à ses moindres besoins et la tâche ne s’était qu’amplifiée à mesure que la maladie progressait. Il devait la nourrir, faire sa toilette, changer ses couches, voir aux pansements de ses plaies de lit les jours que l’infirmière ne passait pas. Sans compter tout l’ordinaire de la maison. Des interventions médicales au cerveau l’avaient laissée dans un état mental lamentable où les émotions n’existaient plus. Sauf une, un petit rire narquois lancinant, malaisant, qui était sa réponse à toute stimulation fût-elle tragique ou comique et qui était devenu pour Léopold pire qu’un supplice chinois. Ça et aussi un petit râlement très caractéristique dans lequel Léopold reconnaissait encore son nom, râlement qu’elle faisait à répétition lorsqu’elle l’appelait pour une chose ou une autre mais la vaste majorité du temps pour une chose bien précise. Elle réclamait sa dose de cannabis que Léopold devait lui faire fumer, la seule chose qui calmait encore ses spasmes musculaires et qui semblait lui procurer un certain plaisir. Léopold savait fort bien que dans l’état où il se trouvait maintenant, il aurait dû s’abstenir de fumer l’herbe avec elle mais ce partage était tout ce qui restait de leur relation. Dolorès était, avant la maladie, une femme superbe, d’une vivacité d’esprit et d’une intelligence bien au-delà de la moyenne des ours. Elle était cadre supérieur dans une grande institution technologique. Elle avait un charme fou qui passait par un regard très singulier, direct, franc, qui pénétrait ses interlocuteurs comme un laser, ils tombaient alors sous son charme un après l’autre. Si cette Dolorès des beaux jours existait toujours, elle était maintenant la prisonnière d’un corps inerte et douloureux, tapie en silence quelque part dans un minuscule recoin de sa tête.

 

Quelquefois, lorsqu’ils tiraient un joint ensemble, il prenait à Léopold des étranges envies. Lorsque l’herbe avait fait tout son effet, il lui arrivait maintenant régulièrement de se détacher de son corps et de devenir comme une masse gazeuse, un spectateur flottant au-dessus de la scène. Il se voyait se lever, lui mettre un oreiller sur le visage et de pousser. D’autres fois, aller à la cuisine chercher son plus tranchant couteau japonais et de revenir lui trancher la gorge d’un seul trait de lame. Ou encore jouer un peu avec le dosage de ses médicaments, toute cette sorte de choses. Puis presqu’à tout coup, une lueur insolite s’allumait dans le regard de Dolorès et elle fixait directement le regard du corps invisible de Léopold qui planait au-dessus de la scène et Léopold regagnait sans résister son corps physique comme un enfant pris les doigts dans les confitures. En proie à des berlues sans nom, il la bordait, replaçait ses couvertures, lui faisait boire à la paille une bonne lampée d’eau vitaminée puis il embrassait son front et repartait dormir sur son divan. Lorsqu’il quittait la pièce, Dolorès émettait un grognement guttural qui lui glaçait le sang.

 

 

Une Triumph Spitfire décapotable. Dolorès en avait rêvé depuis le premier jour où elle s’était inscrite à son cours de conduite automobile. La journée où elle avait été promue directrice de la recherche du département des sciences cognitives et neuro-psychiques, elle avait ordonné à Léopold de la conduire chez le concessionnaire sur-le-champ et elle avait jeté son dévolu sur une 5 vitesses manuelle d’un rouge flamboyant avec l’intérieur en cuir de chevreau au chic fini crème. Le soir même où la voiture avait été enfin prête et qu’ils en avaient pris possession, ils avaient longuement roulé en ville, poussé des pointes sur l’autoroute pour apprécier la vitesse du petit bolide. Elle était encore passablement gauche mais elle s’en était tout de même bien sortie pour une débutante.  Ce soir-là, elle avait garé son nouveau bébé dans le garage et elle l’avait longuement frotté pour effacer toute trace de saleté même là où il n’y en avait pas. Puis elle avait déballé et déplié une housse neuve, taillée sur mesure, et l’avait méticuleusement déployée sur la voiture.

