Adéline de LaCouture, partenaire de biologie

Premier jour de classe de biologie, elle était assise seule à la première grande table d’ardoise grise de la classe-laboratoire. Devant elle, la grande table du professeur Labesse, un peu plus haute que les tables des élèves puisque montée sur une tribune de trente centimètres, sa table à trois niveaux, équipée de lavabos et divers autres instruments, prenait toute la largeur de la classe. Au premier regard, la classe semblait pleine de filles, je croyais sincèrement m’être trompé de local et être rendu dans une école non-mixte. Adéline deLaCouture, toute petite, belle tête blonde frisée les cheveux en bataille, lunettes au bout du nez, sourire narquois, avait probablement choisi sa place pour la proximité, la vue qu’elle aurait sur le professeur, les tableaux. En passant devant elle, un peu pressé d’aller me choisir une place, elle avance son pied vers l’avant en souriant, je n’ai rien vu. Je m’enfarge sur son pied et je m’étends de tout mon long sur le ventre devant la longue table du professeur, mon sac glisse en tournant comme une soucoupe sur la neige jusqu’au pied du mur de fenêtres à l’autre bout de la pièce. Quelque chose comme un million de filles se bidonnent joyeusement et se lèvent sur le bout des fesses pour me regarder aplati en plein ventre. Gérard Labesse se lève derrière son bureau, un homme de taille respectable et sa grandeur est amplifiée par la tribune. Les yeux sévères de l’homme sur sa classe imposent un silence d’église immédiat. Il s’avance et regarde vers moi, en bas au sol. “Monsieur?” demande-t-il à mon endroit. “Léon,” monsieur, “Léon Santerre.”

“Levez-vous, monsieur Santerre, ramassez vos effets s’il vous plaît.”

Puis il s’adresse à mon bourreau. “Mademoiselle?” lui demande-t-il. “Adéline de LaCouture”, répond-elle visiblement très à l’aise compte tenu des circonstances.

“Mademoiselle de LaCouture, je vous présente votre partenaire de laboratoire pour l’année entière, Léon Santerre,” dit-il en bon pince-sans-rire, “monsieur Santerre, veuillez prendre place immédiatement près de mademoiselle de LaCouture.”

Une armée de filles et un seul autre garçon se pincent les lèvres pour ne pas rire.

Adéline deLaCouture, elle, sourit toujours.

***

Dans la classe-laboratoire, tous les élèves déplient l’étui de vinyle qui contient toute l’instrumentation nécessaire à la dissection. De joyeux tintements de métal résonnent lorsque les élèves en sortent les outils et les déposent sur le marbre des tables. Personne ne dit un mot. Adéline de LaCouture me regarde et sourit. Elle ne semble aucunement préoccupée à l’idée de disséquer un rat contrairement à bien des filles qu’on entend gémir d’angoisse. En tout temps, il se dégage une sorte de bonheur tranquille du visage de cette fille. Elle est généralement souriante mais ses yeux, eux, restent toujours au beau fixe derrière ses lunettes comme si leur participation n’était pas utile dans sa fonction sourire. Une chevelure blond platine mais naturelle, toujours en broussaille, lui donne des petits airs de savant fou, le sarrau qui dissimule bien ses formes y contribue pour beaucoup, évidemment, peut-être aussi son petit côté garçonne. Je crois bien que c’est une jolie fille, ou son charme me porte-t-il à le conclure? Elle a définitivement un petit quelque chose qui excite ma curiosité.

***

L’amour est certes un des grands mystères de la vie, surtout pour l’adolescent que j’étais alors. Qu’en est-il au juste? Qu’est-ce qui le provoque? Pour plusieurs l’amour est le sentiment ultime. Les poètes, les romanciers, les auteurs de chansons, nourrissent leurs créations à tenter de comprendre, de définir ou de raconter l’amour. Si vous demandez à un neuroscientifique, il vous répondra sans doute que l’amour est un simple cocktail chimique. Une quantité non-négligeable de neurotransmetteurs qui se mettent à l’œuvre dans le processus de tomber en amour. Le cerveau humain ne met que quatre-vingt-dix secondes pour déterminer s’il commence à tomber en amour ou non. Une étude universitaire a démontré qu’il existe quatre étapes au processus de tomber en amour, la luxure, l’attraction, l’attachement et le déchirement et pour chacune de ces étapes, des hormones spécifiques sont impliquées.

Première étape : la luxure. La luxure se caractérise par un puissant désir sexuel orienté vers une personne en particulier. Le sentiment de luxure provient de la production de deux types d’hormone dans l’hypothalamus, soient la testostérone et l’oestrogène. On tend à classifier ces hormones comme “mâle” ou “femelle” mais les chercheurs ont découvert que l’une ou l’autre de ces hormones peut avoir un rôle à jouer autant dans les mâles que dans les femelles. Comme des primates, homme ou femme tenteront tous les trucs dans le livre, même les plus débiles, afin d’exprimer leur haut taux d’oestrogène ou de testostérone active pour démontrer à l’autre sa propre fertilité ou sa capacité à attirer l’autre comme partenaire sexuel.

***

L’appariteur est entré dans la classe portant un bac de plastique contenant pêle-mêle les rats blancs fraîchement euthanasiés. Un rat pour deux élèves, nous sommes servis les premiers et c’est Adéline deLaCouture qui prend la bête des mains de l’appariteur, sans broncher le moindrement. Plusieurs filles expriment un dédain bien ressenti, certaines geignent ou même en pleurent d’angoisse, mais pas ma partenaire de laboratoire. Elle m’impressionne. Elle place la bête sur le dos, sur la planche chirurgicale.

“Be-de-be-de-be-de-be-de,” fait-elle en faisant rebondir du bout de son index les couilles de la pauvre bête.

“Qui c’est le pauvre petit rat qui ne fera plus jamais de petits bébés aux belles rates?” dit-elle en me regardant avec son sourire narquois des grands jours.

“Be-de-be-de-be-de-be-de . . .”

Je sens des picotements dans mes propres couilles lorsqu’elle continue son manège en me regardant dans les yeux.

“Faudrait lui donner un prénom, tu ne penses pas?” me dit-elle, “ce sera notre petit garçon à tous les deux, Emmanuel, qu’est-ce que tu penses d’Emmanuel? Comme la fille dans les films cochons le samedi soir, non?”

“Va pour Emmanuel,” que je lui réponds perplexe mais, en proie à des sentiments confus pendant que je l’observe ouvrir d’un long coup de scalpel bien assuré l’abdomen de notre Emmanuel.

***

La première fois que j’ai vu ma partenaire de biologie en dehors d’une classe de bio, c’était au Canada Hot Dog de la rue Ontario où elle travaillait à temps partiel pour aider ses parents de classe très moyenne. Je travaillais moi-même à faire des livraisons à bicyclette après l’école pour le petit commerce de mon père. J’étais avec des amis et aucun d’entre nous ne savait qu’elle travaillait là ou qu’elle y serait ce soir-là. Mon corps a gelé sur place lorsque je l’ai vue. Elle portait un jeans bien ajusté, un chandail noir justaucorps avec une grande encolure en U qui mettait fort bien en valeur sa petite poitrine bien ronde et deux mamelons bien mal dissimulés sur lesquels j’aurais bien joué à be-de-be-de-be-de. Un de mes amis me frappait du coude pour me sortir de ma léthargie contemplative. Lorsqu’elle m’a vu, elle m’a fait un radieux sourire, ce qui a fait vibrer ma carcasse de la tête aux pieds. Nous nous sommes assis et elle est venue prendre nos commandes. Étrangement, nos commandes prises, elle est restée plantée là devant nous et s’est tout de suite mêlée à nos conversations. Elle a raconté que l’avant-veille, c’était sa fête alors je me suis levé, je lui ai fait la bise sur ses deux joues roses et je lui ai souhaité bonne fête. Elle m’a parlé de cette pizzéria sur Sainte-Catherine où elle était allée fêter son anniversaire en famille.

