Adéline de LaCouture, partenaire de biologie

Premier jour de classe de biologie, elle était assise seule à la première grande table d’ardoise grise de la classe-laboratoire. Devant elle, la grande table du professeur Labesse, un peu plus haute que les tables des élèves puisque montée sur une tribune de trente centimètres, sa table à trois niveaux, équipée de lavabos et divers autres instruments, prenait toute la largeur de la classe. Au premier regard, la classe semblait pleine de filles, je croyais sincèrement m’être trompé de local et être rendu dans une école non-mixte. Adéline deLaCouture, toute petite, belle tête blonde frisée les cheveux en bataille, lunettes au bout du nez, sourire narquois, avait probablement choisi sa place pour la proximité, la vue qu’elle aurait sur le professeur, les tableaux. En passant devant elle, un peu pressé d’aller me choisir une place, elle avance son pied vers l’avant en souriant, je n’ai rien vu. Je m’enfarge sur son pied et je m’étends de tout mon long sur le ventre devant la longue table du professeur, mon sac glisse en tournant comme une soucoupe sur la neige jusqu’au pied du mur de fenêtres à l’autre bout de la pièce. Quelque chose comme un million de filles se bidonnent joyeusement et se lèvent sur le bout des fesses pour me regarder aplati en plein ventre. Gérard Labesse se lève derrière son bureau, un homme de taille respectable et sa grandeur est amplifiée par la tribune. Les yeux sévères de l’homme sur sa classe imposent un silence d’église immédiat. Il s’avance et regarde vers moi, en bas au sol. “Monsieur?” demande-t-il à mon endroit. “Léon,” monsieur, “Léon Santerre.”

“Levez-vous, monsieur Santerre, ramassez vos effets s’il vous plaît.”

Puis il s’adresse à mon bourreau. “Mademoiselle?” lui demande-t-il. “Adéline de LaCouture”, répond-elle visiblement très à l’aise compte tenu des circonstances.

“Mademoiselle de LaCouture, je vous présente votre partenaire de laboratoire pour l’année entière, Léon Santerre,” dit-il en bon pince-sans-rire, “monsieur Santerre, veuillez prendre place immédiatement près de mademoiselle de LaCouture.”

Une armée de filles et un seul autre garçon se pincent les lèvres pour ne pas rire.

Adéline deLaCouture, elle, sourit toujours.

***

Dans la classe-laboratoire, tous les élèves déplient l’étui de vinyle qui contient toute l’instrumentation nécessaire à la dissection. De joyeux tintements de métal résonnent lorsque les élèves en sortent les outils et les déposent sur le marbre des tables. Personne ne dit un mot. Adéline de LaCouture me regarde et sourit. Elle ne semble aucunement préoccupée à l’idée de disséquer un rat contrairement à bien des filles qu’on entend gémir d’angoisse. En tout temps, il se dégage une sorte de bonheur tranquille du visage de cette fille. Elle est généralement souriante mais ses yeux, eux, restent toujours au beau fixe derrière ses lunettes comme si leur participation n’était pas utile dans sa fonction sourire. Une chevelure blond platine mais naturelle, toujours en broussaille, lui donne des petits airs de savant fou, le sarrau qui dissimule bien ses formes y contribue pour beaucoup, évidemment, peut-être aussi son petit côté garçonne. Je crois bien que c’est une jolie fille, ou son charme me porte-t-il à le conclure? Elle a définitivement un petit quelque chose qui excite ma curiosité.

***

L’amour est certes un des grands mystères de la vie, surtout pour l’adolescent que j’étais alors. Qu’en est-il au juste? Qu’est-ce qui le provoque? Pour plusieurs l’amour est le sentiment ultime. Les poètes, les romanciers, les auteurs de chansons, nourrissent leurs créations à tenter de comprendre, de définir ou de raconter l’amour. Si vous demandez à un neuroscientifique, il vous répondra sans doute que l’amour est un simple cocktail chimique. Une quantité non-négligeable de neurotransmetteurs qui se mettent à l’œuvre dans le processus de tomber en amour. Le cerveau humain ne met que quatre-vingt-dix secondes pour déterminer s’il commence à tomber en amour ou non. Une étude universitaire a démontré qu’il existe quatre étapes au processus de tomber en amour, la luxure, l’attraction, l’attachement et le déchirement et pour chacune de ces étapes, des hormones spécifiques sont impliquées.

Première étape : la luxure. La luxure se caractérise par un puissant désir sexuel orienté vers une personne en particulier. Le sentiment de luxure provient de la production de deux types d’hormone dans l’hypothalamus, soient la testostérone et l’oestrogène. On tend à classifier ces hormones comme “mâle” ou “femelle” mais les chercheurs ont découvert que l’une ou l’autre de ces hormones peut avoir un rôle à jouer autant dans les mâles que dans les femelles. Comme des primates, homme ou femme tenteront tous les trucs dans le livre, même les plus débiles, afin d’exprimer leur haut taux d’oestrogène ou de testostérone active pour démontrer à l’autre sa propre fertilité ou sa capacité à attirer l’autre comme partenaire sexuel.

***

L’appariteur est entré dans la classe portant un bac de plastique contenant pêle-mêle les rats blancs fraîchement euthanasiés. Un rat pour deux élèves, nous sommes servis les premiers et c’est Adéline deLaCouture qui prend la bête des mains de l’appariteur, sans broncher le moindrement. Plusieurs filles expriment un dédain bien ressenti, certaines geignent ou même en pleurent d’angoisse, mais pas ma partenaire de laboratoire. Elle m’impressionne. Elle place la bête sur le dos, sur la planche chirurgicale.

“Be-de-be-de-be-de-be-de,” fait-elle en faisant rebondir du bout de son index les couilles de la pauvre bête.

“Qui c’est le pauvre petit rat qui ne fera plus jamais de petits bébés aux belles rates?” dit-elle en me regardant avec son sourire narquois des grands jours.

“Be-de-be-de-be-de-be-de . . .”

Je sens des picotements dans mes propres couilles lorsqu’elle continue son manège en me regardant dans les yeux.

“Faudrait lui donner un prénom, tu ne penses pas?” me dit-elle, “ce sera notre petit garçon à tous les deux, Emmanuel, qu’est-ce que tu penses d’Emmanuel? Comme la fille dans les films cochons le samedi soir, non?”

“Va pour Emmanuel,” que je lui réponds perplexe mais, en proie à des sentiments confus pendant que je l’observe ouvrir d’un long coup de scalpel bien assuré l’abdomen de notre Emmanuel.

***

La première fois que j’ai vu ma partenaire de biologie en dehors d’une classe de bio, c’était au Canada Hot Dog de la rue Ontario où elle travaillait à temps partiel pour aider ses parents de classe très moyenne. Je travaillais moi-même à faire des livraisons à bicyclette après l’école pour le petit commerce de mon père. J’étais avec des amis et aucun d’entre nous ne savait qu’elle travaillait là ou qu’elle y serait ce soir-là. Mon corps a gelé sur place lorsque je l’ai vue. Elle portait un jeans bien ajusté, un chandail noir justaucorps avec une grande encolure en U qui mettait fort bien en valeur sa petite poitrine bien ronde et deux mamelons bien mal dissimulés sur lesquels j’aurais bien joué à be-de-be-de-be-de. Un de mes amis me frappait du coude pour me sortir de ma léthargie contemplative. Lorsqu’elle m’a vu, elle m’a fait un radieux sourire, ce qui a fait vibrer ma carcasse de la tête aux pieds. Nous nous sommes assis et elle est venue prendre nos commandes. Étrangement, nos commandes prises, elle est restée plantée là devant nous et s’est tout de suite mêlée à nos conversations. Elle a raconté que l’avant-veille, c’était sa fête alors je me suis levé, je lui ai fait la bise sur ses deux joues roses et je lui ai souhaité bonne fête. Elle m’a parlé de cette pizzéria sur Sainte-Catherine où elle était allée fêter son anniversaire en famille.

“Ils cuisent leurs pizzas dans un grand four à bois en briques,” avait-elle expliqué spontanément, c’était nouveau à l’époque, du moins à Montréal. “Wow, j’adore les fours en brique!” que j’ai répondu avec beaucoup trop d’enthousiasme. Elle a ri et j’en avais oublié que mes amis étaient là. Après qu’elle ait apporté nos repas, elle revenait tout le temps, s’inquiétant de notre appréciation de la nourriture et venant remplir nos verres d’eau à une fréquence anormale.

Lorsqu’elle est venue avec l’addition, j’ai étiré la conversation avec un lot d’insignifiances puis elle m’a demandé,

“Et puis, ce four en briques?” demande-t-elle.

“Qu’est qu’il a ce four en briques?”

“Est-ce que ça te tenterait de venir le voir avec moi, un de ces soirs? c’est pas loin de chez moi, j’habite Cuvillier et Sainte-Catherine.”

“Oui, ça pourrait me tenter, vraiment.” quel sombre recoin, pensais-je, Cuvillier et Sainte-Catherine.

“Merveilleux! On s’en reparle au laboratoire de bio?”

“Oui, on s’en reparle, c’est sûr, au laboratoire de bio.” Des spasmes étranges envahissaient ma région pelvienne. Comme des nœuds dans la gorge, aussi. Une brume au cerveau.

***

Deuxième étape : l’attraction. La luxure et l’attraction peuvent très bien se produire simultanément. Par exemple tu peux être attiré par une personne qui t’inspire le plus vif intérêt sexuel et vice et versa. Et pas nécessairement non plus. Toutefois, l’attraction est un animal distinct. L’attraction possède sa propre petite région dans le cerveau ainsi qu’une sorte de gâchette qui enclenche un sentiment de récompense. L’amour est la récompense. À cette étape le cerveau produit de la dopamine, de la norépinéphrine et de la sérotonine. La dopamine se libère lorsque nous accomplissons des choses qui nous rendent heureux comme passer un bon moment en famille ou avoir des activités sexuelles, ou même en rêver. Ce neurotransmetteur nous fait nous ressentir soudainement énergiques, rigolos ou béatement ravis. La norépinéphrine, aussi souvent appelée adrénaline, est produite par réflexe lorsqu’on se bat, par exemple. C’est à la libération de l’adrénaline qu’on sent son cœur pédaler un sprint, nos paumes deviennent humides, des papillons envahissent notre estomac. La sérotonine fait alors diversion et nous fait penser sans cesse à la personne qui nous attire. Ce neurotransmetteur peuple systématiquement notre cerveau et notre imagination d’images et de pensées exagérément flatteuses pour la personne désirée.

***

En-dehors d’une décontraction toute feinte, je me sentais vraiment nerveux. Les premières rencontres “officielles” n’ont jamais été mon fort. Je détestais le papotage, je préférais sauter aux choses sérieuses comme mes traumatismes d’enfance ou la dernière fois où j’avais été gravement déprimé. J’ai attendu l’autobus Hochelaga un moment puis j’ai décidé de marcher tout simplement, histoire de faire descendre le stress. Adéline deLaCouture m’avait appelé pour me confirmer qu’elle serait là dans quarante-cinq minutes, j’avais tout le temps. En marchant, j’essuyais mes paumes sur les poches arrière de mes jeans Lee flambant neuves et j’avais l’impression de porter un col roulé dix tailles trop petit pour moi tellement la gorge me serrait. J’avais pourtant mis ma plus belle chemise légèrement déboutonnée pour faire décontract, mes plus belles godasses. Lorsque je suis arrivé à la pizzéria elle m’attendait là avec une chemise à carreaux probablement empruntée à son grand frère et des pantalons de coton amples, des gougounes aux pieds. Aucun moyen de deviner ses formes. Je me suis senti un peu trop habillé, j’aurais dû faire plus relax. Elle s’était aperçue que j’examinais sa tenue.

“Désolée, je pensais passer à la maison et me changer avant de venir mais je n’ai pas eu le temps,” avait-elle dit comme si elle lisait dans mes pensées.

“Non, non, tu es parfaite de même,” et là voilà rougissante. On s’est assis.

“J’aimerais ça faire ma médecine,” me lance-elle du tac au tac, “toi, tu penses à quoi?”

“Aucune idée, probablement quelque chose d’artistique.”

“Oui, je te vois là-dedans.”

“Comment ça?”

“Tu as une façon tellement personnelle de t’exprimer, on le sent.”

“Toi aussi je te vois en médecine juste à voir l’aplomb avec lequel tu dépèces un rat.”

Puis elle enchaîne, “Je monte À toi pour toujours ta Marie-Lou de Michel Tremblay en parascolaire, ça te tenterais-tu de jouer Joseph et donner réplique à Marie-Louise, c’est le rôle que je me suis gardé.”

Mon frère avait créé La duchesse de Langeais du même Tremblay au théâtre des Insolents à Val d’Or en 68, j’avais peut-être un peu de théâtre dans le sang moi aussi, va savoir. “Je veux bien passer l’audition, mais tu vas me coacher un peu avant, hein?”

“Pas de problème, on s’en reparle quand je vais avoir plus de détails.”

Et elle souriait. N’importe quoi pour la faire sourire encore, elle était tellement craquante. Après que les premières tensions se soient dissipées, nous avons partagé une pizza toute simple au fromage et nous étions d’accord. Cette pizza cuite dans un four au bois était tellement bonne telle quelle, pas besoin de tous ces extras. Ensuite nous avons marché vers chez elle, pris une pause sur un banc du parc Aylwin. On s’est collés, embrassés même. Je pouvais sentir un subtil parfum masquer une minuscule odeur de sueur de nervosité qui émanait d’elle. “On devrait refaire ça,” m’a-t-elle chuchoté à l’oreille. Son haleine de sauce tomate épicée a eu un effet de feu tout le long de ma colonne. “Oui, ce serait cool, bien sûr,” que j’ai répondu.

Peut-être que les premières rencontres “officielles” ne sont pas si mal, après tout.

***

Troisième étape : l’attachement. L’attachement est l’aspect long terme dans une relation, fût-elle amicale, familiale et, bien sûr, amoureuse. Les deux hormones impliquées ici sont l’ocytocine et la vasopressine. L’ocytocine est devenue synonyme de “l’hormone de l’attachement”. Elle serait notamment secrétée chez toutes les espèces animales monogames, dès le premier rapport sexuel. Elle est généralement aussi sécrétée pendant l’allaitement, la mise au monde d’enfants. Alors que la vasopressine est un anti-diurétique qui agit sur le foie pour contrôler la soif, elle possède aussi la capacité d’améliorer la stabilité dans une relation.

