Le diable est dans ses chaleurs

Un soleil rose dans un ciel jaune de fumée, les flammes menacent le nord-ouest.

Le matcimanito, le mauvais esprit terré au creux des eaux du lac superbe, le Madji Manidô Sagahigan (le mauvais esprit en langues crie et innu) ce diable lui-même a chaud aujourd’hui. Les feux de forêt avancent faisant une bouchée des jardins de deux par quatre, monocultures plantées par les compagnies de bois avec les montagnes de branchage et tous les bulldozages abandonnés derrière l’exploitation qui gavent les brasiers. Mon pays brûle et mon coeur saigne.

“Matcimanito terré dans son trou savourait les divines saveurs nouvelles que le flot lui ramenait. À travers le prisme des eaux claires et tranquilles, il zieutait au loin le corps superbe de cette créature des dieux mi-femme mi-reptile. De l’autre côté du Matchi-Manitou, au pied de la montagne du diable, était apparu de nulle part un orignal gigantesque et majestueux qui descendait avec grâce vers les eaux peu profondes du lac, prendre tranquillement le déjeuner aux herbes d’eau.”

Extrait de Le matcimanito qu’on peut lire ici.

Je lance des ondes de courage et d’espoir, des espoirs de pluies abondantes, pour les gens qui habitent tous ces lieux menacés, Chapais, Clova (que notre premier ministre Legault a déclaré vouloir laisser brûler), Normétal, Lebel-sur-Quévillon, lac Matchi-Manitou, lac Guéguen, lac Tiblemont, rivière Pascalis et les communautés autochtones du lac Simon.


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

Comme un fantôme

 

La première fois qu’Adéline a rencontré Léon, dans une danse à l’école secondaire, il sniffait du protoxyde d’azote à même la bonbonne. Il en avait absorbé une grande lampée devant elle avant de s’écrouler au sol. Adéline paniquée croyait dur comme fer que quelqu’un devrait lui administrer le bouche-à-bouche. Elle avait longuement observé ses lèvres étonnamment rose bonbon sans pour autant aller jusqu’à s’exécuter. Ses cheveux étaient orange néon, rasés à un quart-de-pouce du scalp. Adéline se l’imaginait très bien dans un film à scénario dystopique où tout le décor tenait de la peinture en aérosol, du papier mâché et du ruban à masquer. Elle se rappelait l’avoir trouvé suspect, dangereux, pas du tout son genre à elle.

 

Adéline affectionnait particulièrement les garçons blonds bouclés au teint de pêche et qui ne l’aimaient pas en retour (des points-bonis s’ils jouaient d’un instrument de musique).

 

Avance rapide sur l’été de son impéritie, sa sombre période d’insuffisance. Adéline vient d’obtenir son bac en rédaction française mais personne ne veut l’embaucher mis à part un magazine de décoration intérieure soupirant péniblement les derniers râles du journalisme imprimé. Pour treize balles de l’heure, elle écrit des histoires de chaises en lexan et s’interroge publiquement sur la raison pour laquelle des gens paient des enfants chinois rien que pour produire des cailloux de verre coloré pour emplir des vases horribles.

 

Adéline craquait pour un garçon qui avait jadis habité sa rue, qui s’appelait Léopold – teint de pêche, blond bouclé, joueur de batterie. Après quelques rondes de messages-textes vaguement suggestifs, elle avait conduit trois heures pour aller le voir en pleine nuit. Sur la route, Adéline avait fantasmé sur une scène de rapprochements brûlants et de longues conversations nourries au vin rouge à propos de combien ils étaient faits l’un pour l’autre. Lorsqu’elle était finalement arrivée à son appartement, il était totalement inconscient après avoir abusé d’hydrocodone. Il a à peine eu la force d’ouvrir la porte à Adéline avant de revenir à son coma profond et à ses ronds de bave sur son oreiller. Curieusement, cet affront n’a fait qu’accroitre l’intérêt d’Adéline pour Léopold. Avant de quitter en catimini, elle a abandonné au sol une petite culotte string en dentelle rose à froufrous comme une façon de lui dire de la rappeler (chose qu’il n’a pas faite).

 

Alors que le garçon qui avait habité sur sa rue alimentait encore ses fantasmes, un soir qu’elle était concentrée sur un article de fond à propos de la tapisserie métallisée, Adéline reçoit un message sur Facebook. Un message de Léon – est -ce qu’on peut se voir?

 

Adéline ignore le message de Léon. Elle discute avec sa co-locataire de la fois où il s’était effondré devant elle suite à une énorme aspiration de protoxyde d’azote. “Non merci, Léon,” dit-elle en effectuant ses plus belles grimaces de dédain – je crois que la consommation abusive de gaz hilarant de Léon est tout à fait inacceptable, que dire de la consommation d’opioïdes de Léopold, pensa-t-elle alors. Tout ça se vaut bien.

 

De toutes façons, elle voyait cet autre type, Léonard (blond-roux frisé, guitariste, teint de pêche). Léonard et elle s’étaient rencontrés dans un bar de l’avenue du Parc. Elle avait tenté de lui faire glisser de bord en bord du bar encombré une bouteille de Bud Light et à sa grande surprise, la bouteille s’était faufilée entre tous les obstacles pour atterrir directement dans la main de Léonard, comme si elle s’y était magiquement téléportée. Événement miraculeux s’il en est un, compte tenu de la coordination yeux-mains d’Adéline qui frôle le zéro pourcent. Adéline a immédiatement vu là une preuve par A plus B égale X qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, tout comme cette bouteille qui avait parfaitement épousé la main de Léonard. Mais ils ont passé l’essentiel de leur brève relation à se remémorer ce fait d’armes somme toute assez insignifiant. Quelques rencontres consommées, après qu’ils se soient mis à poil pour la première fois (Adéline a vu son tatouage de Frank Zappa; Léonard a vu sa tache de naissance à la forme similaire aux contours de l’Australie), Léonard a cessé de répondre à ses textos. Apparemment ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre tant que ça.

 

Alors qu’Adéline se promenait sans beaucoup d’entrain dans une exposition de meubles antiques pour son magazine, son téléphone se met à vibrer. Léon qui tente de la contacter. Tellement d’eau qui est passée sous le pont. Le secondaire comme au siècle dernier. Cette fois-là, il propose à Adéline d’aller boire un pot avec lui. Ou, pourquoi pas un sandwich?

