L’autre noce

L’illusion trouve sa craque
Dans ma carapace patraque
Se glisse le long des fêlures
Fuit à travers moult blessures

De traîtres repos assassins
Ne ramènent plus les matins
Que le feu dans les corps tordus
Des pas vacillants, esprit perdu

Je pends aux cordes distendues
De mille archi-duchesses déchues
Accroché, un caniche déchaîné
Aux pans de leurs hardes élimées

Pour que la blessure enfante
S’accouple avec la vie fuyante
Dans une noce ultime et bénie
Par la paix, le silence et l’oubli


Flying Bum

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Aaaaaprochez mesdames et messieurs! Aaaaaprochez!

 

La femme-serpent, quelle fumisterie! Nous avons attendu en ligne une grosse demi-heure à travers une file de sans-dessins surexcités. Des garçons en avant de nous donnaient des coups de pieds sur les barreaux de la cage, cognaient leurs grosses bottes au sol. Ce que nous avons vu, un long corps articulé en carton-pâte, la tête d’une femme dont on se doutait bien que le corps était dissimulé sous un faux plancher, mal maquillée et mal agencée aux écailles peintes du serpent. On se fiait sur un éclairage blafard pour faire passer la pilule. “Bidon ! Bidon !” criait Adéline, “c’est comme s’ils ne s’étaient même pas forcés juste un peu !” Je riais, comme soulagé.

 

Nous sommes sortis, déçus, et nous sommes passés à la tente suivante qui annonçait la plus petite femme au monde. Nous avons ratissé le fond de nos poches et nous avons réuni une cagnotte pour s’acheter les billets d’admission. Ici, il n’y avait pas de file d’attente.

 

Aaaaapprochez, mesdames et messieurs, approchez.

 

Le guichetier? La guichetière? Possiblement un adolescent blasé qui s’était trouvé un boulot à la foire cette semaine-là, peut-être un vieillard qui se cachait, honteux de son plan de carrière peu reluisant, aucun souvenir.

 

Nous sommes entrés dans la tente – toute rouge et poussiéreuse, l’air épais avec des relents de friture et d’animalerie. Nous nous faufilions dans les dédales de l’attraction en examinant chaque affiche et panneau sur notre chemin. “Ça n’annonce rien de bon, ça va être bidon encore!” affirme Adéline. Les affiches ont des formats disproportionnés, des trucs de cinq ou six pieds de haut. Nous sommes devant un tableau qui décrit la taille normale d’une femme, des flèches pointent vers des organes. Pas à l’échelle, indique une plaquette.

 

L’affiche suivante est plus petite, de grosses lettres en rouge proclament Modèle à l’échelle. Les contours d’un corps minuscule y sont tracés. “Ça ressemble aux silhouettes tracées au sol dans les films policiers, le contour d’un cadavre,” dit Adéline. Elle touche l’affiche, ses doigts effleurent le cœur de la silhouette. Des flèches pointent vers les organes sur l’affiche, les comparent à des objets de tous les jours. “Son cœur est de la taille d’une cerise de France!”

 

Je demeure sceptique, pas du tout impressionné.

 

Nous contournons un mur de toile rouge et nous apercevons enfin une table dans une pénombre artificielle. La réplique d’une petite maison est positionnée au centre, comme un décor de théâtre minuscule. Un rectangle de vinyle presque transparent nous empêche de pénétrer plus loin. Des panneaux sont peints pour ressembler à un mur avec des fenêtres et des rideaux. Dans la fenêtre, un décor peint sans la moindre profondeur qui représente un ciel clair, un pommier en fleurs, des nuages duveteux. Une lampe, comme une petite lampe de lecture, est accrochée au haut du panneau, sa lumière faiblotte dirigée vers le centre du décor.  

 

Une petite chaise berçante au milieu de la scène. Et là nous la voyons, une petite femme, plus petite que petite, trop irréelle pour l’appeler femme, même petite. La taille d’une des poupées qu’Adéline a déjà reçue en cadeau, un genre de cow-girl qui venait avec un livre d’aventures de l’ouest.

 

Devant elle, sur un panneau est écrit : Elle ne parle pas français. Ne pas lui parler.

 

Mes yeux se promènent entre l’affiche et elle à la recherche d’autres indices, d’autres trucages. Sa peau est brun-rougeâtre comme la couleur de mon crayon de bois favori, rouge brulée, brun terre cuite. Sa peau lisse est brillante malgré l’éclairage avare. Ses cheveux sont tirés vers l’arrière, tressés, noués avec des bouclettes probablement chipées à une poupée. Ses yeux sont tellement brillants. Est-ce que je l’ai vue cligner?

 

J’ai senti Adéline se heurter contre moi, accidentel? Nerveux? L’envie de courir – vers où? je la sens moi aussi cette envie mais il n’y a nulle part où aller. Nous sommes paralysés, coincés par une sorte de force – curiosité?

 

Ma gorge est sèche, un goût de suri sur ma langue. Je sens mes mains s’élever, réflexe involontaire, et je les vois saluer – comme un geste usuel, un salut banal entre deux individus à l’épicerie, sur la rue.

 

Je vois Adéline saluer aussi, une grimace que je ne lui connaissais pas sur le visage. Essaie-t-elle de lui sourire? Elle a perdu ses couleurs maintenant, “Hé,” lui dit-elle comme une salutation décontractée à une camarade de classe rencontrée dans un stationnement de centre commercial.

 

Soudainement, nous ne parlons pas français. Nos corps sont faits de plâtre de Paris. Nous sommes trop énormes pour cette pièce. Trop petits pour être vus. Nous sommes irréels. Nous ne sommes pas ceux qui saluent bizarrement. Nous ne sommes pas deux personnes qui ont payé pour voir cette petite femme – un spectacle, un spécimen, un freak-show. Nos mains s’affaissent le long de nos corps et nous continuons à la contempler, hypnotisés. À cet instant précis nous prions ardemment pour qu’elle soit vraie, elle fait tellement pitié, a-t-elle cligné des yeux? as-tu vu? a-t-elle cligné?

 

Elle est assise, ses mains poliment déposées sur ses genoux. Ses pieds se croisent à la hauteur des chevilles, deux marie-jeannes en cuir verni croisées l’une sur l’autre. Le haut de ses bas de dentelle sont repliés à mi-mollets pour former des rebords parfaitement identiques. Ses yeux vitreux sont fixés sur nous – comme deux billes de verre qui luisent sous la fausse lumière de sa fausse maison. Fixés sur nous. Fixés sur nous.

 

Elle cligne, oui, elle a cligné. Vraiment? Adéline me tire par le bras et nous entraîne violemment tous les deux. Nous fonçons vers la lumière rouge qui indique la sortie et nous arrivons au plein jour comme un atterrissage forcé, les gens nous regardent ébaubis. Il fait plus chaud, on dirait, beaucoup plus chaud, et les odeurs de barbe-à-papa mêlées aux effluves de queues-de-castor et d’huile à friture nous tombent sur le cœur directement et nous font plier les genoux. Nous nous penchons, je m’agrippe à mes genoux, Adéline aux siens, nous sentons nos estomacs se serrer, nos gorges se contracter, des baves chaudes monter.

 

Rien ne vient.  

 

Aaaaapprochez, mesdames et messieurs, aaaapprochez. Venez voir madame Tito, la seule femme au monde qui a plus de poils au visage que sa sœur n’en a sur la aaaaapprochez, mesdames et messieurs, approchez!