***

Nous sommes sortis ensemble quelquefois. Et quelques fois encore. Après une de ces rencontres, elle m’a dit qu’elle ne recherchait rien de sérieux vu que toute son attention lui était nécessaire pour poursuivre son rêve de médecine. Je me suis dit que c’était là un point de vue respectable. J’aurais bien aimé avoir une relation plus “totale” avec elle mais je ne voulais pas la perdre, je voulais tout de même la garder dans mon giron alors j’ai décidé de jouer le jeu. Je la laisse décider des termes de notre relation et j’adhère à ses règles. Après quelques mois de relation difficile à définir mais bien assidue, je l’ai invitée à la fête d’anniversaire d’un ami. Cela se passerait à la maison dudit ami, maison qui serait privée de la surveillance parentale pour le week-end. Il y aurait assurément de la bière et du cannabis. Elle me dit qu’elle serait ravie de venir mais le samedi soir, elle était de service au Canada Hot Dog, qu’elle viendrait me rejoindre dès qu’elle pouvait se libérer. Je lui ai dit, “pas de souci, je serai là plus tôt pour aider aux préparatifs de toutes façons.”

Mes amis m’avaient affirmé que j’avais là un plan.

***

Je passais mon temps à regarder vers la porte chaque fois qu’elle s’ouvrait. La déception pouvait se lire sur mon visage. “Allez, mon pauvre Léon,” me disaient mes amis en me prenant par les épaules. “Allez, viens on va te saouler la gueule proprement et tu n’y penseras plus, c’est mon anniversaire et je n’endurerai personne à pleurer ici.” Éventuellement, j’ai perdu le compte des consommations. La déception s’est lentement effacée de mon visage et je me sentais ragaillardi. Nous avions entrepris une partie de capitaine Paf et j’étais à descendre ma bière cul sec lorsque ma partenaire de biologie a fait son entrée. Nos regards se sont automatiquement retrouvés dans la mêlée. Je me suis essuyé la gueule du revers de la manche, un geste pas très élégant. Il n’y avait rien de sexy dans là-dedans mais j’ai lancé, “T’es venue?”

“Oui, désolée du retard mais la patronne avait mal au cœur et j’ai dû me taper le dégraissage de la plaque et des hottes après la fermeture, t’en as pris combien, dis donc?”

“Assez pour affirmer que tu as du rattrapage à faire,” Je l’ai pris par la main et je l’ai traînée vers la cuvette qui contenait la bière dans la glace. On en a pris quelques-unes ensemble. J’essayais toujours de me rapprocher d’elle, de la toucher d’une façon ou de l’autre mais les manifestations d’affection en public n’étaient pas son fort. Nous n’avions jamais eu de rapports intimes à ce jour. Nous nous étions embrassés et avions accompli quelques petites choses qu’on peut voir dans les films 13 ans et plus, sans plus. Je me demandais si ce soir serait le bon soir. Si c’était le cas, il me fallait agir.

“Est-ce que tu veux sortir d’ici?” qu’Adéline de LaCouture m’a soufflé à l’oreille à ma grande surprise. Son haleine sentait la bière bon marché. Comme deux adolescents frappés par la foudre amoureuse, nous courions main dans la main, pris de fous rires incontrôlables. D’autres amis avaient une piaule pas loin et j’avais une clé, j’ai mis mon doigt sur sa bouche en entrant, shhhhh, quelques piaulards traînaient peut-être encore par là. J’ai pris un grand respir, j’appréhendais avec panique ce qui s’en venait et nous sommes entrés dans une des chambres. Elle est immédiatement montée sur moi tout habillée et nous nous sommes longuement embrassés.

“Il faut que je te dise quelque chose,” qu’elle me dit. Dire que j’étais affolé serait un oephémisme. Ses mains font comme si elle n’avait rien dit et visitent toutes les paroisses de mon corps. Il existe un âge où les garçons comprennent beaucoup plus de choses dans leur tête que dans leur corps, ou dans leurs cœurs. Il était trop tard pour me défiler, avouer mon inadéquation, mon inexpérience. Tout s’était passé si rapidement depuis la fête jusqu’ici et le feu nous prenait au corps. Puis le temps s’est calmé par lui-même pendant un moment. Ses pupilles sont devenues énormes en me regardant.

“Je suis vierge,” a-t-elle murmuré tout doucement.

Puis elle s’est reculée, s’est assise accroupie sur ses pieds dans le lit.

J’étais ébaubi, statue-de-cire-ifié dans le lit. Était-ce la libération ou le déclenchement des combats? Si la panique ne m’avait pas pris, j’aurais dû mentionner la chose à ma face. Elle a bien vu le désarroi dans mon visage.

“Je ne voulais pas dire ça pour te traumatiser,” a-t-elle aussitôt lancé et soudain j’ai eu comme froid partout, “ça ne change rien, je voulais juste t’avertir au cas où il faudrait installer une serviette sous mes fesses ou quelque chose du genre.”

Deux guerres mondiales et un siècle ou deux plus tard, j’ai pris ses mains dans les miennes en cachant mal quelques larmes et je l’ai attirée vers moi. Et elle s’est laissée attirer.

“Tu veux que j’aille te reconduire chez toi et qu’on en reparle au laboratoire de biologie?”

“T’es-tu malade?” dit-elle en se mettant à poil à la vitesse de l’éclair avant que je ne change d’idée.

***

Quatrième étape : Le déchirement. Les hormones qui nous offrent gracieusement l’image toute rose de l’amour sont les mêmes qui nous offrent éventuellement son côté sombre et glauque. La sécrétion de dopamine est aussi associée au phénomène d’addiction. Les régions de notre cerveau qui s’illuminent lorsque nous nous sentons attirés par une personne sont les mêmes régions que celles d’un cocaïnomane lorsqu’il prend sa dose, ou lorsqu’on s’empiffre de bonbons ou qu’on se perd dans le travail. L’attirance vers une autre personne peut être littéralement addictive. Des tests de résonance magnétique du cerveau appuient cette théorie en lisant les mêmes images pour ces deux situations. La dopamine a également un rôle à jouer dans l’anxiété de séparation, amenant les personnes affectées à regarder maladivement toutes les quinze secondes leur téléphone portable pour voir si l’objet de leur désir les a textés. Des poussées de norépinéphrine peuvent causer l’insomnie. Il est démontré que l’amour peut sévèrement endommager votre état de santé. Trop de bonnes choses peut s’avérer être trop de mauvaises choses. L’excitation sexuelle peut éteindre les zones du cerveau qui contrôlent la pensée critique et le comportement rationnel.

Des garçons comme moi comprennent beaucoup plus de choses dans leur tête que dans leur corps et leur cœur.

***

Nous nous sommes revus plusieurs fois encore pour exulter, souvent, encore et toujours. Je crois bien que nous ne nous aimions pas vraiment. Énormément mais pas vraiment. Je crois bien le réaliser aujourd’hui. Après tout, notre union avait été bénie par un professeur de biologie pince-sans-rire, débuts boiteux s’il en est. Peut-être étions-nous amoureux de l’idée de l’amour que nous nous racontions si aisément. Ce que je sais c’est que ça pinçait, ça pinçait beaucoup plus que nous ne l’aurions espéré. Peut-être que les hormones m’avaient placé sur son chemin rien que pour accomplir ce passage obligé. Il y a une limite à ce que la science peut expliquer. Parfois, nous obtenons des réponses. Parfois tout ce que nous obtenons ce sont encore et encore des questions. En dépit des hormones, l’amour demeure une énigme. Un bordel compliqué, impossible à définir. Tout le monde a sa petite explication, sa petite définition de ce qu’est être en amour. Pour les hommes de science, l’amour est un mélange complexe d’hormones. Pour le meilleur ou pour le pire, l’amour c’est toujours rien qu’un paquet d’hormones en perdition.

***

Quelques années – siècles? – ont passé.

En sortant de l’école avec mes deux petits garçons, j’aperçois cette belle dame, cheveux bouclés blonds en bataille, lunettes épaisses sur ses grands yeux bruns apparemment myopes. Elle tient une petite fille par la main, une bambine de maternelle et je vois le bedon d’Adéline bien rond qui héberge le suivant de sa lignée.

“Hé, ben, bonjour Adéline!” que je lui dis, “ça fait un sacré bail dis donc!” Pour toute réponse, elle me sourit. Rien que “Héééé, bonjour Léon.” On se fait une bise plutôt chaude mais encore, polie. Puis je regarde la fillette et je lui dis, “Bonjour mademoiselle, comment tu t’appelles, toi, t’es donc bien mignonne?” elle est toute timide.

“Allez-dis-lui, ne sois pas gênée,” qu’Adéline lui dit, “lui c’est Léon, un vieil ami à moi, un très bon ami!”

“Je m’appelle Emmanuelle!” répond la fillette.

“Hé, moi aussi!” répond mon plus jeune.


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Flying Bum

Quentin

 

Pour me sortir de la merde, je m’étais inventé un métier et je me suis trouvé un travail comme graveur, comme si je connaissais la gravure. Dans une toute petite échoppe de gravure rue Laurier. Sérigraphie pour être précis. Minuscule, l’atelier et le bureau en avant qui donnait sur la rue étaient le rez-de-chaussée d’un deux-étages résidentiel converti en commerce et le propriétaire habitait l’étage au-dessus. Outre le vieux professeur d’art commercial à la retraite qui possédait l’atelier, il y avait Binette, le représentant commercial et Quentin. C’est Quentin, qui avait vite compris, qui m’a appris le métier à la vitesse grand V trop heureux d’avoir du renfort. Quentin avait vingt-deux ou vingt-trois ans et travaillait pour le vieux depuis cinq ans, disait-il. J’avais seize ans.

 

***

 

Avant l’heure du diner de ma première journée de travail, Quentin m’avait guidé vers un cagibi, était entré avec moi et avait refermé la porte derrière lui. Accroupis tous les deux, Quentin fouillait dans une boîte de carton, à tâtons dans la pénombre, et il m’a tendu un bel X-Acto flambant neuf avec son petit capuchon de sécurité transparent.

 

“Ils viennent avec des lames numéro quatre, c’est bon à rien pour ce qu’on fait, tu changeras pour une numéro deux,” m’avait-il dit en me remettant le couteau.

 

“Bonne fête, Léon,” avait-il conclu.

 

Ce n’était pas mon anniversaire mais j’avais pigé le message.

 

***

 

Deux ou trois semaines plus tard, un matin tranquille de novembre, Quentin avait sorti de sa poche de chemise ce qui ressemblait à un petit feuillet de timbres-poste. À ce que je pouvais voir, c’était un papier blanc plutôt épais avec des carrés d’environ trois-quart de pouce séparés par un pointillé avec des étoiles jaunes maladroitement étampées sur chacun des carrés.

Quentin souriait lorsqu’il m’a demandé si j’en voulais.

“C’est quoi?” que je lui demande.

“C’est de l’acide, en veux-tu?”

“De l’acide, comme du LSD tu veux dire?”

Il a hoché de la tête en guise de oui sans perdre son drôle de sourire narquois.

“T’en veux?” insistait-il.

“J’pense pas que c’est une bonne idée,” que je lui dis, “on est ici jusqu’à 5 heures.” Et je savais ce que c’était.

Il m’a examiné comme si j’étais un ours de cirque puis il a secoué sa tête.

“S’ti que t’es plate,” m’avait-il dit en remettant son carnet de buvards dans sa poche. “Pas surprenant que le père Blondin t’aime autant.”

En pause, nous étions dans le bureau devant les vitrines et nous regardions les premiers flocons tomber sur la rue Laurier. Après un moment, il tapotait du doigt sur sa poche de chemise qui contenait la dope. “Gages-tu que je peux gober toute la feuille?”

“Non,” que je réponds, “ce serait la chose la plus stupide à faire, même pour toi.”

“Tu me donnes-tu cent piastres si je gobe toute la feuille?” que réplique un Quentin frondeur.

“Regarde, je ne te donnerai pas de la merde non plus, alors garde-toi une petite gêne pour aujourd’hui, fais pas le con.”

Il a longuement regardé le bout de ses bottes.

“Un dix, alors, tu me donnerais-tu dix piastres?”

“Je ne te donnerai rien du tout, Quentin. Et si tu les gobes quand même, je vais avertir le bonhomme Blondin, faut qu’il sache. Alors penses-y même pas, grand tata.”

Il m’a regardé totalement ébaubi un long moment.

“T’es un bon diable, tu sais, Léon. J’espère que tu vas rester ici longtemps. Personne à date n’est resté ici aussi longtemps que toi.”

 

***

 

Généralement, on allait pisser dans la ruelle. Quentin est monté chez le père Blondin en haut de l’atelier. Il y avait là l’unique salle de bain à notre disposition, nous étions autorisés à y aller au besoin quelques minutes par jour et le patron ne disait rien lorsqu’on y disparaissait un peu plus longtemps pour les travaux plus lourds.

Une heure plus tard, Quentin est finalement redescendu. Il avait le visage rouge comme le cul d’un babouin et toute sa tête pissait l’eau comme une bière glacée dans les publicités.

“Christ de sans-dessin d’idiot,” que je lui dis. “Combien t’en as pris?”

Un large sourire, très large et étrange, un sourire intoxiqué, il glisse sa main dans sa poche de chemise et en ressort une paume blanche et humide, rien dedans.

“Hostie de con,” que je dis. Je regardais partout pour voir si le bonhomme était en bas et s’il nous observait. Quand j’ai vu qu’il n’y avait personne, j’ai assis Quentin sur le tabouret de ma table à dessin.

“Assis-toi là et fais semblant,” lui dis-je en plaçant devant lui une esquisse d’affiche au crayon de plomb que j’avais faite le matin même, “assis-toi puis ne bouge pas, si le père Blondin passe dans le coin, prends un crayon et repasse par-dessus mes traits innocemment.” Je lui ai placé un crayon dans la main. “T’es capable de faire ça?”

Il m’a regardé comme un enfant, avec des yeux exorbités, les pupilles tellement grandes qu’il restait à peine un anneau de blanc alentour.

