Le dernier Noël du poète de la chambre 102

C’est tout ce que nous aimons qui nous détruit avec le plus d’efficience.

Adéline gardait le poète de la chambre 102 pour la fin de sa liste de visite, pour pouvoir lui consacrer un peu plus de temps. Les autres infirmières et même les infirmiers appréciaient les journées où Adéline était de service parce que le poète n’aime personne, il insulte souvent le personnel, leur sacre après et tente même de piquer leurs mains avec un couteau à beurre.

Est-ce que tu es ma douce? dit-il, dévorant Adéline du regard comme si elle était Miss Univers.

Non, je suis votre infirmière, monsieur Léon. Et elle place son stéthoscope sur la poitrine du poète comme pour appuyer sa réponse, elle enroule la courroie de l’appareil à pression autour de son bras et pompe la poire avec vigueur.

Il fait la moue et lui dit qu’elle est beaucoup trop jeune pour lui de toutes façons. Il détourne le regard vers une photo déposée sur son chevet. Une vielle photo sépia de la mère de Léon, elle avait trente-trois ans, comme le christ, c’était l’année avant son décès. Puis, son regard se porte à nouveau sur l’infirmière.

Dis donc, est-ce que tu ne serais pas ma douce, toi?

 

***

De toutes ces joies

Ne restent que les petits pipis

Qu’on échappe parfois

Lorsqu’un rare bonheur enfume l’esprit

***

 

Ensemble, ils colorient des images au feutre pour Noël à la grande table, une vieille endormie dans sa chaise près d’eux pisse la bave sur son tablier et ronfle comme un dix-roues. Léon couvre sa bouche avec une main, se penche vers Adéline et murmure à son oreille.

Non mais regarde la vieille, qu’est-ce qu’ils attendent pour la placer dans un hospice?

***

La première fois qu’Adéline a visité le poète de la chambre 102, il était étendu dans son lit et fixait le plafond. Il ne répondait pas à son propre nom, deux grands yeux bleus vitreux et striés de glu. Alors Adéline avait fait jouer “You’ve got a friend” version James Taylor sur son cellulaire approché de l’oreille de Léon qui devait bien avoir 20 ans dans les années soixante-dix, alors il connaîtrait, avait-elle pensé. L’intro terminée, aux premières paroles de la chanson, son regard avait changé, se retournant vers la chambre avec ses rideaux comme divisions et son mobilier de bois éculé. La fenêtre, les champs dehors, le froid. Adéline près de lui. Un ange dans le froid.

***

Je m’en vais de l’autre bord, lui avait-il dit un jour après que les signes vitaux et le diamètre de ses plaies avaient été bien consignées. Mais il s’inquiétait, disait-il, que bien du monde ne voudrait pas le voir là.

Tout le monde est bienvenu de l’autre bord, répond Adéline, on peut s’imaginer un grand arbre avec sa famille, ses amis assis en-dessous qui bondissent sur leurs pieds et qui se jettent sur nous lorsqu’ils nous voient, qu’ils nous prennent dans leurs bras.

Je ne sais pas, dit Léon, examinant ses mains noueuses. Je ne sais pas.

Adéline se l’imagine jeune, portant un beau jeans bleu et une belle chemise carreautée, souliers de suède brun rouille et une ceinture de cuir noir, comme ses petits amis portaient à l’école, comme son père portait lorsqu’il emmenait Adéline se gâter au nouveau centre d’achats. Ou qu’ils descendaient ensemble la rue principale et entraient au restaurant où les locaux se sustentaient dans les cabines. Il prenait une bière au bar pendant que ses semblables lançaient des dards plus loin et qu’elle mangeait une frite-vinaigre. Qu’il l’emmenait faire un tour de camion dans son pick-up rouge, son fameux pick-up qu’il aimait plus que tout au monde.

Ou qu’il la battait.

La femme dans la salle voisine qui crie au meurtre chaque fois qu’elle voit Léon. Qui oublie qu’il vit ici et qu’elle n’y peut rien. Il enlève sa ceinture de cuir noir et la frappe et la frappe et la frappe encore.

***

La spaghettification ça existe mais ce n’est pas ce qu’on croit, dit Léon. L’inconfulgurabilité, toute cette sorte de choses que racontent Léon lorsqu’il ne parle pas de sa dernière œuvre, les choses qu’il griffonne nuitamment dans ses calepins, des histoires croisées dans le noir qui forcent à changer de trottoir, les appelle-t-il.

On est ici dans un entre-deux, entre nulle part et quelque part, c’est comme cinq heures moins quart du matin, la nuit, dit Léon un jour qu’il se souvenait de son nom. Il observe les autres chaises roulantes qui pointent les unes vers la télé, les autres la table à cartes, d’autres les fenêtres, roulées dans toutes les directions comme un rack de boules de billard éparses après la casse. Nous ne vivons pas et en même temps nous ne sommes pas morts, ici-d’dans, dit-il, c’est ça l’affaire.

Adéline a vérifié chez elle le soir, la spaghettification ça existe pour vrai mais ce n’est pas ce qu’on croit. Elle passe ses journées à aider d’autres gens seuls à mourir, une photo d’un proche près d’eux, des mères, des pères, des enfants, un conjoint, trois injections. Jusqu’à ce que ce soit à son tour à lui et ils s’assoient près de la fenêtre tous les deux. Adéline a dit à son conjoint qu’elle était tombée en amour avec son patient le poète. Ou de tout ce mystère qui l’entoure, toutes ces histoires, ces mots, son regard? Son conjoint a souri.