Flying Bum

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Adéline tout court

 

 

Sans se préoccuper le moindrement de la présence de sa mère attablée dans la cuisine devant sa grosse Dow* tablette et son cendrier enseveli sous les mégots, Adéline est assise, une cuisse sur le garçon, sa jambe pendante entre celles du garçon comme une fille prête à grimper sur lui et le bras du garçon encercle les épaules d’Adéline comme s’il craignait qu’elle s’envole. Ensemble, ils feuillètent un numéro du Vogue et font semblant, pour la gloire du décorum, qu’ils admirent béatement la beauté plastique des mannequins. En réalité, ils se font un petit jeu, ils se pointent tour à tour des mots. Il pointe son doigt sur le mot “mouillée”, elle pointe sur “dure”; il trouve le mot “extase” et elle souligne le mot “explosion”. Dans l’humidité chaude et crue de l’été, la chaleur qui se dégage du divan où reposent leurs corps pubères de seize-dix-sept ans menace de foutre le feu d’une minute à l’autre à toute la maison mobile.

 

Le garçon rajuste sa position. Son souffle devient saccadé dans l’oreille d’Adéline. Elle est répugnée et totalement ravie à la fois, saisissant à peine la vérité déroutante sur ce qui se passe vraiment dans cet instant troublant. Et ça continue comme ça, lorsque même les mots les plus inoffensifs sont pointés par l’un ou l’autre – des mots comme “rouge” ou “jus”, “fondre” ou “dessous” –  ils semblent brûler la page sur laquelle ils sont imprimés. Le regard de la mère d’Adéline semble arriver sur eux, sourcils relevés, bouche pendante, un regard strabique dont on ignore s’il vise ce qu’il regarde ou s’il regarde où il vise. Trop de bière, ça le fait tout le temps.

 

“Oh!” le garçon dit-il. Il bondit du divan et fouille toutes les poches de son pantalon. “Je pense que j’ai oublié mon briquet dans la balançoire en arrière.”

 

“Vraiment?” répond la mère d’Adéline, déjà absolument convaincue qu’il n’en est rien. Elle savait à l’instant même que le garçon est entré dans la maison mobile que les choses finiraient ainsi. Il a le profil d’un dieu aztèque et la tignasse blonde des polonais, les yeux bleus dans la graisse de binnes, une bouche bécotable jour et nuit. La mère d’Adéline se souvient de garçons comme lui, des appels passé minuit le soir, leur musc enivrant, sa déroute.

 

“Je vais aller t’aider à le retrouver!” Adéline lui offre-t-elle spontanément. Bien sûr, pense la mère.

 

Ils se précipitent vers la sortie, deux chiots qui se pourchassent, et c’est la dernière fois que la mère d’Adéline l’aura vue parce qu’Adéline ne reviendra jamais, pas vraiment.

 

La fille qui est revenue dans la maison mobile est une tout autre bête, quasi aveugle, titubante autant qu’ébaubie, traînant aux pieds les lourds boulets d’un amour aussi énorme que sauvage.

 


Flying Bum

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*Dow, marque de commerce d’une bière jadis populaire au Québec.

La diseuse dit

 

Elle voit des sentiers plus qu’épineux

Mon coeur, ma peau, plein de bleus

 

Hé ho elle sort le numéro chanceux

Douze sept onze quatorze vingt-deux

À la foire sur une petite carte bleue

Avenir radieux pour une piastre ou deux

 

La diseuse dit

 

Un de ces matins apportera l’accalmie

Matinées bien grasses, futiles rêveries

 

Je dis je suis le fils d’une pure inconnue

Nul ne sait par quel chemin je suis venu

Je flotte trois pouces sous la surface

L’onde fait tournoyer ma tête pugnace

 

La diseuse dit

 

Je suis détruit par de puissantes envies

De choses innommables et d’hérésies

 

Je dis je suis le cousin germain de la pluie

Une onde vibrante qui mouille ton lit

Le sable qui coule sur ton sable rêche

Rudes caresses dans ta brûlante crèche

 

La diseuse dit ci, la diseuse dit ça

Fait trois petits tours et puis s’en va.

 


Flying Bum

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Grand corps debout

Dans le miroir grand corps debout
les deux moitiés d’un même tout
le matin qui assassine de plus belle
et les oiseaux déclament la nouvelle

Tout se chante dans la détresse
ils sont musique et allégresse
riches du jour et moi de la nuit
d’un peu de froid et tout ce bruit

À travers la forêt de cônes oranges
les pieds meurtris dans les cratères
l’été s’espère et le chant des anges
encore un bel hiver laissé derrière

Il n’en viendra plus jamais autant
de ces banquises et ces enfants
petits doigts bleus lèvres fendues
au bout des rêves ou de ma rue

Ils sont bourgeons petits moutons
signent le matin, pluie et mousson
dans l’affront d’un dernier printemps
toute une gloire pour si peu de vent

Certains même épellent ton nom
sifflant en coeur débiles chansons
des chants traversent les vieilles peaux
les plus tranchants des longs couteaux

Dans le miroir grand corps debout
les deux moitiés d’un même tout
une qui vient de ses hivers lointains
une qui va de par les jours assassins


Flying Bum

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Délivrer du chinois

Je délivrais du chinois, comme disait So dans son français approximatif. Je livrais du chinois et parfois j’en arrachais, rien que pour trouver une adresse où livrer la marchandise. C’était bien avant la géolocalisation. Je me promenais partout dans ce quartier de misère avec ces mets en boîtes qui finissaient par tous sentir la même chose, empester – ce quartier que nous sommes responsables de nourrir, comme disait So, en leur délivrant du bon chinois – et j’en connaissais des recoins pas trop sympathiques mais pas celui-ci. Lorsque j’ai finalement trouvé l’adresse, j’ai pris une grande respiration. Fatigué. J’étais presque tout le temps fatigué. C’était mon deuxième boulot.

Je traverse une cour qu’on a pris soin d’asphalter pour ne jamais avoir à entretenir une pelouse mais la vie trouvait son chemin dans les nombreuses craques d’où sortaient en abondance toutes les variétés citadines de mauvaises herbes. Au fond du terrain, un triplex où on rejoignait le troisième par un escalier extérieur qui faisait escale sur un balcon au deuxième avant de repartir en tournant vers le troisième. Montréal ville nordique, de froid, de neige, et à la fois reine des escaliers extérieurs, allez comprendre quelque chose. Tous les mangeurs de chinois y occupent les troisièmes étages, ils doivent se passer le mot. Je cogne à la porte, aucune réponse. Je regarde par la fenêtre qui donne sur le salon. La télé est allumée, des vêtements jonchent le sol presque partout, un sac d’ordures ouvert à côté du divan encombré.

Je cogne encore quelques fois à la porte et je suis sur le point d’abandonner lorsqu’une femme aux cheveux noirs et au teint olivâtre se présente à la porte vêtue d’une robe de chambre blanche qui a déjà été plus blanche. Elle fait bien dix ans de plus que moi, à mon âge c’est énorme. Elle me dit qu’elle est sincèrement désolée, qu’elle est tombée endormie subitement tout juste après avoir placé sa commande. Elle me dit être totalement épuisée, qu’ils l’avaient gardée à l’usine bien plus tard qu’ils ne l’auraient dû et ce n’était pas la première fois qu’ils la gardaient littéralement en otage de la sorte, prisonnière des commandes en retard. Mais pour un peu d’extra, que voulez-vous. Je remarque, non sans intérêt, que sa robe de chambre n’est pas si bien attachée qu’elle l’aurait dû.