Trois secondes après il se précipitait au sol et il enchaînait cinquante push-ups en ligne. Il avait immédiatement regagné le tabouret et repris le crayon de plomb dans sa main. La sueur lui coulait dans le cou.

“Toi, t’es un ami Léon,” dit-il en respirant trop fort. “Toi je t’aime, tellement, est-ce que je vais mourir tu penses?”

“OK, mon homme, calme-toi maintenant,” que je lui dis, pas trop certain des bonnes choses à dire. “Calme-toi, ça va se passer, respire lentement.”

“J’ai vraiment la trouille, Léon, je pense que je vais mourir. Je sais que je suis rien qu’un enfant de chienne, mais je ne veux pas mourir.”

J’ai cru voir quelqu’un passer dans le bureau, je suis allé me placer devant Quentin et j’ai levé l’esquisse devant ses yeux pour cacher son visage. Fausse alerte.

“Tu ne mourras pas Quentin, mets tes lunettes fumées et bouge pas trop avant que ça se calme,” que je lui ai dit. Je suis allé au frigo chercher le lait qui servait pour nos cafés, une pinte à moitié vide et une pleine. “Tu vas boire ça, lentement, les deux, au complet.”

Il a attrapé la première pinte, celle déjà entamée, et il l’a descendu d’une longue gorgée avant de me surprendre en m’attrapant la main et en la serrant très fort.

“C’est pas rien que l’acide, Léon, je te le jure, je t’aime vraiment,” m’avait-il dit, “t’es mon fuck’n best ami au monde,” pleurnichait-il.

“Peut-être même un peu plus, tu sais.”

“Bon, bon, mon ami,” que je lui dis en lui prenant une épaule d’une main et en tapant doucement l’autre de ma main libre, “relaxe, relaxe, ça va aller, respire lentement, bois ton lait, allez.” J’ai alors pris subitement conscience de ma propre respiration.

 

***

 

Ce soir-là, nous marchions lentement vers l’arrêt de la 45 Papineau comme tous les autres jours, mais nous ne parlions pas beaucoup. Quentin semblait calme, enfin. Je ne savais plus tellement quoi lui dire. Lui non plus.

J’ai quitté le travail après une dernière semaine malaisante. J’ai dit au bonhomme Blondin, au téléphone, que j’avais trouvé mieux ailleurs, mais c’était un blanc mensonge. Pour le reste de la journée, comme une obsession, je n’ai pensé qu’à appeler Quentin pour lui dire au revoir, ou je ne sais quoi, mais je n’arrivais pas à trouver les mots.

Alors je n’ai pas appelé.


Flying Bum

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En-tête, infographie à partir de Félicien Rops.

Les amitiés égrenées

Le 1er mars à Brighton au Royaume-Uni, Céline est décédée. Je ravale ma salive. J’essaie de comprendre ce qui me trouble autant. La choquante proximité d’un nom que je connais si bien avec les mots “est décédée” tout juste à côté.  Tomber face à face avec la mort sur un ridicule écran de téléphone me désoriente totalement, même si je sais que personne n’est éternel. Personne. Et ces amis surgis du passé qui se rappellent soudain à moi dans la même tristesse paralysante.

Cela ressemble en tous points à une violente réaction viscérale à la fin d’un film lorsque tout se dévoile ou bien meurt. Céline adorait les films. Et les violentes réactions viscérales.

***

C’est en lisant un poème d’Anna de Noailles, J’écris pour que le jour, il y a moins d’un an, que j’ai repensé à elle, allez savoir pourquoi, et je l’ai contactée. Et j’ai appris ébaubi sa fin imminente.

J’ai marqué chaque jour la forme des saisons,

Parce que l’eau, la terre et la montante flamme

En nul endroit ne sont si belles qu’en mon âme !

J’ai dit ce que j’ai vu et ce que j’ai senti,

D’un cœur pour qui le vrai ne fût point trop hardi,

Et j’ai eu cette ardeur, par l’amour intimée,

Pour être, après la mort, parfois encore aimée,

Et qu’un jeune homme, alors, lisant ce que j’écris,

Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,

Ayant tout oublié des épouses réelles,

M’accueille dans son âme et me préfère à elles…

***

Je ressens une bonne part de culpabilité quand je réalise que je ne savais même pas si elle était toujours vivante tout ce temps-là. Que cette éternelle amitié promise, comme tous les serments des anciens amants, s’égrenait lentement dans l’air du temps. Après quarante ans et le plus grand des océans, pourquoi, comme une éternelle muse, se rappelait-elle toujours à mes pensées.

And you call me up again just to break me like a promise

So casually cruel in the name of being honest

I’m a crumpled up piece of paper lying here

’Cause I remember it all, all, all too well.

Taylor Swift, Red.

***

Il existe une multitude de raisons pour lesquelles tout peut aller de travers. Tourner à la catastrophe, au drame, ou pire dans l’oubli, que la fin se fait un devoir de devenir inévitable. Il y avait un grand vide. Cela l’effrayait; elle tentait de le remplir. Elle semble avoir réussi au-delà de ses propres espérances, comme elle me le racontait récemment. Mais pour moi c’est comme si le temps révolu n’était que la réaction de toute cette sorte de choses qu’on peut lancer dans ce vide pour le remplir et qu’on devient les victimes collatérales de cette injuste fausseté. Mais encore, il existe une mince chance que c’était la bonne chose à faire, la parfaite solution, l’œuvre impeccable, et si, oui mais si, mais encore . . . on se perd.

Espérer se retrouver dans celui qu’on était avant de rencontrer celle qui nous a jadis élevé le coeur et l’a tenu au bout de ses bras pour un moment c’est comme espérer comme un vrai fou la machine à voyager dans le temps. Le passage du temps réécrit le passé et nous tentons désespérément de blanchir nos âmes au passage, mais le mieux que l’on puisse faire c’est de les effacer encore un peu plus.

Céline est décédée et déjà son silence transforme les mots qu’elle m’a inspirés. Leur donne une force nouvelle et une parcelle d’éternité inespérée.

Elle a été une Isabelle, quelques Adéline, une rare Marie-Luce et des fragments d’elle colorent bien des personnages, dans d’autres de mes récits, comme toute bonne muse s’amuse à se cacher partout.

***

De la façon dont elle aspirait la fumée de ses clopes en creusant ses joues par en-dedans, la façon dont elle tordait jadis une poche de thé, à la façon dont elle peignait ses ongles, montait ses toques, rien ne lui échappait; lui, tout le charmait, tout lui semblait drôle. Une tomate, trois concombres sur le dessus du frigo, rien ou presque en-dedans sauf à boire, comment par crainte des voisins elle étouffait ses propres cris, ses dents dans le creux d’un cou, en enfonçant ses ongles dans la chair d’un dos, rien, rien ne lui échappait. Elle savait aimer, elle ne savait juste pas comment aimer du début jusqu’à la fin. Les fins étaient toujours abruptes. Douloureuses. Comme ses brûlantes étreintes.

Extrait de : La comète aussi mourra, qu’on peut lire ici :

***

C’est comme ça que ça m’apaise de me rappeler de nous. . . le soleil de plomb qui nous draine jusqu’à la dernière goutte de sueur et qui nous fait dire, “T’en voulais du soleil, t’en as-tu assez pour ton argent?” Quand nous nous aspergions le corps avec des bouteilles de push-push mal rincées qui donnaient à nos sueurs une fraîche odeur de lave-vitres. Et que nous étions cassés comme des clous, moi qui lettrais à la main au pinceau des affiches d’épicerie de coins de rue, elle qui vendait du chocolat chez Laura, des millionnaires l’un pour l’autre. Nous les freaks intellos qui se moquions de tous ces gogos qui préféraient les émotions de La Ronde à celles de la mescaline ou du LSD tout en râpant de nos dents la dernière chair tendre collée à la peau raide d’un morceau d’Oka.

Extrait de : La théorie des olives, qu’on peut lire ici :

***

Isabelle était belle comme ses quatorze ans et elle savait se faire plus belle que les plus belles actrices françaises avec des fringues payées à la livre dans les sous-sols d’église. Il m’arrivait de squatter son petit logis lorsqu’englouti dans l’instant présent je manquais le dernier autobus du soir. Isabelle et moi dormions alors serrés l’un contre l’autre entraînés dans les angles inconfortables d’un divan-lit bancal, elle en vêtements de nuit, moi dans mes bobettes de coton blanc. Je ne savais jamais si elle fréquentait sérieusement quelqu’un ou non et cela n’avait alors aucune espèce d’importance pour moi. Nos corps se laissaient volontairement s’emboîter immobiles dans la même chaleur réconfortante sans s’inventer d’autres histoires et nous trouvions le sommeil ainsi. Nous pouvions alors devenir à nouveau ces enfants qui se cachaient toujours quelque part dans un recoin de nous.

Extrait de : Les mal partis, qu’on peut lire ici :

***

Le long de la 117 dans le parc de La Vérendrye, sur les parois rocheuses, des initiales souventes fois gravées ou peintes deux par deux, des prénoms, des coeurs et des flèches, des chiffres pour des années, le temps qui est, le temps qui passe, le temps qui fût. Sur les arbres, les bancs, la pierre, de tout temps les amoureux ont laissé des traces de leur histoire. Cela donne à l’imagination du passant le plaisir de deviner bien des histoires qui sont mortes et enterrées depuis belle lurette. Les âmes immortelles des amoureux rôdent toujours pas tellement loin de ces marques, on peut parfois les sentir. Mais bien d’autres ont pris des chemins différents et trouvé d’autres compagnons de route ailleurs et parcouru leur propre destin sous d’autres cieux. Des décennies peuvent s’écouler, mais des siècles ne sauraient effacer les puissants instants et les sentiments profonds qui furent jadis et qui unirent les êtres pour un moment et rien ne devrait nous soustraire à la joie de leur offrir de temps à autres une forme ou une autre de souvenir, de célébration.

Extrait de : Le grand remous, qu’on peut lire ici :

***

Elle rejoint aujourd’hui l’imaginaire où elle a toujours été chez elle, comme dans la noirceur d’une salle de cinéma, fillette sur un quai de la Châteauguay, sous la triste pluie de Brighton ou sur la grève du Grand-Remous, dans un chiche studio de Rosemont ou ailleurs. C’est là qu’elle demeure désormais. Elle demeure ailleurs et un peu à tous ces endroits à la fois.

Et si elle revenait, comme pour tous mes vieux amis, la conversation reprendrait exactement où elle avait été laissée. Les mots se rabouteraient nonobstant le temps qui coupe les phrases en deux. Ces conversations magiquement ressuscitées sont autant de grimaces de singe lancées à la face même du temps. Peu de gens peuvent vraiment comprendre ce mystère. Un moment indéfini d’absence devient comme un signet, planté dans un livre, l’histoire de deux vies qui revit dès qu’on tire le signet et qu’on retrouve la trame, les personnages, le plaisir, aussi fort, puissant. C’est le langage des vrais amitiés.

Et lorsque survient la mort qui vient nous prendre par surprise, crétins que nous sommes, la ligne est coupée sec et nous restons coincés dans le sombre silence de nos seuls mots. L’amitié devient alors une histoire que l’on se raconte maintenant tout seul avec soi-même la plupart du temps.

Et nous regrettons.


 

Flying Bum

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À Céline, avec mes plus vives sympathies à sa fratrie, Bernard que j’ai un peu connu, Ronald, Sylvie et tous ceux qui devront se parler d’elle tout seuls maintenant.

Prendre Dandurand

Tous les jours pendant trois ans, j’ai pris Dandurand pour aller au collège. Le matin et le soir. À pied. Tous les autres itinéraires me faisaient paraître le trajet trop long, stressant pour rien. J’ai toujours dit que l’humain est un cochon par l’habitude. Il me fallait faire des efforts éreintants pour stopper tout le boucan qui se passait toujours dans ma tête en chemin. Cervelle d’artiste toujours aux prises avec une épuisante effervescence. Encore plus d’efforts nécessaires pour résister aux pulsions sournoises qui me faisaient parler tout seul parfois, sans m’en apercevoir, à voix haute. Surtout quand ma tête écrivait des vers en marchant. Généralement rien ne se passe vraiment dans la ville et c’est ça qui est bien. Les enfants sont à l’école, les papas partis travailler, les mamans à leurs petites affaires chacune chez elles. Mon horaire est atypique alors c’est la grosse paix dans les rues. Sauf une fois.

En traversant St-Michel, une femme assise sur un banc à l’arrêt d’autobus avec deux jeunes enfants près d’elle. Avait-elle souventes fois été là sans que je ne la remarque? J’ai senti qu’elle me regardait lorsque je me suis mis à m’approcher d’elle lentement. Avant que je ne mette le pied sur le trottoir de l’autre côté du boulevard, elle s’était levée et se dirigeait droit sur moi.

–“Es-tu correct?” qu’elle me demande.

–“Pourquoi vous me demandez ça?”

–“Ton visage. Ton visage est tellement intense et tes lèvres bougent. Quand tu t’es approché, j’entendais même des mots.”

–“C’est rien que du marmonnement.”

Je ne veux pas l’encourager, partir une conversation inutile, mais je rajoute quelques mots. “C’est rien que mon esprit qui essaie de comprendre son propre bruit.” Très calmement, comme si mon propos avait le moindre sens. Elle enchaîne.

–“Je pense bien qu’on est tous pareils, tout le monde fait ça. Moi aussi je fais ça, en tous cas.”

Elle était toute jeune, mi-vingtaine je présume, assez mignonne, très mignonne même, mais pas assez pour que je ne la trouve pas légèrement étrange. Je lui ai souri poliment et j’ai continué ma route. Mais sa question première a résonné longtemps dans mon esprit.

Sur le même banc, j’ai revu la même femme plus tard dans la même semaine. Elle faisait aller sa main dans les airs, me saluant de loin, ses deux enfants blottis de chaque côté d’elle sur le banc public. Quand elle s’est levée pour se diriger vers moi, son visage manifestait une impatience bien sentie à l’égard des deux enfants qui se précipitaient pour s’accrocher littéralement à ses jupes.

–“Je suis désolée pour l’autre fois. Je pensais que ça pourrait t’aider de savoir que tu avais été vu, bien vu. Que tu laissais une trace, ta trace.”

