Délivrer du chinois

Je délivrais du chinois, comme disait So dans son français approximatif. Je livrais du chinois et parfois j’en arrachais, rien que pour trouver une adresse où livrer la marchandise. C’était bien avant la géolocalisation. Je me promenais partout dans ce quartier de misère avec ces mets en boîtes qui finissaient par tous sentir la même chose, empester – ce quartier que nous sommes responsables de nourrir, comme disait So, en leur délivrant du bon chinois – et j’en connaissais des recoins pas trop sympathiques mais pas celui-ci. Lorsque j’ai finalement trouvé l’adresse, j’ai pris une grande respiration. Fatigué. J’étais presque tout le temps fatigué. C’était mon deuxième boulot.

Je traverse une cour qu’on a pris soin d’asphalter pour ne jamais avoir à entretenir une pelouse mais la vie trouvait son chemin dans les nombreuses craques d’où sortaient en abondance toutes les variétés citadines de mauvaises herbes. Au fond du terrain, un triplex où on rejoignait le troisième par un escalier extérieur qui faisait escale sur un balcon au deuxième avant de repartir en tournant vers le troisième. Montréal ville nordique, de froid, de neige, et à la fois reine des escaliers extérieurs, allez comprendre quelque chose. Tous les mangeurs de chinois y occupent les troisièmes étages, ils doivent se passer le mot. Je cogne à la porte, aucune réponse. Je regarde par la fenêtre qui donne sur le salon. La télé est allumée, des vêtements jonchent le sol presque partout, un sac d’ordures ouvert à côté du divan encombré.

Je cogne encore quelques fois à la porte et je suis sur le point d’abandonner lorsqu’une femme aux cheveux noirs et au teint olivâtre se présente à la porte vêtue d’une robe de chambre blanche qui a déjà été plus blanche. Elle fait bien dix ans de plus que moi, à mon âge c’est énorme. Elle me dit qu’elle est sincèrement désolée, qu’elle est tombée endormie subitement tout juste après avoir placé sa commande. Elle me dit être totalement épuisée, qu’ils l’avaient gardée à l’usine bien plus tard qu’ils ne l’auraient dû et ce n’était pas la première fois qu’ils la gardaient littéralement en otage de la sorte, prisonnière des commandes en retard. Mais pour un peu d’extra, que voulez-vous. Je remarque, non sans intérêt, que sa robe de chambre n’est pas si bien attachée qu’elle l’aurait dû.

Elle me dit que c’est le plus affreux cauchemar qui l’a réveillée et me demande si je veux bien qu’elle me le raconte. Je lui dis platement que je suis ici pour lui délivrer le chinois et elle me répond comme si elle n’avait rien entendu. “Assis-toé pis écoute. Deux minutes. Je ne peux pas tout garder ça pour moi.” Elle me tire par la main vers le divan où elle me pousse sans façon, elle s’assoit devant moi sur la table de salon. Je vois son nombril au fond du décolleté de sa robe de chambre.

“Je n’ai pas de chaussures dans les pieds, je suis dans une toundra glacée et il fait noir comme dans le cul d’un ours, une créature me poursuit dans le blizzard, une sorte de yéti ou de goule qui grogne dans le vent qui fouette la chair de mon corps qui tourne au bleu. Je sais que mes heures sont comptées, je ne survivrai pas à ce froid infernal, mes pieds sont déjà engourdis, regarde,” elle lève une jambe à la hauteur de mon visage et passe son pied dans mon cou, j’entrevois furtivement la noire toison de son pubis avant que sa jambe ne redescende, “je suis épuisée, au coton, je ralentis, c’est rien qu’une question de temps avant que la créature me rattrape et me dévore vivante.”

Elle se rappelle beaucoup du froid. Elle peut encore sentir la mousse gelée craquer sous ses pieds, ici-même encore, sur le parquet d’érable du salon. Elle ne chauffe pas dans le jour, pour les économies. Elle me dit qu’elle a encore froid, je vois bien qu’elle tremble et que l’angoisse tarde à quitter son regard. Elle me demande si je voulais bien la réchauffer, la prendre dans mes bras et je lui dis que je ne pense pas pouvoir faire ça, ou que je ne devrais pas, c’est selon. Avant que je ne réalise quoi que ce soit, elle bondit sur moi et elle presse son corps contre le mien. Sa robe de chambre s’est ouverte; c’est comme enlacer une statue de glace au carnaval de Québec, les frissons me prennent, je tremble avec elle.

“On devrait aller dans mon lit et se coller sous les couvertures,” dit-elle, “on doit absolument aller se réchauffer et se reposer un peu sinon on va mourir épuisés, mourir de froid,” et elle me montre ses mains, le bout de ses doigts qui sont violets. Réflexe de défense ou totalement idiot d’ébaubissement, je dis, “Et le yet ca mein au poulet? Qu’est-ce qu’on va faire du yet ca mein au poulet?” Elle me dit que je peux en manger si je veux, qu’elle ne mange jamais tout le plat à elle tout seule. “Je comprends, So en met toujours beaucoup trop, il se croit investi d’une mission, nourrir tout ce foutu quartier.”

“Allez, mange,” insiste-t-elle et c’est alors que je réalise que dans ma grande fatigue, énervé de trouver la bonne adresse, j’ai oublié sa commande dans l’auto. “Je vais chercher ton yet ca mein en bas dans l’auto et je reviens tout de suite, mais je vais rentrer rien que pour quelques minutes, je dois retourner au travail, So va se demander où je glande encore,” que je dis, je le dis mais davantage pour me convaincre moi-même.

“OK mais fais ça vite, s’il te plait, fais ça vite, j’ai besoin de toé, moé.”