Elle me dit que c’est le plus affreux cauchemar qui l’a réveillée et me demande si je veux bien qu’elle me le raconte. Je lui dis platement que je suis ici pour lui délivrer le chinois et elle me répond comme si elle n’avait rien entendu. “Assis-toé pis écoute. Deux minutes. Je ne peux pas tout garder ça pour moi.” Elle me tire par la main vers le divan où elle me pousse sans façon, elle s’assoit devant moi sur la table de salon. Je vois son nombril au fond du décolleté de sa robe de chambre.

“Je n’ai pas de chaussures dans les pieds, je suis dans une toundra glacée et il fait noir comme dans le cul d’un ours, une créature me poursuit dans le blizzard, une sorte de yéti ou de goule qui grogne dans le vent qui fouette la chair de mon corps qui tourne au bleu. Je sais que mes heures sont comptées, je ne survivrai pas à ce froid infernal, mes pieds sont déjà engourdis, regarde,” elle lève une jambe à la hauteur de mon visage et passe son pied dans mon cou, j’entrevois furtivement la noire toison de son pubis avant que sa jambe ne redescende, “je suis épuisée, au coton, je ralentis, c’est rien qu’une question de temps avant que la créature me rattrape et me dévore vivante.”

Elle se rappelle beaucoup du froid. Elle peut encore sentir la mousse gelée craquer sous ses pieds, ici-même encore, sur le parquet d’érable du salon. Elle ne chauffe pas dans le jour, pour les économies. Elle me dit qu’elle a encore froid, je vois bien qu’elle tremble et que l’angoisse tarde à quitter son regard. Elle me demande si je voulais bien la réchauffer, la prendre dans mes bras et je lui dis que je ne pense pas pouvoir faire ça, ou que je ne devrais pas, c’est selon. Avant que je ne réalise quoi que ce soit, elle bondit sur moi et elle presse son corps contre le mien. Sa robe de chambre s’est ouverte; c’est comme enlacer une statue de glace au carnaval de Québec, les frissons me prennent, je tremble avec elle.

“On devrait aller dans mon lit et se coller sous les couvertures,” dit-elle, “on doit absolument aller se réchauffer et se reposer un peu sinon on va mourir épuisés, mourir de froid,” et elle me montre ses mains, le bout de ses doigts qui sont violets. Réflexe de défense ou totalement idiot d’ébaubissement, je dis, “Et le yet ca mein au poulet? Qu’est-ce qu’on va faire du yet ca mein au poulet?” Elle me dit que je peux en manger si je veux, qu’elle ne mange jamais tout le plat à elle tout seule. “Je comprends, So en met toujours beaucoup trop, il se croit investi d’une mission, nourrir tout ce foutu quartier.”

“Allez, mange,” insiste-t-elle et c’est alors que je réalise que dans ma grande fatigue, énervé de trouver la bonne adresse, j’ai oublié sa commande dans l’auto. “Je vais chercher ton yet ca mein en bas dans l’auto et je reviens tout de suite, mais je vais rentrer rien que pour quelques minutes, je dois retourner au travail, So va se demander où je glande encore,” que je dis, je le dis mais davantage pour me convaincre moi-même.

“OK mais fais ça vite, s’il te plait, fais ça vite, j’ai besoin de toé, moé.”

***

Je descends les marches quatre par quatre, complètement obnubilé par ce qui pourrait bien m’arriver sous peu. En même temps, je pense aux autres commandes laissées dans l’auto. Est-ce que tout va refroidir? Est-ce que So va me piquer une de ses saintes colères? Il n’a pas encore déragé de la fois, la semaine dernière, où un client a refusé de me payer avant que je ne le regarde manger toute sa commande, ce que j’ai fait, et il faisait de joyeux sons gutturaux en mangeant ses boules aux ananas, son riz frit et toutes sortes d’autres mets et qu’à la fin il me remercie en pleurant de ne pas l’avoir laissé manger seul encore et encore. Lorsque j’ai raconté l’histoire à So pour expliquer mon retard dans les livraisons, il m’a dit que c’est moi qui voulais regarder l’homme manger pour me reposer un moment. J’ai pensé que c’était dans l’ordre des possibilités que j’aie l’envie de me reposer un moment, mais au prix de longuement regarder un homme obèse manger avec ses mains à même les boîtes de carton, s’en beurrer les mains et s’en mettre plein la face? Non, je ne pense pas, non.

En bas, dans le stationnement, il y a un os dans le boudin. Je vois quelqu’un qui zieute à travers la fenêtre passager de la bagnole de livraison. Il commence à frapper la vitre. Je lui demande d’arrêter ça.

“Ça fait des heures que j’ai appelé, elle est passée où ma commande? Elle traîne encore dans ton char? J’ai faim, moé, calvaire!”

Je lui demande ce qu’il a commandé, il dit un chow mein aux crevettes et je lui dis que je n’ai aucun chow mein aux crevettes dans l’auto, il dit qu’il ne me croit pas et il vient à bout de fracasser la vitre. Je l’attrape par le collet mais il parvient à se glisser dans l’auto et il me tire sur le siège arrière avec lui. Nous nous battons comme deux matous dans un sac en papier. Il attrape le yet ca mein au poulet de la femme et il commence à le manger.

“C’est pas un calvaire de chow mein aux crevettes, ça, c’est un yet ca mein au poulet, tu vois bien, c’est pas à toé, ça, pis tu le manges pareil?”

“C’est la moindre des choses que je le mange pareil, tu me dois bien ça pour m’avoir laissé poireauter tout ce temps-là. J’ai faim, saint-ciboire!”

Je ne pouvais pas l’empêcher d’engouffrer les nouilles dans sa grande gueule alors j’ai pensé lui mettre les mains au cou pour l’empêcher de les avaler au moins. J’ai fait ça; j’ai serré autant que j’ai pu. Les nouilles pendaient de sa gueule comme les moustaches d’un morse, son visage virait bleu, mais il trouvait le moyen de continuer à mastiquer. Un bref moment, très bref, j’espérais qu’il perde conscience. Découragé parce que c’est évident que dans l’état actuel du yet ca mein au poulet, c’est certain que la femme en robe de chambre ne voudra plus en manger, qu’est-ce qu’elle va pouvoir manger d’autre?

J’ai laissé tomber. J’ai laissé l’homme manger sur la banquette arrière.

“Là, ch’uis plein,” dit l’homme ravi à la fin du yet ca mein au poulet.

“T’as scrappé la commande de ma cliente.”

“Oui mais ch’uis bien content. Toé t’en vois tellement passer de chinois que je suis certain que ça ne t’apporte plus jamais autant de satisfaction que le monde ordinaire, pauvre toé, tu fais pitié.”

“Bon, bien, faut que j’y aille, moé,” dit-il en ouvrant la portière. Il m’a offert un sourire horrible et s’est enfui dans la nuit, sans payer bien sûr. Ça m’a tenté de partir après lui et lui donner la volée de sa vie, volée qu’il aurait bien méritée, mais la fatigue me prenait par grandes vagues anesthésiantes. C’est d’un lit dont j’avais le plus grandement besoin. Un lit bien chaud, une étreinte douce et brûlante, pas un combat de boxe en pleine rue.