De quoi est-ce qu’elle pouvait bien parler? Peut-être qu’elle ne savait pas elle-même de quoi elle parlait, ça se voyait dans ce quartier plutôt populaire et pas toujours des plus riche. L’humanité dans toutes ses couleurs. Mais pourquoi parler quand même, alors?

–“Ah, y’a pas de trouble. Merci pour votre. . . de votre . . . – les mots ne me venaient pas – merci pour vos belles pensées,” Pas terrible mais c’est sorti comme ça. Et j’ai repris le pas.

–“Attends,” qu’elle a dit. “Je n’ai personne à qui parler. Parler en adulte, je veux dire. Plein le cul des gnagnas des enfants. Je n’ai personne à qui parler et je voudrais que tu me parles, je veux parler avec toi.”

–“Vous n’avez pas un mari à qui parler?”

–“Non.”

J’ai hésité, légèrement ébaubi. J’ai pointé le banc et nous nous sommes assis. Chacun sur un bout du banc, les deux enfants collés sur elle qui me regardaient comme un ours de cirque les yeux ronds comme des trente sous. Rien qu’à moi que ces choses-là arrivent et je lui ai consenti un moment. Je ne voulais pas aller jusqu’à la questionner, j’espérais sincèrement n’avoir qu’à l’écouter. Mais elle était assise bien immobile, pas très sûre de savoir quoi dire, plutôt l’air d’attendre que je parte le bal.

–“J’ai bien peur de vous décevoir, désolé,” que je lui dis, “je ne suis probablement pas la bonne personne pour cette sorte de situation, je ne sais pas quoi vous dire et je pense que le mieux c’est que je reprenne mon chemin. Je vous souhaite bonne chance.” Au tout premier mouvement de mon corps qui voulait se lever, elle a mis sa main sur mon genou pour le stopper.

–“C’est la reproduction,” qu’elle me lance sur un air déclamatoire, ”la reproduction c’est la racine de tous les problèmes, l’enfer, rien de moins que l’enfer.”

Ces quelques mots m’ont paralysé sur place. Mais encore, voulais-je en entendre davantage?

–“Comprends-moi bien, là, ce n’est pas de la faute de mes enfants mais ils m’ont connecté avec leur père. Je m’éloigne de lui mais n’importe où je vais, je vais transporter une partie de lui avec moi et je ne peux pas croire que la moindre parcelle de lui ne soit essentiellement constituée d’autre chose que de la merde. Comprends-moi bien, jamais je ne leur ferais mal, j’ai un endroit où habiter, je ne t’achalerais pas avec ça de toutes façons. Mais quand j’observe le monde et ma situation, je ne peux m’empêcher de croire que cette planète serait bien mieux avec personne dessus.”

–“Arrête de te reproduire, alors,” réponse foireuse, mais c’est tout ce qui m’est venu, “mais tu pourras jamais empêcher les autres de le faire,” que j’ai conclu.

–“Je l’ai lu dans ton visage, je l’ai lu que tu savais exactement où je voulais en venir.”

Ça déraillait. Je ne voulais absolument pas qu’elle lise dans mon visage. Je voulais plus que tout au monde reprendre Dandurand tranquille, énervé à la seule pensée de devoir changer mon itinéraire pour elle, pour être bien certain de ne plus la croiser. Je me suis levé et je suis parti.

–“Christ de pissou!” que je l’ai entendu gueuler de loin.

À son insulte, je ne me suis pas retourné. J’ai continué droit devant moi mais le “christ de pissou” et bien d’autres mots qu’elle avait prononcés tournoyaient dans ma cervelle et je me faisais des images d’elle, des deux enfants les yeux piteusement accrochés au premier passant à marcher devant eux.

Après mes conversations avec elle, la bonne vieille routine de mes pensées, si on peut qualifier cela de routine, était totalement éclaboussée dans tous les recoins de ma tête. La marche ne suffisait pas à me redonner le plein contrôle et toutes les personnes que je croisais me rappelaient qu’ils étaient tous des êtres reproductibles, fruits vivants de la reproduction, qui formaient une espèce essentiellement consacrée à sa reproduction. Une partie de moi regrettait de l’avoir abandonnée sur son banc, seule pour annoncer au monde cette inévitable pandémie destructrice, mais merde, j’avais dix-sept ans, je ne savais absolument pas ce qu’elle espérait de moi ou ce que j’aurais bien pu faire pour l’aider.

Neuf ou dix semaines plus tard, après avoir abandonné l’idée de prendre Dandurand, mon cochon d’habitude avait adopté à contre-coeur un nouveau trajet et mon esprit avait repris une température d’ébullition normale et je crois bien que parfois mes babines laissaient à nouveau échapper des sons. Je montais la cinquième jusqu’à Holt, que je suivais jusqu’au boulevard, je traversais sans regarder en bas de la côte St-Michel, au cas.

Un matin que je marchais sur Holt, rendu près de la huitième, je l’ai revue, elle, avec ses deux enfants prendre place à bord d’une grosse berline stationnée au coin de la ruelle plus bas, avec un homme. Elle m’a vu elle aussi, je le sais, on sent ces choses-là, mais son regard a immédiatement fui. J’ai résisté à l’étrange envie d’insister au risque d’ameuter les deux enfants. Était-elle retournée près de lui ou elle ne l’avait jamais vraiment quitté? Ou alors avait-elle trouvé quelqu’un de nouveau, piégé quelqu’un venu de l’extérieur de sa vie passée comme elle avait fort probablement tenté de le faire avec moi, décidé de partager ses idées sombres avec un étranger adroitement enjôlé?

Resté figé sur le trottoir, j’ai observé le passage de la voiture devant moi, aucune tête tournée vers moi sauf la sienne, une fraction de seconde, son regard a à peine flashé dans le mien. Elle aurait pu être préoccupée par l’idée que je la pourchassais pour une raison ou pour une autre. Pourquoi j’aurais agi de la sorte? Mais vu que j’étais moi-même un pur étranger pour elle, comment aurait-elle pu en être certaine? Se demandait-elle même si j’avais bien pu apercevoir le petit ballon bien rond de son ventre qui dépassait de sa veste entrouverte?

Le lendemain, j’ai repris Dandurand.


Flying Bum

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La théorie des olives

C’est comme ça que ça m’apaise de me rappeler de nous.

Une bancale passerelle de fortune suspendue dans le vide entre la rambarde du balcon et le toit, un sous-tapis de caoutchouc vert sur le fin gravier du toit d’un hangar, lorsque la bouteille de Chianti avait un cul de paille et qu’un stylo-bille qui défonce le liège laissait couler un mince filet de rouge à la fois – où est encore passé le foutu tire-bouchon? Les ongles d’orteil rouges d’Adéline, un poil unique, frisé, noir et têtu qui revient toujours pousser dans la vallée entre ses seins et tout le monde qui ferme sa gueule en rigolant en-dedans de lui et comment, quand personne ne regarde par là, ses doigts fouineurs qui abusent de l’ampleur de mon bermuda pour venir me surprendre, pincer délicatement par là en s’espouffant de bonheur espiègle devant mon sursaut de panique, le soleil de plomb qui nous draine jusqu’à la dernière goutte de sueur et qui nous fait dire, “T’en voulais du soleil, t’en as-tu assez pour ton argent?” Quand nous nous aspergions le corps avec des bouteilles de push-push mal rincées qui donnaient à nos sueurs une fraîche odeur de lave-vitres. Et que nous étions cassés comme des clous, moi qui lettrais à la main au pinceau des affiches d’épicerie de coins de rue, elle qui vendait du chocolat chez Laura, des millionnaires l’un pour l’autre. Nous les freaks intellos qui se moquions de tous ces gogos qui préféraient les émotions de La Ronde à celles de la mescaline ou du LSD tout en râpant de nos dents la dernière chair tendre collée à la peau raide d’un morceau d’Oka, croquer le dernier dur de la croûte d’un pain de fesse et les cuisiniers blancs sales, grecs et gras accotés sur le conteneur à vidanges en bas dans la cour arrière du très chic Miss Masson qui épiaient sournoisement avec la hâte de voir se lever une des filles en maillot, la brune Adéline ou les grandes jambes sculpturales de la belle Iseult, la blonde de son Tristan fou d’amour incapable de la lâcher deux minutes, le téton bien rond de miss Saint-François-Solano, éternelle solitaire malgré un charme fou. Comme ça que je préfère me rappeler ces choses, quand James Taylor venait nous chanter qu’Adéline était mon amie à moi, Iseult à son Tristan à elle, que les jours d’été étaient un paradis langoureux l’un après l’autre, les dimanches bénis, que d’autres en goguette ou René qui débarquait avec sa jupe trois-quart et son trois-quart de poudre et trois-quatre melons d’eau frais. Génius qui arrivait toujours le dernier quand tout le monde planait le soir en improvisant des spectacles d’ombres chinoises à la chandelle sur les murs de la shed en faisant semblant de savoir chanter. Adéline qui racontait la main coincée dans le bocal, à qui voulait l’entendre, sa théorie qui disait que si une personne dans un couple adorait les olives et que l’autre les détestait, ils seraient ensemble pour la vie. Et sa paranoïa et son vertige exacerbés par trop de marocain vert et de chianti, au moment de quitter le toit, mon frère le costaud qui devait la prendre à bras-le-corps pour lui faire passer la passerelle bancale de force pendant que ses bras et ses jambes gesticulaient en proie à des spasmes de terreur et la douleur des coups de soleil qui n’arrangeait rien.

Et l’été qui finit toujours par rafraîchir ses nuits. Génius parti militer à gauche de quelque part, mon frère en galère ailleurs, les copains chacun à leurs affaires estudiantines. Et lorsque survint la craque dans la tête de mon plus que brillant ami Tristan qui a été conduit dans une triste unité où des puces implantées dans la télé noir et blanc, même fermée, parlaient à celles dissimulées par la CIA dans ses lunettes pour annoncer directement à ses neurones que les chinois débarquaient mardi matin prochain avant 5h30, pour sauver du traffic. Et sa belle Iseult désemparée et à bout de ressources, incapable de se payer le divorce, qui faisait son barreau par correspondance pour le plaider elle-même. Très chère Iseult, aujourd’hui maître Iseult. Le prince Albert, lui, disparu pour toujours, angoissé d’avoir engrossé une pauvre fille. Et comment on déclarait tout de même unilatéralement comment la vie était belle et le ciel si bleu dans ces étés-là et comment il s’était fait si effrayant avant de s’écraser sur ma tête un bon soir sans prévenir.

Moi, pauvre con qui par malheur adorais les olives, autant que la belle Adéline partie choisir les siennes directement parmi les olivieraies d’Italie avec un beau gosse anglais


Flying Bum

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Des choses, parfois.

Parfois, on fait des choses. Comme si on écoutait une petite voix mais une petite voix complètement silencieuse et nous devons inventer nous-même les mots à sa place. Parfois des mots de vengeance ou de tristesse, d’orgueil ou de désespoir. Comme si un drôle de démon bas sur pattes nous picochait le derrière avec une fourche en murmurant –“Vas-y, Léon, vas-y donc, gâte-toi.” Ou un petit enfant enfoui en nous qui désire ardemment devenir un homme et qui écoute les provocations qu’on lui scande –“T’es pas game, Léon, t’as trop peur, t’es pas game.” Nous ne savons jamais trop si ces choses sont bien ou mal et la seule excuse que nous trouvons pour se justifier d’avoir fait ces choses c’est de se dire, en haussant bêtement les épaules, que parfois . . . on fait des choses.

Cet automne-là, j’ai eu dix-sept ans et j’avais cru les belles paroles d’une fille qui disait fort probablement m’aimer. Moi, je l’aimais en tous cas. Nos corps, eux, se sont aimés en masse, fort probablement davantage que nos coeurs. Une passion charnelle épormyable, inconfulgurable. Après un été chaud comme il ne s’en fait guère qu’à ces âges-là, il finit toujours par tomber sur les amants brûlés une pluie froide d’octobre. De beaucoup baiser à fort probablement m’aimer, elle était passée à fort probablement autre chose.

Raide comme ça.

Le temps que je récupère quelques effets chez elle, il me semble être revenu assez rapidement à une routine de vie animée par davantage de résilience que d’entrain. Pas de là à arrêter de me laver ou de manger, ni de réécrire L’Assommoir; je faisais mes journées au collège comme si de rien n’était et le soir je tentais d’éviter de fréquenter les bars où je risquerais de tomber sur elle, sur les copains aussi malheureusement. Je m’étais en quelque sorte tassé d’elle. À pied de chez moi, fort commodément, le destin en profitait pour me raconter encore une de ses blagues idiotes, je m’étais un soir barré les pieds dans un bar qui s’appelait fort à propos, la Tasserie. Et j’y revenais occasionnellement, me tasser par là.

La Tasserie était une des premières brasseries nées après la loi qui interdisait maintenant aux taverniers de Montréal de refuser l’accès aux femmes. Mais à vue de nez, ça ressemblait toujours à une bonne vieille taverne. Au menu, les œufs et les langues de porc dans le vinaigre, leur traditionnel accompagnement, le biscuit soda en cello de quatre et de la bière, beaucoup de bière, à même la bouteille, au verre, à la chope, au pichet, beau, bon, pas cher. Et un peu de vin, pour les femmes en général. D’habitude, une quinzaine d’hommes tranquilles qui se mêlaient respectueusement de leurs affaires chacun à distance, peaufinant patiemment leurs cirrhoses, parfois une table de deux ou de trois hommes ici et là, c’est pas mal ce qui peuplait l’endroit. Ceux d’entre eux qui avaient encore un emploi arrivaient vers l’heure du souper un sac brun à la main qui dégageait l’excitante odeur des frites grasses et du hot dog moutarde-oignons, on leur permettait d’entrer de la bouffe venue d’ailleurs. Derrière le bar un petit monsieur propret dans sa chemise blanche avec les manches retenues par de discrets brassards élastiques noirs et sa boucle noire elle aussi qu’il replaçait toujours comme pris d’un toc. L’homme s’appelait fort probablement Jean-Guy ou Gérald. À l’autre bout du bar, derrière une plaque de verre trempé, se tenait un ours noir que le propriétaire avait fièrement abattu et fait professionnellement empailler. Un faux arbre à ses côtés, un paysage boréal peint sur le mur noir derrière lui et qui se prolongeait sur le plancher sous la bête. On pouvait y voir en avant-plan une vallée tapissée de mousses et un ruisseau en méandres qui coulait vers nous, venu des montagnes esquissées à la va-vite au fond de la scène. L’ours, les pieds sur le ruisseau davantage que dans le ruisseau, se tenait en position d’attaque, les griffes bien sorties et ses mâchoires grandes ouvertes qui mettaient bien en évidence deux rangées de dents pointues et jaunies. Une ampoule unique et faiblotte disposée au-dessus de la scène projetait l’ombre du terrible animal directement sur le décor peint en créant une déconcertante perspective.