 

Elle regarde son profil Facebook, curieuse. Sur les photographies, il porte encore ses petits cheveux raides et drus. Orange fluo. Sur l’une d’elles, il est sur une rue au Costa Rica avec des pics de cheveux roux bien érectiles et il tend à un singe une tranche de mangue. Sur une autre, il est quelque part qui peut ressembler à l’Afghanistan, un désert, il porte des vêtements camouflage. Une cigarette lui pendouille au bout de la gueule, sa peau est rose comme si on l’avait frottée et frottée avec du sable. Ses dents s’illuminent dans un sourire bien senti, ses dents blanchies par un soleil bien cru. Sur d’autres photos, il se tient dans une parade nuptiale dans une chapelle qui a connu de meilleurs jours, la clim est définitivement en panne, des perles de sueur décorent le visage de toute la procession mais il sourit tout de même sous un faux-arbre plein de fleurs artificielles roses et bleues.

 

Il n’était pas blond, n’avait pas un teint de pêche et ne semblait guère du genre à jouer d’un instrument de musique. Mais il y avait un petit quelque chose à propos de lui. Et aucune trace visible de protoxyde d’azote.

 

Adéline a accepté de le rencontrer.

 

Elle était assise, seule, à une table de bistro bancale à siphonner lentement une eau minérale. Léon est entré et elle a été surprise de le voir portant une barbe épaisse et une longue chevelure bouclée en lieu et place de la coupe au rasoir qu’elle s’attendait à revoir. Il avait également grandi quelque peu depuis l’école secondaire. Il était costaud mais il se déplaçait à la manière d’un dandy.

 

Adéline se sentait surprise. Se sentait petite. Attirée. Elle s’est extirpée de sa chaise chambranlante et lui a fait un câlin de côté plutôt malhabile. C’est vrai qu’il avait maintenant une bonne taille. Elle a commandé un truc sans gluten avec des germes de graines quelconques. En prenant des bouchées bien calculées, elle tentait de mastiquer de façon mignonne et distinguée comme si elle était une créature trop dentue, comme si elle pouvait l’impressionner avec la seule grâce de sa mâchoire. Mais tout cela importait peu. Parce que Léon, lui, a embouti son burger à la vitesse grand V, faisant gicler la moutarde sur son menton, l’essuyant en souriant sans s’en excuser le moindrement.

Une facilité se déployait sur leur rencontre. Parler avec Léon était comme une balade familière. Une sorte de muscle de la mémoire qui reprendrait sa forme sans douleur. Elle ne voulait absolument pas interrompre cette conversation. Elle a elle-même proposé de continuer devant un verre.

 

Elle a fini par le ramener chez elle. En sifflant lentement une bouteille de rouge bon marché, Léon lui a raconté ses études avortées, sa mission avec les forces armées. Comment ils ont si bien contribué en construisant une école pour filles. Comment les Talibans l’avaient promptement fait sauter le jour même de son inauguration. Comment le désert est devenu une vaste plantation de cannabis et d’opium grâce à de la mousse de tourbe importée du Canada. Le contraste débile entre des rangées et des rangées de fleurs d’opium rouge vif et les uniformes kaki foncé des jeunes hommes à peine pubères qui en arpentaient les rangs, kalashnikov à l’épaule. Il lui a parlé des enfants afghans qui pensaient que les militaires canadiens étaient des sortes de fantômes. Il a lui-même pensé, pour un moment, qu’il avait été un fantôme. Peut-être en était-il encore un. Peut-être sera-t-il un fantôme pour toujours. Il a aussi parlé de la forme des trous de balles qui décoraient son bras et son épaule. Lui a montrés.

 

Adéline se sentait petite. Elle ne ressentait pas le besoin ni vraiment l’envie, elle ne savait surtout pas comment lui répondre. Ils ont écouté Otis Redding. Et ils étaient tranquilles, en paix. Et c’était bien. Le silence s’est éventuellement fait confortable. Si confortable, qu’ils se sont mis à chantonner ensemble les chansons d’Otis Redding.

 

Léon a dit à Adéline qu’elle conduisait toujours comme au secondaire et elle a trouvé cela étrange. Elle essayait de se souvenir comment elle conduisait alors – trop vite assurément. Il lui partageait des souvenirs d’elle, des souvenirs dont elle ne se rappelait pas. Des souvenirs d’elle pourtant.

 

“Te souviens-tu lorsque nous allions chez Corneli manger de la pizza avec les amis après être sortis en ville et toi tu ne mangeais que leur tarte au chocolat? Tu capotais sur leur tarte au chocolat.”

 

Non, je ne m’en souviens pas, pensait Adéline. Mais elle appréciait, étrangement flattée. Comme si c’était un compliment. Mais très différent des compliments qu’elle avait l’habitude de recevoir.

 

“Est-ce que je peux t’embrasser?” Léon lui a-t-il demandé. Elle a hoché de la tête et ils se sont embrassés. Puis elle l’a repoussé. Il s’est dit désolé. Mais il n’avait pas vraiment à être désolé.

 

C’est elle. Elle ne voulait pas s’embarquer dans une autre brouette émotive. Elle ne voulait pas être dompée de la brouette encore une fois. Et elle le lui a dit. Simplement.

 

Léon a dit qu’il était maintenant temps, qu’il rentrait chez lui. Il lui a dit qu’il comprenait. Adéline s’est mise à pédaler à reculons. Elle lui dit qu’il était tard, qu’il pouvait rester, elle lui offrait le divan. Qu’il pourrait partir demain matin. Oui il était tard. Il a accepté, ils se sont fait un câlin poli et se sont dit bonne nuit.

 

Adéline s’est réveillée le lendemain – quelque part vers midi – avec un mal de bloc et la gueule pleine de sable, le vin rouge. Léon dormait toujours sur le divan, ses pieds dépassaient sur les appui-bras, un petit ronflement sifflé qui s’échappait de sa bouche. Ses bas étaient ratatinés, descendus vers ses pieds, probablement d’avoir frotté les appui-bras du divan toute la nuit.

 

Il s’est réveillé, a replacé ses bas et commencé à enfiler ses godasses, il semblait s’apprêter à partir pour vrai. Vrai comme lorsque la rencontre se termine. Vrai comme s’ils ne se reverraient plus. Vrai comme un adieu. Adéline a bien vu ses choix. Continuer à texter des blonds bouclés au teint de pêche, préférablement musiciens avec des sentiments plutôt volatiles ou creuser un peu plus profondément dans ce Léon nouveau.

 

“Aimes-tu les crêpes?” s’est-elle entendu dire, ébaubie d’elle-même.

 

Bien sûr que Léon aime les crêpes. Ils sont allés ensemble au Miss Masson et se sont commandé des crêpes avec du queso et un pichet de jus d’orange. Et lorsqu’il a accroché la carafe avec son coude, que la table est devenue orange, et qu’il a torché le jus avec sa serviette de table, puis celle d’Adéline, puis ses manches de chandail, elle avait souri. Un curieux petit animal tapi au plus creux d’Adéline venait de lui confirmer qu’elle ne ferait pas rien qu’un bref tour de brouette cette fois-ci. Qu’elle venait de trouver quelqu’un avec qui s’assoir, avec qui chanter, avec qui échapper du jus d’orange, torcher les dégâts, ou avec qui simplement savourer le silence.