***

Je suis remonté vers le logement de la femme en robe de chambre, sans yet ca mein au poulet, mais la porte était verrouillée. Je suis allé voir à la fenêtre du salon, rien, rien que la télé toujours allumée. Je suis allé voir à la fenêtre de sa chambre et je l’ai vue dans son lit, se débattre dans ses draps, tremblante, et je pouvais l’entendre appeler à l’aide dans un autre cauchemar effroyable. Je croyais voir son corps se défendre contre les coups de griffe de la créature. J’ai tenté de la réveiller en frappant dans la vitre mais elle était trop profondément ensevelie dans son horrible rêve. Il y avait épais de givre dans la fenêtre, j’ai eu peur de la fracasser. J’aurais bien voulu lui réchauffer son yet ca mein au poulet, elle aussi un peu, tant qu’à être là. Je ne pourrais jamais réchauffer toutes les femmes qui gèlent, seules, dans ce foutu quartier. Faudrait que je lève une armée. Celle-là, j’aurais quand même bien voulu essayer.

Je commençais à geler sur le balcon du troisième. Un froid envahissant qui trouvait sa source juste sous mon cœur et qui pinçait sévère. Je devais bouger si je voulais rester chaud. Heureusement, j’avais des choses à faire, des bonnes raisons de bouger. Il y avait encore beaucoup de chinois à délivrer.

La misère est grande dans ce foutu quartier. Il y a trop de monde à réchauffer, trop de monde à faire manger. So, il a bien raison.


Flying Bum

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Je ne sais pas pourquoi, aucun rapport, c’est celle-là qui m’est venue.

Adéline de LaCouture, partenaire de biologie

Premier jour de classe de biologie, elle était assise seule à la première grande table d’ardoise grise de la classe-laboratoire. Devant elle, la grande table du professeur Labesse, un peu plus haute que les tables des élèves puisque montée sur une tribune de trente centimètres, sa table à trois niveaux, équipée de lavabos et divers autres instruments, prenait toute la largeur de la classe. Au premier regard, la classe semblait pleine de filles, je croyais sincèrement m’être trompé de local et être rendu dans une école non-mixte. Adéline deLaCouture, toute petite, belle tête blonde frisée les cheveux en bataille, lunettes au bout du nez, sourire narquois, avait probablement choisi sa place pour la proximité, la vue qu’elle aurait sur le professeur, les tableaux. En passant devant elle, un peu pressé d’aller me choisir une place, elle avance son pied vers l’avant en souriant, je n’ai rien vu. Je m’enfarge sur son pied et je m’étends de tout mon long sur le ventre devant la longue table du professeur, mon sac glisse en tournant comme une soucoupe sur la neige jusqu’au pied du mur de fenêtres à l’autre bout de la pièce. Quelque chose comme un million de filles se bidonnent joyeusement et se lèvent sur le bout des fesses pour me regarder aplati en plein ventre. Gérard Labesse se lève derrière son bureau, un homme de taille respectable et sa grandeur est amplifiée par la tribune. Les yeux sévères de l’homme sur sa classe imposent un silence d’église immédiat. Il s’avance et regarde vers moi, en bas au sol. “Monsieur?” demande-t-il à mon endroit. “Léon,” monsieur, “Léon Santerre.”

“Levez-vous, monsieur Santerre, ramassez vos effets s’il vous plaît.”

Puis il s’adresse à mon bourreau. “Mademoiselle?” lui demande-t-il. “Adéline de LaCouture”, répond-elle visiblement très à l’aise compte tenu des circonstances.

“Mademoiselle de LaCouture, je vous présente votre partenaire de laboratoire pour l’année entière, Léon Santerre,” dit-il en bon pince-sans-rire, “monsieur Santerre, veuillez prendre place immédiatement près de mademoiselle de LaCouture.”

Une armée de filles et un seul autre garçon se pincent les lèvres pour ne pas rire.

Adéline deLaCouture, elle, sourit toujours.

***

Dans la classe-laboratoire, tous les élèves déplient l’étui de vinyle qui contient toute l’instrumentation nécessaire à la dissection. De joyeux tintements de métal résonnent lorsque les élèves en sortent les outils et les déposent sur le marbre des tables. Personne ne dit un mot. Adéline de LaCouture me regarde et sourit. Elle ne semble aucunement préoccupée à l’idée de disséquer un rat contrairement à bien des filles qu’on entend gémir d’angoisse. En tout temps, il se dégage une sorte de bonheur tranquille du visage de cette fille. Elle est généralement souriante mais ses yeux, eux, restent toujours au beau fixe derrière ses lunettes comme si leur participation n’était pas utile dans sa fonction sourire. Une chevelure blond platine mais naturelle, toujours en broussaille, lui donne des petits airs de savant fou, le sarrau qui dissimule bien ses formes y contribue pour beaucoup, évidemment, peut-être aussi son petit côté garçonne. Je crois bien que c’est une jolie fille, ou son charme me porte-t-il à le conclure? Elle a définitivement un petit quelque chose qui excite ma curiosité.

***

L’amour est certes un des grands mystères de la vie, surtout pour l’adolescent que j’étais alors. Qu’en est-il au juste? Qu’est-ce qui le provoque? Pour plusieurs l’amour est le sentiment ultime. Les poètes, les romanciers, les auteurs de chansons, nourrissent leurs créations à tenter de comprendre, de définir ou de raconter l’amour. Si vous demandez à un neuroscientifique, il vous répondra sans doute que l’amour est un simple cocktail chimique. Une quantité non-négligeable de neurotransmetteurs qui se mettent à l’œuvre dans le processus de tomber en amour. Le cerveau humain ne met que quatre-vingt-dix secondes pour déterminer s’il commence à tomber en amour ou non. Une étude universitaire a démontré qu’il existe quatre étapes au processus de tomber en amour, la luxure, l’attraction, l’attachement et le déchirement et pour chacune de ces étapes, des hormones spécifiques sont impliquées.

Première étape : la luxure. La luxure se caractérise par un puissant désir sexuel orienté vers une personne en particulier. Le sentiment de luxure provient de la production de deux types d’hormone dans l’hypothalamus, soient la testostérone et l’oestrogène. On tend à classifier ces hormones comme “mâle” ou “femelle” mais les chercheurs ont découvert que l’une ou l’autre de ces hormones peut avoir un rôle à jouer autant dans les mâles que dans les femelles. Comme des primates, homme ou femme tenteront tous les trucs dans le livre, même les plus débiles, afin d’exprimer leur haut taux d’oestrogène ou de testostérone active pour démontrer à l’autre sa propre fertilité ou sa capacité à attirer l’autre comme partenaire sexuel.

***

L’appariteur est entré dans la classe portant un bac de plastique contenant pêle-mêle les rats blancs fraîchement euthanasiés. Un rat pour deux élèves, nous sommes servis les premiers et c’est Adéline deLaCouture qui prend la bête des mains de l’appariteur, sans broncher le moindrement. Plusieurs filles expriment un dédain bien ressenti, certaines geignent ou même en pleurent d’angoisse, mais pas ma partenaire de laboratoire. Elle m’impressionne. Elle place la bête sur le dos, sur la planche chirurgicale.

“Be-de-be-de-be-de-be-de,” fait-elle en faisant rebondir du bout de son index les couilles de la pauvre bête.

“Qui c’est le pauvre petit rat qui ne fera plus jamais de petits bébés aux belles rates?” dit-elle en me regardant avec son sourire narquois des grands jours.

