(avant-goût des déréglements climatiques)
Parce qu’on l’a observée la toute première fois dans la paroisse d’Acrise, dans le Kent en Angleterre dans les premiers jours d’octobre.
Une nouvelle espèce d’insecte piqueur, une sorte de pou, qui s’est répandue chez nous à la vitesse d’un feu de forêt. L’acrise d’octobre est minuscule – la taille d’un grain de sable – et elle parcourt des plaines de peau humaine à la queue-leu-leu formant de belles lignes pointillées. Partout où elles vont, les acrises piquent, laissant des alignements de points rouges sur la peau de leur victime. Chacune à son tour, elles quittent la ligne un moment, nidifient sur l’accotement du défilé déposant un lot d’œufs dans un seul pore de peau. Les œufs s’incubent d’eux-mêmes pendant neuf heures et seize minutes. Ensuite les bébés-acrises se nourrissent de poussière en suspension et de peau morte jusqu’à ce qu’elles atteignent la taille nécessaire pour se joindre au prochain convoi d’acrises à passer par là.
Certains scientifiques contestent les origines de l’acrise d’octobre, blâment la pollution combinée aux bouleversements climatiques, les plus criards évoquent une conspiration de l’état en collusion avec l’industrie des insecticides en vaporisateur et des pesticides de tout acabit. Foutaises, l’acrise d’octobre résiste à tous les insecticides connus. Les gens essaient tout de même, douchant littéralement leur corps dans le DEET, revendiquent le retour du bon vieux DDT et portent nuitamment des ponchos de plastique pour ne pas tacher leurs draps.
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L’acrise d’octobre possède une physionomie adorable. Tous les jours l’internet et la télé publient de nouvelles photos prises au microscope. D’énormes yeux brillants un peu tristes, des antennes multiples aux allures de faux-cils de starlette, la courbe supérieure de la bouche sans lèvre qui donne l’impression d’un sourire tendre et amical. Une industrie artisanale prend vie mettant sur le marché des peluches à son effigie, des autocollants, des t-shirts imprimés. Les enfants dans les cours d’école jouent à la tag-acrise, se pourchassant les uns les autres en longues files indiennes qu’ils ne délaissent que pour s’accroupir, se couvrir la tête lorsque c’est leur tour de pondre à côté du défilé.
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Chaque morsure de l’acrise d’octobre ressemble à une centaine de morsure de moustique concentrées sur un diamètre pas plus grand que celui d’un pois vert. Lorsque la morsure est grattée elle prend la taille d’une pièce de vingt-cinq cents, la démangeaison plonge profondément sous la peau, jusqu’à l’os. Un écho de la démangeaison peut même être ressentie jusqu’au côté opposé du membre affecté, de bord en bord du torse même. La guérison est quasi-interminable. Des gens vont jusqu’à ouvrir leurs plaies au couteau, se mordre au sang, convaincus qu’il y a quelque chose qui vit à l’intérieur des plaies. Les nids d’acrise, eux pourtant, ne piquent pas du tout.
Les revendeurs de drogue et autres entrepreneurs plus légaux vident leurs inventaires de crèmes hydrocortisones et de pilules antihistaminiques, vendues à des prix abusifs. Des gens désespérés errent dans les rues les plus malfamées à toute heure du jour et de la nuit. Ils paient des centaines de dollars pour des flacons de la taille d’un dé à coudre que les pharmaciens barricadés leur passent à travers des fentes dans des vitres blindées. Des remèdes qui ne calment la douleur que partiellement, temporairement, et d’autres gens optent pour les drogues de rue. Des anesthésiants dissociatifs comme le PCP et la kétamine leur permettent de transcender la sensation de démangeaison.
D’autres refusent la drogue, cherchent des traitements alternatifs. Des studios d’acrise-yoga voient le jour. Chaque séance de quatre-vingt-dix minutes inclut vingt minutes de méditation, soixante minutes d’étirements et d’effleurements cutanés et un dernier dix minutes d’incantations, une lente lamentation sonore, plaidoyer gémissant pour appeler la miséricorde de l’acrise d’octobre.
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Un infime pourcentage de la population, on l’estime à une personne sur mille, est allergique aux sécrétions de l’acrise. Personne à ce jour n’en est mort mais aucun cas connu n’est sorti du coma de l’acrise d’octobre. Éventuellement, tout le monde connaît une victime isolée dans les centres d’hébergement pour comateux qui obligent les visiteurs à subir une procédure d’épouillage complète à nu qui inclut gracieusement une solution de corticostéroïdes en crème à l’odeur de lavande qui se vend cent-cinquante dollars le gramme au marché noir.