***

Elle a mis son plus bel uniforme. Est-ce que tu viens avec moi? avait-il demandé à Adéline un jour qu’ils étaient assis bien tranquilles au bord de la fenêtre près d’une photo de sa mère, de la panoplie d’euthanasie déposée là. Nous serons des beaux oiseaux jaunes qu’on ne voit pas encore et nous nous envolerons au-dessus des champs, de la rivière.

J’ai une famille, lui rappelle Adéline. Je suis une mère moi aussi, je dois rester.

Dommage, grogne-t-il en se remémorant, je suis beaucoup trop vieux pour toi de toutes façons.

Ils l’ont enterré dans un petit cimetière perdu entre deux champs de soja. Son GPS lui a promis de la conduire mais il n’a pas tenu parole alors elle est descendue chez un fermier pour demander.

Vous êtes une de ses proches? l’homme demande-t-il. J’étais son infirmière, répond Adéline se remémorant les injures, les attaques au couteau à beurre, la femme qui hurle rien qu’à voir le poète s’approcher d’elle. Mais plein de belles choses aussi.

Ils l’ont mis dans une boîte de bois avec des fleurs rouges et blanches dessus et quelques proches sont là, deux ou trois, des porteurs. Le couvercle a l’air massif et les poignées en laiton ont l’air gelées. Adéline ne peut s’approcher suffisamment pour appliquer une dernière pommade sur ses bras, prendre sa pression, lui apporter une orangeade Crush, l’écouter réciter des vers étranges ou choisir une chanson qu’ils puissent marmonner tous les deux.

Pas un arbre en vue, pas de neige non plus, triste veille de Noël sous la pluie. Le vent et la pluie font danser en tous sens le canevas de l’abri de fortune au-dessus de la fosse où Adéline et les autres sont entassés comme des sardines dans une promiscuité tragique et silencieuse. Le célébrant lit quelques mots de la bible, la nativité, innocent. Ils descendent la boîte dans le fond de son trou pendant qu’Adéline regarde au loin dans l’étendue de résidus de soja pourri, deux oiseaux jaunes qu’elle n’avait pas vus encore, qui s’envolent en faisant des spirales dans le vent.

***

Une lumière blanche et crue, aveuglante, perce à travers les fenêtres givrées. Les préposés font place pour le prochain patient, défont le lit, installent des couvertures propres, retirent les effets du poète de la chambre 102. Adéline les interrompt. Elle récupère les calepins, la photo sépia de la mère de Léon, étrangement elle se sent liée à elle de façon indéfinissable, avec elle qu’elle a appris ce que cela pouvait signifier de vivre exactement trente-quatre ans, cinquante-deux ou quatre-vingt-sept et de s’arrêter là, précisément, brusquement, au grand buffet des plus belles années qu’on a tous bouffées goulûment, réalisant à mesure que la table se vide, grand bien nous fasse, que nous ne serons jamais vraiment rassasiés.


Flying Bum

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Avec tous mes voeux !

à Robert Bourgoin

La dryade de Léon

 

Léon avait trouvé sa dryade au printemps, dans le bois derrière son école élémentaire. Elle était nue sauf pour sa longue chevelure verte et ondulante assez longue pour couvrir les parties de son corps que Léon aurait bien aimé regarder.  Léon s’était présenté poliment, comme s’il s’adressait à une personne adulte. Lorsqu’elle lui a répondu, sa voix était musique. Ils ont parlé un bon dix minutes à propos des salamandres qui vivaient aux abords de la crique, elle lui avait dit le nom de chaque salamandre qui vivait là. Puis, elle lui avait tendu son bras long et fin et Léon avait bien cru qu’elle l’investirait de pouvoirs magiques mais elle était simplement venue plonger sa main dans son sac de croustilles et elle lui en avait volé une grosse poignée. Trois ou quatre printemps avaient dû s’écouler avant qu’il ne la revoie. Et la mère de Léon était morte avec ce printemps-là.

 

***

 

Léon était au secondaire et il était revenu, il marchait comme quelqu’un qui marche sans but, mais il s’approchait lentement mais sûrement de là, guidé rien que par l’air du temps dans ses belles effluves de printemps. Ses pensées erraient, la réalité devenait de plus en plus évidente dans son esprit, quelle déception devait-il être comparé à ses frères, brillant au cours classique, artistes de génie, électroniciens rusés ou intellectuels de gauche et lui, pour tout bagage, ses travaux non-finis, son spleen collé au cul, son deuil de quatre tonnes sur les épaules, son quart d’once de hashish dans ses poches. Il se roule un pétard assis sur la grosse pierre au milieu du ruisseau et tente de démêler son agenda dans sa tête. Rédaction, révision, examens, trigonométrie, un projet en anglais. Ses pensées, un immense bordel encombré, un Everest à gravir sur les genoux.

 

Dans l’air, une mélodie, une rafale de vent qui joue avec la cime des arbres un air bucolique et envoûtant. Elle est apparue. Faisant une avec l’esprit de la forêt, fière, belle et nue. Léon était muet d’ébaubissement. Scié en deux.

 

“Tu es réelle, finalement?” dit-il.