“Be-de-be-de-be-de-be-de . . .”

Je sens des picotements dans mes propres couilles lorsqu’elle continue son manège en me regardant dans les yeux.

“Faudrait lui donner un prénom, tu ne penses pas?” me dit-elle, “ce sera notre petit garçon à tous les deux, Emmanuel, qu’est-ce que tu penses d’Emmanuel? Comme la fille dans les films cochons le samedi soir, non?”

“Va pour Emmanuel,” que je lui réponds perplexe mais, en proie à des sentiments confus pendant que je l’observe ouvrir d’un long coup de scalpel bien assuré l’abdomen de notre Emmanuel.

***

La première fois que j’ai vu ma partenaire de biologie en dehors d’une classe de bio, c’était au Canada Hot Dog de la rue Ontario où elle travaillait à temps partiel pour aider ses parents de classe très moyenne. Je travaillais moi-même à faire des livraisons à bicyclette après l’école pour le petit commerce de mon père. J’étais avec des amis et aucun d’entre nous ne savait qu’elle travaillait là ou qu’elle y serait ce soir-là. Mon corps a gelé sur place lorsque je l’ai vue. Elle portait un jeans bien ajusté, un chandail noir justaucorps avec une grande encolure en U qui mettait fort bien en valeur sa petite poitrine bien ronde et deux mamelons bien mal dissimulés sur lesquels j’aurais bien joué à be-de-be-de-be-de. Un de mes amis me frappait du coude pour me sortir de ma léthargie contemplative. Lorsqu’elle m’a vu, elle m’a fait un radieux sourire, ce qui a fait vibrer ma carcasse de la tête aux pieds. Nous nous sommes assis et elle est venue prendre nos commandes. Étrangement, nos commandes prises, elle est restée plantée là devant nous et s’est tout de suite mêlée à nos conversations. Elle a raconté que l’avant-veille, c’était sa fête alors je me suis levé, je lui ai fait la bise sur ses deux joues roses et je lui ai souhaité bonne fête. Elle m’a parlé de cette pizzéria sur Sainte-Catherine où elle était allée fêter son anniversaire en famille.

“Ils cuisent leurs pizzas dans un grand four à bois en briques,” avait-elle expliqué spontanément, c’était nouveau à l’époque, du moins à Montréal. “Wow, j’adore les fours en brique!” que j’ai répondu avec beaucoup trop d’enthousiasme. Elle a ri et j’en avais oublié que mes amis étaient là. Après qu’elle ait apporté nos repas, elle revenait tout le temps, s’inquiétant de notre appréciation de la nourriture et venant remplir nos verres d’eau à une fréquence anormale.

Lorsqu’elle est venue avec l’addition, j’ai étiré la conversation avec un lot d’insignifiances puis elle m’a demandé,

“Et puis, ce four en briques?” demande-t-elle.

“Qu’est qu’il a ce four en briques?”

“Est-ce que ça te tenterait de venir le voir avec moi, un de ces soirs? c’est pas loin de chez moi, j’habite Cuvillier et Sainte-Catherine.”

“Oui, ça pourrait me tenter, vraiment.” quel sombre recoin, pensais-je, Cuvillier et Sainte-Catherine.

“Merveilleux! On s’en reparle au laboratoire de bio?”

“Oui, on s’en reparle, c’est sûr, au laboratoire de bio.” Des spasmes étranges envahissaient ma région pelvienne. Comme des nœuds dans la gorge, aussi. Une brume au cerveau.

***

Deuxième étape : l’attraction. La luxure et l’attraction peuvent très bien se produire simultanément. Par exemple tu peux être attiré par une personne qui t’inspire le plus vif intérêt sexuel et vice et versa. Et pas nécessairement non plus. Toutefois, l’attraction est un animal distinct. L’attraction possède sa propre petite région dans le cerveau ainsi qu’une sorte de gâchette qui enclenche un sentiment de récompense. L’amour est la récompense. À cette étape le cerveau produit de la dopamine, de la norépinéphrine et de la sérotonine. La dopamine se libère lorsque nous accomplissons des choses qui nous rendent heureux comme passer un bon moment en famille ou avoir des activités sexuelles, ou même en rêver. Ce neurotransmetteur nous fait nous ressentir soudainement énergiques, rigolos ou béatement ravis. La norépinéphrine, aussi souvent appelée adrénaline, est produite par réflexe lorsqu’on se bat, par exemple. C’est à la libération de l’adrénaline qu’on sent son cœur pédaler un sprint, nos paumes deviennent humides, des papillons envahissent notre estomac. La sérotonine fait alors diversion et nous fait penser sans cesse à la personne qui nous attire. Ce neurotransmetteur peuple systématiquement notre cerveau et notre imagination d’images et de pensées exagérément flatteuses pour la personne désirée.

***

En-dehors d’une décontraction toute feinte, je me sentais vraiment nerveux. Les premières rencontres “officielles” n’ont jamais été mon fort. Je détestais le papotage, je préférais sauter aux choses sérieuses comme mes traumatismes d’enfance ou la dernière fois où j’avais été gravement déprimé. J’ai attendu l’autobus Hochelaga un moment puis j’ai décidé de marcher tout simplement, histoire de faire descendre le stress. Adéline deLaCouture m’avait appelé pour me confirmer qu’elle serait là dans quarante-cinq minutes, j’avais tout le temps. En marchant, j’essuyais mes paumes sur les poches arrière de mes jeans Lee flambant neuves et j’avais l’impression de porter un col roulé dix tailles trop petit pour moi tellement la gorge me serrait. J’avais pourtant mis ma plus belle chemise légèrement déboutonnée pour faire décontract, mes plus belles godasses. Lorsque je suis arrivé à la pizzéria elle m’attendait là avec une chemise à carreaux probablement empruntée à son grand frère et des pantalons de coton amples, des gougounes aux pieds. Aucun moyen de deviner ses formes. Je me suis senti un peu trop habillé, j’aurais dû faire plus relax. Elle s’était aperçue que j’examinais sa tenue.

“Désolée, je pensais passer à la maison et me changer avant de venir mais je n’ai pas eu le temps,” avait-elle dit comme si elle lisait dans mes pensées.

“Non, non, tu es parfaite de même,” et là voilà rougissante. On s’est assis.

“J’aimerais ça faire ma médecine,” me lance-elle du tac au tac, “toi, tu penses à quoi?”

“Aucune idée, probablement quelque chose d’artistique.”

“Oui, je te vois là-dedans.”

“Comment ça?”

“Tu as une façon tellement personnelle de t’exprimer, on le sent.”

“Toi aussi je te vois en médecine juste à voir l’aplomb avec lequel tu dépèces un rat.”

Puis elle enchaîne, “Je monte À toi pour toujours ta Marie-Lou de Michel Tremblay en parascolaire, ça te tenterais-tu de jouer Joseph et donner réplique à Marie-Louise, c’est le rôle que je me suis gardé.”

Mon frère avait créé La duchesse de Langeais du même Tremblay au théâtre des Insolents à Val d’Or en 68, j’avais peut-être un peu de théâtre dans le sang moi aussi, va savoir. “Je veux bien passer l’audition, mais tu vas me coacher un peu avant, hein?”

“Pas de problème, on s’en reparle quand je vais avoir plus de détails.”