“Ils cuisent leurs pizzas dans un grand four à bois en briques,” avait-elle expliqué spontanément, c’était nouveau à l’époque, du moins à Montréal. “Wow, j’adore les fours en brique!” que j’ai répondu avec beaucoup trop d’enthousiasme. Elle a ri et j’en avais oublié que mes amis étaient là. Après qu’elle ait apporté nos repas, elle revenait tout le temps, s’inquiétant de notre appréciation de la nourriture et venant remplir nos verres d’eau à une fréquence anormale.

Lorsqu’elle est venue avec l’addition, j’ai étiré la conversation avec un lot d’insignifiances puis elle m’a demandé,

“Et puis, ce four en briques?” demande-t-elle.

“Qu’est qu’il a ce four en briques?”

“Est-ce que ça te tenterait de venir le voir avec moi, un de ces soirs? c’est pas loin de chez moi, j’habite Cuvillier et Sainte-Catherine.”

“Oui, ça pourrait me tenter, vraiment.” quel sombre recoin, pensais-je, Cuvillier et Sainte-Catherine.

“Merveilleux! On s’en reparle au laboratoire de bio?”

“Oui, on s’en reparle, c’est sûr, au laboratoire de bio.” Des spasmes étranges envahissaient ma région pelvienne. Comme des nœuds dans la gorge, aussi. Une brume au cerveau.

***

Deuxième étape : l’attraction. La luxure et l’attraction peuvent très bien se produire simultanément. Par exemple tu peux être attiré par une personne qui t’inspire le plus vif intérêt sexuel et vice et versa. Et pas nécessairement non plus. Toutefois, l’attraction est un animal distinct. L’attraction possède sa propre petite région dans le cerveau ainsi qu’une sorte de gâchette qui enclenche un sentiment de récompense. L’amour est la récompense. À cette étape le cerveau produit de la dopamine, de la norépinéphrine et de la sérotonine. La dopamine se libère lorsque nous accomplissons des choses qui nous rendent heureux comme passer un bon moment en famille ou avoir des activités sexuelles, ou même en rêver. Ce neurotransmetteur nous fait nous ressentir soudainement énergiques, rigolos ou béatement ravis. La norépinéphrine, aussi souvent appelée adrénaline, est produite par réflexe lorsqu’on se bat, par exemple. C’est à la libération de l’adrénaline qu’on sent son cœur pédaler un sprint, nos paumes deviennent humides, des papillons envahissent notre estomac. La sérotonine fait alors diversion et nous fait penser sans cesse à la personne qui nous attire. Ce neurotransmetteur peuple systématiquement notre cerveau et notre imagination d’images et de pensées exagérément flatteuses pour la personne désirée.

***

En-dehors d’une décontraction toute feinte, je me sentais vraiment nerveux. Les premières rencontres “officielles” n’ont jamais été mon fort. Je détestais le papotage, je préférais sauter aux choses sérieuses comme mes traumatismes d’enfance ou la dernière fois où j’avais été gravement déprimé. J’ai attendu l’autobus Hochelaga un moment puis j’ai décidé de marcher tout simplement, histoire de faire descendre le stress. Adéline deLaCouture m’avait appelé pour me confirmer qu’elle serait là dans quarante-cinq minutes, j’avais tout le temps. En marchant, j’essuyais mes paumes sur les poches arrière de mes jeans Lee flambant neuves et j’avais l’impression de porter un col roulé dix tailles trop petit pour moi tellement la gorge me serrait. J’avais pourtant mis ma plus belle chemise légèrement déboutonnée pour faire décontract, mes plus belles godasses. Lorsque je suis arrivé à la pizzéria elle m’attendait là avec une chemise à carreaux probablement empruntée à son grand frère et des pantalons de coton amples, des gougounes aux pieds. Aucun moyen de deviner ses formes. Je me suis senti un peu trop habillé, j’aurais dû faire plus relax. Elle s’était aperçue que j’examinais sa tenue.

“Désolée, je pensais passer à la maison et me changer avant de venir mais je n’ai pas eu le temps,” avait-elle dit comme si elle lisait dans mes pensées.

“Non, non, tu es parfaite de même,” et là voilà rougissante. On s’est assis.

“J’aimerais ça faire ma médecine,” me lance-elle du tac au tac, “toi, tu penses à quoi?”

“Aucune idée, probablement quelque chose d’artistique.”

“Oui, je te vois là-dedans.”

“Comment ça?”

“Tu as une façon tellement personnelle de t’exprimer, on le sent.”

“Toi aussi je te vois en médecine juste à voir l’aplomb avec lequel tu dépèces un rat.”

Puis elle enchaîne, “Je monte À toi pour toujours ta Marie-Lou de Michel Tremblay en parascolaire, ça te tenterais-tu de jouer Joseph et donner réplique à Marie-Louise, c’est le rôle que je me suis gardé.”

Mon frère avait créé La duchesse de Langeais du même Tremblay au théâtre des Insolents à Val d’Or en 68, j’avais peut-être un peu de théâtre dans le sang moi aussi, va savoir. “Je veux bien passer l’audition, mais tu vas me coacher un peu avant, hein?”

“Pas de problème, on s’en reparle quand je vais avoir plus de détails.”

Et elle souriait. N’importe quoi pour la faire sourire encore, elle était tellement craquante. Après que les premières tensions se soient dissipées, nous avons partagé une pizza toute simple au fromage et nous étions d’accord. Cette pizza cuite dans un four au bois était tellement bonne telle quelle, pas besoin de tous ces extras. Ensuite nous avons marché vers chez elle, pris une pause sur un banc du parc Aylwin. On s’est collés, embrassés même. Je pouvais sentir un subtil parfum masquer une minuscule odeur de sueur de nervosité qui émanait d’elle. “On devrait refaire ça,” m’a-t-elle chuchoté à l’oreille. Son haleine de sauce tomate épicée a eu un effet de feu tout le long de ma colonne. “Oui, ce serait cool, bien sûr,” que j’ai répondu.

Peut-être que les premières rencontres “officielles” ne sont pas si mal, après tout.

***

Troisième étape : l’attachement. L’attachement est l’aspect long terme dans une relation, fût-elle amicale, familiale et, bien sûr, amoureuse. Les deux hormones impliquées ici sont l’ocytocine et la vasopressine. L’ocytocine est devenue synonyme de “l’hormone de l’attachement”. Elle serait notamment secrétée chez toutes les espèces animales monogames, dès le premier rapport sexuel. Elle est généralement aussi sécrétée pendant l’allaitement, la mise au monde d’enfants. Alors que la vasopressine est un anti-diurétique qui agit sur le foie pour contrôler la soif, elle possède aussi la capacité d’améliorer la stabilité dans une relation.

