Comme un fantôme

 

La première fois qu’Adéline a rencontré Léon, dans une danse à l’école secondaire, il sniffait du protoxyde d’azote à même la bonbonne. Il en avait absorbé une grande lampée devant elle avant de s’écrouler au sol. Adéline paniquée croyait dur comme fer que quelqu’un devrait lui administrer le bouche-à-bouche. Elle avait longuement observé ses lèvres étonnamment rose bonbon sans pour autant aller jusqu’à s’exécuter. Ses cheveux étaient orange néon, rasés à un quart-de-pouce du scalp. Adéline se l’imaginait très bien dans un film à scénario dystopique où tout le décor tenait de la peinture en aérosol, du papier mâché et du ruban à masquer. Elle se rappelait l’avoir trouvé suspect, dangereux, pas du tout son genre à elle.

 

Adéline affectionnait particulièrement les garçons blonds bouclés au teint de pêche et qui ne l’aimaient pas en retour (des points-bonis s’ils jouaient d’un instrument de musique).

 

Avance rapide sur l’été de son impéritie, sa sombre période d’insuffisance. Adéline vient d’obtenir son bac en rédaction française mais personne ne veut l’embaucher mis à part un magazine de décoration intérieure soupirant péniblement les derniers râles du journalisme imprimé. Pour treize balles de l’heure, elle écrit des histoires de chaises en lexan et s’interroge publiquement sur la raison pour laquelle des gens paient des enfants chinois rien que pour produire des cailloux de verre coloré pour emplir des vases horribles.

 

Adéline craquait pour un garçon qui avait jadis habité sa rue, qui s’appelait Léopold – teint de pêche, blond bouclé, joueur de batterie. Après quelques rondes de messages-textes vaguement suggestifs, elle avait conduit trois heures pour aller le voir en pleine nuit. Sur la route, Adéline avait fantasmé sur une scène de rapprochements brûlants et de longues conversations nourries au vin rouge à propos de combien ils étaient faits l’un pour l’autre. Lorsqu’elle était finalement arrivée à son appartement, il était totalement inconscient après avoir abusé d’hydrocodone. Il a à peine eu la force d’ouvrir la porte à Adéline avant de revenir à son coma profond et à ses ronds de bave sur son oreiller. Curieusement, cet affront n’a fait qu’accroitre l’intérêt d’Adéline pour Léopold. Avant de quitter en catimini, elle a abandonné au sol une petite culotte string en dentelle rose à froufrous comme une façon de lui dire de la rappeler (chose qu’il n’a pas faite).

 

Alors que le garçon qui avait habité sur sa rue alimentait encore ses fantasmes, un soir qu’elle était concentrée sur un article de fond à propos de la tapisserie métallisée, Adéline reçoit un message sur Facebook. Un message de Léon – est -ce qu’on peut se voir?

 

Adéline ignore le message de Léon. Elle discute avec sa co-locataire de la fois où il s’était effondré devant elle suite à une énorme aspiration de protoxyde d’azote. “Non merci, Léon,” dit-elle en effectuant ses plus belles grimaces de dédain – je crois que la consommation abusive de gaz hilarant de Léon est tout à fait inacceptable, que dire de la consommation d’opioïdes de Léopold, pensa-t-elle alors. Tout ça se vaut bien.

 

De toutes façons, elle voyait cet autre type, Léonard (blond-roux frisé, guitariste, teint de pêche). Léonard et elle s’étaient rencontrés dans un bar de l’avenue du Parc. Elle avait tenté de lui faire glisser de bord en bord du bar encombré une bouteille de Bud Light et à sa grande surprise, la bouteille s’était faufilée entre tous les obstacles pour atterrir directement dans la main de Léonard, comme si elle s’y était magiquement téléportée. Événement miraculeux s’il en est un, compte tenu de la coordination yeux-mains d’Adéline qui frôle le zéro pourcent. Adéline a immédiatement vu là une preuve par A plus B égale X qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, tout comme cette bouteille qui avait parfaitement épousé la main de Léonard. Mais ils ont passé l’essentiel de leur brève relation à se remémorer ce fait d’armes somme toute assez insignifiant. Quelques rencontres consommées, après qu’ils se soient mis à poil pour la première fois (Adéline a vu son tatouage de Frank Zappa; Léonard a vu sa tache de naissance à la forme similaire aux contours de l’Australie), Léonard a cessé de répondre à ses textos. Apparemment ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre tant que ça.

 

Alors qu’Adéline se promenait sans beaucoup d’entrain dans une exposition de meubles antiques pour son magazine, son téléphone se met à vibrer. Léon qui tente de la contacter. Tellement d’eau qui est passée sous le pont. Le secondaire comme au siècle dernier. Cette fois-là, il propose à Adéline d’aller boire un pot avec lui. Ou, pourquoi pas un sandwich?

 

Elle regarde son profil Facebook, curieuse. Sur les photographies, il porte encore ses petits cheveux raides et drus. Orange fluo. Sur l’une d’elles, il est sur une rue au Costa Rica avec des pics de cheveux roux bien érectiles et il tend à un singe une tranche de mangue. Sur une autre, il est quelque part qui peut ressembler à l’Afghanistan, un désert, il porte des vêtements camouflage. Une cigarette lui pendouille au bout de la gueule, sa peau est rose comme si on l’avait frottée et frottée avec du sable. Ses dents s’illuminent dans un sourire bien senti, ses dents blanchies par un soleil bien cru. Sur d’autres photos, il se tient dans une parade nuptiale dans une chapelle qui a connu de meilleurs jours, la clim est définitivement en panne, des perles de sueur décorent le visage de toute la procession mais il sourit tout de même sous un faux-arbre plein de fleurs artificielles roses et bleues.

 

Il n’était pas blond, n’avait pas un teint de pêche et ne semblait guère du genre à jouer d’un instrument de musique. Mais il y avait un petit quelque chose à propos de lui. Et aucune trace visible de protoxyde d’azote.

 

Adéline a accepté de le rencontrer.

 

Elle était assise, seule, à une table de bistro bancale à siphonner lentement une eau minérale. Léon est entré et elle a été surprise de le voir portant une barbe épaisse et une longue chevelure bouclée en lieu et place de la coupe au rasoir qu’elle s’attendait à revoir. Il avait également grandi quelque peu depuis l’école secondaire. Il était costaud mais il se déplaçait à la manière d’un dandy.

 

Adéline se sentait surprise. Se sentait petite. Attirée. Elle s’est extirpée de sa chaise chambranlante et lui a fait un câlin de côté plutôt malhabile. C’est vrai qu’il avait maintenant une bonne taille. Elle a commandé un truc sans gluten avec des germes de graines quelconques. En prenant des bouchées bien calculées, elle tentait de mastiquer de façon mignonne et distinguée comme si elle était une créature trop dentue, comme si elle pouvait l’impressionner avec la seule grâce de sa mâchoire. Mais tout cela importait peu. Parce que Léon, lui, a embouti son burger à la vitesse grand V, faisant gicler la moutarde sur son menton, l’essuyant en souriant sans s’en excuser le moindrement.

Une facilité se déployait sur leur rencontre. Parler avec Léon était comme une balade familière. Une sorte de muscle de la mémoire qui reprendrait sa forme sans douleur. Elle ne voulait absolument pas interrompre cette conversation. Elle a elle-même proposé de continuer devant un verre.

 

Elle a fini par le ramener chez elle. En sifflant lentement une bouteille de rouge bon marché, Léon lui a raconté ses études avortées, sa mission avec les forces armées. Comment ils ont si bien contribué en construisant une école pour filles. Comment les Talibans l’avaient promptement fait sauter le jour même de son inauguration. Comment le désert est devenu une vaste plantation de cannabis et d’opium grâce à de la mousse de tourbe importée du Canada. Le contraste débile entre des rangées et des rangées de fleurs d’opium rouge vif et les uniformes kaki foncé des jeunes hommes à peine pubères qui en arpentaient les rangs, kalashnikov à l’épaule. Il lui a parlé des enfants afghans qui pensaient que les militaires canadiens étaient des sortes de fantômes. Il a lui-même pensé, pour un moment, qu’il avait été un fantôme. Peut-être en était-il encore un. Peut-être sera-t-il un fantôme pour toujours. Il a aussi parlé de la forme des trous de balles qui décoraient son bras et son épaule. Lui a montrés.

 

Adéline se sentait petite. Elle ne ressentait pas le besoin ni vraiment l’envie, elle ne savait surtout pas comment lui répondre. Ils ont écouté Otis Redding. Et ils étaient tranquilles, en paix. Et c’était bien. Le silence s’est éventuellement fait confortable. Si confortable, qu’ils se sont mis à chantonner ensemble les chansons d’Otis Redding.

 

Léon a dit à Adéline qu’elle conduisait toujours comme au secondaire et elle a trouvé cela étrange. Elle essayait de se souvenir comment elle conduisait alors – trop vite assurément. Il lui partageait des souvenirs d’elle, des souvenirs dont elle ne se rappelait pas. Des souvenirs d’elle pourtant.

 

“Te souviens-tu lorsque nous allions chez Corneli manger de la pizza avec les amis après être sortis en ville et toi tu ne mangeais que leur tarte au chocolat? Tu capotais sur leur tarte au chocolat.”

 

Non, je ne m’en souviens pas, pensait Adéline. Mais elle appréciait, étrangement flattée. Comme si c’était un compliment. Mais très différent des compliments qu’elle avait l’habitude de recevoir.

 

“Est-ce que je peux t’embrasser?” Léon lui a-t-il demandé. Elle a hoché de la tête et ils se sont embrassés. Puis elle l’a repoussé. Il s’est dit désolé. Mais il n’avait pas vraiment à être désolé.

 

C’est elle. Elle ne voulait pas s’embarquer dans une autre brouette émotive. Elle ne voulait pas être dompée de la brouette encore une fois. Et elle le lui a dit. Simplement.

 

Léon a dit qu’il était maintenant temps, qu’il rentrait chez lui. Il lui a dit qu’il comprenait. Adéline s’est mise à pédaler à reculons. Elle lui dit qu’il était tard, qu’il pouvait rester, elle lui offrait le divan. Qu’il pourrait partir demain matin. Oui il était tard. Il a accepté, ils se sont fait un câlin poli et se sont dit bonne nuit.