 

Qu’elle venait de trouver quelqu’un qui savait vraiment ce que c’était de toujours se sentir comme un fantôme.


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

Oh she may be wearyThem young girls they do get weariedWearing that same old shaggy dress,
But when she gets wearyTry a little tenderness.
 

Une question innocente, juste de même

Le vendredi, on dirait qu’on a le droit de rigoler davantage que les autres jours de la semaine. Un vendredi matin comme tant d’autres, bien écrasé au fond d’un fauteuil IKEA, pour éteindre un silence qui devient malaisant, je demande à ma psy si parmi ses patientes, il s’en trouve qui fantasment à l’idée de recevoir une éjaculation sur la poitrine.

“Est-ce que c’est quelque chose qu’on peut considérer comme commun?”

(que j’ai demandé, les bras croisés, mettant un soupçon de feutré dans ma voix qui, je le crois, feignait très bien une sorte de curiosité très ordinaire et banale.)

“Je le demande simplement parce qu’il me semble – du moins je le pense – que c’est le genre de chose que les filles racontent sans gêne, un fantasme somme toute innocent et facilement avoué et qui risque d’allumer aisément le type à qui on le raconte.”

“Est-ce que vous pensez que les femmes vous mènent parfois en bateau?” ma thérapeute me demande-t-elle de sa manière niaise et habituelle en m’observant par-dessus ses lunettes de sœur grise.

“Je crois qu’elles adorent cela si c’est une personne célèbre, une vedette,” dis-je ignorant complètement sa question, “un chanteur populaire et beau gosse, par exemple, sur lequel elles fantasment déjà.”

Elle me demande à quelle sorte de réaction je m’attendais en lui posant la question.

Qu’est-ce que j’aurais voulu qu’elle me dise?

Que lui demandais-je vraiment? Elle semblait ébaubie.

Je poursuis, imperturbable, “Je suis venu sur les – célèbres – seins d’Adéline Rozon, dans une pièce en retrait, lors d’un cinq à sept à la résidence de son agent, un ami commun. Elle dit avoir aimé, pensez-vous qu’elle a menti? Est-ce qu’une majorité de femmes rêve de se faire gicler dessus au niveau de la poitrine? Sérieusement? Et que dire de l’aspect gluant de la chose qui la rend difficile à essuyer surtout lors de batifolages improvisés?

Bref silence.

Enfin, pas aussi bref que lourd.

“Ce ne sont pas là de véritables questions,” dit-elle en faisant tournoyer distraitement son bracelet-montre alentour de son poignet. Une chose hors de prix sans aiguille au cadran, incapable de donner l’heure, seulement la suggérer. “Vous semblez particulièrement stressé ce matin,”

“Non, non! Ce sont là de véritables questions, plus vraies que vraies. Sérieusement. Combien de gens viennent vous voir pour vous avouer avoir rêvé de sexe? Ou d’éjaculation? D’éjaculation sur des poitrines? Ou de la vie sexuelle de Bart Simpson? Ou de telle ou telle vedette qui sort sa bite et l’affiche en public?

Pour un moment, j’ai cru qu’elle aurait pu rire.

Mais elle n’a pas ri.

Elle a seulement discrètement soupiré. Puis elle m’a regardé comme si je devais poursuivre, comme si je devais finir d’exprimer mes petites pensées stupides pour en libérer ma tête une fois pour toutes. Qu’on en finisse.

J’ai ravalé.

Puis j’ai tourné le fer dans la plaie.

“Est-ce que les femmes sont capables d’imaginer. . .” je dis, démarrant lentement en joignant mes deux mains entre mes genoux comme un bon écolier, “. . . comme un King Kong qui se lance en bas d’un édifice, pris d’une rage d’aller baiser. Un jour de pluie. Dehors, tout est collant. Et gluant. Et oui, c’est une de ces soirées de ciel rose-mauve comme New York sait siiiiiiii bien les faire. Et le Kong arrache la statue de la liberté de son socle et la ramène vers la ville. Et les poils de pubis de King Kong sont pleins d’éclisses vertes du cuivre de la statue qui lui taille toute une pipe. Et – boum – Kong lui soulève la robe de cuivre, haut au-dessus de sa tête et les flashes des caméras des touristes japonais illuminent la scène. Et sa pauvre bite est blessée par des éclats de métal mais il poursuit, inlassablement. Évidemment la foule hurle, Vas-y Kong! Baise-là fort! Et la police de New York arrive et les agents tirent des balles de joie sur les lumières des affiches de Broadway! Et la liberté hurle son plaisir. Tous les tam-tameurs se mettent au rythme des coups de bassin de King Kong ! Et les touristes –ah, les touristes– dans leurs ridicules t-shirts j’aime New York. Ils tapent et ils tapent en cadence et ils sautent sur place en proie à de gênantes érections. Et Kong explose sur les seins verts et parfaits de madame Liberté! Il gueule comme un gorille! Et puis et puis! Toute la ville émerge des sorties de secours et des balcons sortant tout ce qu’ils ont de bruyant sous la main, téléviseur, boom-box, casseroles, juste pour amplifier le bruit ambiant! Un énorme CRASH! Un cri inhumain! La ville se fait animale! Se transforme en mini-Kongs qui retournent à l’état sauvage parce que tout le monde veut s’identifier au moment magique, tout le monde veut en être, tout le monde s’encanaille les uns avec les autres! Même le King qui persiste et signe, visitant de la queue la vallée des seins de madame Liberté y tartinant sa semence généreuse, et ah que les gens veulent être là, non? Assister au moment, faire partie du monde! D’un moment de grâce dans l’histoire de l’humanité! Alors maintenant, dites-moi honnêtement, combien de fois vos patientes vous parlent-elles d’éjaculation sur leurs seins?

Pour un moment, elle est demeurée silencieuse.

Vraiment silencieuse.

Son calepin de notes à la main, elle observe sans fin mes orteils qui sortent du bout de mes sandales.

Une automobile klaxonne sur la rue.

Une pièce plus loin, un micro-ondes bippe.

Quelqu’un a oublié sa tisane à la lavande.

Je craque chaque jointure de chacun de mes doigts.

On entend l’horloge au mur.

Et pour couper dans l’air du temps qui s’épaissit à vue d’oeil, j’essaie le small talk, je lui demande si elle est déjà allée à New York. “Non,” dit-elle stoïque, “et vous?”