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Nous sommes devenus un îlot d’acrises d’octobre coupé du monde extérieur par un filet électromagnétique invisible. Les autorités municipales nous avisent que de toucher toute partie du filet avec n’importe quelle partie du corps rendra une personne instantanément stérile. Des groupes de personnes ne désirant pas d’enfants convergent vers les zones interdites le samedi soir. Ils boivent de la sangria, fument des cigarettes trempées dans le PCP et forniquent gaiment dans le filet électromagnétique.
Le métro et les trains sont fermés. Aucun transport n’est autorisé à partir d’ici ou à venir de l’extérieur. Nous sommes devenus dépendants des conserves et des aliments surgelés. Dans un supermarché local, deux femmes dans la cinquantaine se disputent leurs fèves au lard favorites à coups de sacs à main.
Les hôpitaux ont révisé leur politique à propos de qui peut visiter les victimes du coma de l’acrise. Famille proche seulement, les gens volaient les crèmes à base de cortisone et les combinaisons étanches.
Une équipe de scientifiques passe à la télévision pour annoncer qu’ils en viendront bientôt à une solution. Toute solution efficace passe par la destruction de l’entière population de l’acrise d’octobre. Bien sûr, ceci enrage les Témoins de l’Acrise, un groupe de défenseurs zélés de l’acrise qui affirment atteindre un état spirituel extatique en pratiquant un grattage sans retenue de leurs morsures. Le plaisir est multiplié si le grattage est effectué par une autre personne. Les Témoins de l’Acrise se réunissent pour tenir des cercles de grattage en alternance dans le salon d’un membre ou d’un autre. Il est maintenant de notoriété publique que ces cercles dérapent inévitablement vers de bonnes vieilles orgies.
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La population de l’acrise semble diminuer sensiblement aidée en cela par l’apparition d’une nouvelle variété de cafards carnivores. La population est soulagée. Par contre, la population doit consentir à se laisser envahir par les cafards mangeurs d’acrise qui ne sortent que la nuit et qui pullulent sur la peau des dormeurs. Heureusement les cafards sont petits et rapides.
Les gens complètement dégoûtés cherchent refuge dans les sédatifs, les plus forts qui soient. Une forte proportion de la population dort profondément sous sédation chaque nuit, le corps couvert de cafards. On rapporte que les introductions par effraction et les violations de domicile ont déjà augmenté de quarante-quatre pourcent.
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Il s’est passé six mois depuis la dernière observation d’une acrise d’octobre vivante. Le filet électromagnétique est maintenant désactivé. Les cafards sont maintenant autorisés à sortir des limites de la ville à dos de pigeon, de rats et d’écureuils, dans le fond des poches de manteaux et les rebords de pantalons. Comme l’acrise, le cafard est résistant à tous les pesticides connus. Les scientifiques travaillent à la création d’un poison inodore, incolore et sans saveur pour être versé dans les aqueducs.
Les cafards sont hideux et visqueux, ils portent de longues défenses barbelées. Leur odeur est infecte. Ils n’ont pas d’yeux.
Après avoir dévoré la population entière d’acrises, les cafards se sont dirigés vers de nouvelles sources d’alimentation, les peaux mortes d’humain et les arachnides qui peuplent les lits et les oreillers. L’automne de l’acrise, une pièce en un acte jouit d’une très grande popularité au théatre local et l’on songe à lancer la pièce en tournée nationale. Les salons de tatouage ne fournissent plus à tatouer des représentations de l’acrise, ses longues lignes de piqûres traçant des volutes sur la peau.
Nous grattons maintenant nos vieilles cicatrices comme si cela pouvait réveiller la démangeaison particulière des piqûres de l’acrise. La nostalgie n’est plus ce qu’elle a déjà été.
Le soir, les enfants s’accrochent à leurs jolies acrises en peluche et prient très fort pour s’endormir avant que des essaims d’affreux cafards ne viennent se nourrir par milliers sur leurs corps nus.
Flying Bum
Le prochain article sera mon 300ème, roulement de tambour.
Abus de DDT ou je me trompe?
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Non, pas du tout. J’ai seulement tenté de tremper ma plume dans les encres noires de l’apocalypse pour voir. On s’amuse, ici 🙂
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Excellent !!!!
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Joli, Flying ! ça m’a fait revenir dans la tête un vieil Higelin : https://www.youtube.com/watch?v=N2A2_IFF59I 🙂
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Bel enchaînement, en effet.
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C’est épatant de voir avec quelle « subtile » ironie du peux écrire sur les plus fâcheux et noirs desseins actuels. Cela dénote une observation fine qualité essentielle pour parvenir à un discernement dans cette mélasse 🙂
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Merci Marie-Josée, bonne journée.
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