Et elle souriait. N’importe quoi pour la faire sourire encore, elle était tellement craquante. Après que les premières tensions se soient dissipées, nous avons partagé une pizza toute simple au fromage et nous étions d’accord. Cette pizza cuite dans un four au bois était tellement bonne telle quelle, pas besoin de tous ces extras. Ensuite nous avons marché vers chez elle, pris une pause sur un banc du parc Aylwin. On s’est collés, embrassés même. Je pouvais sentir un subtil parfum masquer une minuscule odeur de sueur de nervosité qui émanait d’elle. “On devrait refaire ça,” m’a-t-elle chuchoté à l’oreille. Son haleine de sauce tomate épicée a eu un effet de feu tout le long de ma colonne. “Oui, ce serait cool, bien sûr,” que j’ai répondu.

Peut-être que les premières rencontres “officielles” ne sont pas si mal, après tout.

***

Troisième étape : l’attachement. L’attachement est l’aspect long terme dans une relation, fût-elle amicale, familiale et, bien sûr, amoureuse. Les deux hormones impliquées ici sont l’ocytocine et la vasopressine. L’ocytocine est devenue synonyme de “l’hormone de l’attachement”. Elle serait notamment secrétée chez toutes les espèces animales monogames, dès le premier rapport sexuel. Elle est généralement aussi sécrétée pendant l’allaitement, la mise au monde d’enfants. Alors que la vasopressine est un anti-diurétique qui agit sur le foie pour contrôler la soif, elle possède aussi la capacité d’améliorer la stabilité dans une relation.

***

Nous sommes sortis ensemble quelquefois. Et quelques fois encore. Après une de ces rencontres, elle m’a dit qu’elle ne recherchait rien de sérieux vu que toute son attention lui était nécessaire pour poursuivre son rêve de médecine. Je me suis dit que c’était là un point de vue respectable. J’aurais bien aimé avoir une relation plus “totale” avec elle mais je ne voulais pas la perdre, je voulais tout de même la garder dans mon giron alors j’ai décidé de jouer le jeu. Je la laisse décider des termes de notre relation et j’adhère à ses règles. Après quelques mois de relation difficile à définir mais bien assidue, je l’ai invitée à la fête d’anniversaire d’un ami. Cela se passerait à la maison dudit ami, maison qui serait privée de la surveillance parentale pour le week-end. Il y aurait assurément de la bière et du cannabis. Elle me dit qu’elle serait ravie de venir mais le samedi soir, elle était de service au Canada Hot Dog, qu’elle viendrait me rejoindre dès qu’elle pouvait se libérer. Je lui ai dit, “pas de souci, je serai là plus tôt pour aider aux préparatifs de toutes façons.”

Mes amis m’avaient affirmé que j’avais là un plan.

***

Je passais mon temps à regarder vers la porte chaque fois qu’elle s’ouvrait. La déception pouvait se lire sur mon visage. “Allez, mon pauvre Léon,” me disaient mes amis en me prenant par les épaules. “Allez, viens on va te saouler la gueule proprement et tu n’y penseras plus, c’est mon anniversaire et je n’endurerai personne à pleurer ici.” Éventuellement, j’ai perdu le compte des consommations. La déception s’est lentement effacée de mon visage et je me sentais ragaillardi. Nous avions entrepris une partie de capitaine Paf et j’étais à descendre ma bière cul sec lorsque ma partenaire de biologie a fait son entrée. Nos regards se sont automatiquement retrouvés dans la mêlée. Je me suis essuyé la gueule du revers de la manche, un geste pas très élégant. Il n’y avait rien de sexy dans là-dedans mais j’ai lancé, “T’es venue?”

“Oui, désolée du retard mais la patronne avait mal au cœur et j’ai dû me taper le dégraissage de la plaque et des hottes après la fermeture, t’en as pris combien, dis donc?”

“Assez pour affirmer que tu as du rattrapage à faire,” Je l’ai pris par la main et je l’ai traînée vers la cuvette qui contenait la bière dans la glace. On en a pris quelques-unes ensemble. J’essayais toujours de me rapprocher d’elle, de la toucher d’une façon ou de l’autre mais les manifestations d’affection en public n’étaient pas son fort. Nous n’avions jamais eu de rapports intimes à ce jour. Nous nous étions embrassés et avions accompli quelques petites choses qu’on peut voir dans les films 13 ans et plus, sans plus. Je me demandais si ce soir serait le bon soir. Si c’était le cas, il me fallait agir.

“Est-ce que tu veux sortir d’ici?” qu’Adéline de LaCouture m’a soufflé à l’oreille à ma grande surprise. Son haleine sentait la bière bon marché. Comme deux adolescents frappés par la foudre amoureuse, nous courions main dans la main, pris de fous rires incontrôlables. D’autres amis avaient une piaule pas loin et j’avais une clé, j’ai mis mon doigt sur sa bouche en entrant, shhhhh, quelques piaulards traînaient peut-être encore par là. J’ai pris un grand respir, j’appréhendais avec panique ce qui s’en venait et nous sommes entrés dans une des chambres. Elle est immédiatement montée sur moi tout habillée et nous nous sommes longuement embrassés.

“Il faut que je te dise quelque chose,” qu’elle me dit. Dire que j’étais affolé serait un oephémisme. Ses mains font comme si elle n’avait rien dit et visitent toutes les paroisses de mon corps. Il existe un âge où les garçons comprennent beaucoup plus de choses dans leur tête que dans leur corps, ou dans leurs cœurs. Il était trop tard pour me défiler, avouer mon inadéquation, mon inexpérience. Tout s’était passé si rapidement depuis la fête jusqu’ici et le feu nous prenait au corps. Puis le temps s’est calmé par lui-même pendant un moment. Ses pupilles sont devenues énormes en me regardant.

“Je suis vierge,” a-t-elle murmuré tout doucement.

Puis elle s’est reculée, s’est assise accroupie sur ses pieds dans le lit.

J’étais ébaubi, statue-de-cire-ifié dans le lit. Était-ce la libération ou le déclenchement des combats? Si la panique ne m’avait pas pris, j’aurais dû mentionner la chose à ma face. Elle a bien vu le désarroi dans mon visage.

“Je ne voulais pas dire ça pour te traumatiser,” a-t-elle aussitôt lancé et soudain j’ai eu comme froid partout, “ça ne change rien, je voulais juste t’avertir au cas où il faudrait installer une serviette sous mes fesses ou quelque chose du genre.”

Deux guerres mondiales et un siècle ou deux plus tard, j’ai pris ses mains dans les miennes en cachant mal quelques larmes et je l’ai attirée vers moi. Et elle s’est laissée attirer.

“Tu veux que j’aille te reconduire chez toi et qu’on en reparle au laboratoire de biologie?”

“T’es-tu malade?” dit-elle en se mettant à poil à la vitesse de l’éclair avant que je ne change d’idée.

***

Quatrième étape : Le déchirement. Les hormones qui nous offrent gracieusement l’image toute rose de l’amour sont les mêmes qui nous offrent éventuellement son côté sombre et glauque. La sécrétion de dopamine est aussi associée au phénomène d’addiction. Les régions de notre cerveau qui s’illuminent lorsque nous nous sentons attirés par une personne sont les mêmes régions que celles d’un cocaïnomane lorsqu’il prend sa dose, ou lorsqu’on s’empiffre de bonbons ou qu’on se perd dans le travail. L’attirance vers une autre personne peut être littéralement addictive. Des tests de résonance magnétique du cerveau appuient cette théorie en lisant les mêmes images pour ces deux situations. La dopamine a également un rôle à jouer dans l’anxiété de séparation, amenant les personnes affectées à regarder maladivement toutes les quinze secondes leur téléphone portable pour voir si l’objet de leur désir les a textés. Des poussées de norépinéphrine peuvent causer l’insomnie. Il est démontré que l’amour peut sévèrement endommager votre état de santé. Trop de bonnes choses peut s’avérer être trop de mauvaises choses. L’excitation sexuelle peut éteindre les zones du cerveau qui contrôlent la pensée critique et le comportement rationnel.