“Peut-être une fois, enfant, avec mes parents,” que je lui réponds.

“Intéressant,” marmonne-t-elle.

bzzzzzzzzzzzzz…. fait la mouche qui vole.

“Est-ce que cela vous plongerait dans les embrouilles si l’idée me prenait de me suicider en sortant d’ici?”

Elle a pris une sapée de sa tasse et s’est calée dans sa chaise.

Tout en replaçant sa tasse sur la table d’appoint, ramassant son stylo-bille – clic – appuyant sur le bouton à ressort du stylo, elle se met à écrire pour moi le nom d’un autre psy qui se trouve à l’autre bout de la ville.

“Non, pas exactement des embrouilles,” dit-elle, “mais nous aurions beaucoup, beaucoup trop d’explications à fournir, vous comprenez?”


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

Lettre à l’éditeur

Bonjour monsieur Laflamme-Marion,

(J’ai mis en copie tous les éditeurs de ma liste)

Avez-vous reçu récemment un manuscrit intitulé Inconfulgurabilité subséquentielle d’un type qui se nommerait Luc-Aurèle Lebom?  Si non, cela ne devrait tarder. La lecture de ce manuscrit pourrait modifier considérablement votre rapport à la lecture, voire altérer l’ensemble de votre fantasmatique, la prudence s’impose. Cet illuminé semble être sur une mission, il a expédié son manuscrit à pas moins de mille cinq-cents éditeurs, dit-on, sans blague! Dans toute la francophonie.

Selon sa bio, il enseigne les arts plastiques et l’astrogéophysique à l’université de Beauceville à Val d’Or (l’UBAV). Si vous voulez bien vous joindre à moi, j’organise un co-voiturage mardi qui vient, pour l’extirper de sa première période du matin et l’isoler. Le recteur nous a confirmé qu’il pourrait nous prêter assistance en nous fournissant quelques agents de sécurité de l’université et même nous prêter le local de ressourcement spirituel, local éternellement inoccupé depuis la laïcisation de l’état. Magalie-Marie lui a même trouvé un suppléant pour ne pas trop perturber ses élèves déjà suffisamment ébaubis. Un type de Mont-Laurier qui enseigne la soudure à l’arc électrique, on ne trouve pas plus terre à terre – groundé comme disent les chinois. Cela leur fera le plus grand bien. Belle pensée, non?

Nous avons également discuté avec quelques-uns de ses élèves qui auraient l’intention de publier l’intervention sur TikTok*. Apparemment, le type leur lit ses textes échevelés en pleine classe. Ils ont construit une fausse page Instagram à son nom, un truc super sarcastique avec à peine un soupçon de montage et d’édition, où on peut voir Lebom leur faire la lecture à voix haute (j’ai mis le lien ici-bas).

Soyez averti cependant, ces images sont terriblement perturbantes.

Bien à vous,

Édith.

 

*Ne pas confondre avec TokTok, nouveau réseau social des témoins de Jéhova.

 


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

Dans l’eau de là

Un poisson peint pour toi
Un mot écrit dans le désarroi
Bleu de Prusse tout éclat
Quelques vers au crayon de bois

Je t’écris un poisson arlequin
Je te peins trois alexandrins

Quand la lune vient inspirer
À la marée de se ramener
L’écume embrouille la frontière
Entre grève et eaux claires

Les pierres s’alanguissent
Sous la caresse des flots
Sur le sable dans un tango
Des sternes tracent des caprices

Je t’écris aussi la rivière
Je te peins deux-trois prières

La nuit par le moustiquaire
J’entends le poisson sautant
Et à l’eau comme une pierre
Éclabousser en replongeant

Comme un petit astronaute
Quitte son monde un moment
Pour entrapercevoir le nôtre
De nos rêves un menu fragment

Je t’écris tout mon bleu de Prusse
Et je te peins le plus beau sanctus

Quand le matin vient inspirer
À ta lumière de se ramener
L’astre embrouille ma paupière
D’encre bleue et d’eau claire

 


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

En couverture : Van Lanigh, Etretat 2.0, détail.

Intimation

Hier sied pour toujours
Demain pour jamais
Et si encore un jour
Je ne vous reverrais

Détourner le regard
Et l’eau gèle à la mare
Les photos accrochées
Au mur semblent s’effacer

Plonger nos mains ridées
Au fond des paniers passés
Lorsque nous nous reverrons
Coquillages, pierres, boutons

Je ne saurai trop quoi dire
Paroles ordinaires ou délire
Le temps se fait pluvieux
Dostoyevski vil artificieux

Restez donc chez vous
Belles joies dérisoires
Nous venons tous à bout
Nos chagrins de l’espoir

 


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

Chouette Pierrette

 

La mère de Pierrette trouve sa fille pas mal chouette. “T’es pas mal chouette, ma petite Pierrette,” la mère dit-elle souvent à sa fille. Chaque fois que c’est Pierrette qui tient la caisse à la petite tabagie familiale, le chiffre d’affaires fait un bond remarquable. Comment ne pas être chouette à seize ans? Ça ne devrait même pas être permis avoir un âge pareil.

“Assez chouette pour que je t’inscrive aux auditions pour adolescentes qui rêvent d’être mannequins ou actrices. C’est une occasion rare, manque pas ton coup. Tu ne vas pas rater ta chance, hein Pierrette?”

 

***

 

Hier, le gars qui livre pains et pâtisseries à la tabagie, un bellâtre dans la vingtaine, et Pierrette, ont eu un épisode de sexe sur le plancher de tôle du camion de livraison.

 

“Je t’aime bien Pierrette,” dit-il après leurs ébats rudimentaires, “T’es vraiment chouette.”  Puis il lui a donné une danoise au fromage.

 

“Celles aux framboises sont bien meilleures,” répondit-elle, pas peu fière de son nouveau flirt.

 

Pierrette s’est mise en retard pour l’école. Ça valait le coup. Elle se sentait électrifiée. Elle espérait que tout le monde découvrirait son flirt avec le gars des pains et pâtisseries. Que les filles spéculeraient dans les vestiaires. Se passeraient des notes en cours de dactylo. Au pire, elle trouverait une façon discrète de lancer la rumeur elle-même.

 

***

 

Ce matin, elle rode alentour du camion. “Nous donnerais-tu chacun une rosette au coconut, moi et mes amies?” demande-t-elle en roulant des yeux.

L’étincelle n’est plus là.

Même si elle avait dormi avec le toupet scotché et portait sa longue chevelure détachée et savamment ondulée.

Même si elle s’était rasé les jambes en chipant le Barbasol d’un de ses frères.

Même si le livreur de pains et pâtisseries lui avait dit t’es vraiment chouette, je t’aime bien Pierrette.