 

“Oui,” ricana-t-elle en rougissant même un peu.

 

En courbant un long doigt, elle lui fait signe de s’approcher. Il s’est levé d’un seul coup pour traverser la crique vers elle. Et si elle voulait l’attirer dans un guet-apens pour l’embrasser? Et s’il pouvait toucher sa poitrine? Le coeur essayait carrément de lui sortir par les trous d’oreille. Mais elle ne l’a pas embrassé, elle lui a seulement arraché le joint de la main.

 

“Qu’est-ce que c’est?” qu’elle a demandé.

 

Léon a pensé qu’elle saurait bien le dire à son père ou à ses professeurs, alors il lui a expliqué.

 

“Comme ça?” avait-elle demandé tout en portant le joint à sa bouche et elle le pompait si énergiquement, le joint entier s’est embrasé menaçant même de lui brûler les lèvres. En quelques minutes à peine elle riait pour aucune raison et parlait de boire la sève des arbres à même les racines, le nectar de mère Nature. “C’est un peu comme ça, en moins sucré toutefois,” soutenait-elle le plus sérieusement du monde. Il est retourné dans la petite clairière tous les jours pendant deux semaines mais il ne l’a pas revue, puis le temps est venu de rentrer en ville.

 

***

 

Il aura fallu trois autres printemps, quatre peut-être. Il avait repris le chemin entre un je l’aime et un je l’aime pas à l’égard de sa douce Marguerite qui se jouait de lui ou qui l’avalait tout rond parfois, c’était selon. Il n’avait pas fait le collège, impossible de faire le foyer sur ses pensées alors qu’il n’avait même plus de foyer où vivre lui-même. Son père s’était ramassé en ville avec une conjointe plus jeune et il n’y avait plus de place pour Léon dans ce nouveau nid d’amour.

 

En visitant le vieux village, Léon s’est arrêté au magnifique dépanneur ultra-moderne qui avait remplacé le magasin de bonbons de son enfance, il est entré s’acheter une boisson énergisante. Puis, pour aucune raison, il a marché derrière le magasin en direction du petit bois. Il y avait un sacré bail qu’il n’avait pas repensé à la nymphe, mais il se souvenait de son vieux chemin. Léon a retrouvé la grosse pierre en plein milieu de la crique et est grimpé dessus, debout. Est-ce qu’elle avait vraiment vécu ici ou avait-elle été uniquement de passage ici?

 

“Si tu traînes encore dans le coin,” Léon dit-il à voix haute, “j’aurais certainement besoin d’un bon conseil.”

 

L’eau claire coulait sur les galets, contournait la grosse pierre. Léon se demandait combien d’eau avait bien pu s’écouler depuis sa dernière visite. Une si petite crique mais encore, son flot ne s’arrêtait jamais. Une grande mare? Un lac? Un océan entier? Léon a regardé l’heure. Il a lancé sa cannette dans le buisson en avant, avec les autres cochonneries et les emballages de plastique qui traînaient là, et il tournait délicatement les pieds sur la pierre ronde pour s’en retourner.

 

Soudain, une brise. La dryade était allongée là près des eaux vives. Son sourire s’est éteint lorsqu’elle a aperçu le visage de Léon. Elle lui a aussitôt demandé ce qui n’allait pas. Léon aurait bien voulu lui expliquer mais qu’est-ce qu’un esprit de la forêt aurait bien pu comprendre à ses histoires tristes, ses amours chancelants, son destin tordu. Elle écoutait. Léon avait fini avec l’histoire de sa mère, sa pauvre mère.

 

“Elle souffrait trop, elle avait suffisamment souffert.” La voix de la dryade était une flute traversière, ses bras grattaient des cordes invisibles. Léon la regardait s’épancher dans l’eau sous l’éclairage verdi par le feuillage des arbres. Elle a souri, lui a lancé un clin d’œil, Léon avait pensé qu’elle lui préparerait une concoction miracle qui guérirait tout. Il se sentait prêt à avaler d’un grand trait toute potion qu’elle ferait apparaître pour lui. Mais lorsqu’il s’est approché d’elle, elle lui a arraché sa montre du poignet.

 

Elle s’amusait avec les boutons de la montre. “Qu’est-ce que ça fait? Ça sert à quoi?”

 

“Ça dit l’heure,” répondit-il tout simplement.

 

“Pourquoi ne pas se fier au soleil, aux étoiles?”

 

Léon haussa les épaules. Elle ne lui dit plus rien à propos de sa mère mais elle commençait à lui énumérer ses constellations favorites. Expliquait comment pister nuitamment le carcajou lorsque la lune partait se cacher, comment reconnaître le premier jour de septembre dans le seul parfum du temps, toute cette sorte de choses. Rien de bien utile, somme toute, et elle ne lui a jamais remis sa montre.

 

***

 

La dernière fois, Léon était un homme, un père de famille. Les printemps ne se comptaient plus. Les enfants étaient presque des hommes déjà. Lorsqu’on avait enterré leur mère, que toutes les choses de la maison avaient été mises dans des boîtes, que la dernière boîte avait été embarquée dans le camion, Léon avait embrassé les deux garçons et était parti vers la crique. Des pensées étranges – lui, lui tout seul, vraiment tout seul. Vingt-cinq ans de marguerites effeuillées aux quatre vents, envolées à jamais.