 

Adéline s’est réveillée le lendemain – quelque part vers midi – avec un mal de bloc et la gueule pleine de sable, le vin rouge. Léon dormait toujours sur le divan, ses pieds dépassaient sur les appui-bras, un petit ronflement sifflé qui s’échappait de sa bouche. Ses bas étaient ratatinés, descendus vers ses pieds, probablement d’avoir frotté les appui-bras du divan toute la nuit.

 

Il s’est réveillé, a replacé ses bas et commencé à enfiler ses godasses, il semblait s’apprêter à partir pour vrai. Vrai comme lorsque la rencontre se termine. Vrai comme s’ils ne se reverraient plus. Vrai comme un adieu. Adéline a bien vu ses choix. Continuer à texter des blonds bouclés au teint de pêche, préférablement musiciens avec des sentiments plutôt volatiles ou creuser un peu plus profondément dans ce Léon nouveau.

 

“Aimes-tu les crêpes?” s’est-elle entendu dire, ébaubie d’elle-même.

 

Bien sûr que Léon aime les crêpes. Ils sont allés ensemble au Miss Masson et se sont commandé des crêpes avec du queso et un pichet de jus d’orange. Et lorsqu’il a accroché la carafe avec son coude, que la table est devenue orange, et qu’il a torché le jus avec sa serviette de table, puis celle d’Adéline, puis ses manches de chandail, elle avait souri. Un curieux petit animal tapi au plus creux d’Adéline venait de lui confirmer qu’elle ne ferait pas rien qu’un bref tour de brouette cette fois-ci. Qu’elle venait de trouver quelqu’un avec qui s’assoir, avec qui chanter, avec qui échapper du jus d’orange, torcher les dégâts, ou avec qui simplement savourer le silence.

 

Qu’elle venait de trouver quelqu’un qui savait vraiment ce que c’était de toujours se sentir comme un fantôme.


Flying Bum

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Oh she may be wearyThem young girls they do get weariedWearing that same old shaggy dress,
But when she gets wearyTry a little tenderness.
 

Chouette Pierrette

 

La mère de Pierrette trouve sa fille pas mal chouette. “T’es pas mal chouette, ma petite Pierrette,” la mère dit-elle souvent à sa fille. Chaque fois que c’est Pierrette qui tient la caisse à la petite tabagie familiale, le chiffre d’affaires fait un bond remarquable. Comment ne pas être chouette à seize ans? Ça ne devrait même pas être permis avoir un âge pareil.

“Assez chouette pour que je t’inscrive aux auditions pour adolescentes qui rêvent d’être mannequins ou actrices. C’est une occasion rare, manque pas ton coup. Tu ne vas pas rater ta chance, hein Pierrette?”

 

***

 

Hier, le gars qui livre pains et pâtisseries à la tabagie, un bellâtre dans la vingtaine, et Pierrette, ont eu un épisode de sexe sur le plancher de tôle du camion de livraison.

 

“Je t’aime bien Pierrette,” dit-il après leurs ébats rudimentaires, “T’es vraiment chouette.”  Puis il lui a donné une danoise au fromage.

 

“Celles aux framboises sont bien meilleures,” répondit-elle, pas peu fière de son nouveau flirt.

 

Pierrette s’est mise en retard pour l’école. Ça valait le coup. Elle se sentait électrifiée. Elle espérait que tout le monde découvrirait son flirt avec le gars des pains et pâtisseries. Que les filles spéculeraient dans les vestiaires. Se passeraient des notes en cours de dactylo. Au pire, elle trouverait une façon discrète de lancer la rumeur elle-même.

 

***

 

Ce matin, elle rode alentour du camion. “Nous donnerais-tu chacun une rosette au coconut, moi et mes amies?” demande-t-elle en roulant des yeux.

L’étincelle n’est plus là.

Même si elle avait dormi avec le toupet scotché et portait sa longue chevelure détachée et savamment ondulée.

Même si elle s’était rasé les jambes en chipant le Barbasol d’un de ses frères.

Même si le livreur de pains et pâtisseries lui avait dit t’es vraiment chouette, je t’aime bien Pierrette.

 

“Et pourquoi je te donnerais des rosettes au coconut, hein?”

 

“T’es rien qu’un pervers,” dit Pierrette.

 

“T’es rien qu’une petite écervelée.”

 

“Tu pues du cul, tu sens le tabac.”

 

Et encore et ainsi, ça y allait.

 

***

 

Hier, après sa triste baise sur le plancher du camion, elle avait trouvé un morceau de croissant brisé dans la poche de sa jupe d’école bleu marine. Le genre de jupe craquée qui la faisait brailler de rage le temps venu de la repasser. Le morceau de croissant avait dû rouler sur son dos et se glisser dans sa poche dans la confusion de leurs ébats précipités.

 

***

 

Aujourd’hui, le bout de croissant traîne au fond de sa poche de veston. Brun, durci, le morceau lui fait penser à un nez de bébé.

 

“Va-t’en d’ici tout de suite,” lui dit le beau livreur qui semble déjà rassasié d’elle.

 

“Il va falloir que tu achètes de la bière pour moi et mes amies,” dit Pierrette sur un ton à peine revanchard, “j’ai rien que seize ans, tu sauras, toi, t’es majeur.”

 

“Débarrasse ou j’appelle la police,” répond le beau livreur.

 

Il offre à Pierrette un plein sac brun de pâtisseries mélangées, probablement brisées ou passées date. “Sont bonnes pareil,” lui dit-il en lui passant le sac.

 

Il salue Pierrette machinalement comme on salue un conducteur qui nous cède gracieusement le passage.

 

“Allez. Va. Va,” ajoute-t-il, agitant ses mains.

 

Quelle tache, pense-t-il.

 

***

 

Contrairement à hier lorsque Pierrette était en retard et électrifiée, aujourd’hui, Pierrette marche vers l’école à l’heure et affamée. Elle mange les pâtisseries brisées dans le sac brun. Toutes. Et la collation que sa mère lui a préparée. Et son repas du dîner. Et une barre de chocolat que son amie Odile ne veut pas. Après l’école, elle s’en retourne directement à la maison et bouffe tout ce qu’elle trouve dans le frigo avant que ses parents ne rentrent du travail.

 

Et ça dure un mois comme ça avec la nourriture. Elle ne retourne plus au camion de pains et pâtisseries qui vient toujours livrer ses choses au commerce familial.

***

 

Et puis, elle avait probablement oublié, on en était à la veille des auditions pour mannequins adolescentes.

 

Pierrette et sa mère se préparent pour une journée de spa maison. La mère de Pierrette porte une belle robe de chambre blanche, Pierrette n’en a pas alors elle porte son plus beau pyjama deux pièces, celui en soie avec des Père Noël en chemise hawaïenne.

 

La mère de Pierrette se peint les ongles d’orteil orange marmelade. Puis ceux de Pierrette. Chacune se masse les tempes avec de l’huile de coco. Elles n’ont pas de concombres alors elles se mettent sur les yeux des cuillères de métal fraîchement sorties du congélateur. C’est génial, dit la mère. Pierrette se sent pathétique.

 

Pendant que sa mère trempe dans un bain bouillant, Pierrette mange et mange et mange. Elle gratte le fond des plats de pâtisserie, détachant les beaux morceaux croustillants. Lorsqu’elle en a fini, elle se frotte le bedon en rond comme les personnages de dessin animé qui viennent de se bourrer la face de friandises.

 

La mère de Pierrette sort enfin de la salle de bain et revient avec une bassinette d’eau bouillante. “Viens ici, penche ta tête au-dessus de la bassinette.” Et puis elle érige une sorte de tente au-dessus de la tête de Pierrette avec une serviette. “Allez, respire par le nez et garde la bouche fermée pour ne pas t’étouffer avec la vapeur.”

 

Le cou de Pierrette touche au rebord de la bassinette. C’est dans ce plat que sa mère prépare la paëlla et que son père met ses poissons lorsqu’il rentre de la pêche. Pierrette a un long toupet, sa mère le relève d’une main pendant qu’elle passe une débarbouillette dans le visage de Pierrette de l’autre main. Pierrette n’entend rien de ce que sa mère raconte, la hotte de la cuisinière tourne à plein régime pour gober la vapeur perdue.

 

La mère de Pierrette appuie fortement sur le derrière de la tête de sa fille. Elle la pousse vers le bas. D’une seule main, elle appuie et la tête de Pierrette descend. Plus bas. Plus bas. Encore plus bas.

 

Le toupet de Pierrette est imbibé de vapeur, pendouille sur ses yeux. Il semble s’être allongé avec l’humidité comme des cheveux frisés allongent lorsqu’ils sont mouillés. Encore plus bas. Pierrette est étourdie par la vapeur. Le bout de son menton touche à l’eau. Sa lèvre d’en bas. Le bout de son nez.

 

Pierrette se défait de l’emprise de sa mère, et lorsqu’elle ouvre les yeux elle réalise que ses beaux ongles d’orteil orange marmelade sont sévèrement amochés. Et les soins de ci et les soins de ça n’en finissent plus de finir.

 

***

 

Le lendemain matin sa mère se dit désolée pour la journée de spa-maison qui a totalement frôlé la démence. “Tu sais, fille, des fois on en fait trop mais c’est pas pour mal faire,” puis en retenant un rire elle ajoute, “Ta peau reluit!”

 

***

 

Le casting recherche particulièrement des jeunes filles en pleine adolescence, des jeunes filles tout à fait normales. Mignonnes, soit, mais typiques. Pierrette garde les mains dans les poches de son veston et s’amuse à tourner le bout de croissant en nez de bébé qui se meurt lentement dans le fond de sa poche.

 

Trois femmes sont assises derrière une table pliante grise. La première est là pour les inscriptions. Elle ressemble à un marsupial avec sa face longue, son grand nez et ses yeux aux couleurs de crêpes. Elle croise beaucoup trop ses jambes, on ne sait plus quel pied va avec quelle jambe. “Écris ton nom ici,” dit la bonne femme en pointant le haut du formulaire. “Ôte ton veston.” Elle fait passer Pierrette à la deuxième femme. Cette femme a l’air d’être la plus importante – la femme au hochement décisif. “Tourne, fille. . . OK. . . tourne encore.”

 

“Je t’aime bien, Pierrette, c’est bien ça? Tu es pas mal chouette mais tu dois perdre 10 kilos,” dit madame hochement qui ne hoche pas du tout la tête pour Pierrette. Pierrette ne se rend pas à la troisième femme.