 

“Et pourquoi je te donnerais des rosettes au coconut, hein?”

 

“T’es rien qu’un pervers,” dit Pierrette.

 

“T’es rien qu’une petite écervelée.”

 

“Tu pues du cul, tu sens le tabac.”

 

Et encore et ainsi, ça y allait.

 

***

 

Hier, après sa triste baise sur le plancher du camion, elle avait trouvé un morceau de croissant brisé dans la poche de sa jupe d’école bleu marine. Le genre de jupe craquée qui la faisait brailler de rage le temps venu de la repasser. Le morceau de croissant avait dû rouler sur son dos et se glisser dans sa poche dans la confusion de leurs ébats précipités.

 

***

 

Aujourd’hui, le bout de croissant traîne au fond de sa poche de veston. Brun, durci, le morceau lui fait penser à un nez de bébé.

 

“Va-t’en d’ici tout de suite,” lui dit le beau livreur qui semble déjà rassasié d’elle.

 

“Il va falloir que tu achètes de la bière pour moi et mes amies,” dit Pierrette sur un ton à peine revanchard, “j’ai rien que seize ans, tu sauras, toi, t’es majeur.”

 

“Débarrasse ou j’appelle la police,” répond le beau livreur.

 

Il offre à Pierrette un plein sac brun de pâtisseries mélangées, probablement brisées ou passées date. “Sont bonnes pareil,” lui dit-il en lui passant le sac.

 

Il salue Pierrette machinalement comme on salue un conducteur qui nous cède gracieusement le passage.

 

“Allez. Va. Va,” ajoute-t-il, agitant ses mains.

 

Quelle tache, pense-t-il.

 

***

 

Contrairement à hier lorsque Pierrette était en retard et électrifiée, aujourd’hui, Pierrette marche vers l’école à l’heure et affamée. Elle mange les pâtisseries brisées dans le sac brun. Toutes. Et la collation que sa mère lui a préparée. Et son repas du dîner. Et une barre de chocolat que son amie Odile ne veut pas. Après l’école, elle s’en retourne directement à la maison et bouffe tout ce qu’elle trouve dans le frigo avant que ses parents ne rentrent du travail.

 

Et ça dure un mois comme ça avec la nourriture. Elle ne retourne plus au camion de pains et pâtisseries qui vient toujours livrer ses choses au commerce familial.

***

 

Et puis, elle avait probablement oublié, on en était à la veille des auditions pour mannequins adolescentes.

 

Pierrette et sa mère se préparent pour une journée de spa maison. La mère de Pierrette porte une belle robe de chambre blanche, Pierrette n’en a pas alors elle porte son plus beau pyjama deux pièces, celui en soie avec des Père Noël en chemise hawaïenne.

 

La mère de Pierrette se peint les ongles d’orteil orange marmelade. Puis ceux de Pierrette. Chacune se masse les tempes avec de l’huile de coco. Elles n’ont pas de concombres alors elles se mettent sur les yeux des cuillères de métal fraîchement sorties du congélateur. C’est génial, dit la mère. Pierrette se sent pathétique.

 

Pendant que sa mère trempe dans un bain bouillant, Pierrette mange et mange et mange. Elle gratte le fond des plats de pâtisserie, détachant les beaux morceaux croustillants. Lorsqu’elle en a fini, elle se frotte le bedon en rond comme les personnages de dessin animé qui viennent de se bourrer la face de friandises.

 

La mère de Pierrette sort enfin de la salle de bain et revient avec une bassinette d’eau bouillante. “Viens ici, penche ta tête au-dessus de la bassinette.” Et puis elle érige une sorte de tente au-dessus de la tête de Pierrette avec une serviette. “Allez, respire par le nez et garde la bouche fermée pour ne pas t’étouffer avec la vapeur.”

 

Le cou de Pierrette touche au rebord de la bassinette. C’est dans ce plat que sa mère prépare la paëlla et que son père met ses poissons lorsqu’il rentre de la pêche. Pierrette a un long toupet, sa mère le relève d’une main pendant qu’elle passe une débarbouillette dans le visage de Pierrette de l’autre main. Pierrette n’entend rien de ce que sa mère raconte, la hotte de la cuisinière tourne à plein régime pour gober la vapeur perdue.

 

La mère de Pierrette appuie fortement sur le derrière de la tête de sa fille. Elle la pousse vers le bas. D’une seule main, elle appuie et la tête de Pierrette descend. Plus bas. Plus bas. Encore plus bas.

 

Le toupet de Pierrette est imbibé de vapeur, pendouille sur ses yeux. Il semble s’être allongé avec l’humidité comme des cheveux frisés allongent lorsqu’ils sont mouillés. Encore plus bas. Pierrette est étourdie par la vapeur. Le bout de son menton touche à l’eau. Sa lèvre d’en bas. Le bout de son nez.

 

Pierrette se défait de l’emprise de sa mère, et lorsqu’elle ouvre les yeux elle réalise que ses beaux ongles d’orteil orange marmelade sont sévèrement amochés. Et les soins de ci et les soins de ça n’en finissent plus de finir.

 

***

 

Le lendemain matin sa mère se dit désolée pour la journée de spa-maison qui a totalement frôlé la démence. “Tu sais, fille, des fois on en fait trop mais c’est pas pour mal faire,” puis en retenant un rire elle ajoute, “Ta peau reluit!”

 

***

 

Le casting recherche particulièrement des jeunes filles en pleine adolescence, des jeunes filles tout à fait normales. Mignonnes, soit, mais typiques. Pierrette garde les mains dans les poches de son veston et s’amuse à tourner le bout de croissant en nez de bébé qui se meurt lentement dans le fond de sa poche.

 

Trois femmes sont assises derrière une table pliante grise. La première est là pour les inscriptions. Elle ressemble à un marsupial avec sa face longue, son grand nez et ses yeux aux couleurs de crêpes. Elle croise beaucoup trop ses jambes, on ne sait plus quel pied va avec quelle jambe. “Écris ton nom ici,” dit la bonne femme en pointant le haut du formulaire. “Ôte ton veston.” Elle fait passer Pierrette à la deuxième femme. Cette femme a l’air d’être la plus importante – la femme au hochement décisif. “Tourne, fille. . . OK. . . tourne encore.”

 

“Je t’aime bien, Pierrette, c’est bien ça? Tu es pas mal chouette mais tu dois perdre 10 kilos,” dit madame hochement qui ne hoche pas du tout la tête pour Pierrette. Pierrette ne se rend pas à la troisième femme.