Léopold se souvenait encore de l’intensité de leurs rapports sexuels ce soir-là mais se questionnait toujours sur sa contribution véritable aux puissants orgasmes qu’elle semblait avoir eus cette nuit-là. C’était quelque chose.

Le lendemain matin, toute fière et vêtue comme une star british, elle avait déballé la Spitfire et était partie au travail au volant de son nouveau trésor. Après sa journée de travail, elle avait dû se résigner à appeler Léopold Simoneau au secours. Elle était décontenancée, ébaubie. Complètement incapable de ramener la voiture sport à la maison. Son pied ne lui obéissait plus, avait-elle simplement expliqué. Simoneau était sauté dans un taxi. Il l’avait ramenée à la maison en conduisant lui-même, une Dolorès stoïque à ses côtés. Ils l’ont entrée au garage, Léopold avait installé la housse dessus et c’était là la dernière fois que Dolorès était montée dans la voiture de ses rêves. Dans la semaine, le terrible diagnostic était tombé.

 

 

Une énorme lune d’automne laissait une lumière vascillante et bleutée pénétrer le salon et chamoirer l’allure de toutes choses. Sous un vent tenace, les branches des lilas de chaque côté fouettaient les fenêtres de la baie vitrée. Léopold n’arrivait jamais à trouver le repos dans tout ce bazar infernal. Il avait atteint un état presque second mais jamais l’état de sommeil dont il avait cruellement besoin. Il s’était promis plusieurs fois d’abattre ces maudits lilas mais n’avait jamais vraiment trouvé le temps pour le faire. La scie à chaîne ramassait la poussière au pied de la porte du vestibule. Ses yeux brûlants s’étaient mis à peser une tonne et semblaient enfin vouloir le livrer aux bras de Morphée lorsque le râlement s’était fait entendre again and again. Résigné, Simoneau s’était levé et se dirigeait vers la chambre où Dolorès se mourait pour un bon joint. Dans sa tête de linotte endormie, il avait tracé son plan. Je vais lui en rouler un tellement gros, avait-il pensé, qu’elle ne râlera plus avant demain midi. Il avait mal évalué les effets que ce monstre aurait sur lui aussi immanquablement.

 

 

Un homme était assis sur une chaise près du lit d’une femme grabataire. Léopold Simoneau désubstantié était protégé d’être absorbé par le cosmos par le plafond de plâtre de la chambre et il observait la scène de haut. Lentement, les choses lui revenaient. Il avait reconnu Dolorès Boilard, dans son lit en bas. Il se voyait lui-même assis sur la chaise près d’elle, c’était bien lui, son corps à tout le moins. Le pétard trop longuement maintenu dans sa bouche, une énorme bouffée de cannabis avait fait tousser violemment Dolorès. Presqu’étouffée, un regard vert, lumineux et violent était sorti de ses yeux comme des lasers et était venu le frapper et lui coller les épaules au plafond, lui chauffer les sangs par en-dedans, sensation de brûlure insupportable par tout son corps.

 

Léopold était convaincu que le temps était venu d’abréger les souffrances de la pauvre femme parce que la souffrance de Dolorès coulait maintenant dans son propre sang, ne faisait qu’une avec la sienne. Il observait son corps physique sur la chaise plus bas, il se voyait prendre une bouffée ultime, écraser le reste du joint dans le cendrier. En se mouvant comme une lente volute de fumée il avait suivi du regard son corps physique se relever de la chaise, sortir de la chambre puis revenir une scie à chaîne à la main. Il évitait comme la peste le regard de Dolorès qui avait toujours le pouvoir de le ramener habiter son corps de viande qui crinquait la scie à chaîne près d’elle. Le regard de lumière de Dolorès s’était posé sur l’homme à la scie qui avait été comme transformé en statue de marbre avant même de venir à bout de partir la scie qui s’était écrasée au sol.