 

Pierrette a manqué son coup et sa mère lui avait bien dit “rate pas ton coup, hein Pierrette?” Mais elle se sent belle quand même. Elle se sent prête à partir une rumeur. Peut-être qu’elle va appeler la police. Elle ne sait pas très bien encore, mais peut-être bien. Elle mangerait volontiers d’autres danoises aux framboises dans une boîte de camion, le corps encore électrifié. Rien qu’à y penser…

 

Pierrette remet son veston, met ses mains dans ses poches, sort ses mains de ses poches. Elle écrase avec fracas le dernier morceau du nez de bébé en plein centre de la table pliante grise devant trois femmes ébaubies, les miettes s’éparpillent en toutes directions sous le choc. Elle dit aux trois femmes de l’agence:

 

“Vous vous êtes pas vues, vous autres? Calvaire que vous êtes grosses pis laides!”

 

Puis elle tourne les talons.

 


Flying Bum

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Aujourd’hui 5 mai 2023, il y a 25 ans que les Colocs lançaient l’album Dehors novembre. Ça ne me rajeunit pas.

Délivrer du chinois

Je délivrais du chinois, comme disait So dans son français approximatif. Je livrais du chinois et parfois j’en arrachais, rien que pour trouver une adresse où livrer la marchandise. C’était bien avant la géolocalisation. Je me promenais partout dans ce quartier de misère avec ces mets en boîtes qui finissaient par tous sentir la même chose, empester – ce quartier que nous sommes responsables de nourrir, comme disait So, en leur délivrant du bon chinois – et j’en connaissais des recoins pas trop sympathiques mais pas celui-ci. Lorsque j’ai finalement trouvé l’adresse, j’ai pris une grande respiration. Fatigué. J’étais presque tout le temps fatigué. C’était mon deuxième boulot.

Je traverse une cour qu’on a pris soin d’asphalter pour ne jamais avoir à entretenir une pelouse mais la vie trouvait son chemin dans les nombreuses craques d’où sortaient en abondance toutes les variétés citadines de mauvaises herbes. Au fond du terrain, un triplex où on rejoignait le troisième par un escalier extérieur qui faisait escale sur un balcon au deuxième avant de repartir en tournant vers le troisième. Montréal ville nordique, de froid, de neige, et à la fois reine des escaliers extérieurs, allez comprendre quelque chose. Tous les mangeurs de chinois y occupent les troisièmes étages, ils doivent se passer le mot. Je cogne à la porte, aucune réponse. Je regarde par la fenêtre qui donne sur le salon. La télé est allumée, des vêtements jonchent le sol presque partout, un sac d’ordures ouvert à côté du divan encombré.

Je cogne encore quelques fois à la porte et je suis sur le point d’abandonner lorsqu’une femme aux cheveux noirs et au teint olivâtre se présente à la porte vêtue d’une robe de chambre blanche qui a déjà été plus blanche. Elle fait bien dix ans de plus que moi, à mon âge c’est énorme. Elle me dit qu’elle est sincèrement désolée, qu’elle est tombée endormie subitement tout juste après avoir placé sa commande. Elle me dit être totalement épuisée, qu’ils l’avaient gardée à l’usine bien plus tard qu’ils ne l’auraient dû et ce n’était pas la première fois qu’ils la gardaient littéralement en otage de la sorte, prisonnière des commandes en retard. Mais pour un peu d’extra, que voulez-vous. Je remarque, non sans intérêt, que sa robe de chambre n’est pas si bien attachée qu’elle l’aurait dû.

Elle me dit que c’est le plus affreux cauchemar qui l’a réveillée et me demande si je veux bien qu’elle me le raconte. Je lui dis platement que je suis ici pour lui délivrer le chinois et elle me répond comme si elle n’avait rien entendu. “Assis-toé pis écoute. Deux minutes. Je ne peux pas tout garder ça pour moi.” Elle me tire par la main vers le divan où elle me pousse sans façon, elle s’assoit devant moi sur la table de salon. Je vois son nombril au fond du décolleté de sa robe de chambre.

“Je n’ai pas de chaussures dans les pieds, je suis dans une toundra glacée et il fait noir comme dans le cul d’un ours, une créature me poursuit dans le blizzard, une sorte de yéti ou de goule qui grogne dans le vent qui fouette la chair de mon corps qui tourne au bleu. Je sais que mes heures sont comptées, je ne survivrai pas à ce froid infernal, mes pieds sont déjà engourdis, regarde,” elle lève une jambe à la hauteur de mon visage et passe son pied dans mon cou, j’entrevois furtivement la noire toison de son pubis avant que sa jambe ne redescende, “je suis épuisée, au coton, je ralentis, c’est rien qu’une question de temps avant que la créature me rattrape et me dévore vivante.”

Elle se rappelle beaucoup du froid. Elle peut encore sentir la mousse gelée craquer sous ses pieds, ici-même encore, sur le parquet d’érable du salon. Elle ne chauffe pas dans le jour, pour les économies. Elle me dit qu’elle a encore froid, je vois bien qu’elle tremble et que l’angoisse tarde à quitter son regard. Elle me demande si je voulais bien la réchauffer, la prendre dans mes bras et je lui dis que je ne pense pas pouvoir faire ça, ou que je ne devrais pas, c’est selon. Avant que je ne réalise quoi que ce soit, elle bondit sur moi et elle presse son corps contre le mien. Sa robe de chambre s’est ouverte; c’est comme enlacer une statue de glace au carnaval de Québec, les frissons me prennent, je tremble avec elle.

“On devrait aller dans mon lit et se coller sous les couvertures,” dit-elle, “on doit absolument aller se réchauffer et se reposer un peu sinon on va mourir épuisés, mourir de froid,” et elle me montre ses mains, le bout de ses doigts qui sont violets. Réflexe de défense ou totalement idiot d’ébaubissement, je dis, “Et le yet ca mein au poulet? Qu’est-ce qu’on va faire du yet ca mein au poulet?” Elle me dit que je peux en manger si je veux, qu’elle ne mange jamais tout le plat à elle tout seule. “Je comprends, So en met toujours beaucoup trop, il se croit investi d’une mission, nourrir tout ce foutu quartier.”

“Allez, mange,” insiste-t-elle et c’est alors que je réalise que dans ma grande fatigue, énervé de trouver la bonne adresse, j’ai oublié sa commande dans l’auto. “Je vais chercher ton yet ca mein en bas dans l’auto et je reviens tout de suite, mais je vais rentrer rien que pour quelques minutes, je dois retourner au travail, So va se demander où je glande encore,” que je dis, je le dis mais davantage pour me convaincre moi-même.

“OK mais fais ça vite, s’il te plait, fais ça vite, j’ai besoin de toé, moé.”

***

Je descends les marches quatre par quatre, complètement obnubilé par ce qui pourrait bien m’arriver sous peu. En même temps, je pense aux autres commandes laissées dans l’auto. Est-ce que tout va refroidir? Est-ce que So va me piquer une de ses saintes colères? Il n’a pas encore déragé de la fois, la semaine dernière, où un client a refusé de me payer avant que je ne le regarde manger toute sa commande, ce que j’ai fait, et il faisait de joyeux sons gutturaux en mangeant ses boules aux ananas, son riz frit et toutes sortes d’autres mets et qu’à la fin il me remercie en pleurant de ne pas l’avoir laissé manger seul encore et encore. Lorsque j’ai raconté l’histoire à So pour expliquer mon retard dans les livraisons, il m’a dit que c’est moi qui voulais regarder l’homme manger pour me reposer un moment. J’ai pensé que c’était dans l’ordre des possibilités que j’aie l’envie de me reposer un moment, mais au prix de longuement regarder un homme obèse manger avec ses mains à même les boîtes de carton, s’en beurrer les mains et s’en mettre plein la face? Non, je ne pense pas, non.

En bas, dans le stationnement, il y a un os dans le boudin. Je vois quelqu’un qui zieute à travers la fenêtre passager de la bagnole de livraison. Il commence à frapper la vitre. Je lui demande d’arrêter ça.

“Ça fait des heures que j’ai appelé, elle est passée où ma commande? Elle traîne encore dans ton char? J’ai faim, moé, calvaire!”

Je lui demande ce qu’il a commandé, il dit un chow mein aux crevettes et je lui dis que je n’ai aucun chow mein aux crevettes dans l’auto, il dit qu’il ne me croit pas et il vient à bout de fracasser la vitre. Je l’attrape par le collet mais il parvient à se glisser dans l’auto et il me tire sur le siège arrière avec lui. Nous nous battons comme deux matous dans un sac en papier. Il attrape le yet ca mein au poulet de la femme et il commence à le manger.

“C’est pas un calvaire de chow mein aux crevettes, ça, c’est un yet ca mein au poulet, tu vois bien, c’est pas à toé, ça, pis tu le manges pareil?”

“C’est la moindre des choses que je le mange pareil, tu me dois bien ça pour m’avoir laissé poireauter tout ce temps-là. J’ai faim, saint-ciboire!”

Je ne pouvais pas l’empêcher d’engouffrer les nouilles dans sa grande gueule alors j’ai pensé lui mettre les mains au cou pour l’empêcher de les avaler au moins. J’ai fait ça; j’ai serré autant que j’ai pu. Les nouilles pendaient de sa gueule comme les moustaches d’un morse, son visage virait bleu, mais il trouvait le moyen de continuer à mastiquer. Un bref moment, très bref, j’espérais qu’il perde conscience. Découragé parce que c’est évident que dans l’état actuel du yet ca mein au poulet, c’est certain que la femme en robe de chambre ne voudra plus en manger, qu’est-ce qu’elle va pouvoir manger d’autre?

J’ai laissé tomber. J’ai laissé l’homme manger sur la banquette arrière.

“Là, ch’uis plein,” dit l’homme ravi à la fin du yet ca mein au poulet.

“T’as scrappé la commande de ma cliente.”

“Oui mais ch’uis bien content. Toé t’en vois tellement passer de chinois que je suis certain que ça ne t’apporte plus jamais autant de satisfaction que le monde ordinaire, pauvre toé, tu fais pitié.”

“Bon, bien, faut que j’y aille, moé,” dit-il en ouvrant la portière. Il m’a offert un sourire horrible et s’est enfui dans la nuit, sans payer bien sûr. Ça m’a tenté de partir après lui et lui donner la volée de sa vie, volée qu’il aurait bien méritée, mais la fatigue me prenait par grandes vagues anesthésiantes. C’est d’un lit dont j’avais le plus grandement besoin. Un lit bien chaud, une étreinte douce et brûlante, pas un combat de boxe en pleine rue.

