Comme des façons de se souvenir

 

Tu te souviens comment tu t’assoyais sur le plancher de ma chambre peinte d’énormes rayures rouges et bleues lorsque j’avais quatorze ans et que tu en avais vingt-et-un? Comment tu tournaillais une tresse alentour de tes doigts et que tu regardais au mur les affiches de mes idoles musicales que j’y avais accrochées et que tu me demandais si j’aimais vraiment cette musique?

 

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Tu te souviens lorsque tu m’avais acheté un harmonica? Tu te souviens comment tu m’avais enseigné à souffler dedans de façon à ce que l’harmonica ne chatouille pas mes lèvres? Comment nous avons parcouru toute la gamme en mi mineur et comment j’avais réalisé que le sens profond de l’amour était lui-même contenu tout rond dans le mi mineur? Quel âge devrais-je atteindre pour avoir le droit d’y goûter?

 

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Ne te reviennent-elles pas à l’esprit, ces frites salées, chaudes et graisseuses dans leur sac brun que nous mangions assis sur les bornes de béton d’un stationnement? L’asphalte brûlait nos orteils.

Et toutes nos phrases commençaient par, “et si nous avions le même âge . . .”

 

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Tu te souviens lorsque le téléphone sonnait et sonnait lorsque nous écoutions Le charme discret de la bourgeoisie et que nous nous inventions des rêves comme les militaires du film? On ne répondait pas au téléphone et nous étions deux intellos européens qui divaguaient allègrement des heures et des heures et nous étions un film, un Bunuel, deux stars. Tu ne répondais pas à ce pauvre garçon même si tu le fréquentais vaguement à l’époque.

 

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Je souhaiterais ne jamais avoir retiré mon chandail cette soirée du nouvel an. J’aurais dû aller me coucher avant le coup de minuit. Je n’aurais jamais dû boire tout ce champagne bon marché même si toi tu t’abstenais d’en boire. Tu t’abstenais toujours. J’aurais préféré te laisser descendre au sous-sol toute seule. Préféré que tu n’essaies pas de me convaincre que toutes ces lumières me dérangeaient. J’aurais préféré que tu ne les éteignes pas.

 

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Tu te rappelles lorsque tu me cassais les oreilles à propos de combien heureuse tu te sentais? Je suis heureuse, disais-tu à mon oreille, mes yeux tournés vers le plafond les tiens dans le vide. Je t’entends encore.

 

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J’ai eu dix-huit et tu avais maintenant vingt-cinq ans. Tu te rappelles toutes les blagues insignifiantes que tu me faisais à propos de mon âge maintenant légal? Tu te souviens comment les choses sont devenues beaucoup moins drôles après que j’aie soufflé les chandelles sous la tente au bord de la crique et que le matelas s’était mis à se dégonfler sous nos fesses? Moi je m’en souviens.

 

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M’entends-tu encore? T’annonçant la nouvelle? J’étais accepté au collège, le même que toi. Je voulais être toi. Je voulais être à toi. À toi de me dire qui j’étais. À toi de me dire quand je pourrais être aimé en mi mineur, pour vrai.

 

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Tu te souviens lorsque nous en avions discuté? On se demandait combien d’années étaient encore de trop? Et ni l’un ni l’autre ne savions plus vraiment quand rire des choses. Si ce n’est de l’amour, pourquoi étais-tu dans ma vie? Mais il me fallait assumer pour cela qu’il existe une raison pour laquelle les gens viennent et pourquoi les gens vont. Nous nous étions assumés de différentes façons. Et nous nous accrochions chacun à nos assomptions jusqu’à ne plus se reconnaître l’un dans l’autre. Jusqu’à ce que nous commencions à nous rappeler les choses de façon différente.

 

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Tu te rappelles comment tu m’avais offert une vieille montre qui venait de ton père lors d’un chic dîner aux chiens chauds vapeur après que nous ayons oublié quand rire des choses? Le temps s’était arrêté à cinq heures moins vingt. Il y est toujours. Te souviens-tu de l’odeur rance de la graisse et des sièges de vinyle orange qui collaient à nos cuisses? Je m’en souviens. Tu te souviens, sur le chemin du retour, assise sur la barre de mon vélo, une pièce avait brisé et plein d’autres s’étaient mises à décrocher si bien qu’on avait dû l’abandonner sur le trottoir? Moi, je m’en souviens.

 

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Tu te souviens comment la diseuse de bonne aventure du parc Belmont m’avait dit que j’avais deux âmes sœurs et que j’avais déjà rencontré les deux? Tu te souviens que je t’avais dit que tu étais une de ces deux âmes-là? Je regrette tellement de choses que je t’ai dites, ou tues – mais j’étais encore un enfant disais-tu et tu m’avais si bien appris à mentir.

 

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“Souviens-toi,” m’avais-tu dit, “ta nouvelle vie adulte est une opportunité d’être qui tu veux. Tu peux raconter que tu as été élevé par les carcajous ou que tu vis dans une yourte au Tibet ou que tu as traversé le Costa-Rica à dos de mule.” Tu n’as jamais pensé aux conséquences inattendues de ces folles propositions sur ma petite tête de linotte, non?

 

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J’avais eu en cadeau une caméra Polaroïd, tu te souviens? Celle avec un petit tiroir au bas qui permettait aux photos de se développer lentement – dans la noirceur de leur discrète intimité. Lorsque j’avais seize ans et que tu en avais vingt-trois tu m’avais demandé de me photographier avec. Mon frère avait trouvé la photo et je lui avais dit que c’était rien que pour moi, pour faire des esquisses au fusain. Aussitôt que je l’avais sortie du petit tiroir, j’avais su que cette photo ne serait pas pour toi. Je savais que je ne voudrais pas te la donner. Je savais que tu n’avais pas à la voir.

 

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Tu te souviens des biscuits d’Halloween, des beignets au sucre blanc en poudre qui nous soudaient les deux moitiés de la gueule ensemble, des vernissages où on se faufilait sans carton pour chiper du vin et des ciné-clubs gratuits, les escapades nocturnes, nus dans le parc et le cahier avec un dauphin en couverture et les longues jupes qu’on portait pour y écrire des poèmes? C’était quoi tout ça sinon de l’amour en mi mineur. Quel âge devrais-je atteindre pour avoir enfin le droit d’y goûter?

 

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Est-ce que tu m’entends maintenant? Moi qui te racontes la bonne nouvelle? Que je suis un grand garçon maintenant depuis belle lurette? Un homme, pour vrai. Et je sais maintenant que nous nous rappelons les choses chacun de notre façon. Comme une longue marche du fleuve vers mon appartement de Rosemont alors que j’avais maintenant l’âge que tu avais lorsque je t’ai connue. Je portais l’uniforme d’époque, sandales afghanes, jeans déchirés, je portais la tunique de lin, les cheveux aux fesses. Tu portais une peine d’amour. Te souviens-tu de ce que ton visage avait l’air lorsque tu m’as regardé pour me dire au revoir – comme si c’était la dernière fois qu’on se voyait, comme si nous n’étions pas en amour du tout.

 

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Te souviens-tu de qui tu étais, toi, avant que l’on se rencontre?

 

Pas moi.


Flying Bum

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