 

Pierrette a manqué son coup et sa mère lui avait bien dit “rate pas ton coup, hein Pierrette?” Mais elle se sent belle quand même. Elle se sent prête à partir une rumeur. Peut-être qu’elle va appeler la police. Elle ne sait pas très bien encore, mais peut-être bien. Elle mangerait volontiers d’autres danoises aux framboises dans une boîte de camion, le corps encore électrifié. Rien qu’à y penser…

 

Pierrette remet son veston, met ses mains dans ses poches, sort ses mains de ses poches. Elle écrase avec fracas le dernier morceau du nez de bébé en plein centre de la table pliante grise devant trois femmes ébaubies, les miettes s’éparpillent en toutes directions sous le choc. Elle dit aux trois femmes de l’agence:

 

“Vous vous êtes pas vues, vous autres? Calvaire que vous êtes grosses pis laides!”

 

Puis elle tourne les talons.

 


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

 

Aujourd’hui 5 mai 2023, il y a 25 ans que les Colocs lançaient l’album Dehors novembre. Ça ne me rajeunit pas.

Comme des façons de se souvenir

 

Tu te souviens comment tu t’assoyais sur le plancher de ma chambre peinte d’énormes rayures rouges et bleues lorsque j’avais quatorze ans et que tu en avais vingt-et-un? Comment tu tournaillais une tresse alentour de tes doigts et que tu regardais au mur les affiches de mes idoles musicales que j’y avais accrochées et que tu me demandais si j’aimais vraiment cette musique?

 

***

 

Tu te souviens lorsque tu m’avais acheté un harmonica? Tu te souviens comment tu m’avais enseigné à souffler dedans de façon à ce que l’harmonica ne chatouille pas mes lèvres? Comment nous avons parcouru toute la gamme en mi mineur et comment j’avais réalisé que le sens profond de l’amour était lui-même contenu tout rond dans le mi mineur? Quel âge devrais-je atteindre pour avoir le droit d’y goûter?

 

***

 

Ne te reviennent-elles pas à l’esprit, ces frites salées, chaudes et graisseuses dans leur sac brun que nous mangions assis sur les bornes de béton d’un stationnement? L’asphalte brûlait nos orteils.

Et toutes nos phrases commençaient par, “et si nous avions le même âge . . .”

 

***

 

Tu te souviens lorsque le téléphone sonnait et sonnait lorsque nous écoutions Le charme discret de la bourgeoisie et que nous nous inventions des rêves comme les militaires du film? On ne répondait pas au téléphone et nous étions deux intellos européens qui divaguaient allègrement des heures et des heures et nous étions un film, un Bunuel, deux stars. Tu ne répondais pas à ce pauvre garçon même si tu le fréquentais vaguement à l’époque.

 

***

 

Je souhaiterais ne jamais avoir retiré mon chandail cette soirée du nouvel an. J’aurais dû aller me coucher avant le coup de minuit. Je n’aurais jamais dû boire tout ce champagne bon marché même si toi tu t’abstenais d’en boire. Tu t’abstenais toujours. J’aurais préféré te laisser descendre au sous-sol toute seule. Préféré que tu n’essaies pas de me convaincre que toutes ces lumières me dérangeaient. J’aurais préféré que tu ne les éteignes pas.

 

***

 

Tu te rappelles lorsque tu me cassais les oreilles à propos de combien heureuse tu te sentais? Je suis heureuse, disais-tu à mon oreille, mes yeux tournés vers le plafond les tiens dans le vide. Je t’entends encore.

 

***

 

J’ai eu dix-huit et tu avais maintenant vingt-cinq ans. Tu te rappelles toutes les blagues insignifiantes que tu me faisais à propos de mon âge maintenant légal? Tu te souviens comment les choses sont devenues beaucoup moins drôles après que j’aie soufflé les chandelles sous la tente au bord de la crique et que le matelas s’était mis à se dégonfler sous nos fesses? Moi je m’en souviens.

 

***

 

M’entends-tu encore? T’annonçant la nouvelle? J’étais accepté au collège, le même que toi. Je voulais être toi. Je voulais être à toi. À toi de me dire qui j’étais. À toi de me dire quand je pourrais être aimé en mi mineur, pour vrai.

 

***

 

Tu te souviens lorsque nous en avions discuté? On se demandait combien d’années étaient encore de trop? Et ni l’un ni l’autre ne savions plus vraiment quand rire des choses. Si ce n’est de l’amour, pourquoi étais-tu dans ma vie? Mais il me fallait assumer pour cela qu’il existe une raison pour laquelle les gens viennent et pourquoi les gens vont. Nous nous étions assumés de différentes façons. Et nous nous accrochions chacun à nos assomptions jusqu’à ne plus se reconnaître l’un dans l’autre. Jusqu’à ce que nous commencions à nous rappeler les choses de façon différente.

 

***

 

Tu te rappelles comment tu m’avais offert une vieille montre qui venait de ton père lors d’un chic dîner aux chiens chauds vapeur après que nous ayons oublié quand rire des choses? Le temps s’était arrêté à cinq heures moins vingt. Il y est toujours. Te souviens-tu de l’odeur rance de la graisse et des sièges de vinyle orange qui collaient à nos cuisses? Je m’en souviens. Tu te souviens, sur le chemin du retour, assise sur la barre de mon vélo, une pièce avait brisé et plein d’autres s’étaient mises à décrocher si bien qu’on avait dû l’abandonner sur le trottoir? Moi, je m’en souviens.

 

***

 

Tu te souviens comment la diseuse de bonne aventure du parc Belmont m’avait dit que j’avais deux âmes sœurs et que j’avais déjà rencontré les deux? Tu te souviens que je t’avais dit que tu étais une de ces deux âmes-là? Je regrette tellement de choses que je t’ai dites, ou tues – mais j’étais encore un enfant disais-tu et tu m’avais si bien appris à mentir.

 

***

 

“Souviens-toi,” m’avais-tu dit, “ta nouvelle vie adulte est une opportunité d’être qui tu veux. Tu peux raconter que tu as été élevé par les carcajous ou que tu vis dans une yourte au Tibet ou que tu as traversé le Costa-Rica à dos de mule.” Tu n’as jamais pensé aux conséquences inattendues de ces folles propositions sur ma petite tête de linotte, non?

 

***

 

J’avais eu en cadeau une caméra Polaroïd, tu te souviens? Celle avec un petit tiroir au bas qui permettait aux photos de se développer lentement – dans la noirceur de leur discrète intimité. Lorsque j’avais seize ans et que tu en avais vingt-trois tu m’avais demandé de me photographier avec. Mon frère avait trouvé la photo et je lui avais dit que c’était rien que pour moi, pour faire des esquisses au fusain. Aussitôt que je l’avais sortie du petit tiroir, j’avais su que cette photo ne serait pas pour toi. Je savais que je ne voudrais pas te la donner. Je savais que tu n’avais pas à la voir.