***

Je suis remonté vers le logement de la femme en robe de chambre, sans yet ca mein au poulet, mais la porte était verrouillée. Je suis allé voir à la fenêtre du salon, rien, rien que la télé toujours allumée. Je suis allé voir à la fenêtre de sa chambre et je l’ai vue dans son lit, se débattre dans ses draps, tremblante, et je pouvais l’entendre appeler à l’aide dans un autre cauchemar effroyable. Je croyais voir son corps se défendre contre les coups de griffe de la créature. J’ai tenté de la réveiller en frappant dans la vitre mais elle était trop profondément ensevelie dans son horrible rêve. Il y avait épais de givre dans la fenêtre, j’ai eu peur de la fracasser. J’aurais bien voulu lui réchauffer son yet ca mein au poulet, elle aussi un peu, tant qu’à être là. Je ne pourrais jamais réchauffer toutes les femmes qui gèlent, seules, dans ce foutu quartier. Faudrait que je lève une armée. Celle-là, j’aurais quand même bien voulu essayer.

Je commençais à geler sur le balcon du troisième. Un froid envahissant qui trouvait sa source juste sous mon cœur et qui pinçait sévère. Je devais bouger si je voulais rester chaud. Heureusement, j’avais des choses à faire, des bonnes raisons de bouger. Il y avait encore beaucoup de chinois à délivrer.

La misère est grande dans ce foutu quartier. Il y a trop de monde à réchauffer, trop de monde à faire manger. So, il a bien raison.


Flying Bum

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Je ne sais pas pourquoi, aucun rapport, c’est celle-là qui m’est venue.

La petite catin

Le bruit des cuillères de métal dans les bols de soupe aux pois, le bruit résonnant des becs de matantes et de mononcles assis à des tables pliantes avec des nappes de fortune et de la vaisselle dépareillée parce que la maison est trop pleine, tous ces gens qui s’empiffrent de cette bouffe de circonstance, salade aux patates, petits sandwichs sans croûte, aspic au saumon, toute cette sorte de choses et de cornichons.

 

Le bébé, caché sous une doudou à motifs de coeurs qu’Adéline a attachée autour de sa poitrine avec des grands lacets de patin, fait des sons de becs résonnants avec sa petite bouche comme dans les films qu’Odile a commencé à écouter en cachette, les films où ça s’embrasse goulument. Odile a quatorze ans. Adéline, sa cousine de quinze ans, fait la joie débile de la plus méchante potineuse, la langue sale de la mère d’Odile. “Cette petite catin. Se laisser baiser dans une boîte de pick-up. Quatorze ans. Quatorze ans, toé chose.”

 

Un bruit sec et lourd dans la cuisine déserte.

 

“Mémère, bien contente que tu viennes nous visiter mais arrange-toi pas pour qu’on te voie,” que déclare aussitôt une matante, actrice de série B, héritière d’une usine de gaskets en caoutchouc, la bouche bien pleine et un moton d’œuf pilé au bord des lèvres. Mémère est morte.

 

Adéline déroule le long lacet autour de son cou, fait des yeux croches à la matante, lui tire sa langue. Odile demande à Adéline c’est qui le père.

 

“Personne.”  Adéline donne le bébé à Odile et commence enfin à pouvoir manger tranquille. Odile couche délicatement le bébé sur ses genoux, lui pince l’estomac pour voir si le bébé peut parler, elle le lève dans les airs, lui souffle dans le nombril tout rose.

Odile se gratte le nez avec le duvet naissant sur la tête du bébé, place sa main sur son petit bedon rond, des petites respirations d’oiseau, de la chaleur, une camisole rose souillée. Une petite fille sans aucun doute.

 

Odile pense à la mort de mémère, dans la pénombre du matin ou de la fin de nuit, sa mère assise au bord de son lit, qui lui murmure, la voix graveleuse d’angoisse. Elle raconte avoir trouvé mémère dans sa chaise favorite, un chaton confortablement enroulé sur ses genoux. Mémère n’avait pas de chat mais Odile ne corrige pas sa mère lorsqu’elle décrit la longue langue rugueuse du chat qui léchait désespérément la peau mince et desséchée de mémère à la recherche d’une trace de vie.

 

Odile pense à tout ce que sa mère peut raconter à propos d’Adéline. Odile s’imagine le chat dans l’histoire, aussi petit qu’un poignet, brun comme un sac en papier, des X à la place des yeux, la queue qui branle. Elle l’imagine faire trois tours, ses griffes pointues perçant la peau mince comme des peaux d’oignons à travers les pyjamas de coton de mémère, une petite boule chaude entre deux cuisses mortes. Elle se demande si les derniers souffles de mémère ressemblaient à des ronrons de minous.

 

Adéline revient prendre sa charge. Odile la regarde se battre avec la poche à bébé improvisée. Elle demeure silencieuse, comme un chat en peluche. Le bébé regarde le plafond, cherchant ses propres réponses.

Les deux cousines circulent entre les oncles titubant sur leurs pieds ronds, ivres de vin funéraire. Elles se faufilent entre les matantes, leurs parfums de rose et de lilas. Les parents d’Odile la saluent vaguement de la main, l’équipage fou d’un bateau ivre en croisière funéraire. Odile ne répond pas.

En haut, des perles de sueur émergent de la lèvre supérieure d’Odile. Elle les essuie sans façon comme un cow-boy, du revers de la main en remontant jusqu’au coude. Adéline ramasse une broche étincelante d’une des valises de la visite, elle la porte plus haut dans la lumière. Elle roule un stylo en or dans ses doigts. Elle ouvre un journal intime, couverture en peau de chevreau, esquisse de montagnes cuivrées, de nuages argentés, des mots tristes. Adéline sent en inspirant longuement l’odeur du cuir, de l’encre, de la tristesse dorée.

La tête du bébé émerge de sa bandoulière sur la poitrine d’Adéline, essaie de sortir de son nid. Petits bas de laine rouge, beau briquet garni d’opales, flammes bleues envoûtantes. Les cousines fouinent, creusent dans la mine d’or des trésors enfouis dans les valises. Et, à chaque chambre Adéline ouvre une porte, se retourne vers Odile un doigt sur les lèvres. Shhhhhhh.

Les cousines se font un chemin vers la chambre des parents d’Odile, la boîte à bijoux de sa mère, une lourde bague ornée de jade, des pendants d’oreilles avec des perles, une broche diamantée en forme de chat. Elles observent sur le lit la pile désordonnée de robes noires que la mère d’Odile a essayées en avant-midi, avant de partir au service.

Adéline marmonne tout bas. “Pourquoi a-t-elle besoin de tant de robes noires, vieille christ?”

Le bébé suçote une bretelle de soutien-gorge. Odile caresse des doigts une délicate chaîne en or, la lèche du bout de la langue, un goût de trombone.

“Prends quelque chose,” lui dit Adéline.

Odile se retourne vers la porte, cherche des sons de pas dans l’escalier.

“Vraiment, je veux t’offrir quelque chose.” Adéline glisse la lourde bague de jade dans son doigt, le vert sombre de la pierre, une promesse de jours meilleurs, aussi bien que ce soient les siens. Odile pense, comment peut-on offrir quelque chose qui ne nous appartient pas? Malchances, chagrin, histoires, ivrognerie? En avoir besoin suffit, tout ce dont vous pouvez avoir besoin.

“Pourquoi tu fais ça?” demande Odile sans que son regard ne quitte la bague.

“Une fois j’ai attrapé une mouche à feu. Tu connais ça une mouche à feu?” Odile laisse tomber la bague dans un vase vide. Un bruit de verre et de métal. Les yeux d’Odile sautent sur la porte. “Je l’ai gardée dans un vieux pot de compote de pommes, dans l’eau. Cette superbe chose qui luisait. Tellement beau quand ça luit, tout ce qui brille.”

“Où gardais-tu le pot?”

 Adéline hausse les épaules, laisse tomber la lourde broche diamantée en forme de chat dans le vase, énorme bruit.

Odile imagine la pauvre luciole crevant de chaleur dans l’eau glauque. Mouche à feu éteinte, une miette de pelure de pomme pour seul radeau, tentant désespérant de sucer l’air à travers les petits trous percés dans le couvercle.

“Les gens me voient comme une petite catin. Même ta mère. Surtout ta mère.” Odile tient son visage dans ses mains. “Je mérite mieux.”

Odile reste coite. Ébaubie tristement.

“Pourquoi se presser autant, qu’est-ce qu’il m’a apporté comme plaisir que je ne pouvais pas me faire moi-même? Il disait qu’il m’aimait. Qu’il ne voulait pas un bébé, qu’on se suffisait tous les deux. Qu’il s’occuperait bien de moi, que je pourrais quitter l’école.

Mais pourquoi devrais-je quitter mon monde? Pourquoi?”

Le bébé frappe l’air à grands coups de poing dans ses songes. Odile s’inquiète des premiers mots que prononcera le bébé, qu’est-ce qu’elle allait dire de tout ça? Est-ce qu’elle se tiendrait devant sa mère, brandissant ses petits poings bien haut à tous ceux qui la traiteraient de catin?

Adéline pleure en silence, la tête rabaissée, ses épaules noueuses relevées.

Après un bref moment elle se redresse, utilise une des robes noires pour se moucher le nez. “Regarde ce que j’ai trouvé.” Elle brandit une belle paire de slips en soie rouge glanée dans un tiroir de la commode, elle se tortille dans une danse ridicule brandissant le slip des soirs de fesses comme un cadeau du ciel. “Je me paye un méchant trip, je vais les mettre. Je vais les tacher comme c’est pas possible et les remettre à leur place.”

“Notre secret.”

“Tu ne vas pas me bavasser à ta mère, hein?”

