La première fois qu’Adéline a rencontré Léon, dans une danse à l’école secondaire, il sniffait du protoxyde d’azote à même la bonbonne. Il en avait absorbé une grande lampée devant elle avant de s’écrouler au sol. Adéline paniquée croyait dur comme fer que quelqu’un devrait lui administrer le bouche-à-bouche. Elle avait longuement observé ses lèvres étonnamment rose bonbon sans pour autant aller jusqu’à s’exécuter. Ses cheveux étaient orange néon, rasés à un quart-de-pouce du scalp. Adéline se l’imaginait très bien dans un film à scénario dystopique où tout le décor tenait de la peinture en aérosol, du papier mâché et du ruban à masquer. Elle se rappelait l’avoir trouvé suspect, dangereux, pas du tout son genre à elle.
Adéline affectionnait particulièrement les garçons blonds bouclés au teint de pêche et qui ne l’aimaient pas en retour (des points-bonis s’ils jouaient d’un instrument de musique).
Avance rapide sur l’été de son impéritie, sa sombre période d’insuffisance. Adéline vient d’obtenir son bac en rédaction française mais personne ne veut l’embaucher mis à part un magazine de décoration intérieure soupirant péniblement les derniers râles du journalisme imprimé. Pour treize balles de l’heure, elle écrit des histoires de chaises en lexan et s’interroge publiquement sur la raison pour laquelle des gens paient des enfants chinois rien que pour produire des cailloux de verre coloré pour emplir des vases horribles.
Adéline craquait pour un garçon qui avait jadis habité sa rue, qui s’appelait Léopold – teint de pêche, blond bouclé, joueur de batterie. Après quelques rondes de messages-textes vaguement suggestifs, elle avait conduit trois heures pour aller le voir en pleine nuit. Sur la route, Adéline avait fantasmé sur une scène de rapprochements brûlants et de longues conversations nourries au vin rouge à propos de combien ils étaient faits l’un pour l’autre. Lorsqu’elle était finalement arrivée à son appartement, il était totalement inconscient après avoir abusé d’hydrocodone. Il a à peine eu la force d’ouvrir la porte à Adéline avant de revenir à son coma profond et à ses ronds de bave sur son oreiller. Curieusement, cet affront n’a fait qu’accroitre l’intérêt d’Adéline pour Léopold. Avant de quitter en catimini, elle a abandonné au sol une petite culotte string en dentelle rose à froufrous comme une façon de lui dire de la rappeler (chose qu’il n’a pas faite).
Alors que le garçon qui avait habité sur sa rue alimentait encore ses fantasmes, un soir qu’elle était concentrée sur un article de fond à propos de la tapisserie métallisée, Adéline reçoit un message sur Facebook. Un message de Léon – est -ce qu’on peut se voir?
Adéline ignore le message de Léon. Elle discute avec sa co-locataire de la fois où il s’était effondré devant elle suite à une énorme aspiration de protoxyde d’azote. “Non merci, Léon,” dit-elle en effectuant ses plus belles grimaces de dédain – je crois que la consommation abusive de gaz hilarant de Léon est tout à fait inacceptable, que dire de la consommation d’opioïdes de Léopold, pensa-t-elle alors. Tout ça se vaut bien.
De toutes façons, elle voyait cet autre type, Léonard (blond-roux frisé, guitariste, teint de pêche). Léonard et elle s’étaient rencontrés dans un bar de l’avenue du Parc. Elle avait tenté de lui faire glisser de bord en bord du bar encombré une bouteille de Bud Light et à sa grande surprise, la bouteille s’était faufilée entre tous les obstacles pour atterrir directement dans la main de Léonard, comme si elle s’y était magiquement téléportée. Événement miraculeux s’il en est un, compte tenu de la coordination yeux-mains d’Adéline qui frôle le zéro pourcent. Adéline a immédiatement vu là une preuve par A plus B égale X qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, tout comme cette bouteille qui avait parfaitement épousé la main de Léonard. Mais ils ont passé l’essentiel de leur brève relation à se remémorer ce fait d’armes somme toute assez insignifiant. Quelques rencontres consommées, après qu’ils se soient mis à poil pour la première fois (Adéline a vu son tatouage de Frank Zappa; Léonard a vu sa tache de naissance à la forme similaire aux contours de l’Australie), Léonard a cessé de répondre à ses textos. Apparemment ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre tant que ça.