 

La forêt était agressée de toutes parts pour la gloire d’un nouveau développement domiciliaire. Probablement en tous points semblable aux horribles maisons à déclin de plastique bleu qui avaient remplacé la vieille école. Chacune en forme de L avec chacune son garage double. Léon n’avait pas eu à marcher longtemps dans le petit bois, il s’est presque rendu directement jusqu’à la grosse pierre en automobile. Des rétrocaveuses étaient garées au bout d’un cul-de-sac et attendaient comme des vautours une autre journée de destruction. En gagnant la crique, au sol de grands lambeaux de verdure avaient fait place à des grands carrés bien droits de boue et de gravier. Léon pouvait voir poindre quelques fondations, les squelettes de bois de trois ou quatre futures maisons.

 

Léon a refermé la portière de la voiture, s’est mis à marcher vers la grosse pierre. Il ne restait plus beaucoup d’arbres. Il s’est arrêté un moment, les deux pieds dans la boue à observer la ligne argenté de la crique qui transportait toujours patiemment ses eaux limpides sur son chemin de galets et de glaise, il se demandait si sa dryade apparaîtrait encore. Il avait peine à se l’imaginer aujourd’hui dans son royaume violé, colonisé.

 

Puis, il l’a aperçue. Elle le regardait. Ses lèvres étaient flasques et pendantes, sa silhouette opaque, camouflée, et qui s’estompait entre deux arbres restants.

 

“Bonjour,” dit Léon.

 

“Léon?” répondit-elle.

 

“Oui, c’est bien moi.”

 

Léon a fait quelques pas vers elle culbutant presque sur les glaises luisantes et glissantes. Elle semblait se contracter à son approche alors Léon s’est arrêté. Rien de mal, il voulait se mettre à jour avec elle, une partie de lui aurait voulu la combler, une autre lui demander son aide dans un moment particulièrement difficile. Il ne voulait pas être seul. S’il avait vraiment eu besoin d’un miracle, c’était bien aujourd’hui plus que jamais, et il s’est arrêté sec à la vue d’une bétonnière, d’une pile d’arbres abattus derrière elle. Des sections d’énormes tuyaux de béton alignés derrière la crique.

 

“La magie est presque toute partie d’ici,” dit la dryade.

 

“Je suis désolé, tu ne peux pas savoir.” Léon, debout dans la boue, revoyait toutes les horribles maisons qu’il avait vues sur sa route. Les longues allées asphaltées et les stationnements déserts, les étangs artificiels et leurs fontaines. Mais il ne s’agissait plus de simple géographie. Ou de progrès. Ou de simple poésie. C’était tout. La tourbe déroulée au diable vauvert. Le stupide tapis de caoutchouc sous les jeux du parc. Les pierres toute droites des cimetières. Toutes des choses inévitables qui soudainement étaient là.

 

“Est-ce qu’il reste de la magie quelque part?” Léon voulait vraiment savoir.

 

“Un peu.”

 

“Comment je fais pour la trouver?”

 

“Tu te souviens de ce que je t’ai dit?”

 

“Non,” Léon répondit-il, parce qu’il oublie lentement les choses maintenant, et il a une sainte horreur des devinettes. Un petit sourire est venu puis il est disparu entre les lèvres de la dryade qui se serraient l’une sur l’autre. Elle n’avait rien répondu, et Léon la fixait des yeux comme un désespéré, la voyait lentement se dissoudre entre les arbres, se fondre dans les effluves du printemps.

 

Lorsqu’elle est partie, Léon savait cette fois-là que c’était pour de bon.

 


Flying Bum

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Une pomme pour Noël

Léon est en feu. Léon est empuanti. Léon est mort.

Personne ne semble savoir ce qu’empuanti veut dire, mademoiselle Roberge, mais nous aimons tous comment ces mots sont calligraphiés si joliment à la craie blanche sur le tableau noir. Comment le mot coule en sortant de vos lèvres.

Léon n’aime pas le gâteau. Léon aime la fin des histoires. Léon n’aime pas la fin du monde.

Nous nous imaginons le Léon dont parle mademoiselle Roberge, feluette*, qui ne veut absolument pas manger de la viande ou des fèves vertes, des framboises surgelées, des jujubes vitaminés. À la récréation il est probablement parti grimper dans le laurier-cerisier pour en redescendre le visage bariolé de taches rouges.

Mademoiselle Roberge explique qu’en feu c’est comme fiévreux, empuanti c’est comme quand on est empoisonné. Pour étoffer sa démonstration, mademoiselle Roberge se prend le cou à deux mains, s’étouffe, fait comme si elle cherchait son air désespérément, convulse avant de s’effondrer derrière son bureau. Nous rions, nous rions plus fort que nous croyions nos petits corps capables de rire, nous rions jusqu’à ce que nous nous efforcions tous à pleurer, théâtralement. Nos bouches soudainement remplies de hargne et nous testons tous le mot, la langue finissant contre le palais, l’air à travers des dents – Empuantie, empuantie, empuantie­, mademoiselle Roberge est empuantie !

***

Nous aimons tous mademoiselle Roberge. Nous aimons comment elle embroche ses longs cheveux noirs avec des pinces en forme d’oiseaux, ses faux-cils qui tombent lorsqu’elle cligne trop fort des yeux et comment, à genoux, elle tient nos deux mains dans les siennes lorsqu’elle nous fait répéter un mot difficile. Nous aimons comment elle nous pince les oreilles lorsque nous les prononçons n’importe comment – pas parce que ça ne fait pas mal, mais parce que nous aimons la douce chaleur de ses doigts comme du beurre mou sur nos lobes.