Des garçons comme moi comprennent beaucoup plus de choses dans leur tête que dans leur corps et leur cœur.

***

Nous nous sommes revus plusieurs fois encore pour exulter, souvent, encore et toujours. Je crois bien que nous ne nous aimions pas vraiment. Énormément mais pas vraiment. Je crois bien le réaliser aujourd’hui. Après tout, notre union avait été bénie par un professeur de biologie pince-sans-rire, débuts boiteux s’il en est. Peut-être étions-nous amoureux de l’idée de l’amour que nous nous racontions si aisément. Ce que je sais c’est que ça pinçait, ça pinçait beaucoup plus que nous ne l’aurions espéré. Peut-être que les hormones m’avaient placé sur son chemin rien que pour accomplir ce passage obligé. Il y a une limite à ce que la science peut expliquer. Parfois, nous obtenons des réponses. Parfois tout ce que nous obtenons ce sont encore et encore des questions. En dépit des hormones, l’amour demeure une énigme. Un bordel compliqué, impossible à définir. Tout le monde a sa petite explication, sa petite définition de ce qu’est être en amour. Pour les hommes de science, l’amour est un mélange complexe d’hormones. Pour le meilleur ou pour le pire, l’amour c’est toujours rien qu’un paquet d’hormones en perdition.

***

Quelques années – siècles? – ont passé.

En sortant de l’école avec mes deux petits garçons, j’aperçois cette belle dame, cheveux bouclés blonds en bataille, lunettes épaisses sur ses grands yeux bruns apparemment myopes. Elle tient une petite fille par la main, une bambine de maternelle et je vois le bedon d’Adéline bien rond qui héberge le suivant de sa lignée.

“Hé, ben, bonjour Adéline!” que je lui dis, “ça fait un sacré bail dis donc!” Pour toute réponse, elle me sourit. Rien que “Héééé, bonjour Léon.” On se fait une bise plutôt chaude mais encore, polie. Puis je regarde la fillette et je lui dis, “Bonjour mademoiselle, comment tu t’appelles, toi, t’es donc bien mignonne?” elle est toute timide.

“Allez-dis-lui, ne sois pas gênée,” qu’Adéline lui dit, “lui c’est Léon, un vieil ami à moi, un très bon ami!”

“Je m’appelle Emmanuelle!” répond la fillette.

“Hé, moi aussi!” répond mon plus jeune.


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Flying Bum

Val d’Or est une femme

 

Château d’eau deux shafts de mine dans le ciel du nord

Toutes les femmes de ta vie comme celles de ta mort

 

Sous son édredon de neige jamais ne s’endort

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tu viens juste d’arriver

Comme tu vas t’en retourner

 

Ils sont venus de par tous les chagrins de la terre

Planter leurs tentes et fouiller partout sur sa terre

Dans les premières heures et la grosse misère

De par la mousse des bois les lacs et les rivières

 

Pays de grosses étoffes sales et de belles soutanes

Pays d’homme d’hommeries et de belles en cabane

Entre le réconfort bouteilles et jupons la chicane

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle ils n’ont fait que creuser

Au pic le trou de leur destinée

 

Fratries enfouies sous l’horizon des indifférences

Comme la mine crache sa slam sur tes enfances

Une autre histoire d’épinettes grises et d’innocences

Une autre ère s’envase d’Atlantide et de silences

 

Pays de pierres perché haut dans le sidéral

Aurores et crépuscules dans l’air froid boréal  

Entre l’amour et la vie l’amont et l’aval

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tu n’as fait que passer

Tes pas dans la slam effacés

 

Étés blottis entre deux hivers de dix mois

Patelins joyeux de mille enfants aux émois

Armés jusqu’aux dents qui prennent le bois

En tribus de bonheurs qui ne reviendront pas

 

Au creux de son gros ventre aurifère
Belle Colombe triste Isabelle en terre

Deux mamelles de ta seule et unique mère

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tout ne fait que passer

Ton chemin autant que l’univers entier

 


Flying Bum

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Les belles lettres

Dans mes coffres d’enfance
J’ai trouvé un alphabet de bois
Les lettres de mon espérance
Que j’alignais trois par trois

Dans mon coffre à crayons
Un stylo et trois pinceaux
Une esquisse et un brouillon
Et encore quelques beaux mots

Lettres peintes et mots chantés
Mots gravés et mots pleurés
Petites pages un plein calepin
Comme une grappe de chagrins

Et voici naître les mots de lumière
Pour repeindre le noir de la nuit
Mes cubes de bois se font chimères
Trois par trois dans l’oubli se replient

Le stylo meurt, son bleu sang séché
Le papier jauni racornit et se fend
Les lettres peintes fuient décolorées
Finies les belles couleurs d’antan

Ces mots qui répondent aux doigts
Prières et pixels un rêve à la fois
N’en auront pas pour si longtemps

Prière de tout éteindre en sortant

 


Flying Bum

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Crédit-photo : Bruno Martins sur Unsplash

Histoires en trio

Vie de chien


Le vieux chien se levait tous les matins avec des plans, l’idée de mourir, peut-être sur l’épais tapis du salon ou écrasé dans le carré de soleil au sol devant la porte patio. Il pensait boire un coup d’eau avant, gruger avec les rares dents qu’il lui reste un nœud de peau de cochon à saveur de bœuf, traîner ses pattes atrophiées jusqu’à la fenêtre pour observer le petit cocker de la voisine, regarder danser les feuilles sur la pelouse. Ses cataractes se faisaient opaques, presqu’impénétrables, mais il appréciait encore le mouvement des ombres et les variations de lumière. Il n’avait pas peur de la mort – un sens inné lui disait que la mort n’est pas la fin de la joie mais bien le début d’un beau mystère. Toutes les fins sont inévitables, épuisantes à combattre.

Il s’ennuierait du goût de certains bouts de bois, certes, l’odeur des sacs à vidange, l’indescriptible plaisir de jouir de la fraîcheur à l’ombre des arbres et des arbustes, les chaudes journées d’été. Il pourrait attendre au printemps, suppose-t-il, pour mourir avec l’odeur du lilas, goûter une dernière fois au parfum des crocus, une dernière piqûre de guêpe sur le museau. Ou il pourrait s’écraser devant sa balle de tennis, réconforté à la nostalgie d’en chiquer le caoutchouc au goût subtil d’huile et les fibres jaunes de la balle, éparpillées, qui brillent comme le phosphore dans le noir. Il y avait plusieurs options, chacune tentante à sa façon. Ou peut-être cela devait-il se passer calmement. Peut-être que de trop planifier la mort apportait son lot de banalité sur l’événement. La mort naturelle apporte elle-même sa propre imprévisibilité, sa signification insoupçonnée. Alors il s’imagine mourir comme la mort se présentera, telle quelle, là où il sera – au pied du lit de son humain un matin de tempête de neige. Son humain se lèverait, lui gratterait doucement la tête en l’invitant à regarder atterrir les oies sauvages dans la cour, “regarde les grosses poules”, dirait-il en riant. Il n’avait pas choisi de mourir ce matin-là, les oies ne voulaient simplement pas migrer tout de suite et se dandinaient à la limite du terrain. Un vent frais pénétrait par la fenêtre mal isolée. La brise soulageait son oreille infectée, enflée, pour son plus grand plaisir.