 


Flying Bum

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Il était une fois une dysfonction érectile post-traumatique au Flying J de Napierville

Trois jours que cela lui a pris. En fait, que cela leur a pris à eux. Trois jours coincé à Albany, état de New York, avant de savoir qu’aucune charge ne serait retenue contre lui, aucune poursuite. La drogue et l’alcool avaient été rapidement exclus du dossier et ultimement, le shérif avait conclu à la bête erreur humaine et cette bête erreur ne lui appartenait pas. Il n’était pas cet humain qui avait, selon eux, erré. La faute ne lui appartenait pas. La fille est sortie de nulle part, c’est comme si elle s’était carrément matérialisée là, par génération spontanée, comme un mauvais tour de magie, devant son pare-brise, et cela n’était pas sans lui rappeler le premier chevreuil qu’il avait heurté dans ses débuts, comme un démon cornu sorti des brumes épaisses du matin. Le chevreuil fait un son plus sourd, avait-il pensé, et n’a pas l’habitude d’émettre un cri horrible comme celui que la fille avait hurlé avant que son visage ne s’écrase et éclate dans son pare-brise. Si vite, si amochée, il ne pourrait même pas la décrire avant le choc. Il ne se rappelle que des énormes yeux, d’une bouche grande ouverte et de tous ces cheveux restés collés à la vitre par le sang.

 

Rentré au pays par le poste douanier de Lacolle, ce soir il s’installait pour dormir à la halte routière Flying J de Napierville. Il y a quelques kilomètres à peine, il était encore tout à fait réveillé, plusieurs heures encore à son crédit journalier, allocation qu’il épuisait toujours totalement avant de s’arrêter. Mais sur les ondes de son CB, il était tombé sur un de ces hurluberlus qui annoncent en grandes pompes la venue de la fin du monde, la fin des temps dans le feu et le souffre, suppliant son auditoire de se repentir et de demander pardon pour leurs âmes gorgées de péché et il avait écouté trop longtemps son monotone prêchi-prêcha et cela avait achevé de le fatiguer.

 

Il ne se rappelle pas s’être masturbé depuis le soir de son arrestation, de son accident. La fille morte dans son pare-brise. Tapissées aux murs de sa couchette, des photos pornographiques qu’il a sélectionnées dans les magazines au fil du temps, des fausses blondes aux seins comme des ballons sur le point d’exploser, des brunettes écartillées qui tirent les lèvres de chaque côté de leurs vagins, des adolescentes thaïlandaises avec leurs pénis à moitié atrophiés par les hormones mordant des baillons dans leurs bouches comme des cochons sur la broche.

 

Il se touche sans résultat. Agité et inquiet, il regarde par son hublot le stationnement quasi-désert. Des essaims de mouches forment des boules alentour de chaque lampadaire. Il scrute sans grande motivation à la recherche d’une de ces écumeuses de camionneurs et tout ce qu’il voit c’est une madame bien habillée qui sort du dépanneur 24 heures avec un sac et qui se dirige vers sa Lexus. Il n’encourage plus autant qu’avant les pauvres putes de truck-stop, celles dont la ville et les beaux bordels ne veulent même plus et qu’il a de plus en plus l’impression de payer davantage pour qu’elles partent aussitôt que leur prestation désolante est accomplie.

 

Dans la couchette minuscule, il se contorsionne pour s’extirper de son jeans et de sa chemise, il s’étend sur le dos et il observe distraitement le triste harem de papier collé aux murs de sa couchette, et sa main entre dans son slip pour n’y rencontrer que sa viande flasque et molle. Il n’a même plus le coeur de se taponner encore, au cas.

 

Il salue une dernière fois les trophées de chasse de ses fantasmes sous les craquements statiques des voix éloignées de son poste de radio CB à des kilomètres et des kilomètres avant et après lui qui annoncent les pièges à vitesse, les contrôles routiers, les camping-vans des putes mobiles. Au bout de son long poteau d’acier, le J du Flying J clignote dans la nuit comme s’il était pour mourir incessamment.

 

“Je banderai demain,” pense-t-il avant de s’endormir.

 


Flying Bum

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Luc-Aurèle Lebom, nouvelliste

Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste qui écrit sa bio, pour la quatrième de couverture d’un livre qu’il s’apprête à publier. Pour remplir l’espace sur le rabat droit de la jaquette, imprimée sous une photo de lui, verres fumés, plume à la bouche, la même plume qu’il utilise pour écrire sa bio.

La douce de Luc-Aurèle Lebom dort dans la chambre au fond de la maison, un laps de temps non négligeable depuis qu’elle lui a demandé d’aller la rejoindre. Il lui a dit qu’il était trop occupé pour dormir, parce qu’il travaille sur sa bio, parce qu’il croit qu’il est important qu’il lui dise toute la vérité. C’est la moindre des choses. Les conjointes de nouvellistes peuvent parfois être si susceptibles.

Luc-Aurèle Lebom, outre l’esprit ouvert qui le caractérise tellement, ouvre une bouteille du spiritueux qui le grise tant. Le nouvelliste se verse un verre.

Luc-Aurèle Lebom écrit, Luc-Aurèle Lebom a grandi en Abitibi. Luc-Aurèle Lebom a longuement pratiqué la géophysique au Nunavut. Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste à temps plein.

Il pense pour lui-même, Calvaire que c’est ennuyant !

Il pense, Et quoi encore ?

C’est honnête mais jamais aussi excitant que Luc-Aurèle Lebom ne l’aurait désiré mais encore, tout n’est pas perdu. Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste et un nouvelliste sait qu’il ne faut jamais laisser de simples faits se planter au travers de la route de la grande vérité.

Il pense, Quelle est la véritable essence de Luc-Aurèle Lebom ?

Un autre verre de spiritueux monte à sa bouche machinalement.

Il allume, il efface, déchire la page de son carnet de notes. Il recommence.

Luc-Aurèle Lebom, écrit-il, a été élevé par les carcajous.

À strictement parler, ce n’est pas exactement vrai, mais est-ce que ça définit son essence réelle ? Y avait-il quoi que ce soit de l’essence du carcajou dans son père, sa mère? Il tente de vérifier lui-même, pour lui-même, clique des liens sur Google pour se transporter dans les images de Google Images et ses propres œuvres antérieures. Ses parents n’ont pas de page Facebook, naturellement. Impossible d’en être certain. Il existe un autre Luc-Aurèle Lebom sur internet, également un écrivain qui a grandi à Chicoutimi, mais qui dit que le Luc-Aurèle Lebom dans cette histoire est bien Luc-Aurèle Lebom, même si les deux mâchouillent leur crayon de la même façon ?

Admettons d’emblée qu’il ne le soit pas.

Lampée bien méritée.

Admettons que le Luc-Aurèle Lebom, le nouvelliste qui nous concerne, vienne de réaliser que cet autre Luc-Aurèle Lebom soit la raison pour laquelle il n’avait pas pu s’inscrire à Twitter sous son propre nom. À cause de cela, Luc-Aurèle Lebom ne s’est jamais inscrit sur Twitter.

Aujourd’hui notre Luc-Aurèle Lebom, le nouvelliste de notre nouvelle, s’ouvre enfin un compte Twitter.  Son nom d’usager sera @FilsDuCarcajou. Sa nouvelle filiation toute fraîche encore semble déjà prendre tout son sens pour Luc-Aurèle Lebom, comme les croyances exacerbées d’un nouveau croyant dans la secte.

Luc-Aurèle Lebom, notre Luc-Aurèle Lebom s’y remet, agitant sa plume sur une troisième page de son carnet. Il rajoute, Luc-Aurèle Lebom été élevé en Abitibi par une famille de carcajous mais au fond de lui, il a toujours soupçonné avoir été adopté, comme autant de jeunes précoces et d’esprits allumés peuvent le concevoir, quelle femelle carcajou pourrait accoucher d’un bébé humain même prématuré ? – puis il détecte une odeur dans l’air, une bonne odeur ; d’interminables forêts d’épinettes, la mousse verte trois pieds d’épais, le musc du poil d’orignal – l’odeur forte et trop propre du Old Spice ?

Luc-Aurèle Lebom n’est pas le vrai nom de Luc-Aurèle Lebom alors il devient plus facile pour lui de croire à ses nouvelles origines. Il sourit. Il possède un sourire que plusieurs pourraient apprécier si seulement il pouvait se permettre de sourire sur sa photo de bio, il aurait un sourire d’auteur remarquable. La plume à la bouche en lieu et place, les verres fumés. Pas de sourire au-dessus d’une bio, ça ne se fait tout simplement pas.

Oui mais encore, il pense, je dois respecter la dignité légendaire des carcajous. Qui ne sont pas des bêtes reconnues pour leur sourire. I’ll drink to that.

Le Luc-Aurèle Lebom élevé par les carcajous n’est pas le même Luc-Aurèle Lebom que le Luc-Aurèle Lebom sur le compte Twitter et il n’est pas le Luc-Aurèle Lebom qui se cache sous un nom de plume non plus. Notre Luc-Aurèle Lebom est bien vivant mais seulement dans l’histoire où il écrit sa bio, l’histoire de sa vie, de la vie qui lui a permis d’écrire le recueil de nouvelles derrière lequel sa bio sera imprimée.

Notre Luc-Aurèle Lebom écrit, Aussi, il n’était pas baraqué, jeune enfant, l’histoire de sa vie, plutôt chétif et craintif, un autre indice qu’une femelle carcajou n’aurait jamais pu être sa vraie mère.

La bio de notre Luc-Aurèle Lebom s’approchait dangereusement d’une bio beaucoup trop personnelle. Il tente d’ajuster le tir. Ceci doit demeurer un testament professionnel, il pense, pas un fourre-tout biographique. Colle à la base, Luc-Aurèle Lebom. Il peut déjà lire les revues à potins qui s’esbroufent à la une : La revue littéraire de cryptozoologie, division carcajou vs Luc-Aurèle Lebom soi-disant fils de carcajou : la chasse à la vérité entre au tribunal de première instance. Il ajoute une phrase pour souligner sa connaissance très élémentaire de la science des créatures humano-animales, pour solliciter la clémence de son public-cible puis il efface une autre phrase à propos de l’insularité institutionnelle du nouvelliste contemporain.

Pas de propos sociaux, Luc-Aurèle Lebom se dit-il à lui-même en rayant.

Il replie ses orteils nus, il réalise, se surprenant à tenter d’attraper des touffes du tapis shag sous ses pieds qu’il n’a pas couru les bois depuis un certain temps – il est occupé à écrire un recueil de nouvelles et une bio – mais il ressent un puissant besoin impérieux d’aller respirer la phéromone des bois. Il souffre, il pense, de ne pas courir avec les carcajous.

Je veux me laisser pousser du poil partout sur le corps et je rêve d’aller, de mes quatre pattes bien fermes et musclées, courir et dominer les bêtes de la forêt comme mes aïeux les carcajous l’ont fait avant moi.

