Une question innocente, juste de même

Le vendredi, on dirait qu’on a le droit de rigoler davantage que les autres jours de la semaine. Un vendredi matin comme tant d’autres, bien écrasé au fond d’un fauteuil IKEA, pour éteindre un silence qui devient malaisant, je demande à ma psy si parmi ses patientes, il s’en trouve qui fantasment à l’idée de recevoir une éjaculation sur la poitrine.

“Est-ce que c’est quelque chose qu’on peut considérer comme commun?”

(que j’ai demandé, les bras croisés, mettant un soupçon de feutré dans ma voix qui, je le crois, feignait très bien une sorte de curiosité très ordinaire et banale.)

“Je le demande simplement parce qu’il me semble – du moins je le pense – que c’est le genre de chose que les filles racontent sans gêne, un fantasme somme toute innocent et facilement avoué et qui risque d’allumer aisément le type à qui on le raconte.”

“Est-ce que vous pensez que les femmes vous mènent parfois en bateau?” ma thérapeute me demande-t-elle de sa manière niaise et habituelle en m’observant par-dessus ses lunettes de sœur grise.

“Je crois qu’elles adorent cela si c’est une personne célèbre, une vedette,” dis-je ignorant complètement sa question, “un chanteur populaire et beau gosse, par exemple, sur lequel elles fantasment déjà.”

Elle me demande à quelle sorte de réaction je m’attendais en lui posant la question.

Qu’est-ce que j’aurais voulu qu’elle me dise?

Que lui demandais-je vraiment? Elle semblait ébaubie.

Je poursuis, imperturbable, “Je suis venu sur les – célèbres – seins d’Adéline Rozon, dans une pièce en retrait, lors d’un cinq à sept à la résidence de son agent, un ami commun. Elle dit avoir aimé, pensez-vous qu’elle a menti? Est-ce qu’une majorité de femmes rêve de se faire gicler dessus au niveau de la poitrine? Sérieusement? Et que dire de l’aspect gluant de la chose qui la rend difficile à essuyer surtout lors de batifolages improvisés?

Bref silence.

Enfin, pas aussi bref que lourd.

“Ce ne sont pas là de véritables questions,” dit-elle en faisant tournoyer distraitement son bracelet-montre alentour de son poignet. Une chose hors de prix sans aiguille au cadran, incapable de donner l’heure, seulement la suggérer. “Vous semblez particulièrement stressé ce matin,”

“Non, non! Ce sont là de véritables questions, plus vraies que vraies. Sérieusement. Combien de gens viennent vous voir pour vous avouer avoir rêvé de sexe? Ou d’éjaculation? D’éjaculation sur des poitrines? Ou de la vie sexuelle de Bart Simpson? Ou de telle ou telle vedette qui sort sa bite et l’affiche en public?

Pour un moment, j’ai cru qu’elle aurait pu rire.

Mais elle n’a pas ri.

Elle a seulement discrètement soupiré. Puis elle m’a regardé comme si je devais poursuivre, comme si je devais finir d’exprimer mes petites pensées stupides pour en libérer ma tête une fois pour toutes. Qu’on en finisse.

J’ai ravalé.

Puis j’ai tourné le fer dans la plaie.