***

Je descends les marches quatre par quatre, complètement obnubilé par ce qui pourrait bien m’arriver sous peu. En même temps, je pense aux autres commandes laissées dans l’auto. Est-ce que tout va refroidir? Est-ce que So va me piquer une de ses saintes colères? Il n’a pas encore déragé de la fois, la semaine dernière, où un client a refusé de me payer avant que je ne le regarde manger toute sa commande, ce que j’ai fait, et il faisait de joyeux sons gutturaux en mangeant ses boules aux ananas, son riz frit et toutes sortes d’autres mets et qu’à la fin il me remercie en pleurant de ne pas l’avoir laissé manger seul encore et encore. Lorsque j’ai raconté l’histoire à So pour expliquer mon retard dans les livraisons, il m’a dit que c’est moi qui voulais regarder l’homme manger pour me reposer un moment. J’ai pensé que c’était dans l’ordre des possibilités que j’aie l’envie de me reposer un moment, mais au prix de longuement regarder un homme obèse manger avec ses mains à même les boîtes de carton, s’en beurrer les mains et s’en mettre plein la face? Non, je ne pense pas, non.

En bas, dans le stationnement, il y a un os dans le boudin. Je vois quelqu’un qui zieute à travers la fenêtre passager de la bagnole de livraison. Il commence à frapper la vitre. Je lui demande d’arrêter ça.

“Ça fait des heures que j’ai appelé, elle est passée où ma commande? Elle traîne encore dans ton char? J’ai faim, moé, calvaire!”

Je lui demande ce qu’il a commandé, il dit un chow mein aux crevettes et je lui dis que je n’ai aucun chow mein aux crevettes dans l’auto, il dit qu’il ne me croit pas et il vient à bout de fracasser la vitre. Je l’attrape par le collet mais il parvient à se glisser dans l’auto et il me tire sur le siège arrière avec lui. Nous nous battons comme deux matous dans un sac en papier. Il attrape le yet ca mein au poulet de la femme et il commence à le manger.

“C’est pas un calvaire de chow mein aux crevettes, ça, c’est un yet ca mein au poulet, tu vois bien, c’est pas à toé, ça, pis tu le manges pareil?”

“C’est la moindre des choses que je le mange pareil, tu me dois bien ça pour m’avoir laissé poireauter tout ce temps-là. J’ai faim, saint-ciboire!”

Je ne pouvais pas l’empêcher d’engouffrer les nouilles dans sa grande gueule alors j’ai pensé lui mettre les mains au cou pour l’empêcher de les avaler au moins. J’ai fait ça; j’ai serré autant que j’ai pu. Les nouilles pendaient de sa gueule comme les moustaches d’un morse, son visage virait bleu, mais il trouvait le moyen de continuer à mastiquer. Un bref moment, très bref, j’espérais qu’il perde conscience. Découragé parce que c’est évident que dans l’état actuel du yet ca mein au poulet, c’est certain que la femme en robe de chambre ne voudra plus en manger, qu’est-ce qu’elle va pouvoir manger d’autre?

J’ai laissé tomber. J’ai laissé l’homme manger sur la banquette arrière.

“Là, ch’uis plein,” dit l’homme ravi à la fin du yet ca mein au poulet.

“T’as scrappé la commande de ma cliente.”

“Oui mais ch’uis bien content. Toé t’en vois tellement passer de chinois que je suis certain que ça ne t’apporte plus jamais autant de satisfaction que le monde ordinaire, pauvre toé, tu fais pitié.”

“Bon, bien, faut que j’y aille, moé,” dit-il en ouvrant la portière. Il m’a offert un sourire horrible et s’est enfui dans la nuit, sans payer bien sûr. Ça m’a tenté de partir après lui et lui donner la volée de sa vie, volée qu’il aurait bien méritée, mais la fatigue me prenait par grandes vagues anesthésiantes. C’est d’un lit dont j’avais le plus grandement besoin. Un lit bien chaud, une étreinte douce et brûlante, pas un combat de boxe en pleine rue.

***

Je suis remonté vers le logement de la femme en robe de chambre, sans yet ca mein au poulet, mais la porte était verrouillée. Je suis allé voir à la fenêtre du salon, rien, rien que la télé toujours allumée. Je suis allé voir à la fenêtre de sa chambre et je l’ai vue dans son lit, se débattre dans ses draps, tremblante, et je pouvais l’entendre appeler à l’aide dans un autre cauchemar effroyable. Je croyais voir son corps se défendre contre les coups de griffe de la créature. J’ai tenté de la réveiller en frappant dans la vitre mais elle était trop profondément ensevelie dans son horrible rêve. Il y avait épais de givre dans la fenêtre, j’ai eu peur de la fracasser. J’aurais bien voulu lui réchauffer son yet ca mein au poulet, elle aussi un peu, tant qu’à être là. Je ne pourrais jamais réchauffer toutes les femmes qui gèlent, seules, dans ce foutu quartier. Faudrait que je lève une armée. Celle-là, j’aurais quand même bien voulu essayer.

Je commençais à geler sur le balcon du troisième. Un froid envahissant qui trouvait sa source juste sous mon cœur et qui pinçait sévère. Je devais bouger si je voulais rester chaud. Heureusement, j’avais des choses à faire, des bonnes raisons de bouger. Il y avait encore beaucoup de chinois à délivrer.

La misère est grande dans ce foutu quartier. Il y a trop de monde à réchauffer, trop de monde à faire manger. So, il a bien raison.


Flying Bum

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Je ne sais pas pourquoi, aucun rapport, c’est celle-là qui m’est venue.

2 réflexions sur “Délivrer du chinois

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