Ah, pis je mourrai demain, pensa-t-il, avant de se rendormir.


Mutuel accord

Elle possède le pire visage de baise au monde, toutes catégories confondues. Une grimace en cinémascope de bord en bord de l’écran. Sa mince lèvre supérieure ondule, ses extrémités pointent vers ses yeux verts. Son regard passe tout droit, à travers moi, part se perdre dans l’espace intersidéral. Regard de concentration en exil, créature assiégée prête à réduire à néant les parois de sa cage.

Vraiment, cette attitude qui me fait revenir, en redemander. Elle agit comme si son visage de baise pouvait mettre à l’eau des millions de bateaux, allumer des feux d’artifice gros comme la pleine lune. Elle charme et elle agace sans pitié. Elle fait du yoga avec des bas aux genoux, sans soutien-gorge, deux seins aux quatre vents. Je me considère un homme chanceux, visage de baise mis à part. Mais je pouvais déjà soupçonner que quelque chose se tramait. Elle surcompensait.

Toujours est-il que nous rompons – accord mutuel – en avril. Notre bail se termine fin-juin, alors nous décidons que personne ne déménage d’ici là. J’ai tout simplement commencé à dormir dans l’autre chambre. Jusqu’en juin seulement, nous sommes d’accord. Financièrement cela nous convient tous les deux, ce n’est rien que quelques semaines après tout, et aucun de nous deux n’a de place à aller, vite de même.

À la mi-juin, je reviens plus tôt du travail pour la trouver en train de pleurer sous la douche. J’observe discrètement sa silhouette, j’écoute attentivement pendant que la vapeur imbibe mes vêtements.

Elle pleure bien différemment lorsqu’elle sait que je peux la voir et l’entendre. Ses yeux libèrent les larmes une à une, elle les repousse délicatement du revers de la main, renifle discrètement. Rien comme ceci. On dirait qu’elle vomit, qu’elle manque d’air, qu’elle meurt, elle hurle.

Affreux, vous allez me dire, mais ce visage-là, je DOIS le voir. J’avance dans la salle de bain sur la pointe des orteils et je grimpe sur le siège de la cuvette. Je m’étire le cou pour voir au-dessus du rideau de douche et l’observer. Ses épaules sautent, son corps se contracte et se rétracte dans de brefs spasmes incontrôlables, elle semble lutter pour que son esprit demeure rattaché à son corps.

Si ceci était une scène dans un mauvais film et que nous étions des acteurs pourris, j’ouvrirais le rideau avec grand fracas. Ses seins se soulèveraient de peur se sentant découverts si crus et si réels. Je la prendrais dans la brume, glissante et haletante, et son visage partirait mettre à l’eau des millions de bateaux, allumer des feux d’artifice gros comme la pleine lune pendant que je l’observerais encore.

En lieu et place, je descends discrètement de la cuvette et je quitte la salle de bain en catimini. Je ferme la porte derrière moi, marche jusqu’à ma chambre et je m’étends sur mon lit. Je ferme les yeux et j’attends, et j’écoute, et j’imagine son visage en dessous du mien, son regard qui passe tout droit, à travers moi, qui part se perdre dans l’espace intersidéral.


Ma cousine Germaine

J’ai une cousine germaine qui s’appelle Germaine. Une chose qui ne s’invente pas. Un jour, elle a couché avec un de ces hommes qui courent les Germaine de par les bars et elle est finalement repartie de chez lui avec les verres de contact de son coloc. Elle s’était saoulé la gueule comme à son habitude et se tapait un tel mal de bloc qu’elle ne s’est aperçu de rien. Le colocataire de son amant d’un soir n’était pas du tout ravi, n’en voyait plus clair. Germaine a tenté de tourner l’événement singulier en blague mais le type ne l’a jamais rappelée.

Une autre fois, Germaine a couché avec un type, un tampon coincé là où il y a généralement de l’intérêt ces soirs-là. Enfoncé tellement profondément qu’après leurs ébats, elle a demandé son aide au type qui venait de la sauter pour sortir le tampon de là. Il l’a aidée mais l’exercice l’a tellement dégoûté qu’il n’a jamais rappelé Germaine. Je ne sais pas pourquoi elle n’a pas essayé de régler son petit problème elle-même, ou attendre et demander à une bonne amie plus tard. Ce genre de choses qui nous font dire, “C’est bien notre Germaine, ça, sacrée Germaine!”

Puis il y a eu cette fois où ma cousine Germaine a passé la nuit avec un homme qu’elle affectionnait particulièrement et elle sentait que la chose était réciproque. Son amant devait quitter tôt le lendemain matin pour se rendre au travail, mais il lui faisait confiance alors il l’a laissée seule dans son appartement. Germaine se croyait au septième ciel, fouillant dans les tiroirs, se préparant un café en chantant. Après son café, elle avait dû aller visiter le petit coin, si vous voyez ce que je veux dire, et naturellement Germaine a réussi à boucher la cuvette. Elle a cherché partout à la recherche d’un syphon mais elle ne l’a jamais trouvé. Elle a procédé à une tentative désespérée avec un support à vêtement en broche, en vain. Elle devait partir elle aussi parce qu’après tous ses efforts, elle s’était mise en retard elle aussi – elle était réceptionniste dans le même salon de coiffure depuis cinq ans, triste situation – Alors, elle a trouvé un sac de plastique sous l’évier de cuisine et l’a utilisé pour ramasser la chose un peu comme les maîtres de chiens ramassent leurs dégâts, ramasser le monstre, un avant-bras brun amputé qu’on tenterait de noyer, la crotte d’un titan, que dis-je un poteau de table, le plus énorme des cigares Culebra.

Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain !
Pointez contre cavalerie !
Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !

Extrait de la tirade du nez, Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand 1897

Ensuite Germaine a écrit une note, du genre, “Hé, j’ai bien apprécié la soirée, et la nuit bien sûr, on remet ça?” et peut-être bien quelques mots un peu plus sexy, va savoir. Puis elle a quitté, fermant derrière elle la porte qui se barrait par elle-même, seulement pour réaliser avec consternation qu’elle avait oublié le sac sur le comptoir près de la note, une jolie boucle confectionnée avec les deux poignées du sac, comme un cadeau-souvenir, scellait le sac sur l’étron monstre. Ce qu’elle a fait ensuite? L’histoire ne le dit pas. Elle arrêtait de raconter l’histoire là-dessus, devant un auditoire qui pissait de rire en se tenant le ventre à deux mains, notre histoire de Germaine favorite. Elle la raconte en mimant le dédain, en agitant la tête et en grimaçant mais elle sait très bien que c’est sa plus drôle d’histoire. Elle adore la raconter.

Une fois, après qu’elle l’a eu racontée, je l’ai retrouvée devant le miroir de la salle de bain, se regardant fixement et je lui dis, “Hé, ça va, Germaine?” et puis je me suis senti mal pour elle, sérieusement.

On aurait vraiment dit qu’elle était sur le point de pleurer.


Flying Bum

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