Il écrit, Luc-Aurèle Lebom aurait bien pu se mériter le Goncourt ou le prix du gouverneur général mais, assez tristement, on ne récompense jamais ceux qui écrivent dans des magazines virtuels et surtout ceux qui proviennent de la progéniture d’une femelle carcajou. Il fut un temps où de nébuleux réfugiés de l’Europe de l’est raflaient tout, leur heure de gloire s’esquinte, voici venir la femme-poète autochtone et queer.

Mes passe-temps, écrit-il, sont l’observation des batraciens, la prophétie et la guerre aux insectes piqueurs. Les histoires et les scotch bien alambiqués.

Il perçoit des battements de tambour qui viennent de loin pour réverbérer dans ses oreilles. Il s’imagine qu’il écrit sa bio non pas depuis son pupitre mais loin au fond de la forêt boréale, il la grave au stylet sur un rocher erratique. Il se relit et se relit et se dit que ce devait être là la vie qu’il aurait toujours dû vivre. Fils de carcajou, à tout le moins fils adoptif de carcajou. Bête honorée et respectée. Habile à l’arc et au sling-shot. Amoureux des nymphes des marais, un prince parmi les crapauds mais en plus beau.

Luc-Aurèle Lebom examine son bureau. Au loin, il y a le son de la télé demeurée allumée par oubli mais lorsqu’il ferme ses yeux, il entend de la flûte de pan, une lyre. Il regarde ses diplômes sur le mur, des portraits de famille, une famille dont il doute maintenant, leurs jambes humaines si peu attrayantes. Il cherche encore sur Google Images pour aller observer le type de jambes qu’il préfère, musclées, griffues et poilues. En mode privé, naturellement, pour ne pas que sa douce le découvre et ne voie là une infidélité traîtresse.

Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste qui était nerveux à l’époque de l’écriture de la première nouvelle de son premier recueil. Comment sera-t-il reçu par les éditeurs ? Est-ce que les clubs de lecture apprécieraient ? Est-ce que le format poche afficherait une femme nue et floue, cheveux au vent, courant dans un champ de tournesol en fleurs pour mieux positionner les ventes et lui, pourrait-il vivre avec ce compromis ? Tout passe, va, avec un bon scotch.

Aujourd’hui Luc-Aurèle Lebom ne ressent plus cette nervosité. Et pas grand chose d’autre non plus. Maintenant, il sait qu’aucun éditeur n’oserait trahir son honneur, quitte à se priver de la joie de le publier. Après tout, il est Luc-Aurèle Lebom, nouvelliste et fils de carcajou. Qui ne craindrait pas un être pareil ?

À la fin de sa bio, il écrit finalement, Ceci est le premier et le dernier recueil de Luc-Aurèle Lebom. – de Luc-Aurèle Lebom, fils de carcajou – et lorsqu’il atteint la fin de la phrase, il perce violemment le point final avec sa plume dans le fragile papier de son carnet, comme une dague à travers le corps d’un ennemi, et avec le coup porté il hurle à haute voix son cri de guerre, un cri si féroce qu’il réveille sa douce qui ne sait pas encore qui il est vraiment, maintenant ; qui ne comprend pas, lorsqu’il se précipite dans la chambre pour lui expliquer celui qu’il il est devenu, comment il méritera enfin sa place dans l’Olympe des nouvellistes, sa place prédestinée parmi les statuettes des grands dieux de la plume sur les tablettes de l’éternité.

Tchin tchin la gloire ! il se dit, en levant son verre de scotch bien haut.


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La bouteille bleue

Je pousse un autre coup sur la porte de côté. La poignée est figée. Noire et vieille, elle ne tourne plus. J’essaie de la tourner, je pousse la porte en même temps.

Les gonds de la porte ne tiennent pas le coup. Merde. Je m’écrase sur mes genoux, sur mes mains, je tousse. J’ai mal mais ça va. L’orgueil. La pièce a conservé l’odeur de fumée, de tabac et de vieux, très vieux papiers humides. Et définitivement l’odeur de la poussière parce que mes yeux, mon nez et probablement mes poumons aussi commencent à me le crier, “Non, va pas là, pas question,” et j’imagine que quelqu’un a tiré la poignée de la boîte d’alarme rouge dans mon système immunitaire hyperactif.

Je me tiens là, debout, je me sens totalement idiot. Je brosse mes genoux de culotte avec mes mains, un peu, nerveusement.

“Léon? Vois-tu quelque chose en-dedans?” Adéline se tient derrière moi, elle regarde dans la pièce par-dessus mes épaules qu’elle vient de prendre dans ses mains à bout de bras, mais elle demande tout de même avant de pénétrer. Je suis fou d’amour pour cette fille-là. Elle porte toujours des petits chandails de coton serrés sous ses blouses et un jour je lui ai demandé pourquoi et elle m’a avoué bien candidement qu’elle transpirait parfois, beaucoup, et qu’elle ne voulait pas que cela se voit à l’école. Elle ne voulait pas être l’étrange petite fille de huitième année qui transpire.

Fou, d’elle. Je l’aime. Je ne lui ai jamais dit.

Je me passe un doigt sous le nez, j’essaie de stopper quelque morve qui commence à me pendre au bout du nez. Bien des choses semblent toujours me pendre au bout du nez. On a depuis longtemps commencé à m’appeler le petit morveux de la huitième année. Mais Adéline, elle, ne m’a jamais appelé de même. Parfois Monsieur Allergies mais gentiment.

“Je ne vois pas tellement bien,” que je lui dis en guise de réponse. On dirait qu’il y a des chaises, une table, des étagères et quelques fenêtres placardées avec des bouts de planche. Je prends une touche de ma pompe. “Ça pue ici,” que je lui dis.

Adéline me dépasse, habilement dans le cadre de porte étroit comme pour éviter que son corps touche volontairement au mien – comme j’aurais aimé. Elle peut se faire si petite, si mince, fluide, comme une sorte de rideau en tissu vaporeux et transparent qu’on ne peut voir que lorsque le vent souffle au travers d’une fenêtre entrouverte.

“C’est pas cool,” dit-elle. Elle passe sa main sur l’appui-bras d’un fauteuil et la ramène couverte de poussière, de poils et de je-ne-sais-quoi. “Pourquoi les gens voudraient laisser un endroit se détériorer de la sorte?”

Adéline et moi avons cette petite chose en commun. Nous adorons les maisons abandonnées. Les vraiment vieilles maisons abandonnées. Nous vendrions notre cul pas cher juste pour aller dans des vieux pays comme l’Angleterre ou ailleurs pour en voir des vraies vieilles. Dans les rangs désertés de l’Abitibi, les maisons abandonnées n’ont guère plus de cinquante ans. Moi j’adore les greniers, Adéline les vieilles chambres à coucher.

“Parce que personne n’a vécu ici depuis au moins trente ans,” que je lui réponds.

“Oui, mais cette place doit bien appartenir à quelqu’un.”

J’acquiesce de la tête, je suis bien d’accord avec elle. Mais il y en a tout plein de maisons comme celle-ci – vieilles, vides, dans les rangs aux terres de roche, pauvres bâtiments qui s’écaillent et qui penchent aux quatre vents. Des maisons que plus personne ne possède vraiment.

Adéline frappe un pied de la chaise avec son orteil puis elle s’approche et se penche sur une table pour l’observer de plus près. “C’est drôle que les gens aient laissé tous ces meubles ici,” dit-elle, “comme s’ils avaient l’intention de revenir un jour.”

Adéline aime bien les vieilles maisons parce qu’elle aime bien s’inventer l’histoire des gens qui y ont vécu. Moi j’aime les vieilles maisons parce que j’aime l’histoire. La vraie.

Adéline porte un doigt à sa bouche, ronge son ongle, et je suis totalement terrifié de la chose parce que c’est le doigt de la même main qui vient d’essuyer un bras de chaise crotté. Dans des endroits comme ici, qui sait, il peut bien survivre des germes de la peste. “On devrait partir d’ici,” j’affirme. Il n’est pas loin de sept heures du soir. Nous devons pédaler jusqu’à la maison. Mais si elle veut rester, on reste. Comme j’ai dit, je l’aime. Je me roulerais tout nu dans la poussière pleine de peste si elle me le demandait.

“Regarde,” dit Adéline. Elle tenait dans ses mains une bouteille bleue, une bouteille de verre bleu. “Elle est tellement vieille, on dirait qu’elle a crochi.” Elle porte la bouteille devant ses yeux et regarde à travers, directement vers moi. “T’es bleu,” dit-elle. Elle ricane. “Fais attention, les bouteilles bleues contenaient des médicaments ou des poisons dans l’ancien temps.” Puis mon coeur s’emballe follement lorsqu’elle s’approche de moi, si près, je peux sentir le sang se promener dans mes veines, elle approche son visage du mien, très près. Seule la bouteille bleue sépare nos yeux, appuyée sur le pont de nos nez.

Je la regarde droit dans les yeux à travers le verre bleu.

Je sens la brise chaude de ses respirs.

Je vais avoir besoin d’inhaler un autre coup de pompe.

Après une minute – comme trois mois – Adéline se recule et me tend la bouteille bleue. “Tiens, garde-là, je te la donne,” dit-elle.

Je la fixe encore une fois dans les yeux puis j’attrape la bouteille. Je sais que je vais regarder à travers ce verre encore et encore, je le sais. Nos visages n’avaient jamais été aussi près l’un de l’autre. Je vais m’assoir au pied de mon lit, écouter Félix, et regarder à travers la bouteille bleue. Des heures. Des heures.

“Je t’aime Adéline,” que je lui lâche tout haut sans prévenir. Fort. Je lui ai dit dans cette pièce, cette maison, parce que des gens nous ont abandonné cette maison, les meubles avec. C’est pour ça que j’ai réussi à lui dire. Parce qu’on s’imagine toujours qu’on aura une seconde chance, comme ces gens, mais elle ne revient jamais.

Elle est debout, elle me fait dos. Elle est complètement immobile, figée. Cela dure un an et demi. Finalement je vois sa tête se retourner en premier, hochant légèrement.

Cool,” qu’elle dit en souriant, pour toute réponse à ma déclaration pourtant claire.

Cool,” lui ai-je répondu machinalement. Je ne sais même pas ce que cool veut dire. Cool?

 “On devrait s’en aller,” dit-elle avant de tourner les talons et passer la porte.

Dehors, on attrape nos vélos par les guidons. Je respire comme un désespéré et ce n’est pas mon asthme.

Cool colle à mon esprit.