***

Nous sommes sortis ensemble quelquefois. Et quelques fois encore. Après une de ces rencontres, elle m’a dit qu’elle ne recherchait rien de sérieux vu que toute son attention lui était nécessaire pour poursuivre son rêve de médecine. Je me suis dit que c’était là un point de vue respectable. J’aurais bien aimé avoir une relation plus “totale” avec elle mais je ne voulais pas la perdre, je voulais tout de même la garder dans mon giron alors j’ai décidé de jouer le jeu. Je la laisse décider des termes de notre relation et j’adhère à ses règles. Après quelques mois de relation difficile à définir mais bien assidue, je l’ai invitée à la fête d’anniversaire d’un ami. Cela se passerait à la maison dudit ami, maison qui serait privée de la surveillance parentale pour le week-end. Il y aurait assurément de la bière et du cannabis. Elle me dit qu’elle serait ravie de venir mais le samedi soir, elle était de service au Canada Hot Dog, qu’elle viendrait me rejoindre dès qu’elle pouvait se libérer. Je lui ai dit, “pas de souci, je serai là plus tôt pour aider aux préparatifs de toutes façons.”

Mes amis m’avaient affirmé que j’avais là un plan.

***

Je passais mon temps à regarder vers la porte chaque fois qu’elle s’ouvrait. La déception pouvait se lire sur mon visage. “Allez, mon pauvre Léon,” me disaient mes amis en me prenant par les épaules. “Allez, viens on va te saouler la gueule proprement et tu n’y penseras plus, c’est mon anniversaire et je n’endurerai personne à pleurer ici.” Éventuellement, j’ai perdu le compte des consommations. La déception s’est lentement effacée de mon visage et je me sentais ragaillardi. Nous avions entrepris une partie de capitaine Paf et j’étais à descendre ma bière cul sec lorsque ma partenaire de biologie a fait son entrée. Nos regards se sont automatiquement retrouvés dans la mêlée. Je me suis essuyé la gueule du revers de la manche, un geste pas très élégant. Il n’y avait rien de sexy dans là-dedans mais j’ai lancé, “T’es venue?”

“Oui, désolée du retard mais la patronne avait mal au cœur et j’ai dû me taper le dégraissage de la plaque et des hottes après la fermeture, t’en as pris combien, dis donc?”

“Assez pour affirmer que tu as du rattrapage à faire,” Je l’ai pris par la main et je l’ai traînée vers la cuvette qui contenait la bière dans la glace. On en a pris quelques-unes ensemble. J’essayais toujours de me rapprocher d’elle, de la toucher d’une façon ou de l’autre mais les manifestations d’affection en public n’étaient pas son fort. Nous n’avions jamais eu de rapports intimes à ce jour. Nous nous étions embrassés et avions accompli quelques petites choses qu’on peut voir dans les films 13 ans et plus, sans plus. Je me demandais si ce soir serait le bon soir. Si c’était le cas, il me fallait agir.

“Est-ce que tu veux sortir d’ici?” qu’Adéline de LaCouture m’a soufflé à l’oreille à ma grande surprise. Son haleine sentait la bière bon marché. Comme deux adolescents frappés par la foudre amoureuse, nous courions main dans la main, pris de fous rires incontrôlables. D’autres amis avaient une piaule pas loin et j’avais une clé, j’ai mis mon doigt sur sa bouche en entrant, shhhhh, quelques piaulards traînaient peut-être encore par là. J’ai pris un grand respir, j’appréhendais avec panique ce qui s’en venait et nous sommes entrés dans une des chambres. Elle est immédiatement montée sur moi tout habillée et nous nous sommes longuement embrassés.

“Il faut que je te dise quelque chose,” qu’elle me dit. Dire que j’étais affolé serait un oephémisme. Ses mains font comme si elle n’avait rien dit et visitent toutes les paroisses de mon corps. Il existe un âge où les garçons comprennent beaucoup plus de choses dans leur tête que dans leur corps, ou dans leurs cœurs. Il était trop tard pour me défiler, avouer mon inadéquation, mon inexpérience. Tout s’était passé si rapidement depuis la fête jusqu’ici et le feu nous prenait au corps. Puis le temps s’est calmé par lui-même pendant un moment. Ses pupilles sont devenues énormes en me regardant.

“Je suis vierge,” a-t-elle murmuré tout doucement.

Puis elle s’est reculée, s’est assise accroupie sur ses pieds dans le lit.

J’étais ébaubi, statue-de-cire-ifié dans le lit. Était-ce la libération ou le déclenchement des combats? Si la panique ne m’avait pas pris, j’aurais dû mentionner la chose à ma face. Elle a bien vu le désarroi dans mon visage.

“Je ne voulais pas dire ça pour te traumatiser,” a-t-elle aussitôt lancé et soudain j’ai eu comme froid partout, “ça ne change rien, je voulais juste t’avertir au cas où il faudrait installer une serviette sous mes fesses ou quelque chose du genre.”

Deux guerres mondiales et un siècle ou deux plus tard, j’ai pris ses mains dans les miennes en cachant mal quelques larmes et je l’ai attirée vers moi. Et elle s’est laissée attirer.

“Tu veux que j’aille te reconduire chez toi et qu’on en reparle au laboratoire de biologie?”

“T’es-tu malade?” dit-elle en se mettant à poil à la vitesse de l’éclair avant que je ne change d’idée.

***

Quatrième étape : Le déchirement. Les hormones qui nous offrent gracieusement l’image toute rose de l’amour sont les mêmes qui nous offrent éventuellement son côté sombre et glauque. La sécrétion de dopamine est aussi associée au phénomène d’addiction. Les régions de notre cerveau qui s’illuminent lorsque nous nous sentons attirés par une personne sont les mêmes régions que celles d’un cocaïnomane lorsqu’il prend sa dose, ou lorsqu’on s’empiffre de bonbons ou qu’on se perd dans le travail. L’attirance vers une autre personne peut être littéralement addictive. Des tests de résonance magnétique du cerveau appuient cette théorie en lisant les mêmes images pour ces deux situations. La dopamine a également un rôle à jouer dans l’anxiété de séparation, amenant les personnes affectées à regarder maladivement toutes les quinze secondes leur téléphone portable pour voir si l’objet de leur désir les a textés. Des poussées de norépinéphrine peuvent causer l’insomnie. Il est démontré que l’amour peut sévèrement endommager votre état de santé. Trop de bonnes choses peut s’avérer être trop de mauvaises choses. L’excitation sexuelle peut éteindre les zones du cerveau qui contrôlent la pensée critique et le comportement rationnel.

Des garçons comme moi comprennent beaucoup plus de choses dans leur tête que dans leur corps et leur cœur.

***

Nous nous sommes revus plusieurs fois encore pour exulter, souvent, encore et toujours. Je crois bien que nous ne nous aimions pas vraiment. Énormément mais pas vraiment. Je crois bien le réaliser aujourd’hui. Après tout, notre union avait été bénie par un professeur de biologie pince-sans-rire, débuts boiteux s’il en est. Peut-être étions-nous amoureux de l’idée de l’amour que nous nous racontions si aisément. Ce que je sais c’est que ça pinçait, ça pinçait beaucoup plus que nous ne l’aurions espéré. Peut-être que les hormones m’avaient placé sur son chemin rien que pour accomplir ce passage obligé. Il y a une limite à ce que la science peut expliquer. Parfois, nous obtenons des réponses. Parfois tout ce que nous obtenons ce sont encore et encore des questions. En dépit des hormones, l’amour demeure une énigme. Un bordel compliqué, impossible à définir. Tout le monde a sa petite explication, sa petite définition de ce qu’est être en amour. Pour les hommes de science, l’amour est un mélange complexe d’hormones. Pour le meilleur ou pour le pire, l’amour c’est toujours rien qu’un paquet d’hormones en perdition.