Il y avait très rarement présence féminine à la Tasserie à l’exception de quelques tendres épouses qui venaient y réclamer l’un ou l’autre des réguliers comme on reprend ses guenilles à la blanchisserie. Elles se tenaient dans le cadre de porte silencieusement comme si elles ignoraient la nouvelle loi, les cheveux ébouriffés, de longs paletots d’hiver sous lesquels se laissait sournoisement apercevoir le bas de leurs vêtements de nuit. Leurs visages vieillis et marqués par l’abdication face au lot de leur sort insignifiant, elles attendaient que le mari finisse la bière déjà commandée, se lève maladroitement de sa chaise et ramasse en balayant d’une main dans l’autre sa petite monnaie restée étendue sur la table.

La plupart du temps, je restais discrètement assis au bout du bar, seul, écoutant Réal Giguère à la télé ou peu importe ce qui jouait ou j’observais longuement le pauvre ours dans sa mise en scène grotesque qui cachait très mal le cruel destin de la bête. On laissait boire les mineurs dans ces années-là, surtout ceux près de l’âge légal et les plus tranquilles, ceux qui compensaient en généreux pourboires.

Mais ce soir-là, celui dont je vais vous parler, je jouais une partie de billard avec un vendeur d’habits d’une mercerie semi-chic de la rue Masson qui venait prendre ici tous ses repas qu’il mangeait seul avec lui-même. Il n’y avait qu’une seule table de billard, une surface élimée et déchirée par endroits, picotée de plusieurs brûlures de cigarettes. Les queues croches donnaient aux coups les plus directs les allures de grands coups de maître. Nous ne jouions pas pour de l’argent ni rien, juste pour passer le temps. C’était la fin d’un mois de novembre particulièrement glacial et la pluie qui prenait des airs de verglas par moments déposait un lustre brillant sur les voitures, l’asphalte et le parc Pélican de l’autre côté de la rue. La Tasserie était presque déserte vu le climat et le chèque de bien-être social qui se faisait attendre comme à toutes les fins de mois. Il se faisait tard et je me demandais si je n’allais pas rentrer mais la perspective d’affronter la pluie me ramenait jouer une dernière partie avec le vendeur d’habits. Mon partenaire s’est fatigué avant moi et s’est excusé.

J’avais honnêtement songé à partir lorsque la grande porte vitrée s’est ouverte devant une femme qui entrait, seule. Elle ne portait pas d’imperméable ni de parapluie et lorsque la porte s’est refermée derrière elle, elle s’est secouée de la tête aux pieds comme un chien qui sort de l’eau. De minuscules cristaux de glace s’étaient fixés à sa longue chevelure brune et même dans l’éclairage blafard de la brasserie, ils brillaient comme une constellation d’étoiles. Elle est restée un moment debout près de la porte promenant son regard comme si elle cherchait une personne en particulier. Son regard est tout juste passé sous le mien et sous tous les autres aussi. Quand elle en a eu fini, elle s’est dirigée directement au bar. Elle portait des bottes avec de hauts talons et son pas n’était pas des plus assuré.

Un homme assis plus loin au bar observait la femme, puis il m’a regardé. Il m’a fait un petit sourire condescendant en agitant pas très subtilement la tête vers la femme. Puis, l’homme est allé se choisir une place plus loin parmi toutes les tables vides. J’ai repris ma place au bar et je me suis commandé une flûte de bière. La femme était à quelques tabourets du mien, personne d’autre que nous au bar. Elle agitait son vin blanc avec les longs ongles rouges de ses doigts plongés directement dans le vin. Puis elle se léchait les doigts un à un. J’essayais de voir son visage mais sa longue chevelure brune m’obstruait la vue. Après un moment, elle a passé une longue mèche derrière son oreille et s’est retournée dans ma direction; son regard est passé tout droit devant moi, c’est sur l’ours qu’elle jetait son oeil. Puis elle s’est levée et elle a marché jusqu’à moi et elle est restée plantée debout tout près, dans mon dos.

–“Tout un animal,” dit-elle, “je me demande qu’est-ce qu’il a pu se dire quand la balle a percé son coeur.”

Parfois, on fait des choses. Parfois, on dit des choses.

–“Probablement Oh shit!” que je lui ai répondu sans me retourner. Je l’ai entendue rire alors je l’ai invitée à s’assoir et elle l’a fait.

–“P’tite vie en hostie,” qu’elle m’a dit, “une bête forte de même enfermée ici pour toujours à se faire dévisager par une bande de soulons.”

–“Et de soulones,” que j’ai rajouté sans y penser, pas du tout convaincu d’avoir dit quelque chose de sensé dans les circonstances. La peur qu’elle tourne les talons m’a pris momentanément mais elle a acquiescé du visage.

–“De rares soulones aussi, d’après ce que je peux voir ici,” avait-elle rajouté en me regardant et pour un bref instant j’ai pu voir qu’il devait bien y avoir eu un temps où elle était une très jolie jeune fille mais elle portait ce soir beaucoup trop de fond de teint qui prenait en pain par endroits, un mascara qui avait quelque peu coulé sous la pluie. Elle était chaudasse mais pas assez pour empâter son langage, juste un tout petit brin que je m’en aperçoive. Sur l’annulaire de sa main gauche, une alliance dorée.

–“Il est où ton mari,” que je lui ai demandé en pointant la bague.

–“Il enterre sa mère à Matane,” qu’elle répond sans sembler affectée le moindrement.

–“Elle était morte, j’espère?” que j’ai répliqué osant faire une blague idiote.

Elle a ri de bon coeur. C’était un peu étrange mais pour un moment je l’ai trouvée belle.

–“Pourquoi tu n’es pas avec lui?”

–“Parce que je l’haïssais la bonne femme.” Elle souriait toujours et lorsque Jean-Guy est passé par là, je lui ai demandé de rafraîchir nos drinks.

Ça n’a pas été très long, à l’âge que j’avais, à boire comme on buvait. Première chose qu’on a su, on cherchait son auto dans le stationnement du Distribution aux Consommateurs. Comme dans un rêve étrange, c’est moi qui conduisais sa voiture sur Iberville vers le sud en me demandant stupidement si j’avais mon permis de conduire, je n’en avais pas de permis, pas d’interdits non plus, faut croire. On s’est engagés dans le tunnel de la mort. Ensuite, on a traversé un quartier plutôt glauque plein d’usines désaffectées et de blocs-appartements crottés. Je n’avais plus aucune idée où nous étions. Elle m’a dit qu’elle saurait lorsque nous serions près de sa rue mais il m’a semblé avoir conduit cette voiture toute la nuit. Sur l’autre siège, elle roulait des épaules et des fesses constamment comme si, même assise, elle ne tenait plus debout. Ses yeux étaient fermés dur mais jamais sa main n’arrêtait de monter et de descendre le long de ma cuisse.

–“On es-tu arrivés, là, ciboire?”

–“Tu me demandes ça à moi?”

Elle a alors ouvert les deux yeux. –“La prochaine, ralentis,” dit-elle.

On a tourné à la suivante et je roulais au ralenti en obéissant à ses instructions. Il y avait bien une mince couche de glace partout et je venais tout juste de le réaliser en tournant péniblement le coin. Finalement, j’ai garé la voiture sous ses ordres. Sa maison ressemblait à toutes les autres maisons du pâté, pourtant pas si vieille mais négligée. Un petit édifice à deux étages d’où la peinture craquelée des moulures roulait comme des aiguisures de crayon de bois. J’ai fermé les phares, éteint le moteur.

–“Tada!!!” dit-elle, “c’t’icitte!” Puis elle s’est hissé le corps par-dessus la console et m’a embrassé furieusement, poussant tellement fort sur ma bouche que ma tête au complet est allée se coincer contre la vitre côté chauffeur. Elle goûtait comme un fruit un peu trop mûr, un petit goût de pas frais et de vin tourné lorsqu’elle agitait sa langue dans ma bouche. Je pensais à l’autre, dans quel bar pouvait-elle se trouver à cette heure-ci, son odeur de jeune fille bien, la chaleur de son lit, qui y avait-elle ramené depuis moi et toute cette sorte de choses.

Elle s’est finalement redressée dans son siège et elle a repris son souffle en prenant un long et profond respir. Sous l’éclairage du réverbère, pas de manteau et la chemise maintenant ouverte sur une poitrine généreuse, de belles et longues jambes, somme toute un corps encore bien désirable, je me suis dit pourquoi pas.

Parfois, on entend des voix. Parfois inaudibles, parfois criardes et vindicatives, des voix qui viennent de plus loin, de plus bas, de la queue souvent. Et alors parfois on fait des choses.

Devant nous, dans une fenêtre en baie, j’ai cru voir le rideau s’entrouvrir légèrement et il y avait à l’intérieur une petite fille qui nous observait.

–“C’est chez vous, ça, c’est qui la petite fille?” que je lui ai demandé en pointant vers la baie vitrée.

–“C’est ma fille,” a-t-elle simplement répondu, “elle devrait être au lit depuis longtemps à cette heure-ci.”

–“Qui la garde?”

La femme s’est tournée vers moi ébaubie. –“Elle devrait être couchée depuis longtemps, la petite maudite,” dit-elle un peu énervée, “elle se garde toute seule.”

Je ne suis jamais retourné à la Tasserie. Tout ceci est tellement loin derrière. Je n’habite même plus cette ville-là, je n’y repense même pas tant que ça, même si j’y ai vécu plus de trente ans. Et j’ai été longtemps à m’en tenir au cannabis, sans boire de bière, complètement écoeuré de l’alcool. J’ai eu une famille à moi, des beaux petits garçons qui voyaient en moi un superhéros et une femme aimante qui voyait en moi tout l’or du monde. Le soir après leur avoir raconté une histoire et les avoir bordés, j’attendais près de la porte de leur chambre pour une minute ou deux en cas qu’ils m’appellent, que je les entende bien, que je sois là pour eux. Tous les jours, je rentrais directement du travail à la maison près d’eux et plusieurs disaient alors de moi que j’étais un homme bien. Et c’est probablement à cause de toutes ces choses qu’il m’est plus que pénible d’imaginer que c’était bien moi ce jeune homme. Celui qui est descendu bien calmement de voiture et qui est resté debout, stoïque, à écouter cette femme engueuler sa petite fille à partir du trottoir. Ce jeune homme qui est monté avec une femme, entré dans sa maison, regardé la femme tirer sa fille par l’ourlet de sa chemise de nuit pour conduire la fillette tremblante et pleurnichante jusqu’à sa chambrette. J’essaie de m’imaginer comment cette petite fille me voyait, la silhouette inquiétante d’un inconnu dans le corridor, un étranger dans sa maison, et je repense à la tache énorme que j’ai laissée sur ma conscience ce soir-là. Difficile pour moi de revoir ce jeune homme que j’étais, ce jeune homme qui est resté avec cette femme pour la nuit et qui est reparti à l’aube bleue sans dire un traître mot à ce grand corps nu et endormi que seul un ronflement puissant laissait deviner qu’elle était toujours vivante.

Parfois, on fait des choses et nous ne savons jamais trop si ces choses sont bien ou mal et la seule excuse que nous trouvons pour se justifier d’avoir fait ces choses c’est de se dire, en haussant bêtement les épaules, que parfois . . . on fait des choses. On fait tellement de choses. Et parmi ces choses, il y en aura toujours qui seront profondément gravées dans le grand livre du mal. Triste et bien difficile pour moi de revoir l’image de ce jeune homme que j’ai été cette nuit-là mais tout cela n’arrangera rien. C’est ma croix maintenant. Je ne parle même pas de regrets, de toutes ces choses que l’on fait et qu’on préférerait de loin oublier complètement; non, je parle ici de se détester soi-même, se répugner. Je me rappelle très peu de cette femme, le moins possible, cette femme qui s’était déniché un jeune homme et lui avait offert toute une rincée pour une nuit. Lorsque son image me revient par bribes, son goût de fruit passé date me prend à la gorge et je voudrais lobotomiser la partie de mon cerveau où elle et son image vivent toujours à travers ces sensations nauséeuses. Mais, rien à faire, je me rappelle d’elle. Comme une punition. Je me rappelle lorsqu’elle avait crié après sa petite fille, elle avait gueulé son nom. Elle l’appelait Ninon. Ninon, ma p’tite tabarnak.

Mais encore, jamais de ma vie, même si je vivais cent ans, même si je buvais tout le porto du monde, même si on me crevait les deux yeux ou qu’on m’amputait la cervelle, jamais je ne pourrai oublier cette image, une nuit dans une lumière jaunâtre, derrière une craque dans le rideau d’une baie vitrée, le visage déconstruit et le regard effrayé d’une pauvre petite fille.

Jamais.

Parfois, on fait des choses.

Des choses qui restent pris là.


Flying Bum

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Viendra un dernier été

Tiens, je vais parler de moi. Directement de moi. C’est rare. Parler de soi, quelle vilaine chose, disait mon ami Jean-Paul. Parler de moi ailleurs qu’entre les lignes ou dans les circonvolutions étriquées de mon écriture tordue. Un peu aussi pour consoler les purs et les durs qui suivent ce blogue et qui ont dû se priver de moi une semaine entière. Allez, rangez vos mouchoirs, je suis de retour. Petit congé bien mérité.

J’ai beaucoup travaillé à mon jardin pendant ces quelques jours. J’ai entre autres doublé la surface de mon potager et ajouté des espèces qu’on pourra savourer pendant l’été ou que ma douce pourra mettre en conserves pour l’hiver. Mon jardin ce n’est pas qu’un potager. C’est aussi une petite forêt, une division d’une vieille terre à bois trop longtemps négligée que j’ai entrepris de rénover une pelletée de terre, un arbre à la fois. Je pense exactement comme un dénommé Lao-Tseu à ce propos. Ce monsieur disait : – Donnez-moi un petit lopin et toute une vie et je vous ferai un jardin.