 Adéline me regarde. “Tu as la bouteille bleue?” qu’elle demande.

Je la soulève au bout de mon bras pour la lui montrer.

Good, passe-la moi, donne,” dit-elle en agitant la main.

Je lui remets la bouteille. Elle se penche et ramasse un caillou. Elle embrasse le caillou d’un long bec sonore exagéré en me fixant des yeux puis elle le laisse tomber dans la bouteille sans abandonner son regard perçant. La roche fait un petit bruit en tombant au fond de la bouteille, tink. Un autre tink lorsqu’elle me remet la bouteille. Je la secoue, j’entends le tink. Je la secoue encore, j’entends encore le tink. Je la secoue deux coups j’entends tink tink.

“Arrête de faire le con,” qu’Adéline me dit en me regardant agiter la bouteille bleue. Mais elle sourit, elle rit même, alors je ris aussi. Elle passe la jambe par-dessus sa bicyclette. “Ne la perds surtout pas.”

“Je ne la perdrai pas, t’inquiètes,” que je lui ai dit.

J’ai pédalé derrière elle jusqu’à la maison, une main sur le guidon. Mon autre main tient la bouteille bleue qui fait des tink chaque fois que je frappe une bosse ou un trou, ou quand je la secoue par exprès rien que pour entendre encore le tink.

 

C’est cool.


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Vol 102 direction paradis

Léopold s’est finalement pris un petit travail dans une librairie de seconde main dans le bas de la ville. Pas le choix. Triste boulot pour un écrivain quand même. Chaque jour lui ramène son propre portrait, le plus vivant portrait de la boue épaisse et froide dans laquelle il a laissé sa vie s’enfoncer. La lecture ne signifiait plus grand-chose pour lui, moins que jamais auparavant. Peut-être, songeait-il, avait-il trop lu et relu ses propres écrits. Il lui semblait que ses tournures de phrase tournaient à l’infini, que tous ses épilogues étaient prévisibles, impossible pour lui de ne pas les voir venir, ni dans ses écrits ni dans sa propre vie. Il ne pouvait plus vivre de cette façon. De ses prétentions. Il avait survécu de peine et de misère à l’hiver précédent, un creux personnel qui avait laissé sa trace en lui sous la forme d’acouphènes atroces, perpétuels sifflements dans sa tête qui avaient remplacé le silence comme fondation première de ses expériences sensorielles. Si vous avez des acouphènes, répétait-il à tout vent, ne fréquentez pas les sites de soutien aux victimes d’acouphène. Tous ces gens sont suicidaires. Ce qui, en soi, n’avait pas constitué une surprise pour Léopold.

Léopold a cessé toute lecture pour un moment, la souffrance à se concentrer sur le son des mots dans sa tête, là où se vit vraiment la lecture, à travers les sifflements lancinants de ses acouphènes, peine perdue. Puis, il a trouvé ce travail. Puis il a trouvé cette médication qui a totalement transformé le lecteur en lui en un lecteur nouveau qui aspire maintenant aux intrigues les plus enchevêtrées en littérature. La complexité interminable et banale de l’intrication pour l’intrication. La drogue, sans doute.

***

Un jour, en révisant l’étalage de la section religion, Léopold a remarqué un titre, Vol 102 direction paradis, écrit par un pilote de ligne qui a crashé un vol commercial, qui est presque mort, qui a fait un très bref séjour au paradis avant de se réveiller après un long coma de plusieurs mois, se voyant le seul et unique survivant du crash. Une catastrophe, de son propre aveu, dont il assumait l’entière responsabilité. Tout le long du récit, il n’est aucunement question de bêtes questions d’aviation, ni de réconciliation avec ses sentiments de culpabilité. En lieu et place, le texte était construit essentiellement alentour de ses visions du paradis. Léopold était ébaubi, tant soit-il qu’on puisse être ébaubi sous forte médication. Peut-être croyait-il que la révélation du paradis compensait à elle seule pour la mort de quelque deux-cents individus. L’auteur avait découvert l’ultime raison d’écrire. Son livre, un phénomène de transfert conçu pour justifier l’injustice de sa survie. Et il trouvait la plus simple, élégante entre toutes, façon de proclamer que Dieu lui-même avait protégé sa vie afin qu’il puisse proclamer, par son livre, la révélation du paradis. En d’autres mots, à la limite, transférer sa propre culpabilité à tous les incroyants. Le crash était nécessaire pour eux, tous ces mécréants comme Léopold.

***

Lorsque Léopold a retiré le livre de l’étalage quelques jours plus tard pour s’y attarder davantage, il a réalisé qu’il avait passé rapidement sur des détails importants. L’auteur n’avait pas abimé un avion commercial – c’était un avion-cargo. Ses deux co-pilotes morts dans l’écrasement avaient été les seules victimes. L’avion s’est écrasé dans un cimetière, réduisant en mille miettes un mausolée de sept étages érigé à la mémoire des pilotes décédés en fonction. Les ironies du destin sont horribles, pensait Léopold, en regardant partout alentour de lui. Peut-être que je ne devrais pas travailler dans cette librairie, au milieu de tous ces auteurs décédés.

Léopold peinait à chasser l’inconfort que cette idée faisait monter en lui.

L’homme, lui, était finalement devenu un pilote de ligne après l’écrasement.

***

Un jour, un homme est entré dans la librairie, sans chemise, nu de la ceinture en montant.

Intéressant, pensa Léopold. Intéressant parce que Léopold lisait justement le passage où le pilote émerge de son long coma.

“Trois mois dans la brume totale,” dit l’homme sans chemise, “du moins c’est ce qu’ils m’ont dit, je suis encore tellement fatigué.”

“Qu’est-ce qui s’est passé?” répond Léopold, curieux.

“J’ai commencé à faire rapport de TOUS mes rêves au gouvernement à l’âge de dix-sept ans,” l’homme sans chemise expliqua-t-il, “Mes rêves semblaient si prodigieux. J’ai cru que c’était mon devoir de citoyen de tout leur rapporter. Aujourd’hui, je ne peux plus m’en rappeler parce que le gouvernement m’a plongé dans un coma artificiel et me les a extraits avec un neurovacuum ou une patente de même.”

Léopold n’a que hoché de la tête avant de se replonger dans Vol 102 direction paradis. On n’y trouvait rien sur les rêves ce qui était tout de même admirable. Si un auteur doit relater ses rêves, il se doit de le faire de la façon la plus réaliste qui soit, sans affirmer que c’est un rêve. Exactement ce que le pilote a fait. C’était là l’essentiel du livre. Le pilote avait d’excellents instincts d’écrivain. Il savait quand retenir l’information, quand en relâcher, à quel dosage, il n’en mettait jamais trop. Combien de personnes avaient-elles lu ce livre? Probablement moins d’une centaine. Un petit éditeur chrétien de Lennoxville avait publié le texte. Léopold a scruté le web. Leur site web explique qu’ils sont reconnus comme “leader mondial de la fiction inspirée” et qu’ils sont “engagés à faire connaître la littérature chrétienne à travers le monde.”

Léopold a immédiatement pensé à leur soumettre un manuscrit qui tournerait alentour de ses écouphènes, qui était son propre rêve prodigieux en quelque sorte, sa vision religieuse à lui, les sons venus de l’au-delà. Ce qui constituait un net avantage pour lui sur le pilote. Lui, il était encore en plein dedans, dans la souffrance. Dieu nous rend fous, sourds, aveugles, nous laisse vivre de faux rêves qu’il nous enlève dès que l’on s’y complait et il appelle cela notre guérison.

Léopold a alors refermé une fois pour toutes Vol 102 direction paradis.

Dans la section voisine, des bruits fracassants, l’homme sans chemise se frappait l’abdomen violemment avec un livre, un gros ouvrage à reliure rigide sur la lutte au terrorisme.


Flying Bum

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Une autre chambre à louer

Il y en avait un qui était beau gosse. Il s’accrochait les pieds dans notre maison de chambres même après qu’Adéline soit partie travailler, il se préparait de copieux déjeuners en plein après-midi, s’assoyait au soleil, notre soleil, buvait du café, notre café, se bricolait des opinions politiques en lisant NOS bouquins. Nous tempêtions, par en-dedans. Hippie serait un mot trop digne pour lui. Hippie implique une sorte d’investissement personnel tout de même.

Le numéro deux était plus âgé et moins beau. Laid, en fait. Une chevelure vraiment sèche, hirsute et moche – comme quelqu’un qui aurait fui le salon de barbier en plein milieu de sa coupe. Et il n’acceptait pas sa laideur. Il réservait dans les meilleurs restos, lui offrait des billets pour les meilleurs concerts en ville, il arrivait avec du champagne et expédiait les bouchons à travers les fenêtres dans l’opacité de la nuit. Il s’assurait de toujours quitter avant que le beau gosse ne se pointe. Il fumait comme un engin, comme Adéline fumait elle aussi. Lorsqu’il souriait c’était toujours derrière un nuage d’amertume. Adéline était blonde, grande, mince, bandante. N’importe qui pouvait lire dans les pensées du numéro deux : “OK, parfait, faut que je me fende le derrière en huit juste pour me mériter des miettes de ce qu’Adéline offre au bellâtre sur un plateau d’argent, la vie est une vraie beurrée de merde, le salut n’est rien qu’une question d’appétit.”

Il avait raconté à Adéline, devant nous tous, qu’elle ressemblait à la fille sur la pochette de Roxy Music. Elle avait aimé. Elle avait particulièrement apprécié qu’il lui dise cela devant nous tous. Jamais dans cent ans le beau numéro un ne lui aurait dit une chose pareille, elle savait. Un point pour le numéro deux.

Puis, il y avait aussi la blonde. Sa blonde. Numéro trois. Massive, et elle avait un marmot de cinq ans avec une chevelure bouclée. Elle fumait de la dope et buvait de la vodka. Lorsqu’Adéline était au lit avec elle en haut, le marmot tournait en rond au rez-de-chaussée, comme une poule pas de tête, comme s’il n’avait jamais vu un escalier de sa vie, ou compris le principe. Il pointait sa petite tête ronde et frisée dans la craque de notre porte et posait des petites questions de petit marmot. Nous savions fuck all à propos des petits marmots à l’époque.