***

Quelques années – siècles? – ont passé.

En sortant de l’école avec mes deux petits garçons, j’aperçois cette belle dame, cheveux bouclés blonds en bataille, lunettes épaisses sur ses grands yeux bruns apparemment myopes. Elle tient une petite fille par la main, une bambine de maternelle et je vois le bedon d’Adéline bien rond qui héberge le suivant de sa lignée.

“Hé, ben, bonjour Adéline!” que je lui dis, “ça fait un sacré bail dis donc!” Pour toute réponse, elle me sourit. Rien que “Héééé, bonjour Léon.” On se fait une bise plutôt chaude mais encore, polie. Puis je regarde la fillette et je lui dis, “Bonjour mademoiselle, comment tu t’appelles, toi, t’es donc bien mignonne?” elle est toute timide.

“Allez-dis-lui, ne sois pas gênée,” qu’Adéline lui dit, “lui c’est Léon, un vieil ami à moi, un très bon ami!”

“Je m’appelle Emmanuelle!” répond la fillette.

“Hé, moi aussi!” répond mon plus jeune.


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Flying Bum

Val d’Or est une femme

 

Château d’eau deux shafts de mine dans le ciel du nord

Toutes les femmes de ta vie comme celles de ta mort

 

Sous son édredon de neige jamais ne s’endort

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tu viens juste d’arriver

Comme tu vas t’en retourner

 

Ils sont venus de par tous les chagrins de la terre

Planter leurs tentes et fouiller partout sur sa terre

Dans les premières heures et la grosse misère

De par la mousse des bois les lacs et les rivières

 

Pays de grosses étoffes sales et de belles soutanes

Pays d’homme d’hommeries et de belles en cabane

Entre le réconfort bouteilles et jupons la chicane

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle ils n’ont fait que creuser

Au pic le trou de leur destinée

 

Fratries enfouies sous l’horizon des indifférences

Comme la mine crache sa slam sur tes enfances

Une autre histoire d’épinettes grises et d’innocences

Une autre ère s’envase d’Atlantide et de silences

 

Pays de pierres perché haut dans le sidéral

Aurores et crépuscules dans l’air froid boréal  

Entre l’amour et la vie l’amont et l’aval

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tu n’as fait que passer

Tes pas dans la slam effacés

 

Étés blottis entre deux hivers de dix mois

Patelins joyeux de mille enfants aux émois

Armés jusqu’aux dents qui prennent le bois

En tribus de bonheurs qui ne reviendront pas

 

Au creux de son gros ventre aurifère
Belle Colombe triste Isabelle en terre

Deux mamelles de ta seule et unique mère

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tout ne fait que passer

Ton chemin autant que l’univers entier

 


Flying Bum

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Les belles lettres

Dans mes coffres d’enfance
J’ai trouvé un alphabet de bois
Les lettres de mon espérance
Que j’alignais trois par trois

Dans mon coffre à crayons
Un stylo et trois pinceaux
Une esquisse et un brouillon
Et encore quelques beaux mots

Lettres peintes et mots chantés
Mots gravés et mots pleurés
Petites pages un plein calepin
Comme une grappe de chagrins

Et voici naître les mots de lumière
Pour repeindre le noir de la nuit
Mes cubes de bois se font chimères
Trois par trois dans l’oubli se replient

Le stylo meurt, son bleu sang séché
Le papier jauni racornit et se fend
Les lettres peintes fuient décolorées
Finies les belles couleurs d’antan

Ces mots qui répondent aux doigts
Prières et pixels un rêve à la fois
N’en auront pas pour si longtemps

Prière de tout éteindre en sortant

 


Flying Bum

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Crédit-photo : Bruno Martins sur Unsplash

Histoires en trio

Vie de chien


Le vieux chien se levait tous les matins avec des plans, l’idée de mourir, peut-être sur l’épais tapis du salon ou écrasé dans le carré de soleil au sol devant la porte patio. Il pensait boire un coup d’eau avant, gruger avec les rares dents qu’il lui reste un nœud de peau de cochon à saveur de bœuf, traîner ses pattes atrophiées jusqu’à la fenêtre pour observer le petit cocker de la voisine, regarder danser les feuilles sur la pelouse. Ses cataractes se faisaient opaques, presqu’impénétrables, mais il appréciait encore le mouvement des ombres et les variations de lumière. Il n’avait pas peur de la mort – un sens inné lui disait que la mort n’est pas la fin de la joie mais bien le début d’un beau mystère. Toutes les fins sont inévitables, épuisantes à combattre.

Il s’ennuierait du goût de certains bouts de bois, certes, l’odeur des sacs à vidange, l’indescriptible plaisir de jouir de la fraîcheur à l’ombre des arbres et des arbustes, les chaudes journées d’été. Il pourrait attendre au printemps, suppose-t-il, pour mourir avec l’odeur du lilas, goûter une dernière fois au parfum des crocus, une dernière piqûre de guêpe sur le museau. Ou il pourrait s’écraser devant sa balle de tennis, réconforté à la nostalgie d’en chiquer le caoutchouc au goût subtil d’huile et les fibres jaunes de la balle, éparpillées, qui brillent comme le phosphore dans le noir. Il y avait plusieurs options, chacune tentante à sa façon. Ou peut-être cela devait-il se passer calmement. Peut-être que de trop planifier la mort apportait son lot de banalité sur l’événement. La mort naturelle apporte elle-même sa propre imprévisibilité, sa signification insoupçonnée. Alors il s’imagine mourir comme la mort se présentera, telle quelle, là où il sera – au pied du lit de son humain un matin de tempête de neige. Son humain se lèverait, lui gratterait doucement la tête en l’invitant à regarder atterrir les oies sauvages dans la cour, “regarde les grosses poules”, dirait-il en riant. Il n’avait pas choisi de mourir ce matin-là, les oies ne voulaient simplement pas migrer tout de suite et se dandinaient à la limite du terrain. Un vent frais pénétrait par la fenêtre mal isolée. La brise soulageait son oreille infectée, enflée, pour son plus grand plaisir.

Ah, pis je mourrai demain, pensa-t-il, avant de se rendormir.


Mutuel accord

Elle possède le pire visage de baise au monde, toutes catégories confondues. Une grimace en cinémascope de bord en bord de l’écran. Sa mince lèvre supérieure ondule, ses extrémités pointent vers ses yeux verts. Son regard passe tout droit, à travers moi, part se perdre dans l’espace intersidéral. Regard de concentration en exil, créature assiégée prête à réduire à néant les parois de sa cage.

Vraiment, cette attitude qui me fait revenir, en redemander. Elle agit comme si son visage de baise pouvait mettre à l’eau des millions de bateaux, allumer des feux d’artifice gros comme la pleine lune. Elle charme et elle agace sans pitié. Elle fait du yoga avec des bas aux genoux, sans soutien-gorge, deux seins aux quatre vents. Je me considère un homme chanceux, visage de baise mis à part. Mais je pouvais déjà soupçonner que quelque chose se tramait. Elle surcompensait.

Toujours est-il que nous rompons – accord mutuel – en avril. Notre bail se termine fin-juin, alors nous décidons que personne ne déménage d’ici là. J’ai tout simplement commencé à dormir dans l’autre chambre. Jusqu’en juin seulement, nous sommes d’accord. Financièrement cela nous convient tous les deux, ce n’est rien que quelques semaines après tout, et aucun de nous deux n’a de place à aller, vite de même.