Puis j’ai pris sous mon aile pour quelques jours deux charmants petits garçons blonds que j’ai baptisés pour l’occasion le club des 5 ans. Thomas et Laurent, deux cousins du même âge qui m’appellent grand-papa tous les deux. C’est bien là le seul bonheur qui vient avec la tristesse de se voir vieillir, prendre le temps de voir grandir ses petits-enfants, ces deux-là et les six autres aussi. Et pour cet été, une grosse talle de lupins, des framboisiers de toutes sortes de couleurs sont venus s’installer et cinquante nouveaux saules à planter que je regarderai grandir en sachant très bien qu’ils me survivront. Même si j’avais la grâce de vivre aussi vieux que mon oncle Edmond.

En fait, mon oncle Edmond était l’oncle de mon père. Mon père qui portait initialement le prénom d’Éleuthère parce qu’il est né la journée du cinquantième anniversaire du village de St-Éleuthère. Pas chanceux. Pour se consoler, s’il était né ces jours-ci, on l’aurait baptisé Pohénégamook, le nom que porte aujourd’hui l’ancien village de St-Éleuthère maintenant fusionné avec quelques bourgades avoisinantes. Lorsque le centième anniversaire du village est venu, mon oncle Edmond avait 104 ans. Comme doyen du village, il tenait une place d’honneur dans les festivités. Dans le banquet de clôture, il avait pris place à la grande table d’honneur avec les grosses poches et comme il était veuf et qu’il aimait bien se coller aux belles dames, il avait épuisé au quick-step la pauvre épouse du maire trop occupé à ses fonctions supérieures pour faire danser lui-même sa femme. À la fin des cérémonies, on avait demandé à mon oncle Edmond son avis sur les fêtes et il avait répondu que tout cela avait été superbe et mémorable quoiqu’un peu épuisant. –“Vous me r’pognerez pas pour le deux-centième”, avait-il répondu à la blague. Le pauvre Edmond est mort l’hiver suivant. Pour lui, le dernier été était déjà passé et ne reviendrait plus.

Pour revenir à ce petit lopin, j’ai entrepris il y deux ou trois ans, d’y aménager un sentier vert, carrossable, pour en faire le tour et aussi pour en sortir le bois mort avec mon tracteur de jardin. Un travail de patience, de sueur et de sang abandonné aux insectes piqueurs. Surtout un travail d’automne pour ces deux raisons – la sueur et les mouches. Les gens alentour voient cela comme un autre de mes projets un peu farfelus spécialement lorsqu’ils me voient déposer minutieusement chaque carré de tourbe récupéré d’autres aménagements, un à un, déposé au bout de mon sentier vert qui doit bien faire pas loin de cent pieds maintenant. Par endroits, les fougères géantes ont déjà remplacé les arbres morts et les détritus patiemment retirés du sol et donnent au sous-bois un petit look préhistorique. –“Grand-papa, c’est comme Jurassic Parc ici,” crie Laurent en courant à travers les fougères aussi grandes que lui, brandissant bien haut un gourdin pour s’occuper des reptiles géants qui doivent bien se terrer quelque part par là. Pour ce qui est d’inventer et de raconter des histoires, la relève est toute là. Les framboisiers sauvages se multiplient le long du sentier, quelques plants de bleuets sauvages ont aussi surgi de nulle part, le thé des bois encercle lentement les souches, les sabots de la vierge s’abreuvent à la lumière des nouveaux rais qui pénètrent le sous-bois. Comme si la nature elle-même venait me donner un coup de pouce pour me remercier. Le projet, à long terme, un sentier des fruits où les enfants pourraient circuler tout en se bourrant de petits fruits sauvages, éventuellement rejoints par des espèces non-indigènes susceptibles de bien s’adapter, et qui sait, des arbres à noix ou à fruits, d’autres espèces réservées aux lièvres et aux chevreuils qui viendront s’y alimenter spécialement l’hiver. Toute une vie, disait Lao-Tseu, pour le faire, ce jardin. Il s’agit simplement de se rappeler que toute une vie ça commence chaque matin que le soleil ramène. Et si Allah manifeste la grâce de me réserver autant de nouveaux soleils qu’il en a offerts à mon oncle Edmond, il me resterait quand même près de quarante étés pour avancer un peu le sentier des fruits.

Puis, là ou avant, il viendra. Il vient toujours. Un dernier été.

Mon fils le plus vieux poussera ma chaise dans le sentier aux fruits, la plus petite fille de ma dernière petite-fille toute bien langée et déposée sur mes genoux. Tous ces descendants d’Éleuthère et d’Isabelle, de Carol et Louise, toute la ribambelle des plus grands et de leurs petits, la gueule mauve de bleuets, de mûres et de framboises qui me demanderont de leur raconter encore comment c’était avant, quand il n’y avait rien ici, rien qu’une vieille terre à bois abusée et abandonnée, rien que des arbres tombés, des tas de branches pourries, pas de sentier pour se promener ou pour laisser marcher les chevreuils. Rien que la désolation et le rêve fou d’un aïeul un peu singulier. Et je leur raconterais l’histoire du sentier aux fruits, les vertus de la patience et de la persévérance, du travail, l’importance de soigner la nature et de voir comment elle nous répond si on la traite gentiment. Comment je l’ai fait pour eux et tous les autres petits enfants, les leurs, qui viendront après eux.

Et je verrais dans tous ces petits yeux allumés une image, la même image dans tous ces petits yeux multicolores, rien de moins que celle d’une sorte de bon dieu qu’ils découvriraient dans le regard du très vieil homme que je serais devenu.

Et je serais alors prêt à aller rejoindre le mien.

 

Bon été!    

 


Flying Bum

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Adieu Cindy Garcia

Dans ces années-là, Rosemont était encore un quartier ouvrier des plus modeste. Je fréquentais alors l’école du quartier, une école dirigée par des frères maristes avec déjà plusieurs enseignants laïques mêlés au corps professoral religieux. Dans la grande salle de l’école qui pouvait autant servir d’amphithéâtre que de gymnase, les garçons de septième année étaient tous alignés debout côte-à-côte. Devant eux, assis en indiens directement par terre, un peu pêle-mêle, tous les plus jeunes de la première à la sixième qui écoutaient sans parler. Sur le mur du fond, bien assis sur les plus belles chaises de l’école, celles en chêne blond avec de confortables appui-bras, tout le corps enseignant, le frère Bonneau, obèse directeur reconnu pour sa sévérité et ses doigts parfois plutôt longs, sa secrétaire et le concierge, un monsieur de l’amicale mariste, le curé de Sainte-Philomène avec quelques vicaires et abbés. Derrière la rangée de garçons debout, le frère Côté qui déambule de long en large. Un cancre chante en faussant Gros Jambon de Réal Giguère jusqu’à ce qu’un blanc de mémoire vienne interrompre sa médiocre prestation. Le visage du pauvre garçon passe au rouge écarlate. Quelques rires étouffés mal retenus viennent momentanément briser la loi du silence. Le frère retire sa main de l’épaule du cancre, lui dit d’aller s’asseoir avec les autres. Le frère arpente derrière le long rang d’élèves toujours debout, faisant languir les pauvres garçons; s’il met la main sur l’épaule de l’un d’eux, celui-ci doit commencer à chanter à son tour. S’il ne trouve plus rien à chanter ou si la mémoire lui fait défaut en chemin ou s’il reprend par distraction un air déjà chanté auparavant, il doit abandonner et aller rejoindre le public assis par terre. À la fin il ne reste plus qu’un seul champion. On jouait régulièrement à ce petit jeu mais aujourd’hui, c’était la dernière ronde. Les quatre derniers vivants iraient chanter avec les quatre finalistes de l’école de filles voisine le jour de la remise des bulletins, seul jour de l’année où les garçons de Saint-Jean-de-Brébeuf et les filles de Sainte-Philomène se retrouvaient réunis dans la même salle. Frais débarqué à Montréal en sixième année, comme un indésirable petit “colon” de campagne débarqué de l’Abitibi, je finissais généralement bon deuxième, derrière Daigneault, le parfait petit Daigneault, rossignol à la voix d’or de la grand-messe de onze heures, fils de la présidente du comité de parents et chouchou incontesté des frères maristes. Deuxième, c’était tout de même suffisant pour que j’aille chanter contre les filles.

Il y avait bien quelques filles que j’observais de l’autre côté de la haute clôture de broche entre les deux écoles, hypocritement, aux récréations et à la pause du dîner quand les deux cours d’école étaient bondées. Carole Denis, dont je connaissais le nom parce qu’elle habitait sur ma rue et que l’épouse de mon père embauchait sa mère à l’occasion pour des travaux domestiques. Petite brunette de type rieuse et espiègle, avec un corps athlétique auquel la puberté avait déjà commencé à tracer des formes, spécialement celles qui énervent les garçons. Louise Bérubé, notre voisine du deuxième, snobinarde mais néanmoins très jolie blonde qui me rappelait les belles petites polonaises sur ma rue à Bourlamaque quand j’étais tout petit et qui, pour énerver les garçons, trichait en raccourcissant sa jupe d’écolière aussitôt qu’il n’y avait plus de religieuse en vue, exposant beaucoup plus de peau blanche qu’il n’en fallait pour énerver des cohortes de garçons de 12 ou 13 ans. Finalement, et comment ne pas la remarquer, la seule petite fille noire de toute la cour d’école Sainte-Philomène, belle comme un oiseau rare mais j’ignorais encore son nom et son prénom, je travaillais là-dessus. Il y avait beaucoup plus qu’une haute clôture de broche entre moi et ces jeunes filles. Il y avait une conviction sincère qui m’habitait, que j’étais seulement de passage à Montréal, à la première occasion je retournerais en Abitibi, en fugue ou autrement, et je n’aurais d’aucune façon voulu faire de peine à une fille. Quel romantisme innocent, quand j’y repense. Il y avait aussi cette barrière sociale malicieuse entre les gens natifs de Montréal et les “colons” comme moi venus des régions dont on se payait la tronche à la première occasion. Mais lorsque le regard de l’une de ces filles se tournait furtivement vers le mien à travers les mailles de broche, la puissance de la testostérone naissante avait tôt fait de me faire oublier toutes ces barrières. Il ne restait que la barrière invisible mais bien présente de la timidité à franchir, la montagne des émois à escalader et cela appelait en moi les plus souffrants mais les plus beaux malaises du monde dont je me souvienne. Et le soir venu, des soupirs gros comme la lune qui m’accompagnait dans la coupable découverte toute solitaire de l’exultation du corps.

Dans ces années-là, dès qu’une chanson brûlait les palmarès en Angleterre ou aux États-Unis, les gogos locaux se précipitaient sur leurs crayons pour pondre une traduction française, fût-elle boboche et bâclée au possible, et passaient la nuit même en studio à endisquer leur version sur des arrangements vite faits. Il fallait battre la compétition à tout prix. Il est même arrivé quelques fois que deux versions de la même chanson sortent le même matin dans les radios de la province. J’avais besoin de battre le rossignol à Daigneault lors de cette ultime compétition. Je voulais finir en tenant la meilleure chanteuse de l’école des filles par la taille devant une foule aussi excitée qu’ébaubie de voir un “colon” de l’Abitibi voler la palme au petit rossignol de Rosemont. À la guerre comme à la guerre, dans les semaines avant la compétition, j’avais appris plusieurs nouvelles chansons pour être bien certain de ne pas manquer de munitions. Jusqu’à la veille même du concours, les oreilles soudées à la radio, enregistreuse en mains, j’attendais la grande nouveauté du jour pour porter le coup de grâce à ce Daigneault de merde que je m’imaginais en train de dormir profondément sur ses lauriers. Imaginez ma chance, une chanson était débarquée le soir même, directement de Paris où elle enflammait déjà les palmarès comme un baril de poudre à canon. Même pas besoin d’attendre la version française des gogos de chez nous. Et cette chanson allait même devenir un succès boeuf sur une bonne partie de la planète, j’allais frapper un grand coup, c’est sûr.

Quand j’y pensais sérieusement, je me disais qu’aucune fille pour laquelle j’aurais pu avoir de l’intérêt pouvait utiliser mes origines abitibiennes contre moi, ce serait trop injuste. Élevé dans un véritable melting-pot des nations à travers les enfants de mineurs venus de l’Europe de l’est, de l’Europe danubéenne, d’Angleterre ou même d’Asie, ma mère me disait toujours que sa grand-mère était venue de Pologne à quinze ans, les aïeux de mon père étaient venus de Normandie il y a plusieurs générations de cela, que nous étions tous venus d’ailleurs, que nous étions tous pareils dans le fond. Je ne serais jamais un montréalais tout comme je ne pouvais pas passer directement de l’enfance à la vie adulte. Je devais m’habituer à vivre dans un monde plutôt ingrat pour un garçon de mon âge, de région, qui veut se faire une blonde à Montréal. Je voyais dans le concours de chant la plus belle opportunité de me faire voir sous mon meilleur jour par Carole Denis, Louise Bérubé et peut-être même la charmante petite fille noire dont j’ignorais le nom. Peut-être même la chance de m’intégrer un peu plus dans l’identité montréalaise et de faire oublier mon statut de “colon”.

La semaine avant le concours j’avais vu Carole Denis et Louise Bérubé marcher bras-dessus bras-dessous avec les frères Gagnon sur la rue Masson. Deux grandes fripouillles boutonneuses qui se voulaient la terreur de la rue Dandurand et qui avaient toujours les goussets bien remplis des fruits de leurs multiples petites rapines malhonnêtes. Je pensais bien que mon chien était mort avec elles. Je les ai vus entrer tous ensemble au Canada Hot Dog. Le seul charme que les Gagnon, laids comme des poux, pouvaient utiliser pour s’attirer les filles était leur capacité à les empiffrer de cheeseburgers-frites, de hot-dogs et de Coke à volonté. Tant pis pour elles, avais-je pensé, elles avaient beau se laisser aller dans les cheeseburgers et les frites graisseuses si le coeur leur en disait, elles avaient bien le droit de prendre de l’avance à se faire pousser un gros cul de future bonne femme de Rosemont, avais-je pensé sous le coup d’une déception certaine et de la plus mesquine jalousie.