 

Simoneau était en état de panique. Comment pourrait-il regagner son corps si ce corps était maintenant une masse inerte? C’était lui maintenant qui cherchait désespérément le regard de Dolorès et il ne fût pas décu. Le puissant regard s’était rallumé, se portait sur lui, faisait lentement disparaître la douleur des brûlures qui couraient dans son sang. Il sentait qu’il en était à se réduire à rien, une chose gazeuse minuscule pas plus grosse qu’une bille qui redescendait lentement vers son corps physique. Il se voyait maintenant prisonnier dans la zone cerveau d’une statue de pierre raide et froide. Puis, très graduellement, le corps physique reprenait sa chaleur mais sans toutefois se soumettre au contrôle du cerveau de Léopold. Pas encore, du moins.

 

La sensation d’un pied lui était revenue. Un pied mais au niveau des hanches. À l’intérieur de la hanche. Et ce pied maintenant dans un mouvement gauche et saccadé cherchait son chemin à l’intérieur de sa jambe vers le bas, comme un pied chercherait son chemin dans un pantalon. Sans qu’il puisse faire quoi que ce soit, un autre pied avait trouvé son chemin intérieur vers le bas, prendre la place de l’autre côté. Les doigts engourdis de deux poings fermés s’agitaient dans ses épaules et poussaient avec force tenter de rejoindre les extrémités de ses bras, comme des mains cherchant leur route dans les manches d’un chandail trop serré. Une puissante pulsion envahissait son cou, la gorge de Simoneau se serrait et gonflait l’étouffer comme un enfant allergique aux arachides. Ses mains ne répondaient pas, ne pouvaient rien pour lui. Une explosion s’est produite dans cette gorge maintenant démesurément enflée et les fluides ont fini par passer leur chemin vers sa tête qui se sentait maintenant soulagée comme une dam de castor qui s’éventre, un abcès qui crève, quand la tête finit par nous passer dans le col trop court d’un chandail trop petit. Un choc vagal était venu porter le coup fatal à sa conscience des événements.

 

 

 

La lumière violente des néons du garage agressait ses yeux. La housse enlevée et pliée soigneusement, il ne restait plus qu’à espérer que la Spitfire roule toujours. La voiture avait été descendue de ses blocs. La clé de contact tournée, le moteur était parti comme si la voiture n’avait jamais été entreposée de sa vie. Simoneau avait fait une belle job d’entretien. Un grand rire de bonheur s’était fait entendre dans le garage malgré le vrombissement de la Spitfire. Léopold Simoneau n’aurait jamais imaginé qu’un jour il remonterait dans cette voiture. De son propre chef à tout le moins. C’était Dolorès Boilard qui commandait, Simoneau n’était plus qu’une bulle gazeuse d’à peine un centimètre prisonnière dans un recoin de la cervelle de Dolorès qui se promenait maintenant avec le corps de Léopold. Impossible de communiquer avec elle autrement que par un faible râlement désagréable qu’elle avait tôt fait d’étouffer. La porte électrique du garage s’ouvrait derrière elle, lui, eux? Puis ils avaient pris la route. Dix ans couchée sur le dos n’avaient rien amélioré à son talent de chauffeur, pensait Simoneau dans sa tête à elle. Dolorès s’offrait un trajet nostalgique de toute évidence. Elle était passée par la maison familiale qui l’avait vue grandir, sa petite école, l’Institut des sciences cognitives et neuro-psychiques où elle avait fait une brève mais brillante carrière, la piaule où elle et Simoneau étaient tombés dans les bras l’un de l’autre la première fois, l’église où ils s’étaient mariés. On la klaxonnait à l’occasion devant l’incongruité de sa conduite. Puis elle était sortie de la ville, histoire de pousser la machine.

 

Et elle la poussait la machine, à fond sur une route secondaire à deux voies. Léopold tapi sur le bord du nerf optique, impuissant, observait.

 

“Tu voulais m’achever, mon beau Léopold, attache ta tuque avec trois tours de broche, mon nounou!”

 

Un camion se présentait sur la voie opposée, elle a tourné le volant et embouti la minuscule voiture dans le mastodonte dans un fracas hallucinant.

 

 

Heure de l’impact : 3h33.