À la mi-juin, je reviens plus tôt du travail pour la trouver en train de pleurer sous la douche. J’observe discrètement sa silhouette, j’écoute attentivement pendant que la vapeur imbibe mes vêtements.

Elle pleure bien différemment lorsqu’elle sait que je peux la voir et l’entendre. Ses yeux libèrent les larmes une à une, elle les repousse délicatement du revers de la main, renifle discrètement. Rien comme ceci. On dirait qu’elle vomit, qu’elle manque d’air, qu’elle meurt, elle hurle.

Affreux, vous allez me dire, mais ce visage-là, je DOIS le voir. J’avance dans la salle de bain sur la pointe des orteils et je grimpe sur le siège de la cuvette. Je m’étire le cou pour voir au-dessus du rideau de douche et l’observer. Ses épaules sautent, son corps se contracte et se rétracte dans de brefs spasmes incontrôlables, elle semble lutter pour que son esprit demeure rattaché à son corps.

Si ceci était une scène dans un mauvais film et que nous étions des acteurs pourris, j’ouvrirais le rideau avec grand fracas. Ses seins se soulèveraient de peur se sentant découverts si crus et si réels. Je la prendrais dans la brume, glissante et haletante, et son visage partirait mettre à l’eau des millions de bateaux, allumer des feux d’artifice gros comme la pleine lune pendant que je l’observerais encore.

En lieu et place, je descends discrètement de la cuvette et je quitte la salle de bain en catimini. Je ferme la porte derrière moi, marche jusqu’à ma chambre et je m’étends sur mon lit. Je ferme les yeux et j’attends, et j’écoute, et j’imagine son visage en dessous du mien, son regard qui passe tout droit, à travers moi, qui part se perdre dans l’espace intersidéral.


Ma cousine Germaine

J’ai une cousine germaine qui s’appelle Germaine. Une chose qui ne s’invente pas. Un jour, elle a couché avec un de ces hommes qui courent les Germaine de par les bars et elle est finalement repartie de chez lui avec les verres de contact de son coloc. Elle s’était saoulé la gueule comme à son habitude et se tapait un tel mal de bloc qu’elle ne s’est aperçu de rien. Le colocataire de son amant d’un soir n’était pas du tout ravi, n’en voyait plus clair. Germaine a tenté de tourner l’événement singulier en blague mais le type ne l’a jamais rappelée.

Une autre fois, Germaine a couché avec un type, un tampon coincé là où il y a généralement de l’intérêt ces soirs-là. Enfoncé tellement profondément qu’après leurs ébats, elle a demandé son aide au type qui venait de la sauter pour sortir le tampon de là. Il l’a aidée mais l’exercice l’a tellement dégoûté qu’il n’a jamais rappelé Germaine. Je ne sais pas pourquoi elle n’a pas essayé de régler son petit problème elle-même, ou attendre et demander à une bonne amie plus tard. Ce genre de choses qui nous font dire, “C’est bien notre Germaine, ça, sacrée Germaine!”

Puis il y a eu cette fois où ma cousine Germaine a passé la nuit avec un homme qu’elle affectionnait particulièrement et elle sentait que la chose était réciproque. Son amant devait quitter tôt le lendemain matin pour se rendre au travail, mais il lui faisait confiance alors il l’a laissée seule dans son appartement. Germaine se croyait au septième ciel, fouillant dans les tiroirs, se préparant un café en chantant. Après son café, elle avait dû aller visiter le petit coin, si vous voyez ce que je veux dire, et naturellement Germaine a réussi à boucher la cuvette. Elle a cherché partout à la recherche d’un syphon mais elle ne l’a jamais trouvé. Elle a procédé à une tentative désespérée avec un support à vêtement en broche, en vain. Elle devait partir elle aussi parce qu’après tous ses efforts, elle s’était mise en retard elle aussi – elle était réceptionniste dans le même salon de coiffure depuis cinq ans, triste situation – Alors, elle a trouvé un sac de plastique sous l’évier de cuisine et l’a utilisé pour ramasser la chose un peu comme les maîtres de chiens ramassent leurs dégâts, ramasser le monstre, un avant-bras brun amputé qu’on tenterait de noyer, la crotte d’un titan, que dis-je un poteau de table, le plus énorme des cigares Culebra.

Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain !
Pointez contre cavalerie !
Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !

Extrait de la tirade du nez, Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand 1897

Ensuite Germaine a écrit une note, du genre, “Hé, j’ai bien apprécié la soirée, et la nuit bien sûr, on remet ça?” et peut-être bien quelques mots un peu plus sexy, va savoir. Puis elle a quitté, fermant derrière elle la porte qui se barrait par elle-même, seulement pour réaliser avec consternation qu’elle avait oublié le sac sur le comptoir près de la note, une jolie boucle confectionnée avec les deux poignées du sac, comme un cadeau-souvenir, scellait le sac sur l’étron monstre. Ce qu’elle a fait ensuite? L’histoire ne le dit pas. Elle arrêtait de raconter l’histoire là-dessus, devant un auditoire qui pissait de rire en se tenant le ventre à deux mains, notre histoire de Germaine favorite. Elle la raconte en mimant le dédain, en agitant la tête et en grimaçant mais elle sait très bien que c’est sa plus drôle d’histoire. Elle adore la raconter.

Une fois, après qu’elle l’a eu racontée, je l’ai retrouvée devant le miroir de la salle de bain, se regardant fixement et je lui dis, “Hé, ça va, Germaine?” et puis je me suis senti mal pour elle, sérieusement.

On aurait vraiment dit qu’elle était sur le point de pleurer.


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La petite catin

Le bruit des cuillères de métal dans les bols de soupe aux pois, le bruit résonnant des becs de matantes et de mononcles assis à des tables pliantes avec des nappes de fortune et de la vaisselle dépareillée parce que la maison est trop pleine, tous ces gens qui s’empiffrent de cette bouffe de circonstance, salade aux patates, petits sandwichs sans croûte, aspic au saumon, toute cette sorte de choses et de cornichons.

 

Le bébé, caché sous une doudou à motifs de coeurs qu’Adéline a attachée autour de sa poitrine avec des grands lacets de patin, fait des sons de becs résonnants avec sa petite bouche comme dans les films qu’Odile a commencé à écouter en cachette, les films où ça s’embrasse goulument. Odile a quatorze ans. Adéline, sa cousine de quinze ans, fait la joie débile de la plus méchante potineuse, la langue sale de la mère d’Odile. “Cette petite catin. Se laisser baiser dans une boîte de pick-up. Quatorze ans. Quatorze ans, toé chose.”

 

Un bruit sec et lourd dans la cuisine déserte.

 

“Mémère, bien contente que tu viennes nous visiter mais arrange-toi pas pour qu’on te voie,” que déclare aussitôt une matante, actrice de série B, héritière d’une usine de gaskets en caoutchouc, la bouche bien pleine et un moton d’œuf pilé au bord des lèvres. Mémère est morte.

 

Adéline déroule le long lacet autour de son cou, fait des yeux croches à la matante, lui tire sa langue. Odile demande à Adéline c’est qui le père.

 

“Personne.”  Adéline donne le bébé à Odile et commence enfin à pouvoir manger tranquille. Odile couche délicatement le bébé sur ses genoux, lui pince l’estomac pour voir si le bébé peut parler, elle le lève dans les airs, lui souffle dans le nombril tout rose.

Odile se gratte le nez avec le duvet naissant sur la tête du bébé, place sa main sur son petit bedon rond, des petites respirations d’oiseau, de la chaleur, une camisole rose souillée. Une petite fille sans aucun doute.