Les frères avaient aménagé à même la grande salle une sorte de loge, une structure de tubes d’acier encerclée de rideaux noirs. J’étais arrivé un des premiers et je relisais mon cahier de chansons quand le frère Côté est venu me voir.

–“Est-ce que tes parents vont venir, jeune homme?” m’a-t-il demandé.

–“Mes parents?”

J’ai ouvert une craque dans le rideau noir et j’ai vu les seize chaises où devaient prendre place les parents des huit finalistes. J’avais peur que le frère aie procédé à des invitations sans m’avertir. Trop préoccupé ou distrait, ou par exprès allez savoir, je n’avais parlé à personne de cette compétition. Quelques chaises étaient déjà occupées mais aucun signe de la famille. J’ai refermé le rideau.

–“Ils sont probablement en retard,” que j’ai répondu tout bêtement.

Aurais-je pu tout simplement oublier d’en parler? Toutes ces longues heures de mémorisation et de pratique caché dans le fin fond de la cave n’étaient certainement pas destinées à impressionner mon père ou son épouse. Je ne voulais pas qu’ils soient là. J’avais mon propre agenda.

Lorsque les autres garçons sont arrivés, Daigneault la grande vedette en dernier naturellement, j’ai rangé mon cahier de chansons et je me sentais prêt, confortable, confiant. Les efforts que j’y avais mis devenaient payants. J’ai même senti que mon attitude décontractée avait semé un inconfort chez les autres garçons. Puis, le frère Côté nous avait donné les consignes de politesse puisque soeur Catherine viendrait bientôt nous présenter les quatre filles finalistes. Je savais d’ores et déjà que Carole Denis et Louise Bérubé n’étaient pas parmi elles. Je le savais parce qu’on me l’avait dit, mais aussi parce que je savais qu’elles chantaient comme deux dindes sur le point d’être égorgées. Je les avais déjà entendues chanter dans les balançoires du parc Pélican. Mais elles seraient dans la salle. Puis les filles sont entrées dans la loge de fortune à la suite de sœur Catherine. Et elle était là, la petite fille noire. Elle s’appelait Cindy Garcia et malgré un vocabulaire français de loin supérieur aux cancres de ma classe, elle avait un léger mais ô combien charmant accent qui lui venait de sa famille anglophone originaire de Porto Rico mais qui avait aussi vécu aux États-Unis. Il était aussi fascinant pour moi de voir les filles autrement que dans leur uniforme scolaire de tous les jours. Les familles avaient mis le paquet sur les vêtements des filles. Généralement, dans le Montréal de ces années-là, les anglais étaient les riches d’office et les canadiens-français les gueux. Il faut croire que l’ordre des choses changeait avec la couleur de la peau. Cindy Garcia détonnait à travers les autres filles dans sa robe de bazar de sous-sol d’église, quelques mailles apparentes dans ses bas trois-quarts blancs et ses petits souliers vernis qui trahissaient leur âge malgré un cirage zélé. Le jupon de la pauvreté dépasse toujours un peu sous les robes de la misère. Mais je m’en foutais, Cindy Garcia était de loin la plus belle à mes yeux. Lorsque nous avons été présentés, elle n’avait pas pu retenir un timide sourire probablement adressé à mon visage soudainement rouge pompier. Et à la main tremblante et moite qu’elle avait délicatement serrée en me regardant droit dans les yeux.

Les discours officiels avaient duré un mois et demi avant qu’on vienne nous aviser de sortir et de se placer chacun sur notre espace désigné pour amorcer la compétition. On nous avait annoncé à la dernière minute que les règles différaient quelque peu pour cette occasion spéciale. C’était la première fois que la compétition rassemblait garçons et filles. On garderait d’abord le meilleur garçon et la meilleure fille qu’on opposerait en finale en leur faisant chanter au complet une chanson de leur choix. Le public choisirait le grand vainqueur par applaudissement. J’ai alors fixé le rossignol de Rosemont droit dans les yeux avec un regard théâtral qui lui lançait au visage des poignards en feu et je suis sorti le premier de la loge en regardant droit devant, en lui marchant sur un pied au passage.

Bien installé sur mon X, quelque chose de spécial doit s’être produit. En voyant les deux sièges de la famille vides, j’ai compris qu’il n’en tenait plus qu’à moi maintenant et j’ai chanté comme je n’avais jamais chanté auparavant. Et quelque chose d’autre s’est produit. Lorsque le frère Côté enlevait sa main de mon épaule pour passer à un autre garçon, j’entendais la salle applaudir. Je ne pouvais faire autrement que de ressentir ces applaudissements comme une surprise hallucinante et bouleversante à la fois. Je n’étais peut-être plus un petit colon d’Abitibi tout d’un coup. Et les chansons sont venues l’une après l’autre, facilement et naturellement, sans bavures ni fausses notes et des têtes tombaient au fur et à mesure. Puis, quand il ne restait plus que moi et le chouchou du côté des garçons, le frère Côté, un sourire frondeur au visage, a mis la main sur l’épaule de Daigneault. Un silence pesant a envahi la salle un long moment. À la surprise générale, Daigneault stoïque s’est lentement mis à regarder le sol, à renifler, assailli par des soubresauts intempestifs et le frère gardait toujours sa main sur son épaule, beaucoup plus longtemps que de coutume. Aucun son ne sortait de la bouche du chérubin à la voix d’or. Et on a entendu du fond de la salle un garçon crier, “T’es fini Daigneault, tu voé ben, va donc t’assir à c’t’heure!

Le frère Côté a retiré sa main, furieux.

Cindy Garcia attendait, seule dans la loge. Son visage s’est illuminé lorsqu’elle m’a vu entrer.

–“Tu as été vraiment super, les gens étaient avec toi!” me dit Cindy.

–“Toi aussi tu as été franchement et de loin la meilleure,” que je lui réponds en réalisant ébaubi qu’une jeune fille noire pouvait rougir, au moins changer de coloration un brin.

–“Est-ce que ça t’intimide d’aller en finale contre moi? Contre une fille, je veux dire,” me demande-t-elle

–“Aucunement, rien que d’avoir battu le petit rossignol des frères maristes, j’ai déjà ma victoire. Le frère s’est acharné sur moi mais j’étais fin prêt, il me restait des chansons en masse, je n’ai même pas utilisé mon arme secrète.”

–“Je t’ai déjà remarqué, tu sais,” qu’elle enchaîne, “j’ai bien vu que tu m’observais dans la cour d’école.”

–“Ah oui?”

–“Mais ça ne me dérange pas,” continue-t-elle, “je t’observais moi aussi.”

Je ne savais plus où me mettre ni quoi dire. Les deux jambes sciées, complètement sous le charme de Cindy Garcia qui semblait loin d’être insensible elle aussi. Carole Denis et Louise Bérubé pouvaient se bourrer la face de cheeseburgers pour le restant de leurs jours si ça leur tentait et venir le cul quatre pieds de large. Je ne sais pas d’où m’est venu le courage mais je lui ai demandé :

–“Dans quel coin tu habites, on pourrait peut-être se faire une petite fête de champions quelque part cet été, non?”

–“Ce ne sera pas possible,” qu’elle m’a répondu le visage soudainement métamorphosé par une tristesse évidente, “on déménage la semaine prochaine, la famille s’en retourne à New York. Mon père a épuisé tous ses recours. Un rond-de-cuir de l’immigration a ordonné qu’on quitte le Canada, mon père n’a jamais réussi à avoir sa résidence.”

Ça ou un voyage de briques sur la tête . . . j’ai donc appris les émois amoureux par la logique polonaise inversée, j’ai eu ma première peine d’amour avant même d’avoir véritablement eu une blonde. Après un long et malaisant silence, Cindy m’a demandé ce que je chantais en finale. Il me restait le super tube arrivé hier qui faisait déjà trembler l’Europe et que personne ne connaissait encore ici. Alors j’en ai profité pour tricher un peu.

–“J’ai une chanson rien que pour toi, ça vient de Paris et c’est tout nouveau, ça s’appelle Adieu jolie Cindy.” Évidemment j’ai falsifié les paroles originales qui parlaient plutôt d’une Candy. Elle avait rougi encore une fois.

Sœur Catherine venait nous avertir à travers le rideau qu’il fallait se préparer à monter. Elle s’est levée, je me suis levé et je lui ai souhaité bonne chance avant qu’on quitte la loge. Elle s’est approchée et elle m’a embrassé rapidement sur la bouche avant de tourner les talons vitesse grand V et aller se placer sur son X. Elle a livré une superbe interprétation d’Amazing Grace et elle a remporté une victoire bien méritée.

Lorsque que les rubans nous ont été remis, sous les applaudissements, le photographe du journal local nous a placés un à côté de l’autre, m’a fait passer un bras derrière elle, ma main sur sa hanche délicate. Un fier petit “colon” d’Abitibi et une pauvre enfant noire déportée avaient volé le concours aux méprisants petits montréalais. J’ai vu sur les joues de Cindy Garcia descendre quelques larmes, on pouvait les voir sur la photo du journal.

J’ai marché jusqu’à la maison. J’étais tellement troublé. De plus, j’étais aussi quelque peu embarrassé de n’avoir rien dit à mon père, alors je suis rentré en catimini, sans rien dire. Je ne sais pas combien de temps je suis resté avec la conviction que la grandeur de l’amour se mesurait à la hauteur des barrières qui nous séparent de ceux qu’on aime, des mois, des années peut-être. J’espérais bien que quelqu’un noterait quelque chose dans mes humeurs, m’aiderait à comprendre cette sorte de choses. Une mère, par exemple. Ou un père. Mais rien de tout ça ne s’est passé.

J’avais intercepté la livraison du journal local et découpé la photo avant qu’on ne la voie à la maison. J’ai broché le ruban sur la photo et je les ai faits disparaître dans un livre à moi. Je la regardais occasionnellement le coeur un peu patate. Des années plus tard, je l’ai sortie de sa longue cachette et je l’ai accrochée sur un babillard au-dessus de mon bureau dans ma chambre. Un jour, mon père l’a vue et m’a demandé ce que c’était. J’aurais voulu lui dire que c’était la première fille qui m’avait déchiré le coeur, que ce concours était la façon que j’avais trouvée pour me prouver que je valais mieux que mon statut de petit “colon” d’Abitibi, de passer de l’enfance innocente à la vie de jeune adulte, de découvrir par moi-même si l’amour était la plus belle ou la plus cruelle chose au monde. Mais, connaissant mon père, je ne lui ai rien dit de tout ça.

Je lui ai dit que j’avais gagné la deuxième place dans un concours chez les frères maristes en septième année et il m’a simplement dit :

“Ah, c’est bon.”


 

Flying Bum

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Chacun sa cage

En arrière de mon école élémentaire, au fond de la cour, il y avait une grosse cage en acier rouillé. Innocent enfant, je pensais qu’un cirque quelconque s’était débarrassé d’un vieil ours et de sa cage, trop vieux pour continuer de faire des pitreries devant une foule d’enfants morveux et ravis. Que l’ours était mort depuis et que la cage rouillait tranquillement là où on l’avait abandonnée. Sa porte maintenant soudée, on était tous embarrés dehors. Grande gueule, je racontais l’histoire de l’ours aux copains qui m’écoutaient ébaubis. Je lui avais inventé un nom de scène, un costume, essentiellement un tutu bleu poudre et un chapeau-melon rouge, toute une histoire à coucher dehors. À l’époque, nos mères nous menaçaient de nous vendre au cirque si on racontait des mensonges, lorsque nous étions particulièrement turbulents ou si on avait fait des coups pendables. Moi enfant, j’écoutais fidèlement une vieille émission, l’enfant du cirque, sur la grosse télé noir et blanc en bois du salon familial et je pense bien que cela ne m’aurait pas dérangé qu’elle mette ses menaces à exécution. Au contraire, je me voyais, heureux, ouvrir la parade du cirque sur la rue principale d’une ville inconnue au son de la fanfare, monté fièrement sur mon éléphant tout décoré de diamants à trente sous avec mon fidèle ami le singe Corky.

J’ai appris beaucoup de choses depuis. Et j’en ai malheureusement désappris un bon lot. Des souvenirs qui ne se présentent plus que par bribes évanescentes. Des gamins, des gamines, leurs noms, leurs visages. Dans le temps où on brûlait les ordures dans de grands dépotoirs à ciel ouvert qui attiraient les garçons en mal d’aventure ou à la recherche de bonnes roues pour se construire des boîtes à savon. Ils y côtoyaient sans trop de méfiance quelques ours à la recherche de bons restants de table à rapiner. La cage en grillage rouillé avait servi pendant de longues années à incinérer les poubelles de l’école. Je sais ça, maintenant. Je maintiens l’histoire de l’ours, je la préfère de loin a de vieilles grammaires incinérées.

Je ne saurais dire pourquoi au juste, je sais que certaines journées chaudes nous grimpions sur la cage brûlante, un ciel bleu sous un soleil de plomb avec de rares nuages faméliques qu’on s’imaginait prendre la forme de lapins ou de grenouilles. Un vent puissant et chaud qui soufflait sur nos jambes pendantes un sable piquant qui parfois nous attrapait aussi les yeux. Nos doigts endoloris et rougis par la rouille. Le derrière de nos cuisses brûlées par le métal.

Une fille. Suzanne? Hélène? Assise sur le rebord de la cage les pieds pendants qui tambourinaient lentement un rythme bien régulier sur le grillage rouillé, un sourire radieux, craquant, les épaules dorées qui sortaient de sa camisole et suivaient le tempo. Ses cheveux dans le vent. Une chanson qu’elle chantonnait. Un air, des mots que je connaissais à l’époque mais dont je suis incapable de me rappeler. Idiot. Elle souriait à me paralyser et puis, quand nos regards se croisaient, que la chaleur de nos bras se frôlaient plus brûlante qu’un feu de forêt, son visage qui rougissait comme si la température s’était affolée, qu’elle s’était mise à grimper sans avertir. Je me rappelle en train de ressentir que quelque chose était sur le point de se produire, là sur une cage abandonnée où un ours émanant de mon esprit avait été cruellement laissé pour mort. Je gardais ma main bien appuyée sur le bord de la cage, ma main qui frôlait sa cuisse, mon bras qui se consumait sur le sien et j’attendais qu’elle prononce un mot. Mais il n’y a qu’un silence qui me revient, le chant d’un frédéric et un long silence. Et l’air de la chanson qui ne me revient pas et les mots que j’ai oubliés.