Une lumière puissante et verte l’avait ramené à la conscience. Simoneau était prisonnier d’un amas de tôle froissée, tranché en deux presque bord en bord de l’abdomen. Au lieu de saigner comme un cochon à l’abattoir, une masse gazeuse lumineuse et verte comme le regard de Dolorès s’échappait de la plaie ouverte, se répandait lentement au fond de la carcasse de la Spitfire méconnaissable. Il ressentait les choses à nouveau. Il avait recommencé à ressentir la douleur partout sur son corps tout en ecchymoses. Avant que les services d’urgence n’arrivent, la masse gazeuse s’était totalement volatilisée et la plaie s’était refermée sans laisser de trace ni la moindre cicatrice. Ébranlé, lorsque les ambulanciers avaient installé Simoneau sur la civière il délirait totalement selon le rapport.

“Trouvez-là, elle doit être quelque part pas loin. Cherchez les lumières vertes.” Les ambulanciers suspectaient une commotion pour le moins sévère.

 

 

On lui avait donné son congé de l’hôpital le jour même. Léopold Simoneau avait été une intrigue pour tout le personnel hospitalier, il n’avait absolument rien d’autre que quelques ecchymoses. On l’avait mis dans un taxi pour qu’il rentre chez lui.

Une ambulance bloquait l’entrée, plusieurs voitures étaient stationnées dans tous les sens, fait assez inhabituel. Des feux clignotaient partout comme un grand soir d’artifice sur le petit bout de rue. Le taxi avait dû le faire descendre à l’intersection.

“T’étais où mon hostie de sans-cœur,” lui criait une des sœurs de Dolorès lorsqu’il avait franchi la porte de son bungalow. Toute sa famille était là dans le salon, éplorée, pendant qu’un va-et-vient sans pareil animait la place et que les autorités occupaient la chambre où le corps inanimé de Dolorès Boilard était examiné. “On l’a trouvée toute agitée comme emportée dans un cauchemar, puis soudainement elle s’est immobilisée sec, elle est morte tout d’un coup. Si on n’avait pas été là, elle mourait toute seule comme un chien pas de médaille, maudit écoeurant.”

Le rapport parlait de mort probablement naturelle.

Heure du décès : 3h33.

 

 

Léopold Simoneau avait été tenu à l’écart des activités entourant son service funèbre. Il avait quand même eu l’occasion de la voir un bref moment avant que son corps ne pénètre le four crématoire. Il avait fortement insisté auprès du directeur des funérailles. Il l’avait touchée une dernière fois pour bien se rassurer que ses chairs étaient rigides et froides, que ses yeux étaient bien éteints.

 

 

Beaucoup de temps s’était écoulé, beaucoup trop de temps avant que toute la poussière ne retombe. La vie retrouve toujours son cours soi-disant normal peu importe la force de la houle ou celle du vent qui nous frappe de front. Il était plus que temps de retourner à une certaine forme de normalité si une telle chose était toujours possible dans les circonstances, reprendre la routine quitte à en crever d’ennui, back to business, comme disent les chinois, remettre le collier, retourner au travail.

 

 

Les portes automatiques du bureau s’étaient ouvertes dès que sa carte d’accès avait été plantée dans le lecteur. On aurait dit que tout le monde était encore à sa place comme si de rien n’était, on aurait pu croire qu’ils n’avaient pas bougé tout ce temps. Seul le décor semblait maintenant aseptisé, le mobilier plus moderne, l’éclairage plus cru. On aurait aussi pu croire qu’ils avaient tous pris de l’âge d’une certaine manière. Toutes les têtes s’étaient relevées en parfaite synchro. Tous les regards s’étaient retournés vers la porte qui s’ouvrait lentement, plusieurs s’étaient levés, surpris. Deux ou trois femmes aux premiers rangs aussitôt debout s’écrasaient mollement sur leurs bureaux encombrés, inconscientes. Une autre qui perdait lentement ses couleurs s’était exclamée, ébaubie :

“Qu’est-ce tu fais icitte, Dolorès?”

 

 

 

Flying Bum

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