 

Odile pense à la mort de mémère, dans la pénombre du matin ou de la fin de nuit, sa mère assise au bord de son lit, qui lui murmure, la voix graveleuse d’angoisse. Elle raconte avoir trouvé mémère dans sa chaise favorite, un chaton confortablement enroulé sur ses genoux. Mémère n’avait pas de chat mais Odile ne corrige pas sa mère lorsqu’elle décrit la longue langue rugueuse du chat qui léchait désespérément la peau mince et desséchée de mémère à la recherche d’une trace de vie.

 

Odile pense à tout ce que sa mère peut raconter à propos d’Adéline. Odile s’imagine le chat dans l’histoire, aussi petit qu’un poignet, brun comme un sac en papier, des X à la place des yeux, la queue qui branle. Elle l’imagine faire trois tours, ses griffes pointues perçant la peau mince comme des peaux d’oignons à travers les pyjamas de coton de mémère, une petite boule chaude entre deux cuisses mortes. Elle se demande si les derniers souffles de mémère ressemblaient à des ronrons de minous.

 

Adéline revient prendre sa charge. Odile la regarde se battre avec la poche à bébé improvisée. Elle demeure silencieuse, comme un chat en peluche. Le bébé regarde le plafond, cherchant ses propres réponses.

Les deux cousines circulent entre les oncles titubant sur leurs pieds ronds, ivres de vin funéraire. Elles se faufilent entre les matantes, leurs parfums de rose et de lilas. Les parents d’Odile la saluent vaguement de la main, l’équipage fou d’un bateau ivre en croisière funéraire. Odile ne répond pas.

En haut, des perles de sueur émergent de la lèvre supérieure d’Odile. Elle les essuie sans façon comme un cow-boy, du revers de la main en remontant jusqu’au coude. Adéline ramasse une broche étincelante d’une des valises de la visite, elle la porte plus haut dans la lumière. Elle roule un stylo en or dans ses doigts. Elle ouvre un journal intime, couverture en peau de chevreau, esquisse de montagnes cuivrées, de nuages argentés, des mots tristes. Adéline sent en inspirant longuement l’odeur du cuir, de l’encre, de la tristesse dorée.

La tête du bébé émerge de sa bandoulière sur la poitrine d’Adéline, essaie de sortir de son nid. Petits bas de laine rouge, beau briquet garni d’opales, flammes bleues envoûtantes. Les cousines fouinent, creusent dans la mine d’or des trésors enfouis dans les valises. Et, à chaque chambre Adéline ouvre une porte, se retourne vers Odile un doigt sur les lèvres. Shhhhhhh.

Les cousines se font un chemin vers la chambre des parents d’Odile, la boîte à bijoux de sa mère, une lourde bague ornée de jade, des pendants d’oreilles avec des perles, une broche diamantée en forme de chat. Elles observent sur le lit la pile désordonnée de robes noires que la mère d’Odile a essayées en avant-midi, avant de partir au service.

Adéline marmonne tout bas. “Pourquoi a-t-elle besoin de tant de robes noires, vieille christ?”

Le bébé suçote une bretelle de soutien-gorge. Odile caresse des doigts une délicate chaîne en or, la lèche du bout de la langue, un goût de trombone.

“Prends quelque chose,” lui dit Adéline.

Odile se retourne vers la porte, cherche des sons de pas dans l’escalier.

“Vraiment, je veux t’offrir quelque chose.” Adéline glisse la lourde bague de jade dans son doigt, le vert sombre de la pierre, une promesse de jours meilleurs, aussi bien que ce soient les siens. Odile pense, comment peut-on offrir quelque chose qui ne nous appartient pas? Malchances, chagrin, histoires, ivrognerie? En avoir besoin suffit, tout ce dont vous pouvez avoir besoin.

“Pourquoi tu fais ça?” demande Odile sans que son regard ne quitte la bague.

“Une fois j’ai attrapé une mouche à feu. Tu connais ça une mouche à feu?” Odile laisse tomber la bague dans un vase vide. Un bruit de verre et de métal. Les yeux d’Odile sautent sur la porte. “Je l’ai gardée dans un vieux pot de compote de pommes, dans l’eau. Cette superbe chose qui luisait. Tellement beau quand ça luit, tout ce qui brille.”

“Où gardais-tu le pot?”

 Adéline hausse les épaules, laisse tomber la lourde broche diamantée en forme de chat dans le vase, énorme bruit.

Odile imagine la pauvre luciole crevant de chaleur dans l’eau glauque. Mouche à feu éteinte, une miette de pelure de pomme pour seul radeau, tentant désespérant de sucer l’air à travers les petits trous percés dans le couvercle.

“Les gens me voient comme une petite catin. Même ta mère. Surtout ta mère.” Odile tient son visage dans ses mains. “Je mérite mieux.”

Odile reste coite. Ébaubie tristement.

“Pourquoi se presser autant, qu’est-ce qu’il m’a apporté comme plaisir que je ne pouvais pas me faire moi-même? Il disait qu’il m’aimait. Qu’il ne voulait pas un bébé, qu’on se suffisait tous les deux. Qu’il s’occuperait bien de moi, que je pourrais quitter l’école.

Mais pourquoi devrais-je quitter mon monde? Pourquoi?”

Le bébé frappe l’air à grands coups de poing dans ses songes. Odile s’inquiète des premiers mots que prononcera le bébé, qu’est-ce qu’elle allait dire de tout ça? Est-ce qu’elle se tiendrait devant sa mère, brandissant ses petits poings bien haut à tous ceux qui la traiteraient de catin?

Adéline pleure en silence, la tête rabaissée, ses épaules noueuses relevées.

Après un bref moment elle se redresse, utilise une des robes noires pour se moucher le nez. “Regarde ce que j’ai trouvé.” Elle brandit une belle paire de slips en soie rouge glanée dans un tiroir de la commode, elle se tortille dans une danse ridicule brandissant le slip des soirs de fesses comme un cadeau du ciel. “Je me paye un méchant trip, je vais les mettre. Je vais les tacher comme c’est pas possible et les remettre à leur place.”

“Notre secret.”

“Tu ne vas pas me bavasser à ta mère, hein?”

 


Flying Bum

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Les noces de tournesol

 

La panique inopinée de son coeur ce jour-là lorsqu’elle aperçut ces nouveaux mariés qui faisaient leur vaniteuse parade par toute la ville, traînant toutes ces boîtes de conserve derrière leur voiture conduite par un élégant chauffeur ganté. Une décapotable vintage qui ressemblait à une vieille Buick, toute en courbes avec des lignes chromées tracées dessus comme un surligneur sur les yeux d’une femme. Ses larmes coulaient synchro avec les ra-ta-ta-tas des boîtes de conserve.

 

***

 

On fera comme ça, lui avait-il dit cette journée-là où ils s’étaient gelés la gueule à la mescaline. Je vais devoir te laisser partir mais tu reviendras vers moi. Elle avait couru pieds nus sur la plage déserte pendant des heures, sans lui, jusqu’à ce qu’elle décide de faire demi-tour. Il l’avait tenue dans ses bras, avait collé son oreille sur son coeur, la crainte de lui avoir donné une dose trop forte pour elle. Des années plus tard, elle pouvait encore sentir sa joue, son oreille, contre sa poitrine. Elle ne s’était jamais sentie autant aimée.

 

***

 

Elle essayait de compter toutes ces autres femmes, celles qu’elle avait connues, ou soupçonnées, aucun indice combien d’autres avaient pu exister. La vitre s’était fissurée de bord en bord traçant comme un filet de pêche bon marché lorsqu’emportée, son pied s’était calé dans le pare-brise.