 

***

 

Tu te souviens des biscuits d’Halloween, des beignets au sucre blanc en poudre qui nous soudaient les deux moitiés de la gueule ensemble, des vernissages où on se faufilait sans carton pour chiper du vin et des ciné-clubs gratuits, les escapades nocturnes, nus dans le parc et le cahier avec un dauphin en couverture et les longues jupes qu’on portait pour y écrire des poèmes? C’était quoi tout ça sinon de l’amour en mi mineur. Quel âge devrais-je atteindre pour avoir enfin le droit d’y goûter?

 

***

 

Est-ce que tu m’entends maintenant? Moi qui te racontes la bonne nouvelle? Que je suis un grand garçon maintenant depuis belle lurette? Un homme, pour vrai. Et je sais maintenant que nous nous rappelons les choses chacun de notre façon. Comme une longue marche du fleuve vers mon appartement de Rosemont alors que j’avais maintenant l’âge que tu avais lorsque je t’ai connue. Je portais l’uniforme d’époque, sandales afghanes, jeans déchirés, je portais la tunique de lin, les cheveux aux fesses. Tu portais une peine d’amour. Te souviens-tu de ce que ton visage avait l’air lorsque tu m’as regardé pour me dire au revoir – comme si c’était la dernière fois qu’on se voyait, comme si nous n’étions pas en amour du tout.

 

***

Te souviens-tu de qui tu étais, toi, avant que l’on se rencontre?

 

Pas moi.


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

La dryade de Léon

 

Léon avait trouvé sa dryade au printemps, dans le bois derrière son école élémentaire. Elle était nue sauf pour sa longue chevelure verte et ondulante assez longue pour couvrir les parties de son corps que Léon aurait bien aimé regarder.  Léon s’était présenté poliment, comme s’il s’adressait à une personne adulte. Lorsqu’elle lui a répondu, sa voix était musique. Ils ont parlé un bon dix minutes à propos des salamandres qui vivaient aux abords de la crique, elle lui avait dit le nom de chaque salamandre qui vivait là. Puis, elle lui avait tendu son bras long et fin et Léon avait bien cru qu’elle l’investirait de pouvoirs magiques mais elle était simplement venue plonger sa main dans son sac de croustilles et elle lui en avait volé une grosse poignée. Trois ou quatre printemps avaient dû s’écouler avant qu’il ne la revoie. Et la mère de Léon était morte avec ce printemps-là.

 

***

 

Léon était au secondaire et il était revenu, il marchait comme quelqu’un qui marche sans but, mais il s’approchait lentement mais sûrement de là, guidé rien que par l’air du temps dans ses belles effluves de printemps. Ses pensées erraient, la réalité devenait de plus en plus évidente dans son esprit, quelle déception devait-il être comparé à ses frères, brillant au cours classique, artistes de génie, électroniciens rusés ou intellectuels de gauche et lui, pour tout bagage, ses travaux non-finis, son spleen collé au cul, son deuil de quatre tonnes sur les épaules, son quart d’once de hashish dans ses poches. Il se roule un pétard assis sur la grosse pierre au milieu du ruisseau et tente de démêler son agenda dans sa tête. Rédaction, révision, examens, trigonométrie, un projet en anglais. Ses pensées, un immense bordel encombré, un Everest à gravir sur les genoux.

 

Dans l’air, une mélodie, une rafale de vent qui joue avec la cime des arbres un air bucolique et envoûtant. Elle est apparue. Faisant une avec l’esprit de la forêt, fière, belle et nue. Léon était muet d’ébaubissement. Scié en deux.

 

“Tu es réelle, finalement?” dit-il.

 

“Oui,” ricana-t-elle en rougissant même un peu.

 

En courbant un long doigt, elle lui fait signe de s’approcher. Il s’est levé d’un seul coup pour traverser la crique vers elle. Et si elle voulait l’attirer dans un guet-apens pour l’embrasser? Et s’il pouvait toucher sa poitrine? Le coeur essayait carrément de lui sortir par les trous d’oreille. Mais elle ne l’a pas embrassé, elle lui a seulement arraché le joint de la main.

 

“Qu’est-ce que c’est?” qu’elle a demandé.

 

Léon a pensé qu’elle saurait bien le dire à son père ou à ses professeurs, alors il lui a expliqué.

 

“Comme ça?” avait-elle demandé tout en portant le joint à sa bouche et elle le pompait si énergiquement, le joint entier s’est embrasé menaçant même de lui brûler les lèvres. En quelques minutes à peine elle riait pour aucune raison et parlait de boire la sève des arbres à même les racines, le nectar de mère Nature. “C’est un peu comme ça, en moins sucré toutefois,” soutenait-elle le plus sérieusement du monde. Il est retourné dans la petite clairière tous les jours pendant deux semaines mais il ne l’a pas revue, puis le temps est venu de rentrer en ville.

 

***

 

Il aura fallu trois autres printemps, quatre peut-être. Il avait repris le chemin entre un je l’aime et un je l’aime pas à l’égard de sa douce Marguerite qui se jouait de lui ou qui l’avalait tout rond parfois, c’était selon. Il n’avait pas fait le collège, impossible de faire le foyer sur ses pensées alors qu’il n’avait même plus de foyer où vivre lui-même. Son père s’était ramassé en ville avec une conjointe plus jeune et il n’y avait plus de place pour Léon dans ce nouveau nid d’amour.

 

En visitant le vieux village, Léon s’est arrêté au magnifique dépanneur ultra-moderne qui avait remplacé le magasin de bonbons de son enfance, il est entré s’acheter une boisson énergisante. Puis, pour aucune raison, il a marché derrière le magasin en direction du petit bois. Il y avait un sacré bail qu’il n’avait pas repensé à la nymphe, mais il se souvenait de son vieux chemin. Léon a retrouvé la grosse pierre en plein milieu de la crique et est grimpé dessus, debout. Est-ce qu’elle avait vraiment vécu ici ou avait-elle été uniquement de passage ici?

 

“Si tu traînes encore dans le coin,” Léon dit-il à voix haute, “j’aurais certainement besoin d’un bon conseil.”

 

L’eau claire coulait sur les galets, contournait la grosse pierre. Léon se demandait combien d’eau avait bien pu s’écouler depuis sa dernière visite. Une si petite crique mais encore, son flot ne s’arrêtait jamais. Une grande mare? Un lac? Un océan entier? Léon a regardé l’heure. Il a lancé sa cannette dans le buisson en avant, avec les autres cochonneries et les emballages de plastique qui traînaient là, et il tournait délicatement les pieds sur la pierre ronde pour s’en retourner.