Nous aimons lorsque parfois elle nous parle de son mari le fantôme, parfois soldat, parfois objecteur de conscience. Nous aimons lorsqu’elle braille comme une fontaine parce qu’il n’y a pas de crescendo pour ses larmes, ça part en fou tout d’un coup comme quand des torrents de pluie se ruent contre les fenêtres de la classe. Comme la fois où elle nous a raconté la plus belle histoire, l’histoire du bébé qui était dans son ventre et puis qui tout d’un coup ne l’était plus. Du mari qui était là puis qui n’était plus là puis qui est revenu chercher ses agrès de pêche et ses bouteilles de vin français puis qui est reparti encore. Nous aimions lorsqu’elle croquait dans les pommes innombrables que nous déposions devant elle, comment de ses longs ongles rouges elle essayait d’arracher la queue en épelant p-é-d-o-n-c-u-l-e en serrant des dents pour ne pas lancer un juron.

***

Seulement le vieux dictionnaire de mademoiselle Roberge contenait les mots apocalypse, mort, assassinat, cadavre, décès. Mademoiselle Roberge en parlait amplement parce qu’elle disait qu’il le fallait. On devait le faire. Elle nous disait comment, avant, les gens étaient enterrés, vêtus de leurs plus beaux habits de soie, descendus en terre par le fossoyeur sous une douche de pétales de rose. La mooooort, expliquait mademoiselle Roberge. Il y avait quelque chose dans la façon dont elle le disait, comment tout son corps tremblait pour en extraire le mot qui semblait parfois apaisant, parfois périlleux, rebelle, épouvantable. À la récréation nous fabriquions des comptines à propos de corps pourris lancés dans des trous, des blagues à propos de la mort imminente dont personne ne va pouvoir s’échapper. Plus tard, mademoiselle Roberge pinçait nos oreilles, faisait des shhhhhhhh, nous confiant un secret. Les morts n’existent plus, mes petits canards, chuchotait-elle, maintenant ils ne sont plus que des fantômes.

Bien difficile de comprendre comment les fantômes doivent se sentir.

***

22 décembre, première sortie scolaire, comme un cadeau de Noël, mademoiselle Roberge nous emmène au Musée des Choses Oubliées de Tiblemont.  En fait, nous expliquait mademoiselle Roberge pendant le trajet dans l’autobus jaune, on aurait dû l’appeler le Musée des Affaires Mortes mais choses oubliées faisait moins peur aux enfants.

Au musée, il y avait des renards et un ours empaillés, mouffettes et hiboux. Des papillons piqués avec des épingles, des poissons courbés sur des planches de bois, chauve-souris et crapauds dans des bocaux de formol. Des aquarelles qui représentent des plantes et des légumes qui n’existaient plus, des organes humains en argile peint toutes sortes de couleurs. Nous touchions à tout, enfoncions nos doigts dans la peau durcie des bêtes, caressions de la paume leur fourrure raiche, la froideur lisse du coeur peint rouge vif. C’est de l’histoire tout ça, disait mademoiselle Roberge, notre histoire.

Nos mains parcouraient le corps de plâtre qui représentait un petit garçon brûlé vif dans l’incendie de Pascalis où, racontent encore les vieux, il avait plu des oiseaux pendant que la ville entière brûlait. Ses habits noirs de suie, sa peau comme un cochon de lait oublié sur la broche, les yeux grands ouverts de l’enfant couché sur le dos. Fixant le regard immobile à jamais de l’enfant, quelque chose se dégonflait en nous. Mademoiselle Roberge comme sous l’emprise d’une démence nouvelle nous racontait le drame en long et en large avec des yeux exorbités et effrayants auxquels on avait droit chacun notre tour. Des filles pleuraient, une d’elles a même perdu conscience, les garçons arboraient un teint livide. Mademoiselle Roberge insistait qu’on embrasse le front du garçon, qu’on prenne ses mains de plâtre glacées et insensibles dans les nôtres. Pour ne rien oublier, mes petits canards, pour ne rien oublier, mais jamais nous ne pourrions oublier.

À la place, nous pleurions pour nos mères, nos pères, nos jouets. Comme si c’étaient nos propres petits corps en feu montés sur le toit des maison enflammées, les mains jointes vers le ciel pour demander secours à Dieu. Des groupes d’enfants venus de d’autres écoles observaient nos visages terrifiés comme si on faisait partie du triste spectacle nous aussi. Troublée, mademoiselle Roberge s’est organisée pour qu’on quitte avant le temps et pendant le voyage de retour, on pensait à ce qui nous attendait, mademoiselle Roberge qui nous pincerait les oreilles si fort que nos têtes pivoteraient pour se délivrer de la douleur, si on bavassait notre expérience traumatisante, nos mères qui crieraient après elle, ça prends-tu une sans-dessine pour faire subir ça aux enfants, notre mademoiselle Roberge remerciée, envoyée ailleurs traumatiser d’autres pauvres enfants?