Quelquefois quand l’insomnie me prend, je me triture les méninges douloureusement pour les retrouver. Même après tout ce temps. Et plus les années passent, plus la douleur est grande. Des fois je pense que si je l’entendais ne serait-ce qu’une fois, tout me reviendrait par magie. Des fois je crois que si ça ne me revient pas avant de mourir, mon âme va errer aux portes du ciel éternellement en attendant de m’en rappeler, comme une punition ou un mot de passe secret pour accéder au paradis. Mes plus belles mémoires privées de leur trame sonore. D’autres fois, je me traite simplement de vieux con.

J’étais dévasté cette fois-ci. On avait disposé de la vieille cage rouillée derrière ma petite école. Après toutes ces années d’occupation pacifique, on aurait bien pu la laisser là, en hommage à tous ces souvenirs d’enfants, par respect. Des herbes folles avaient récupéré l’espace, on y avait gagné quoi? Il fallait que je l’enterre, que j’enterre mon ours en tutu bleu, mes chaudes journées d’été ensoleillées et une craquante jeune fille, sa peau brûlante, qui chantonnait cet air au rythme de ses pieds sur la grille et ces mots que j’ai oubliés. Mon enfance avec, tant qu’à creuser un trou.

La serveuse du Capitol, une lointaine cousine, qui me voyait revenir après tous mes pèlerinages et à qui j’ai raconté mon histoire assez souvent pour l’écoeurer, avait déposé devant moi le bottin téléphonique, pour en finir. Elle m’observait, été après été, revenir ici, sortir un trente sous de ma poche et le tenir serré entre le pouce et l’index devant la craque du juke-box et tourner les plaquettes de la première à la dernière, encore et encore, à la recherche d’un titre de chanson. C’est une petite ville ici, les gens sont généralement assez stables, cherche, elle vit probablement encore ici. Et je regarde le bottin, pathétique. Une partie de moi désirait ardemment en finir, l’autre retenait ma main, n’osait pas ouvrir ce bottin.

Jamais, je n’ouvrirais ce bottin par crainte de ce que j’y trouverais davantage que la crainte de n’y rien trouver. Autant que mon âme erre pour l’éternité aux portes du ciel plutôt que de remplacer ma précieuse image par celle d’une vieille femme inconnue, grisonnante et fadasse, qui chantonnerait en faussant une vieille toune que je réaliserais déjà connaître par coeur.

La vérité peut se faire si cruelle pour nos mémoires.

Et ma mère, sans le vouloir vraiment, m’avait déjà vendu au cirque.

Flying Bum

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Café Caprice

Pour un soir, tu passes à l’ouest. Ta gang de l’est sont tous partis dans le Vieux. La routine. Un fond chez Paul, la nuit chez Queux. Dans l’ouest ils ont davantage de filles, net avantage. Tu vérifies un peu parano si le petit ziplok de mescaline à Tarzan est toujours à sa place dans ta poche. Le pire c’est que la gang de l’ouest est juste plus à l’ouest, pas vraiment dans l’ouest. Laurier, Henri-Julien, encore dans l’est. Et c’est ta fête, mine de rien.

Tu n’es pas nécessairement à ta place dans un endroit comme celui-ci à cette heure-ci. Mais, hé, tu es bien là même si tu n’es pas un cotisant au loyer de la piaule. La soirée a été baptisée et publicisée comme un party alors tout le monde peut être là. La fête de leur gourou tombe la même soirée que la tienne, c’est bien d’adon. Tu es dans un party à te parler tout seul à la deuxième personne, à parler à une fille aussi.

Une belle fille avec des yeux comme si elle venait tout juste de se réveiller, les cheveux en broussaille et un jeans ajusté qu’on peut se demander comment elle a pu entrer dedans. Ou si elle est simplement née dedans. Sandale-orteil afghane de l’Import Bazaar. Blouse indienne blanche qui ne cache aucunement deux mamelons à l’aise là-dedans, bien libres. Tu découvres une O’Keefe bien froide apparue de nulle part dans ta main mais la bière c’est pas vraiment ton truc. Ton esprit reste maladivement fixé au petit ziplok de mescaline et tes doigts hypocrites vont prendre les présences. Il est toujours là. Il attend bien sagement.

Comment tu t’es ramassé là? Ton pote Michel T qui a ses entrées autant à l’est qu’à l’ouest comme un agent double et beau gosse de sa personne. L’autobus 47 Masson direct. Mais il s’est fondu dans la foule, invisible depuis un certain temps. T’inquiètes, il n’est jamais très loin quand il sait que tu as un plein ziplok de la mescaline à Tarzan vu qu’il connaît ton grand coeur.

Tu peux soupçonner qu’il est parti, qu’il a suivi une belle grande rousse avec une robe de hippie que personne ne connaissait vraiment qui s’est faufilée à travers le hangar derrière pour aller prendre l’air dans les marches d’escalier. T a sa réputation à ce sujet. Essayer de charmer les nouvelles avant tout le monde.

Ce genre de fête cumule tout ce que tu haïs dans une fête. Beaucoup trop de Rolling Stones beaucoup trop fort, trop de recoins où ça joue aux échecs, la foule compacte ramassée dans la cuisine à jouer au capitaine Paf, dans un long salon-double à écouter le gourou de la place élaborer un monde meilleur à une foule estudiantine éblouie.

La fille dans les jeans serrés jase en se payant la tronche des Gaulois de Rosemont incapables de battre le CEGEP Maisonneuve. Ses yeux sont maintenant brillants et bleus avec un genre de halo brun tout le tour. Elle parle vaguement d’un quart-arrière à faire mouiller une Saharienne en pleine sécheresse et tu lèves la tête mine de rien et tu te mires hypocritement dans la craque de sa chemise indienne.

Tu te dis fuck, pas d’autre place à aller, tu vas rester un bout de temps, voir. Tu fais le tour, tu regardes dans les alentours, partout. La piaule aurait besoin d’amour, planchers qui craquent, la peinture est due depuis l’expo 67, quelques Picasso de l’ouest ont commis quelques œuvres étranges qui ornent les murs, des draps rigolos qui servent de rideaux sont presque plus beaux que leurs tableaux. Le mobilier, tu passes. Dans un autre salon-double, des gars regardent le Canadien sur une douze-pouces noir et blanc en buvant de la grosse à même les bouteilles vertes. Deux antennes écartillées avec des laines d’acier à chaque extrémité nous relient à l’univers.

Une autre angoisse passe. Tu passes deux doigts dans ta poche, ziplok présent, toujours. Tu te demandes si ça pourrait intéresser la fille dans les jeans serrés. Tu ne connais pas vraiment les habitudes dans l’ouest, difficulté à cerner tout un chacun, les habitudes, les goûts, la consommation, toute cette sorte de choses. Tu prends une gorgée de O’Keefe et tu vérifies le niveau dans la bouteille, elle est encore bonne pour te donner de la contenance pour un temps. Tu ne comprends plus du tout ce que la fille raconte, tout commence tranquillement à avoir l’air d’un Fellini ici, tu te rappelles les deux caps avalés en cachette dans la 47. En fait, ce sont eux qui se rappellent à toi sans trop prévenir.

La fille s’excuse, elle passe ses deux mains sur le haut de ton torse et tu sens passer une chaleur. Elle aimerait vraiment ça s’accrocher les pieds ici encore un peu mais elle doit absolument partir trouver la rousse pour lui dire qu’elle est rien qu’une pute et un trou-de-cul rose de rousse. Les filles sont dures entre elles. La fille avait un plan cul avec T? Pas original. Tu esquisses un sourire pour vérifier si elle niaise mais rien n’indique la moindre intention de rigoler dans son visage maintenant semblable à celui d’une chasseresse à l’affût d’une pauvre biche.

Il doit bien être onze heures, on n’entend plus le hockey. Si tu étais dans le Vieux avec tes potes de l’est, ce serait la dernière heure avant le last-call des brasseries, bientôt le temps de descendre chez Queux en profitant de la marche pour allumer un splif ou deux.

La O’Keefe a toujours une fin. Tu te faufiles cherchant le frigo ou une glacière et tu croises la fille en jeans trop serré dans le passage –en train de serrer dans ses bras une autre fille– avec un coton ouaté beaucoup trop grand pour elle et les mêmes jeans que l’autre. Enfin, les Rolling Stones ont fini de me casser les oreilles, on est rendus à Shawn Philipps. Le gourou semble plus allumé, il fait du lip-sync sur Woman au milieu d’un cercle d’adeptes avec à la main un pilon de poulet frit Kentucky en guise de micro. Tu te demandes où il a pris ça avant de réaliser que tout le monde a un morceau quelconque de poulet à la main, toutes les faces sont ravies et graisseuses, les regards comme des enfants abandonnés dans un magasin de bonbons. Les munchies font du ravage.

Ce qui te ramène à Tarzan. Tu te faufiles dans la salle de bains. Tu sors du ziplok deux capsules et tu te dis, fuck, pas le temps d’attendre le buzz.  Tu les casses en deux comme des œufs minuscules. Tu étales la poudre sur le bord du lavabo, sort un deux piastres de tes poches, tu le roules et tu aspires au plaisir tarzanesque et mexicain. Vlan dans le nez. Ça cogne instantanément par-dessus le vieux buzz pourtant encore bien présent. Mais tu trouves tout de même comment débarrer la porte et retourner dans le party. Pas facile.

T est devant la porte, deux bières dans ses mains. –“T’as envie, quoi? T’attendais-tu après la toilette? T’étais où, cou’donc?”– T répond, –“Je te conte ça en chemin, amène tes fesses je connais une bonne place pas loin pour aller finir ça.” Il t’en tend une bien froide, tu la cales en te frayant un chemin à travers la marée humaine en goguette psychédélique. Tu mets la bouteille vide dans la boîte à malle en passant.

L’air frais te fait du bien et tu en as vraiment besoin, Tarzan ne vend pas de la crotte de chameau pilée, oh que non. T et toi descendez Saint-Denis jusqu’à temps qu’à Gilford, une craque dans l’espace-temps laisse passer une odeur de smoked meat. T veut t’en payer un pour ta fête. –“T’es-tu fou, j’aurais beaucoup plus besoin de boire quelque chose.”

Tu reprends la route vers le sud, le trottoir semble un peu mou sous ton pas incertain. Tu lèves les genoux plus haut, ça règle le problème. T te dit : –“Pas tous les soirs qu’un gars pogne dix-huit ans, on s’en va au Café Caprice.” Tu vas avoir dix-sept ans mais pas du tout le genre à décevoir un ami. Tu n’as jamais été là, mais va pour le Café Caprice.

–“Michel! Michel!” que ça crie derrière nous, une petite voix stridente. Au loin, une grande rousse court en tenant le bas de sa robe hippie d’une main, ses babouches de l’autre, et les mamelles font une chorégraphie de l’enfer dans le mince tissu de la robe. T s’arrête, tu fais quelques pas, la fille le rejoint. Première chose que tu réalises, elle tient T sous le bras et vous marchez à nouveau.

Quelques mononcles Roger font la queue devant le Caprice. Ils se sont vraiment mis beaux! Impossible de voir en dedans, les vitrines ont été remplacées par un revêtement d’aluminium où l’on peut voir icitte et là des trous de balle. Je m’ennuie des Rolling Stones, un disco infernal gagne le trottoir lorsque les portes s’ouvrent pour laisser entrer les prochains mononcles Roger de la file.

Tu te dis que si tu n’entres pas t’asseoir là-dedans bientôt c’est dans la quatrième dimension que tu vas te ramasser. Tu passes deux doigts dans ta poche, inquiet. Le petit ziplok répond : –“Présent!”

C’est ton tour, la porte s’ouvre sous l’habile manœuvre d’un homme énorme en complet trois pièces. Je vois T qui brandit un billet de 10 bien haut pour les grosses paluches de l’homme gigantesque qui le gobe à la volée. Le salaire minimum est à deux piastre et vingt.

–“Installe-le ringside, je te l’abandonne, fais-y attention, c’est sa fête,” que T raconte au doorman qui répond d’un clin d’oeil en mettant le 10 dans sa poche, ”bonne fête Ti-Lou, on s’appelle.” que T te dit rapidement avant de s’engouffrer dans un taxi où la fille rousse est déjà installée. T’as rien vu venir.

Tu fêtes tout seul finalement, une table de deux pieds par deux pieds, trois chaises vides comme compagnons de beuverie. Tu regardes les gens alentour, tu te sens tellement dépareillé, quoi de neuf, mal assorti à cette sous-race de voyeurs endimanchés mais finalement, tu les encules du premier au dernier, assis le premier en avant. Juste à côté de toi une énorme coupe en plexiglass remplie d’un liquide bleu qui ressemble à du windshield washer. L’éclairage change boute pour boute, la musique part.

Je fréquentais alors des hommes un peu bizarres
Aussi légers que la cendre de leurs cigares*

À travers le liquide bleu, tu vois une sculpturale brunette qui s’avance sur la scène juste derrière la coupe géante. Nue comme un ver. Elle agrippe le bord de la coupe, passe une jambe bien haut, tu vois sa vulve bien taillée dans son mouvement pour embarquer. Son trou-de-cul javellisé brille sous les projecteurs une fraction de seconde. Une autre jambe, la fille est toute là, elle se dandine langoureusement dans le windshield washer. Ça siffle et ça hurle partout. Ce n’est pas la première fois que tu crois voir des choses selon les substances et les dosages, mais cette fois-ci tout a l’air totalement réel. Fou malade mais vrai.

Tournée sur le ventre, les mains appuyées sur le bord, la fille te regarde droit dans les yeux. Ses roses mamelons écrasés contre la paroi aussi. Tu lui lèves ton verre, tu le cognes sur l’immense coupe en plexiglass en plein sur un mamelon puis sur l’autre en faisant tchin sur un, tchin sur l’autre.

La fille lèche lentement l’intérieur de la coupe directement devant ta face rouge et ébaubie. Avant qu’elle ne reprenne ses ablutions cochonnes pour la foule alanguie, ses yeux toujours noyés dans les tiens, ses lèvres miment distinctement:

–“Bonne fête, Ti-Lou.”

 


Flying Bum

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*Chanson Femme avec toi, Nicole Croisille.