Alors qu’Adéline se promenait sans beaucoup d’entrain dans une exposition de meubles antiques pour son magazine, son téléphone se met à vibrer. Léon qui tente de la contacter. Tellement d’eau qui est passée sous le pont. Le secondaire comme au siècle dernier. Cette fois-là, il propose à Adéline d’aller boire un pot avec lui. Ou, pourquoi pas un sandwich?
Elle regarde son profil Facebook, curieuse. Sur les photographies, il porte encore ses petits cheveux raides et drus. Orange fluo. Sur l’une d’elles, il est sur une rue au Costa Rica avec des pics de cheveux roux bien érectiles et il tend à un singe une tranche de mangue. Sur une autre, il est quelque part qui peut ressembler à l’Afghanistan, un désert, il porte des vêtements camouflage. Une cigarette lui pendouille au bout de la gueule, sa peau est rose comme si on l’avait frottée et frottée avec du sable. Ses dents s’illuminent dans un sourire bien senti, ses dents blanchies par un soleil bien cru. Sur d’autres photos, il se tient dans une parade nuptiale dans une chapelle qui a connu de meilleurs jours, la clim est définitivement en panne, des perles de sueur décorent le visage de toute la procession mais il sourit tout de même sous un faux-arbre plein de fleurs artificielles roses et bleues.
Il n’était pas blond, n’avait pas un teint de pêche et ne semblait guère du genre à jouer d’un instrument de musique. Mais il y avait un petit quelque chose à propos de lui. Et aucune trace visible de protoxyde d’azote.
Adéline a accepté de le rencontrer.
Elle était assise, seule, à une table de bistro bancale à siphonner lentement une eau minérale. Léon est entré et elle a été surprise de le voir portant une barbe épaisse et une longue chevelure bouclée en lieu et place de la coupe au rasoir qu’elle s’attendait à revoir. Il avait également grandi quelque peu depuis l’école secondaire. Il était costaud mais il se déplaçait à la manière d’un dandy.
Adéline se sentait surprise. Se sentait petite. Attirée. Elle s’est extirpée de sa chaise chambranlante et lui a fait un câlin de côté plutôt malhabile. C’est vrai qu’il avait maintenant une bonne taille. Elle a commandé un truc sans gluten avec des germes de graines quelconques. En prenant des bouchées bien calculées, elle tentait de mastiquer de façon mignonne et distinguée comme si elle était une créature trop dentue, comme si elle pouvait l’impressionner avec la seule grâce de sa mâchoire. Mais tout cela importait peu. Parce que Léon, lui, a embouti son burger à la vitesse grand V, faisant gicler la moutarde sur son menton, l’essuyant en souriant sans s’en excuser le moindrement.
Une facilité se déployait sur leur rencontre. Parler avec Léon était comme une balade familière. Une sorte de muscle de la mémoire qui reprendrait sa forme sans douleur. Elle ne voulait absolument pas interrompre cette conversation. Elle a elle-même proposé de continuer devant un verre.
Elle a fini par le ramener chez elle. En sifflant lentement une bouteille de rouge bon marché, Léon lui a raconté ses études avortées, sa mission avec les forces armées. Comment ils ont si bien contribué en construisant une école pour filles. Comment les Talibans l’avaient promptement fait sauter le jour même de son inauguration. Comment le désert est devenu une vaste plantation de cannabis et d’opium grâce à de la mousse de tourbe importée du Canada. Le contraste débile entre des rangées et des rangées de fleurs d’opium rouge vif et les uniformes kaki foncé des jeunes hommes à peine pubères qui en arpentaient les rangs, kalashnikov à l’épaule. Il lui a parlé des enfants afghans qui pensaient que les militaires canadiens étaient des sortes de fantômes. Il a lui-même pensé, pour un moment, qu’il avait été un fantôme. Peut-être en était-il encore un. Peut-être sera-t-il un fantôme pour toujours. Il a aussi parlé de la forme des trous de balles qui décoraient son bras et son épaule. Lui a montrés.