Peu importe les fringues, Adéline était toujours aussi bandante et toi tu faisais toujours le quart de nuit aux urgences. Je t’attendais, aspiré dans mes bouquins. Complètement à court d’amants, et d’amantes, et de cigarettes, Adéline descendait alors dans ma chambre pour parler, désoeuvrée, en manque de nicotine, et morte d’ennui. Il m’arrivait de fantasmer à propos d’elle – boys will be boys. D’elle et de toi. De nous trois, bref. Je ne savais pas vraiment si elle était ton genre. Ni même mon genre. Mais tu n’avais pas parlé d’essayer ce genre de chose un jour?

Finalement, il y avait son chat. Un chat persien – il s’appelait Persien – une boule difforme de longs poils gris avec des yeux de hibou et une face plate comme un chat qui aurait manqué de frein. Dégriffé. Une queue qui aurait été plantée dans une prise de courant. Adéline ne semblait même pas si attachée que cela à la bête, c’est rien que pour le plaisir d’avoir un peu de fourrure sur une peau nue, disait-elle. Bellâtre numéro un faisait danser le chat sur ses pattes de derrière sur les fesses d’Adéline allongée sur le ventre. “Laisse-le donc tranquille,” disait-elle. Il rigolait et continuait. Le plus laid, numéro deux, ne faisait aucun cas du chat, indifférence totale. Un homme de chien. Oui, définitivement. De berger allemand. Au bout d’une lourde chaîne.

Comment était-elle arrivée? Aucun souvenir. Les chambreurs vont et viennent comme des mouches, paient leur chambre à la petite semaine ou sont accompagnés gentiment vers la porte. Probablement qu’elle avait vu notre annonce sur un babillard de supermarché – Chambre vacante, personnes normales ou foutus végétariens bienvenus.

La fin fut simple. Elle: “On s’amuse bien parfois nous trois, mais tout ce que vous faites, c’est travailler.” Elle voulait dire toi, tes quarts de nuit aux urgences. Et moi derrière mon bureau à lire tout le temps. On l’ennuyait, finalement. Profondément. Alors elle a quitté. Nous a quittés. Exit numéro un, numéro deux, la grosse fille blonde et son marmot, la boule de poil. Elle me les a sciées. Comme une gifle. Un grand coup sec, court et inattendu sur ma joue nue. Tu passes toujours tes nuits aux urgences, c’est vrai. Je le réalise. Davantage qu’avant.

Mais, hé, non, ça va aller, quand même. C’est rien qu’une autre chambre à louer après tout.


Flying Bum

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Le dieu des frappe-à-bord (reprise)

 

En reprise, ce texte que plusieurs lecteurs relisent de temps à autres pour une raison qui m’échappe , un texte qui parle beaucoup de l’été, de l’enfance et de l’amitié. Un texte que je vous offre pour vous souhaiter de belles vacances. On se revoit en août.

 

***

 

Le vieux pollock squattait un petit bois dans un shack près de la rivière Bourlamaque, juste pour dire à l’abri des regards de ceux qui, rarement, empruntaient le chemin de la mine abandonnée. Volubile comme un gramophone accroché, il nous a raconté tant de choses, il nous a tout appris des autres races qui parlent toutes sortes de langages, des vieux pays beaux comme le ciel, même les racoins du monde que nous ne verrions jamais. Mais tout cela était fini maintenant.

Le vieux nous avait mis dehors après la bataille. Nous avons dû marcher en examinant le sang sur les jointures et le visage de Doiron et Chouchou Telleki. Nous allions de par les rues sombres, regardions les rares lumières que projetaient encore quelques chambres à coucher ici et là. C’est comme ça, une minute on se met la gueule en sang et une minute après on est les meilleurs amis du monde, encore. Lorsqu’il n’y eut plus de lumière du tout, nous regardions nos pieds et nos bicyclettes qu’on traînait à côté de nous, les pneus à demi-crevés qui faisaient crépiter les cailloux dans le chemin de gravier. De loin, trois ti-culs effrayés dans la nuit. De près, trois hommes. Des hommes de huit-neuf ans.

–“Ces frappe-à-bord là sont descendus directement de la baie d’Hudson,” avait proclamé Doiron alors qu’une d’elles s’agitait autour de nos têtes, tenace, la plus énorme mouche à chevreuil qu’on avait jamais vue. Le vieux pollock nous avait raconté le froid cinglant de la baie d’Hudson, les baleines, les hommes rouges qui les chassaient montés dans de fragiles coquilles de noix qui dansaient entre les glaces, armés seulement de bâtons pointus ridicules. Mais jamais d’un frappe-à-bord presqu’aussi gros qu’un bruant.

–“Celle-là, c’est le dieu des frappe-à-bord.” Doiron était sérieux. Nous ne l’avions jamais vu aussi sérieux, aucun rictus dans le visage. “Dix de même sur ton cas et tu meurs au bout de ton sang.”

–“Les frappe-à-bord n’ont pas de dieu, innocent,” avait répliqué Chouchou, “Ça ne vit pas assez longtemps pour se voter un dieu, un dieu c’est fait pour nous protéger, pas pour nous sucer le sang.” Chouchou l’avait capturé au creux de sa main d’un mouvement sec et rapide comme l’éclair et l’avait écrabouillée jusqu’à ce que la bête ne soit plus qu’une bouillie pâteuse rouge sang au creux de sa paume. “Tu vois? Elle est où l’omnipotence des dieux à c’t’heure?”

–“Rien que parce que tu as été capable de l’attraper, ça ne veut pas dire que ce n’était pas un dieu.”

Doiron avait coincé la tête de Chouchou Telleki dans son bras comme un étau. Il avait étrillé du revers de son poing l’épaisse chevelure de Chouchou et ne l’avait relâchée qu’après en avoir fait une grosse boule de poils, statique et emmêlée comme une laine d’acier. –“C’est ça qui arrive lorsqu’on part la chicane.”

Chouchou avait tiré Doiron par les oreilles, à presque les lui arracher de la tête. –“C’est ça qui arrive quand tu veux absolument te battre.”

–“Ça n’existera même plus bientôt les frappe-à-bord, le gouvernement et les pourvoiries se mettent ensemble pour toutes les tuer, ils en font tous des garçons avec des produits chimiques, ils ne se reproduiront plus jamais, vous saviez pas ça?” que je leur dis pour les ramener un peu.

–“Elles vont disparaître?” que Chouchou m’a demandé.

–“Vrai comme j’suis là.”

Après cela, nous étions tous calmés, tranquilles. Il ne nous restait plus de sujet de discorde, plus de bataille en vue, nous marchions tête basse, la queue entre les jambes –mais nous ne voulions pas rentrer, nous voulions crier et sauter et grimper sur les voitures. Nous réclamions la rue entière comme notre possession incontestable, toutes les maisons en papier-goudron craquelé, les trous d’homme où se cacher, les lumières de rue agonisantes dans leurs clignotements sporadiques. Tout nous appartenait. Et nous voulions courir. Nous voulions sauter. Nous voulions crier à pleins poumons.

–“On se pousse de ce trou maudit,” gueulait Doiron alors que le pâté de maison s’éloignait derrière nous.

–“On est des fugitifs, des bandits en cavale,” que je répondais.

–“On est des complices, des passagers clandestins,” rajoutait Chouchou Telleki.

–“On est des fuck’n kings !”

Tout cela voulait dire qu’on était des hommes, pompeusement du haut de nos huit-neuf ans.

On riait, tous les trois, se donnant des grands coups d’épaule, maintenant remontés sur nos bicyclettes et faisant crisser les pneus, la roue d’en avant dans les airs. Le soleil n’y était plus, la lune cachée derrière d’épais nuages. Doiron s’est arrêté. –“Vous savez quelle heure qu’il est?” Il hurlait comme un loup à la lune invisible avant de dire, “L’heure des fuck’n démons!”

–“On est des fuck’n démons, c’est nous autres les démons de l’enfer !” rajoutait Chouchou.

Je retenais mon souffle à chaque nouvelle noirceur entre les lampadaires de rue trop espacés à mon goût et je ne voulais surtout pas les voir. Nous n’étions aucunement supposés d’avoir peur mais je n’aimais pas l’idée d’être un démon moi-même. Imaginez tomber face-à-face avec un. Je ne voulais pas vraiment en voir un descendre sur terre.

Je n’aimais pas l’idée que je ne pourrais plus voir le vieux pollock. Je n’aimais pas la noirceur. J’aurais voulu rentrer à la maison mais je savais très bien que nous ne rentrions pas avant le lever du soleil le matin suivant, pas avant que l’horizon ne s’enflamme à nouveau dans ses lueurs orangées. Les gars savaient très bien qu’ils recevraient une raclée de leur père, mais ils s’en foutaient, qu’ils feraient pleurer leur mère, mais ils s’en foutaient. Nous étions des sauvages, nous étions libres, nous étions dehors dans la noirceur avec les fuck’n démons. Même la foudre avait aucune chance de nous attraper vivants.

Moi je m’en foutais, mon père prospectait quelque part au Matchimanitou. Moi je m’en foutais, ma mère venait de mourir.

Et loin derrière nous le vieux pollock était encore assis sur sa galerie, immobile, et regardait le soleil se lever. C’est comme ça que nous l’avions trouvé plus tard cet été-là. À l’heure bleue, comme s’il nous attendait dans sa vieille chaise berçante, attendant les enfants qu’il n’avait jamais eus, ou qu’il avait perdus quelque part dans les vieux pays, attendant de nous raconter des histoires de tous ces vieux pays où il était allé et toutes les choses qu’il avait vues, attendant comme si c’était là tout ce qui lui restait à faire, son seul bonheur. Avant de mourir. Seul.

C’était avant la grande ville, avant le grand déchirement, avant l’enfant exilé, sa maison abandonnée de peur, vendue à des anglais.

Je m’ennuie parfois de ce maudit pays qui me respire dans le cou tout le temps, des frappe-à-bord que les pourvoiries et les poisons du gouvernement n’ont jamais réussi à tuer, qui sont toujours là, qui descendent toujours de la baie d’Hudson, et aussi de leur dieu si le dieu des frappe-à-bord existe, s’il nous a pardonnés, s’il peut me protéger. Je ne peux pas demander à Doiron, ni à Chouchou Telleki, ni à ma mère, ni au vieux pollock, aucun d’eux ne saura jamais ce que c’est grand et dur Montréal, ni ses démons bien pire que ceux qui courent l’Abitibi, ni les gouffres qui s’ouvrent sous nos pieds, ou si la foudre a des chances de nous attraper vivants deux fois dans la même vie.


Flying Bum

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