***

Dans l’autobus, pour distraire nos esprits d’enfants et oublier le pire à venir, nous nous échangions des messages secrets sur des petits papiers pliés passés de main à main. À l’encre bleue, des papiers qui disaient Léon et Adéline pour toujours et toute cette sorte de choses que s’échangent les enfants entre eux. J’ai réussi à embrasser une fille, Adéline Gagnon, elle est devenue aussi rouge que les lèvres de mademoiselle Roberge, mes oreilles c’est pareil.

***

23 décembre, les pommes tombent l’une derrière l’autre derrière sur le bureau de mademoiselle Roberge à mesure que les enfants arrivent et celles-là sont offrande de Noël pour celle que nous aimons tant. Lorsque le calme s’installe, mademoiselle Roberge se lève derrière son bureau et claque son clapet.

Merci, mes petits canards.

Elle choisit la plus rouge et la plus appétissante des pommes. Elle pince le pédoncule de ses longs ongles rouges, la fontaine de larmes explose d’un coup sec.

p-é-d-o-n-c-u-l-e, épelle-t-elle tant bien que mal à travers ses sanglots, en se battant contre le combatif pédoncule. Elle ouvre la bouche si grande que nous avons cru un moment qu’elle perdrait ses dentiers, nous rions, elle croque dans un fracas inoubliable, mord, mastique et avale en forçant exagérément un morceau gigantesque. Nous sommes tordus de rire.

Mademoiselle Roberge laisse tomber la pomme, se prend le cou à deux mains, s’étouffe, fait comme si elle cherchait son air désespérément, convulse avant de s’effondrer derrière son bureau.

Pour vrai cette fois-là.

Empuantie, empuantie, empuantie, mademoiselle Roberge est empuantie ! criaient en chœur tous les enfants ébaubis et bernés par la grande comédie.

***

Joyeux Noël, mademoiselle Roberge, tes petits canards t’aiment toujours.

Je sais maintenant comment les fantômes peuvent se sentir.


Flying Bum

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*feluette, du français fluet, maigre et faible.

Sale été pour Léon

Nous avons enfermé Léon à la grotte parce qu’il est laid. Il ne l’a pas toujours été mais les parties de lui se sont mises à rivaliser entre elles pour s’en occuper et ses yeux se sont mis à devenir de plus en plus petits, son nez de plus en plus gros et ses lèvres sont devenues bleues et ses oreilles se sont mises à descendre et il les porte maintenant dans le cou et ses sourcils sont devenus de petits picots noirs juste assez gros pour soulever l’ambiguïté et ses pores sont devenus énormes et ses taches de naissance ont commencé à développer chacune une longue pilosité alors on l’a mis à la grotte pour qu’il cesse d’effrayer les enfants une fois pour toutes.

Nous avons parcouru toute la forêt pour trouver le lieu idéal. Un endroit d’où il pourrait apercevoir le lac, la chute. Un endroit d’où son regard pourrait embrasser tout le ciel grand ouvert et le soir et la nuit les étoiles. Nous avons construit une porte pour la grotte. Nous avons prévu un judas creusé dans le bois qu’il puisse y déposer son oeil, une trappe pour lui passer de quoi manger et assez grande pour qu’il puisse sortir ses mains dehors pour ressentir la pluie lorsqu’elle tombe.

Tout cela peut sembler cruel, mais c’est pour son bien. C’est comme pour Odile que nous gardons dans la cour à cause de l’étrange façon qu’elle a de caqueter comme une poule et qu’elle chasse les mouches de la langue et de la façon dont elle se tapit derrière les haies avant de bondir sur les gens en bavant et en grognant. Comme nous gardons grand-père au grenier rien que parce qu’il est si stupide. Nous faisons tout cela pour protéger ceux qu’on aime.

Rien comparé à ce cultivateur qui a tailladé le nez de son cheval rien que pour lui défigurer le visage et qui lui a lacéré le visage pour lui enlaidir la tête et qui lui a mutilé tout le cou parce qu’il s’était rendu trop loin et qu’il ne pouvait plus s’arrêter là. Il lui a rasé la crinière et la queue pour en finir et maintenant le cheval erre dans la forêt, la même forêt où Léon vit, il se déplace sans but se cognant aux arbres et s’enfargeant dans les racines et sur les écureuils ébaubis.

La rumeur circule, ce qui a porté le cultivateur à agir de la sorte, c’est que le cheval sautait dans le lac toutes les nuits chassant la réflexion de la lune sur les eaux. Mordant à pleine gueule dans les vagues croyant mordre et avaler la réflexion de la lune.  Et moi je dis, si nous avions eu un cheval aussi stupide, nous l’aurions attaché sur une énorme bille de bois et nous l’aurions laissé dériver lentement sur la rivière, pas parce que nous sommes des sans-cœur mais parce que ce serait mieux ainsi pour tout le monde. Le laisser libre de traverser ainsi la forêt, sans ses tentations maladives d’attraper la réflexion de la lune sur le lac. Malade.

De sa grotte, Léon entend les murmures de la forêt dans la nuit. Il l’entend raconter des histoires à propos de ce qui gît au fond du lac. C’est de la nourriture. C’est un véritable festin pour la créature assez intelligente qui saurait comment aller le récupérer. C’est ce que le cheval cherchait, disaient certains. Et Léon pouvait les entendre claquer des dents et les clappements de leurs babines pendant qu’ils lui disent comment c’est bon, le fruit et la viande et le fromage, toute cette sorte de choses qui attendent au fond du lac. Les bonbons, les pâtisseries et le vin et encore le fromage et il les entend tomber en bas des billots sur lesquels ils dansaient. Oh, le bon fromage qui couine sous leurs dents pendant qu’ils se roulent de bonheur ignorant les aiguilles de pin qui se collent dans leurs fourrures et dans leurs plumes.

Léon observe la nuit de la forêt qui dort, il appuie une main sur la paroi rocheuse et une main sur le grain de bois grossier de la porte et il met son œil contre la minuscule fenêtre taillée dans la porte et il voit le ciel, grand ouvert, et les étoiles et la lune. Et il voit la chute et comment ses eaux fracassent la tranquille surface du lac, il voit la partie calmée de l’eau plus loin de la chute, la petite baie où sautait le cheval nuit après nuit. Et sous l’eau il voit le festin. De là, il croit bien voir une dinde entière bien rôtie, une énorme corne de vannerie qui déborde de fruits exotiques, une énorme meule de fromage à la chair rougeoyante venue d’un autre monde. Les histoires qu’il pourrait raconter si seulement il pouvait goûter à toutes ces choses.

Nous avons installé Léon dans cette grotte parce qu’il est laid mais nous craignons que cette solitude ne le rende simple d’esprit. Il nous raconte des histoires à propos de festins et de nourriture, de fromage. Nous cachons maintenant de la médication dans sa gamelle. Nous le mettons sous sédation aussi, parfois. Nous attendons ainsi qu’il dorme pour ouvrir la porte et lui changer ses bas et ses sous-vêtements. Nous lui apportons une nouvelle couverture et de la litière fraîche.

Léon laisse ses yeux s’adapter à la noirceur. Ses pupilles se dilatent. Ses oreilles tremblent dans son cou, il appuie une main sur la paroi rocheuse et une main sur le grain de bois grossier de la porte et il met son œil contre le judas taillé dans la porte et il voit le ciel, grand ouvert. Et il voit les étoiles. Et il voit l’eau de la chute fracasser la surface des eaux du lac et il voit la baie tranquille. Et dans les eaux calmes, il voit la réflexion de la lune. Et il voit comme une ombre qui charge vers le lac, il tente de l’avertir, marmonnant et grognant vers l’eau, il tente de l’avertir qu’il n’y a rien dans cette eau. C’est la lune qui lui joue des tours. C’est la forêt qui s’amuse à mentir. Léon retient son souffle tant que l’ombre s’affaire à détruire la réflexion de la lune de ses énormes dents et de ses puissants sabots.

Léon place son œil dans le trou de la porte et il voit le ciel et il voit les nuages et il voit la chute qui fracasse la surface tranquille du lac et il nous voit grimpant sur la montagne les mains pleines de fruits et de pain et de miel et de vin et de fromage.

Et il sait que nous viendrons et nous lui tiendrons la main et qu’on lui dira qu’il n’est pas ici parce qu’il est trop laid, il est rien que trop beau pour ce monde-ci, mentirons-nous.

Flying Bum

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Petit papa Noël, quand est-ce tu ramènes ton cul, calvaire?

 

Il existe une route dans le nord-ouest, passé Saint-Dominique-du-Rosaire, dans les repousses anarchiques des terres abandonnées par les premiers colons découragés, pas de numéro, pas de nom, tout juste 7 milles d’asphalte pleine de craques où poussent sans gêne le foin et moult mauvaises herbes de toutes sortes. Les restes de la mine Fontana, de la Claverny, de la Standard Gold se terrent tant bien que mal dans les environs, la nature qui peine à effacer leurs désastres. Au bout de ce chemin en cul-de-sac, se prolonge un chemin de terre tapé autant par les sabots que les quatre-roues et si vous suivez ce chemin jusqu’au bout, se trouve une fourche pour les demi-tours, une ancienne roulotte de chantier transformée en habitation de fortune, encerclée par un amassement de choses disparates et à la fenêtre de la roulotte vous croiserez le regard de deux petites filles qui regardent toujours par la fenêtre, qui attendent.

 

L’une porte deux tresses, les joues colorées par le soleil et le vent mais aussi, force est-il d’admettre, la crasse, puis elle a les yeux rouge sang d’avoir trop pleuré. La plus vieille vient tout juste de lui annoncer – la plus âgée nommée Gervaise qui porte les cheveux beaucoup plus courts surtout à cause d’une récente histoire de poux et qui n’a plus que neuf doigts à cause d’une récente histoire de couteau – lui annoncer donc qu’elles ne partiraient pas à la poursuite de leur père en remontant le long du lit de la rivière desséchée parce qu’il est parti dans l’autre direction, et elles ne partiraient pas de l’autre côté non plus parce qu’elles avaient déjà essayé la veille.

 

Celle avec les tresses, Charlotte, six ans, en reniflant constamment, observe sans arrêt à travers la fenêtre la piste prise par leur père au crépuscule, il y a cinq jours de cela. C’est un ruisseau desséché, plein de roches rondes immobilisées dans un lit de poussière qui attendent les eaux du printemps pour se faire belles et vermoulues à nouveau. Elle sait, forte de leur épopée d’hier, que si vous remontez la piste assez loin, plus loin que vous n’avez jamais essayé d’aller, si vous marchez assez longtemps pour que votre gorge ne soit plus que poussière et vos pieds arrondis brûlent d’avoir chevauché toutes les pierres, vous parviendrez au pied d’une croix de bois, penchée par le vent et à moitié mangée par les pique-bois et les fourmis. Derrière cette croix, plus de chemin de pierre et de poussière. Une vaste plaine lisse et grise, sans vie, grande comme un océan, qui s’étend jusqu’à l’horizon comme s’il n’existait plus rien à partir d’ici que ce désert gris déversé jadis par la mine.