Adéline se sentait petite. Elle ne ressentait pas le besoin ni vraiment l’envie, elle ne savait surtout pas comment lui répondre. Ils ont écouté Otis Redding. Et ils étaient tranquilles, en paix. Et c’était bien. Le silence s’est éventuellement fait confortable. Si confortable, qu’ils se sont mis à chantonner ensemble les chansons d’Otis Redding.
Léon a dit à Adéline qu’elle conduisait toujours comme au secondaire et elle a trouvé cela étrange. Elle essayait de se souvenir comment elle conduisait alors – trop vite assurément. Il lui partageait des souvenirs d’elle, des souvenirs dont elle ne se rappelait pas. Des souvenirs d’elle pourtant.
“Te souviens-tu lorsque nous allions chez Corneli manger de la pizza avec les amis après être sortis en ville et toi tu ne mangeais que leur tarte au chocolat? Tu capotais sur leur tarte au chocolat.”
Non, je ne m’en souviens pas, pensait Adéline. Mais elle appréciait, étrangement flattée. Comme si c’était un compliment. Mais très différent des compliments qu’elle avait l’habitude de recevoir.
“Est-ce que je peux t’embrasser?” Léon lui a-t-il demandé. Elle a hoché de la tête et ils se sont embrassés. Puis elle l’a repoussé. Il s’est dit désolé. Mais il n’avait pas vraiment à être désolé.
C’est elle. Elle ne voulait pas s’embarquer dans une autre brouette émotive. Elle ne voulait pas être dompée de la brouette encore une fois. Et elle le lui a dit. Simplement.
Léon a dit qu’il était maintenant temps, qu’il rentrait chez lui. Il lui a dit qu’il comprenait. Adéline s’est mise à pédaler à reculons. Elle lui dit qu’il était tard, qu’il pouvait rester, elle lui offrait le divan. Qu’il pourrait partir demain matin. Oui il était tard. Il a accepté, ils se sont fait un câlin poli et se sont dit bonne nuit.
Adéline s’est réveillée le lendemain – quelque part vers midi – avec un mal de bloc et la gueule pleine de sable, le vin rouge. Léon dormait toujours sur le divan, ses pieds dépassaient sur les appui-bras, un petit ronflement sifflé qui s’échappait de sa bouche. Ses bas étaient ratatinés, descendus vers ses pieds, probablement d’avoir frotté les appui-bras du divan toute la nuit.
Il s’est réveillé, a replacé ses bas et commencé à enfiler ses godasses, il semblait s’apprêter à partir pour vrai. Vrai comme lorsque la rencontre se termine. Vrai comme s’ils ne se reverraient plus. Vrai comme un adieu. Adéline a bien vu ses choix. Continuer à texter des blonds bouclés au teint de pêche, préférablement musiciens avec des sentiments plutôt volatiles ou creuser un peu plus profondément dans ce Léon nouveau.
“Aimes-tu les crêpes?” s’est-elle entendu dire, ébaubie d’elle-même.
Bien sûr que Léon aime les crêpes. Ils sont allés ensemble au Miss Masson et se sont commandé des crêpes avec du queso et un pichet de jus d’orange. Et lorsqu’il a accroché la carafe avec son coude, que la table est devenue orange, et qu’il a torché le jus avec sa serviette de table, puis celle d’Adéline, puis ses manches de chandail, elle avait souri. Un curieux petit animal tapi au plus creux d’Adéline venait de lui confirmer qu’elle ne ferait pas rien qu’un bref tour de brouette cette fois-ci. Qu’elle venait de trouver quelqu’un avec qui s’assoir, avec qui chanter, avec qui échapper du jus d’orange, torcher les dégâts, ou avec qui simplement savourer le silence.
Qu’elle venait de trouver quelqu’un qui savait vraiment ce que c’était de toujours se sentir comme un fantôme.
Flying Bum