“Est-ce que les femmes sont capables d’imaginer. . .” je dis, démarrant lentement en joignant mes deux mains entre mes genoux comme un bon écolier, “. . . comme un King Kong qui se lance en bas d’un édifice, pris d’une rage d’aller baiser. Un jour de pluie. Dehors, tout est collant. Et gluant. Et oui, c’est une de ces soirées de ciel rose-mauve comme New York sait siiiiiiii bien les faire. Et le Kong arrache la statue de la liberté de son socle et la ramène vers la ville. Et les poils de pubis de King Kong sont pleins d’éclisses vertes du cuivre de la statue qui lui taille toute une pipe. Et – boum – Kong lui soulève la robe de cuivre, haut au-dessus de sa tête et les flashes des caméras des touristes japonais illuminent la scène. Et sa pauvre bite est blessée par des éclats de métal mais il poursuit, inlassablement. Évidemment la foule hurle, Vas-y Kong! Baise-là fort! Et la police de New York arrive et les agents tirent des balles de joie sur les lumières des affiches de Broadway! Et la liberté hurle son plaisir. Tous les tam-tameurs se mettent au rythme des coups de bassin de King Kong ! Et les touristes –ah, les touristes– dans leurs ridicules t-shirts j’aime New York. Ils tapent et ils tapent en cadence et ils sautent sur place en proie à de gênantes érections. Et Kong explose sur les seins verts et parfaits de madame Liberté! Il gueule comme un gorille! Et puis et puis! Toute la ville émerge des sorties de secours et des balcons sortant tout ce qu’ils ont de bruyant sous la main, téléviseur, boom-box, casseroles, juste pour amplifier le bruit ambiant! Un énorme CRASH! Un cri inhumain! La ville se fait animale! Se transforme en mini-Kongs qui retournent à l’état sauvage parce que tout le monde veut s’identifier au moment magique, tout le monde veut en être, tout le monde s’encanaille les uns avec les autres! Même le King qui persiste et signe, visitant de la queue la vallée des seins de madame Liberté y tartinant sa semence généreuse, et ah que les gens veulent être là, non? Assister au moment, faire partie du monde! D’un moment de grâce dans l’histoire de l’humanité! Alors maintenant, dites-moi honnêtement, combien de fois vos patientes vous parlent-elles d’éjaculation sur leurs seins?

Pour un moment, elle est demeurée silencieuse.

Vraiment silencieuse.

Son calepin de notes à la main, elle observe sans fin mes orteils qui sortent du bout de mes sandales.

Une automobile klaxonne sur la rue.

Une pièce plus loin, un micro-ondes bippe.

Quelqu’un a oublié sa tisane à la lavande.

Je craque chaque jointure de chacun de mes doigts.

On entend l’horloge au mur.

Et pour couper dans l’air du temps qui s’épaissit à vue d’oeil, j’essaie le small talk, je lui demande si elle est déjà allée à New York. “Non,” dit-elle stoïque, “et vous?”

“Peut-être une fois, enfant, avec mes parents,” que je lui réponds.

“Intéressant,” marmonne-t-elle.

bzzzzzzzzzzzzz…. fait la mouche qui vole.

“Est-ce que cela vous plongerait dans les embrouilles si l’idée me prenait de me suicider en sortant d’ici?”

Elle a pris une sapée de sa tasse et s’est calée dans sa chaise.

Tout en replaçant sa tasse sur la table d’appoint, ramassant son stylo-bille – clic – appuyant sur le bouton à ressort du stylo, elle se met à écrire pour moi le nom d’un autre psy qui se trouve à l’autre bout de la ville.

“Non, pas exactement des embrouilles,” dit-elle, “mais nous aurions beaucoup, beaucoup trop d’explications à fournir, vous comprenez?”


Flying Bum

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9 réflexions sur “Une question innocente, juste de même

  1. Un ti-peu mal aux joues quand même.

    Bon, bon.

    V’là donc ce qu’il me vient de te dire…

    Je me suis demandé si tu avais d’abord écrit le long paragraphe pour ensuite y broder autour… eh oui, que veux-tu, j’ai cette manie d’analyser… pas obligé de me répondre, bien sûr…

    Et puis, j’y vois pas vraiment d’court métrage cette fois… plutôt une matière à livre… même qu’en te lisant, j’ai pensé entre deux sourires à ces mots d’Antoine Emaz tirés d’un entretien mené en 2011… (référence plus bas)

    « Écrire-vivre, c’est partir de ma vie jusqu’à ce qu’elle s’adresse, par le poème, aux autres, à leurs vies particulières. Le poète n’est pas devant tout le monde, guidant le peuple et voyant plus loin ; il est derrière, aussi aveugle que les autres, mais il dit son aveuglement, et son refus. Ce n’est pas refuser qui le distingue, mais son dire. Donc tout le travail consiste à rejoindre le commun en partant du singulier. Voilà le boulot d’écrire. Non pas exacerber l’individu, mais à partir d’une vie, que le poème sauve aussi comme vie personnelle, aller vers un vivre qui soit commun, collectif, une condition d’homme, si on veut. Si le lecteur ne se reconnaît pas dans le poème, j’ai raté ; si je ne me reconnais plus dans le poème, j’ai raté également. C’est assez simple. »

    Oui, oui, car disons-le, c’est souvent poétique une éjaculation.

    https://poezibao.typepad.com/poezibao/2011/05/les-entretiens-in-finis-avec-antoine-emaz-1.html

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