 

***

 

À trois-milles kilomètres et dix-mille ans de là. Tu es encore partie dans tes vieilles rêveries. Un ami claquait des doigts devant ses yeux pour la ramener. Oui, de très vieux rêves, désolée.

 

***

 

Les tournesols mexicains effilochés qu’il avait offerts à sa mère fleurissent encore dans le jardin de la maison familiale. Une variété vivace, tenace. De retour pour les noces de son petit frère, elle en cueille un bouquet jaune éclatant, ignorant qu’ils étaient de la même souche que ceux qu’il avait offerts alors à sa mère. Elle n’a de cesse de tendre l’oreille toute la journée à l’affût du son de son automobile, hantée par les coups de vent soulevés sur son passage lorsqu’hier, il est passé une fois en trombe devant la maison,

 

sans jamais s’arrêter.

 


Flying Bum

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Douze réalités à propos de la fiction

 

  1. Écrire à propos de soi-même, quelle vilaine chose, c’est de la biographie égoïste; lorsqu’on en rajoute par-dessus, cela devient de l’autofiction et lorsqu’il ne reste plus rien de bon à écrire à propos de soi, on écrit de la fiction.
  1. Écrire de la fiction c’est comme faire un bonhomme de neige femelle avec des parties génitales parfaitement conformes et feindre le dégoût lorsque les gens vous demandent si aviez planifié de la baiser.
  1. Écrire de la fiction c’est comme éprouver une profonde tristesse lorsque votre tentative de baiser le bonhomme de neige le fait fondre.
  1. Écrire de la fiction c’est la forme d’art que tout le monde et sa sœur peuvent maîtriser, un concept que même un poupon peut comprendre.
  1. Écrire de la fiction devrait être perçu comme un effort pour embrasser l’anonymat, et la confusion ressentie alors par la majorité des écrivains narcissiques est la raison majeure pour laquelle ils veulent mourir.
  1. Écrire de la fiction c’est comme envisager une carrière professionnelle dans l’art de réussir tous ses besoins dans le petit pot, coup sur coup.
  1. Écrire de la fiction c’est comme abandonner ses enfants à l’orphelinat en s’attendant à ce qu’ils vous retrouvent plus tard dans la vie pour vous dire, papa, tu es merveilleux.
  1. Écrire de la fiction c’est comme se croire l’inventeur des préliminaires amoureux.
  1. Écrire de la fiction c’est exactement comme lire de la fiction, excepté que vous vous tapez tout le travail au lieu de la plus belle moitié seulement. En conséquence tous les aphorismes ci-haut et ci-bas s’appliquent également à la lecture de la fiction.
  1. Écrire de la fiction c’est comme essayer de découvrir qui a bien pu manger toute cette mortadelle en mangeant encore plus de mortadelle.
  1. Écrire de la fiction c’est comme dépenser cinquante-mille dollars sur un tatouage tapi au fond de sa craque de fesses.
  1. Le plus triste lorsqu’on écrit de la fiction, c’est de réaliser que personne n’est tenu de nous croire vraiment.

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Quentin

 

Pour me sortir de la merde, je m’étais inventé un métier et je me suis trouvé un travail comme graveur, comme si je connaissais la gravure. Dans une toute petite échoppe de gravure rue Laurier. Sérigraphie pour être précis. Minuscule, l’atelier et le bureau en avant qui donnait sur la rue étaient le rez-de-chaussée d’un deux-étages résidentiel converti en commerce et le propriétaire habitait l’étage au-dessus. Outre le vieux professeur d’art commercial à la retraite qui possédait l’atelier, il y avait Binette, le représentant commercial et Quentin. C’est Quentin, qui avait vite compris, qui m’a appris le métier à la vitesse grand V trop heureux d’avoir du renfort. Quentin avait vingt-deux ou vingt-trois ans et travaillait pour le vieux depuis cinq ans, disait-il. J’avais seize ans.

 

***

 

Avant l’heure du diner de ma première journée de travail, Quentin m’avait guidé vers un cagibi, était entré avec moi et avait refermé la porte derrière lui. Accroupis tous les deux, Quentin fouillait dans une boîte de carton, à tâtons dans la pénombre, et il m’a tendu un bel X-Acto flambant neuf avec son petit capuchon de sécurité transparent.

 

“Ils viennent avec des lames numéro quatre, c’est bon à rien pour ce qu’on fait, tu changeras pour une numéro deux,” m’avait-il dit en me remettant le couteau.

 

“Bonne fête, Léon,” avait-il conclu.

 

Ce n’était pas mon anniversaire mais j’avais pigé le message.

 

***

 

Deux ou trois semaines plus tard, un matin tranquille de novembre, Quentin avait sorti de sa poche de chemise ce qui ressemblait à un petit feuillet de timbres-poste. À ce que je pouvais voir, c’était un papier blanc plutôt épais avec des carrés d’environ trois-quart de pouce séparés par un pointillé avec des étoiles jaunes maladroitement étampées sur chacun des carrés.

Quentin souriait lorsqu’il m’a demandé si j’en voulais.

“C’est quoi?” que je lui demande.

“C’est de l’acide, en veux-tu?”

“De l’acide, comme du LSD tu veux dire?”

Il a hoché de la tête en guise de oui sans perdre son drôle de sourire narquois.

“T’en veux?” insistait-il.

“J’pense pas que c’est une bonne idée,” que je lui dis, “on est ici jusqu’à 5 heures.” Et je savais ce que c’était.

Il m’a examiné comme si j’étais un ours de cirque puis il a secoué sa tête.

“S’ti que t’es plate,” m’avait-il dit en remettant son carnet de buvards dans sa poche. “Pas surprenant que le père Blondin t’aime autant.”

En pause, nous étions dans le bureau devant les vitrines et nous regardions les premiers flocons tomber sur la rue Laurier. Après un moment, il tapotait du doigt sur sa poche de chemise qui contenait la dope. “Gages-tu que je peux gober toute la feuille?”

“Non,” que je réponds, “ce serait la chose la plus stupide à faire, même pour toi.”

“Tu me donnes-tu cent piastres si je gobe toute la feuille?” que réplique un Quentin frondeur.

“Regarde, je ne te donnerai pas de la merde non plus, alors garde-toi une petite gêne pour aujourd’hui, fais pas le con.”

Il a longuement regardé le bout de ses bottes.

“Un dix, alors, tu me donnerais-tu dix piastres?”

“Je ne te donnerai rien du tout, Quentin. Et si tu les gobes quand même, je vais avertir le bonhomme Blondin, faut qu’il sache. Alors penses-y même pas, grand tata.”

Il m’a regardé totalement ébaubi un long moment.

“T’es un bon diable, tu sais, Léon. J’espère que tu vas rester ici longtemps. Personne à date n’est resté ici aussi longtemps que toi.”

 

***

 

Généralement, on allait pisser dans la ruelle. Quentin est monté chez le père Blondin en haut de l’atelier. Il y avait là l’unique salle de bain à notre disposition, nous étions autorisés à y aller au besoin quelques minutes par jour et le patron ne disait rien lorsqu’on y disparaissait un peu plus longtemps pour les travaux plus lourds.

Une heure plus tard, Quentin est finalement redescendu. Il avait le visage rouge comme le cul d’un babouin et toute sa tête pissait l’eau comme une bière glacée dans les publicités.