 

Soudain, une brise. La dryade était allongée là près des eaux vives. Son sourire s’est éteint lorsqu’elle a aperçu le visage de Léon. Elle lui a aussitôt demandé ce qui n’allait pas. Léon aurait bien voulu lui expliquer mais qu’est-ce qu’un esprit de la forêt aurait bien pu comprendre à ses histoires tristes, ses amours chancelants, son destin tordu. Elle écoutait. Léon avait fini avec l’histoire de sa mère, sa pauvre mère.

 

“Elle souffrait trop, elle avait suffisamment souffert.” La voix de la dryade était une flute traversière, ses bras grattaient des cordes invisibles. Léon la regardait s’épancher dans l’eau sous l’éclairage verdi par le feuillage des arbres. Elle a souri, lui a lancé un clin d’œil, Léon avait pensé qu’elle lui préparerait une concoction miracle qui guérirait tout. Il se sentait prêt à avaler d’un grand trait toute potion qu’elle ferait apparaître pour lui. Mais lorsqu’il s’est approché d’elle, elle lui a arraché sa montre du poignet.

 

Elle s’amusait avec les boutons de la montre. “Qu’est-ce que ça fait? Ça sert à quoi?”

 

“Ça dit l’heure,” répondit-il tout simplement.

 

“Pourquoi ne pas se fier au soleil, aux étoiles?”

 

Léon haussa les épaules. Elle ne lui dit plus rien à propos de sa mère mais elle commençait à lui énumérer ses constellations favorites. Expliquait comment pister nuitamment le carcajou lorsque la lune partait se cacher, comment reconnaître le premier jour de septembre dans le seul parfum du temps, toute cette sorte de choses. Rien de bien utile, somme toute, et elle ne lui a jamais remis sa montre.

 

***

 

La dernière fois, Léon était un homme, un père de famille. Les printemps ne se comptaient plus. Les enfants étaient presque des hommes déjà. Lorsqu’on avait enterré leur mère, que toutes les choses de la maison avaient été mises dans des boîtes, que la dernière boîte avait été embarquée dans le camion, Léon avait embrassé les deux garçons et était parti vers la crique. Des pensées étranges – lui, lui tout seul, vraiment tout seul. Vingt-cinq ans de marguerites effeuillées aux quatre vents, envolées à jamais.

 

La forêt était agressée de toutes parts pour la gloire d’un nouveau développement domiciliaire. Probablement en tous points semblable aux horribles maisons à déclin de plastique bleu qui avaient remplacé la vieille école. Chacune en forme de L avec chacune son garage double. Léon n’avait pas eu à marcher longtemps dans le petit bois, il s’est presque rendu directement jusqu’à la grosse pierre en automobile. Des rétrocaveuses étaient garées au bout d’un cul-de-sac et attendaient comme des vautours une autre journée de destruction. En gagnant la crique, au sol de grands lambeaux de verdure avaient fait place à des grands carrés bien droits de boue et de gravier. Léon pouvait voir poindre quelques fondations, les squelettes de bois de trois ou quatre futures maisons.

 

Léon a refermé la portière de la voiture, s’est mis à marcher vers la grosse pierre. Il ne restait plus beaucoup d’arbres. Il s’est arrêté un moment, les deux pieds dans la boue à observer la ligne argenté de la crique qui transportait toujours patiemment ses eaux limpides sur son chemin de galets et de glaise, il se demandait si sa dryade apparaîtrait encore. Il avait peine à se l’imaginer aujourd’hui dans son royaume violé, colonisé.

 

Puis, il l’a aperçue. Elle le regardait. Ses lèvres étaient flasques et pendantes, sa silhouette opaque, camouflée, et qui s’estompait entre deux arbres restants.

 

“Bonjour,” dit Léon.

 

“Léon?” répondit-elle.

 

“Oui, c’est bien moi.”

 

Léon a fait quelques pas vers elle culbutant presque sur les glaises luisantes et glissantes. Elle semblait se contracter à son approche alors Léon s’est arrêté. Rien de mal, il voulait se mettre à jour avec elle, une partie de lui aurait voulu la combler, une autre lui demander son aide dans un moment particulièrement difficile. Il ne voulait pas être seul. S’il avait vraiment eu besoin d’un miracle, c’était bien aujourd’hui plus que jamais, et il s’est arrêté sec à la vue d’une bétonnière, d’une pile d’arbres abattus derrière elle. Des sections d’énormes tuyaux de béton alignés derrière la crique.

 

“La magie est presque toute partie d’ici,” dit la dryade.

 

“Je suis désolé, tu ne peux pas savoir.” Léon, debout dans la boue, revoyait toutes les horribles maisons qu’il avait vues sur sa route. Les longues allées asphaltées et les stationnements déserts, les étangs artificiels et leurs fontaines. Mais il ne s’agissait plus de simple géographie. Ou de progrès. Ou de simple poésie. C’était tout. La tourbe déroulée au diable vauvert. Le stupide tapis de caoutchouc sous les jeux du parc. Les pierres toute droites des cimetières. Toutes des choses inévitables qui soudainement étaient là.

 

“Est-ce qu’il reste de la magie quelque part?” Léon voulait vraiment savoir.

 

“Un peu.”

 

“Comment je fais pour la trouver?”

 

“Tu te souviens de ce que je t’ai dit?”

 

“Non,” Léon répondit-il, parce qu’il oublie lentement les choses maintenant, et il a une sainte horreur des devinettes. Un petit sourire est venu puis il est disparu entre les lèvres de la dryade qui se serraient l’une sur l’autre. Elle n’avait rien répondu, et Léon la fixait des yeux comme un désespéré, la voyait lentement se dissoudre entre les arbres, se fondre dans les effluves du printemps.

 

Lorsqu’elle est partie, Léon savait cette fois-là que c’était pour de bon.

 


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

Un invité spécial

Sonnet d’or

Dans le soir triomphal la froidure agonise
Et les frissons divins du printemps ont surgi ;
L’Hiver n’est plus, vivat ! car l’Avril bostangi,
Du grand sérail de Flore a repris la maîtrise.

Certes, ouvre ta persienne, et que cet air qui grise,
Se mêlant aux reflets d’un ciel pur et rougi,
Rôde dans le boudoir où notre amour régit
Avec les sons mourants que ton luth improvise.

Allègre, Yvette, allègre, et crois-moi : j’aime mieux
Me griser du chant d’or de ces oiseaux joyeux,
Que d’entendre gémir ton grand clavier d’ivoire.

Allons rêver au parc verdi sous le dégel :
Et là tu me diras si leur Avril de gloire
Ne vaut pas en effet tout Mozart et Haendel.

 

Emile NELLIGAN
1879 – 1941


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert