Prendre Dandurand

Tous les jours pendant trois ans, j’ai pris Dandurand pour aller au collège. Le matin et le soir. À pied. Tous les autres itinéraires me faisaient paraître le trajet trop long, stressant pour rien. J’ai toujours dit que l’humain est un cochon par l’habitude. Il me fallait faire des efforts éreintants pour stopper tout le boucan qui se passait toujours dans ma tête en chemin. Cervelle d’artiste toujours aux prises avec une épuisante effervescence. Encore plus d’efforts nécessaires pour résister aux pulsions sournoises qui me faisaient parler tout seul parfois, sans m’en apercevoir, à voix haute. Surtout quand ma tête écrivait des vers en marchant. Généralement rien ne se passe vraiment dans la ville et c’est ça qui est bien. Les enfants sont à l’école, les papas partis travailler, les mamans à leurs petites affaires chacune chez elles. Mon horaire est atypique alors c’est la grosse paix dans les rues. Sauf une fois.

En traversant St-Michel, une femme assise sur un banc à l’arrêt d’autobus avec deux jeunes enfants près d’elle. Avait-elle souventes fois été là sans que je ne la remarque? J’ai senti qu’elle me regardait lorsque je me suis mis à m’approcher d’elle lentement. Avant que je ne mette le pied sur le trottoir de l’autre côté du boulevard, elle s’était levée et se dirigeait droit sur moi.

–“Es-tu correct?” qu’elle me demande.

–“Pourquoi vous me demandez ça?”

–“Ton visage. Ton visage est tellement intense et tes lèvres bougent. Quand tu t’es approché, j’entendais même des mots.”

–“C’est rien que du marmonnement.”

Je ne veux pas l’encourager, partir une conversation inutile, mais je rajoute quelques mots. “C’est rien que mon esprit qui essaie de comprendre son propre bruit.” Très calmement, comme si mon propos avait le moindre sens. Elle enchaîne.

–“Je pense bien qu’on est tous pareils, tout le monde fait ça. Moi aussi je fais ça, en tous cas.”

Elle était toute jeune, mi-vingtaine je présume, assez mignonne, très mignonne même, mais pas assez pour que je ne la trouve pas légèrement étrange. Je lui ai souri poliment et j’ai continué ma route. Mais sa question première a résonné longtemps dans mon esprit.

Sur le même banc, j’ai revu la même femme plus tard dans la même semaine. Elle faisait aller sa main dans les airs, me saluant de loin, ses deux enfants blottis de chaque côté d’elle sur le banc public. Quand elle s’est levée pour se diriger vers moi, son visage manifestait une impatience bien sentie à l’égard des deux enfants qui se précipitaient pour s’accrocher littéralement à ses jupes.

–“Je suis désolée pour l’autre fois. Je pensais que ça pourrait t’aider de savoir que tu avais été vu, bien vu. Que tu laissais une trace, ta trace.”

De quoi est-ce qu’elle pouvait bien parler? Peut-être qu’elle ne savait pas elle-même de quoi elle parlait, ça se voyait dans ce quartier plutôt populaire et pas toujours des plus riche. L’humanité dans toutes ses couleurs. Mais pourquoi parler quand même, alors?

–“Ah, y’a pas de trouble. Merci pour votre. . . de votre . . . – les mots ne me venaient pas – merci pour vos belles pensées,” Pas terrible mais c’est sorti comme ça. Et j’ai repris le pas.

–“Attends,” qu’elle a dit. “Je n’ai personne à qui parler. Parler en adulte, je veux dire. Plein le cul des gnagnas des enfants. Je n’ai personne à qui parler et je voudrais que tu me parles, je veux parler avec toi.”

–“Vous n’avez pas un mari à qui parler?”

–“Non.”

J’ai hésité, légèrement ébaubi. J’ai pointé le banc et nous nous sommes assis. Chacun sur un bout du banc, les deux enfants collés sur elle qui me regardaient comme un ours de cirque les yeux ronds comme des trente sous. Rien qu’à moi que ces choses-là arrivent et je lui ai consenti un moment. Je ne voulais pas aller jusqu’à la questionner, j’espérais sincèrement n’avoir qu’à l’écouter. Mais elle était assise bien immobile, pas très sûre de savoir quoi dire, plutôt l’air d’attendre que je parte le bal.

–“J’ai bien peur de vous décevoir, désolé,” que je lui dis, “je ne suis probablement pas la bonne personne pour cette sorte de situation, je ne sais pas quoi vous dire et je pense que le mieux c’est que je reprenne mon chemin. Je vous souhaite bonne chance.” Au tout premier mouvement de mon corps qui voulait se lever, elle a mis sa main sur mon genou pour le stopper.

–“C’est la reproduction,” qu’elle me lance sur un air déclamatoire, ”la reproduction c’est la racine de tous les problèmes, l’enfer, rien de moins que l’enfer.”

Ces quelques mots m’ont paralysé sur place. Mais encore, voulais-je en entendre davantage?

–“Comprends-moi bien, là, ce n’est pas de la faute de mes enfants mais ils m’ont connecté avec leur père. Je m’éloigne de lui mais n’importe où je vais, je vais transporter une partie de lui avec moi et je ne peux pas croire que la moindre parcelle de lui ne soit essentiellement constituée d’autre chose que de la merde. Comprends-moi bien, jamais je ne leur ferais mal, j’ai un endroit où habiter, je ne t’achalerais pas avec ça de toutes façons. Mais quand j’observe le monde et ma situation, je ne peux m’empêcher de croire que cette planète serait bien mieux avec personne dessus.”

–“Arrête de te reproduire, alors,” réponse foireuse, mais c’est tout ce qui m’est venu, “mais tu pourras jamais empêcher les autres de le faire,” que j’ai conclu.

–“Je l’ai lu dans ton visage, je l’ai lu que tu savais exactement où je voulais en venir.”

Ça déraillait. Je ne voulais absolument pas qu’elle lise dans mon visage. Je voulais plus que tout au monde reprendre Dandurand tranquille, énervé à la seule pensée de devoir changer mon itinéraire pour elle, pour être bien certain de ne plus la croiser. Je me suis levé et je suis parti.

–“Christ de pissou!” que je l’ai entendu gueuler de loin.

À son insulte, je ne me suis pas retourné. J’ai continué droit devant moi mais le “christ de pissou” et bien d’autres mots qu’elle avait prononcés tournoyaient dans ma cervelle et je me faisais des images d’elle, des deux enfants les yeux piteusement accrochés au premier passant à marcher devant eux.

Après mes conversations avec elle, la bonne vieille routine de mes pensées, si on peut qualifier cela de routine, était totalement éclaboussée dans tous les recoins de ma tête. La marche ne suffisait pas à me redonner le plein contrôle et toutes les personnes que je croisais me rappelaient qu’ils étaient tous des êtres reproductibles, fruits vivants de la reproduction, qui formaient une espèce essentiellement consacrée à sa reproduction. Une partie de moi regrettait de l’avoir abandonnée sur son banc, seule pour annoncer au monde cette inévitable pandémie destructrice, mais merde, j’avais dix-sept ans, je ne savais absolument pas ce qu’elle espérait de moi ou ce que j’aurais bien pu faire pour l’aider.

Neuf ou dix semaines plus tard, après avoir abandonné l’idée de prendre Dandurand, mon cochon d’habitude avait adopté à contre-coeur un nouveau trajet et mon esprit avait repris une température d’ébullition normale et je crois bien que parfois mes babines laissaient à nouveau échapper des sons. Je montais la cinquième jusqu’à Holt, que je suivais jusqu’au boulevard, je traversais sans regarder en bas de la côte St-Michel, au cas.

Un matin que je marchais sur Holt, rendu près de la huitième, je l’ai revue, elle, avec ses deux enfants prendre place à bord d’une grosse berline stationnée au coin de la ruelle plus bas, avec un homme. Elle m’a vu elle aussi, je le sais, on sent ces choses-là, mais son regard a immédiatement fui. J’ai résisté à l’étrange envie d’insister au risque d’ameuter les deux enfants. Était-elle retournée près de lui ou elle ne l’avait jamais vraiment quitté? Ou alors avait-elle trouvé quelqu’un de nouveau, piégé quelqu’un venu de l’extérieur de sa vie passée comme elle avait fort probablement tenté de le faire avec moi, décidé de partager ses idées sombres avec un étranger adroitement enjôlé?

Resté figé sur le trottoir, j’ai observé le passage de la voiture devant moi, aucune tête tournée vers moi sauf la sienne, une fraction de seconde, son regard a à peine flashé dans le mien. Elle aurait pu être préoccupée par l’idée que je la pourchassais pour une raison ou pour une autre. Pourquoi j’aurais agi de la sorte? Mais vu que j’étais moi-même un pur étranger pour elle, comment aurait-elle pu en être certaine? Se demandait-elle même si j’avais bien pu apercevoir le petit ballon bien rond de son ventre qui dépassait de sa veste entrouverte?

Le lendemain, j’ai repris Dandurand.


Flying Bum

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7 réflexions sur “Prendre Dandurand

  1. J’étais là, bien sûr. Facile à imaginer.
    La fille su’l banc. Ses deux enfants.
    Le gars qui marche sur Dandurand.
    Et sur Holt pendant un temps.
    Un autre beau court. Décidément.

    P.-S. J’ai souri en imaginant qu’à 17 ans,
    on en soit déjà à « consentir » un moment à quelqu’un.

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  2. Jamais pris Dandurand. Au tout début j’ai cru que c’était une marque d’antidépresseur québécois. J’ai compris après que c’était pas tout à fait ça. J’ai beaucoup aimé cette histoire, une inconnue qui soudain te voit tel que t’es c’est pas si courant, par contre je comprends au poil qu’on puisse la fuir pour la même raison qu’elle nous voit trop. Surtout à 17 ans quand on est pas bien sérieux, c’est à dire avant que tout se gâte…

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