“Christ de sans-dessin d’idiot,” que je lui dis. “Combien t’en as pris?”

Un large sourire, très large et étrange, un sourire intoxiqué, il glisse sa main dans sa poche de chemise et en ressort une paume blanche et humide, rien dedans.

“Hostie de con,” que je dis. Je regardais partout pour voir si le bonhomme était en bas et s’il nous observait. Quand j’ai vu qu’il n’y avait personne, j’ai assis Quentin sur le tabouret de ma table à dessin.

“Assis-toi là et fais semblant,” lui dis-je en plaçant devant lui une esquisse d’affiche au crayon de plomb que j’avais faite le matin même, “assis-toi puis ne bouge pas, si le père Blondin passe dans le coin, prends un crayon et repasse par-dessus mes traits innocemment.” Je lui ai placé un crayon dans la main. “T’es capable de faire ça?”

Il m’a regardé comme un enfant, avec des yeux exorbités, les pupilles tellement grandes qu’il restait à peine un anneau de blanc alentour.

Trois secondes après il se précipitait au sol et il enchaînait cinquante push-ups en ligne. Il avait immédiatement regagné le tabouret et repris le crayon de plomb dans sa main. La sueur lui coulait dans le cou.

“Toi, t’es un ami Léon,” dit-il en respirant trop fort. “Toi je t’aime, tellement, est-ce que je vais mourir tu penses?”

“OK, mon homme, calme-toi maintenant,” que je lui dis, pas trop certain des bonnes choses à dire. “Calme-toi, ça va se passer, respire lentement.”

“J’ai vraiment la trouille, Léon, je pense que je vais mourir. Je sais que je suis rien qu’un enfant de chienne, mais je ne veux pas mourir.”

J’ai cru voir quelqu’un passer dans le bureau, je suis allé me placer devant Quentin et j’ai levé l’esquisse devant ses yeux pour cacher son visage. Fausse alerte.

“Tu ne mourras pas Quentin, mets tes lunettes fumées et bouge pas trop avant que ça se calme,” que je lui ai dit. Je suis allé au frigo chercher le lait qui servait pour nos cafés, une pinte à moitié vide et une pleine. “Tu vas boire ça, lentement, les deux, au complet.”

Il a attrapé la première pinte, celle déjà entamée, et il l’a descendu d’une longue gorgée avant de me surprendre en m’attrapant la main et en la serrant très fort.

“C’est pas rien que l’acide, Léon, je te le jure, je t’aime vraiment,” m’avait-il dit, “t’es mon fuck’n best ami au monde,” pleurnichait-il.

“Peut-être même un peu plus, tu sais.”

“Bon, bon, mon ami,” que je lui dis en lui prenant une épaule d’une main et en tapant doucement l’autre de ma main libre, “relaxe, relaxe, ça va aller, respire lentement, bois ton lait, allez.” J’ai alors pris subitement conscience de ma propre respiration.

 

***

 

Ce soir-là, nous marchions lentement vers l’arrêt de la 45 Papineau comme tous les autres jours, mais nous ne parlions pas beaucoup. Quentin semblait calme, enfin. Je ne savais plus tellement quoi lui dire. Lui non plus.

J’ai quitté le travail après une dernière semaine malaisante. J’ai dit au bonhomme Blondin, au téléphone, que j’avais trouvé mieux ailleurs, mais c’était un blanc mensonge. Pour le reste de la journée, comme une obsession, je n’ai pensé qu’à appeler Quentin pour lui dire au revoir, ou je ne sais quoi, mais je n’arrivais pas à trouver les mots.

Alors je n’ai pas appelé.


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En-tête, infographie à partir de Félicien Rops.

La Paloma adieu, opus 2

La dernière fois que j’ai vu Paloma c’était trois jours après sa mort. Elle était dans ma cuisine, elle lavait la pile de vaisselle sale qui traînait dans le lavabo.

“T’as vraiment pas besoin de te taper toute cette vaisselle,” que je lui dis, avant de réaliser vraiment à qui je parlais. Elle n’a rien dit, elle a simplement tourné la tête pour me regarder.

Je sais ce que vous pensez. Des vêtements en lambeaux, des yeux luisants aux iris obstrués par la blancheur des cataractes, une peau blanche verdâtre, un long ver qui se dandine en sortant de sa bouche ouverte. Vous avez lu toute cette sorte d’histoires de revenants qu’enfants on se racontait beaucoup trop théâtralement dans les soirées-pyjamas pour se faire peur.

Non. Paloma ressemblait exactement à elle-même.

Belle comme un soleil d’Espagne. Ce n’était pas une visiteuse de l’outre-tombe, juste une stupide erreur d’aiguillage du préposé à l’espace-temps. L’eau du robinet déviait sur ses blanches mains – c’est ce qui m’avait frappé. L’eau déviait sur ses mains comme si elle était vraiment là, dans ma cuisine, à laver ma vaisselle.

Une chose à propos de Paloma, elle avait des yeux du plus profond des bruns, comme des puits d’émotion sans fond. J’avais tout le temps peur de m’en approcher de trop près, des plans pour tomber dedans.

***

L’avant-dernière fois que j’ai vu Paloma c’était trois semaines avant sa mort. Sortie de nulle part, elle m’appelle pour savoir si je veux aller prendre un verre, tout de suite, maintenant. “Bien sûr,” que je lui dis, “Je laisse tout tomber sur-le-champ, je n’ai rien d’autre à faire. Je n’ai pas de vie.” Malgré le sarcasme, nous nous voyons quand même et pour être honnête je n’ai pas très bien compris toutes les circonstances exactes. Elle semblait distraite, elle riait trop. Elle avait l’air fatiguée, amaigrie, et je le lui ai fait remarquer.

“Tu sais toujours exactement quoi dire pour qu’une pauvre fille se sente toute spéciale,” me répond-elle comme pour se venger de mon propre sarcasme.

“Regarde, pourquoi ne viendrais-tu pas à la maison pour souper. Je vais te préparer quelque chose de spécial.” Un gars se fait pardonner comme il peut.

Et tout s’était très bien déroulé. Nous n’avions jamais autant ri, comme dans les belles années du collège lorsque nous avions découvert que nous serions les meilleurs amis du monde, amis pour la vie. Mais après quelques bouteilles de vin, les choses ont commencé à s’effilocher sur les bords. Tous ses gestes me rappelaient nos petits écarts, ses affronts passés, les miens aussi. C’était plus fort que moi. Je l’ai accusée de m’avoir trop souvent abandonné. Aussitôt que les mots sont sortis de ma bouche, je me suis rappelé avoir prononcé ces mêmes mots, exactement mot pour mot, la dernière fois qu’on s’était rencontrés, quelque chose comme deux ans auparavant. Le reste de la soirée, c’était moi qui se sentais mal à l’aise et elle qui se moquait. “OK d’abord, je vais me taper toute la vaisselle,” dit-elle en se levant de table, “pour me faire pardonner d’être une amie aussi nulle.”

***

Ses yeux avaient toujours la même profondeur, ce brun sans fond qui donnait le vertige. Elle semblait triste et confuse à propos de toutes ces choses, de cette rencontre qui s’avèrerait être la dernière. Ou c’était tout ce vin.

***

Ébaubi, voire sonné sous l’arche de la cuisine, “Paloma,” que je lui dis alors, “oublie mes sempiternelles lamentations, tu n’as vraiment pas besoin de te taper toute cette vaisselle, rien à te faire pardonner.”

Et c’est en lui disant cela tout haut que j’ai réalisé qu’elle n’était plus là.


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