 

“Tante Madeleine est enterrée ici,” déclare solennellement Gervaise à leur arrivée, aussi certaine de son affaire que peut l’être une fillette de huit ans.

 

“Peut-être que c’est quelqu’un d’autre?”

 

“Non” répond Gervaise en pointant le M gravé dans le bois, elle savait à peine lire mais elle savait reconnaître un M lorsqu’elle en voyait un.

 

Charlotte n’était pas du tout convaincue d’avoir déjà entendu parler d’une tante Madeleine qui aurait un jour vécu dans les alentours – une terre, aux dires de leur père, qui leur appartenait à eux seuls et à personne d’autre et qui était entourée d’eau. Et si ce n’était de cette terre, de leur père, elles seraient perdues au milieu de l’océan. Dévorées par les requins. Le monde entier, disait-il, voulait goûter à leur sang.

 

“Est-ce qu’on continue?” demande Charlotte, les yeux suppliants.

 

“Non,” répond sèchement Gervaise qui rebroussait déjà chemin.

 

Sur le chemin du retour, aucune des fillettes n’a dit mot, même pas pour se plaindre. Lorsqu’elles ont enfin rejoint la roulotte, Charlotte jurait qu’elle avait aperçu quelqu’un à l’intérieur. Il y avait de la lumière, elle était certaine, et comme l’ombre de leur père, la même silhouette, est passée derrière la fenêtre avec la même démarche que lui. Elle pouvait le voir tenant deux belles boîtes colorées et enrubannées, le visage scrutateur se demandant : Où sont mes filles, où diable sont-elles passées?

 

”C’est pas lui,” dit Gervaise.

 

“Oui, mais si c’était lui? Si c’était lui qui avait rien que mis un peu trop de temps pour trouver nos cadeaux de Noël?”

 

“Non, c’est pas lui.”

 

Gervaise avait raison. Ce n’était pas lui. Ce n’était rien. Il n’y avait même pas de neige, même pas de père, même pas de Noël. Lorsque Charlotte a ouvert la porte pour constater elle-même la vérité, elle a pleuré. Gervaise, elle, est restée étendue sans bouger sur le divan bancal jusqu’à l’heure où les coyotes commencent à se faire entendre.

 

”Est-ce qu’il va finir par revenir à la maison?” Charlotte demande-t-elle tout haut comme si elle parlait toute seule dans l’obscurité.

 

Un silence a duré le temps des roses, un vide angoissant, puis : “Non.”

 

***

 

Au matin, Gervaise faisait l’inventaire des provisions s’amenuisant dans le fond de leur réservoir d’eau qui descendait de la tour d’eau dehors. Encore deux gallons dans un baril de 5 gallons, trois boîtes de chili en conserve, une boîte de maïs, un sac d’haricots séchés. Après son inventaire du matin, elle avait rejoint Charlotte qui attendait toujours, faisait le guet à la fenêtre inlassablement – et c’est comme ça que vous les trouveriez. Vous croiseriez le regard de deux petites filles qui regardent toujours par la fenêtre, qui attendent, qui font exactement ce qu’on leur a demandé de faire, rien de moins, rien de plus.

 

Une fine neige s’était enfin présentée devant elles, comme pour leur rappeler cruellement que le vingt-quatre décembre était arrivé lui aussi. Charlotte essuie son nez morveux avec le revers de sa manche barbouillant au passage ses joues crasseuses.

 

“Avec la neige, on va le voir venir,” dit Gervaise pour consoler la petite.

 

“Il est peut-être déjà là, il est peut-être venu par en arrière de la maison. Il joue peut-être à un jeu, il se cache peut-être sous la roulotte.”

 

“Non, il se cache nulle part,” réplique Gervaise mais Charlotte se précipite dehors pour aller voir par elle-même.

 

À plat ventre sur un vieux carton, elle compte une couleuvre à moitié engourdie, un mulot qui déguerpit, trois cent araignées – mais pas de père, sauf si elle ferme les yeux très fort et les tient comme ça longtemps. Il apparaît alors comme par magie, toujours le même que lorsqu’il est parti, avec sa carabine, son sac à dos, sa promesse de revenir avant le prochain matin. Un seul dodo à l’attendre. Elle se souvient avoir dansé autour de lui, ses mains comme des pistolets qui tiraient ici et là, de lui avoir demandé de rapporter un lion. Il a dit non; ils sont trop difficiles à attraper, trop lourds pour les rapporter.

 

Alors, de ses pistolets-doigts, bang bang, elle l’a tiré dans le dos alors qu’il s’éloignait, criant, “Je t’ai eu, papa, t’es mort!”

 

Même s’il ne s’était pas donné la peine de se retourner, Charlotte pensait l’avoir atteint quand même pour vrai. Qu’il est allé mourir plus loin, que la croix était pour lui.

 

Lorsqu’elle est rentrée dans la roulotte, Gervaise lui avait lancé : “Te l’avais dit.”

 

***

 

“Je veux voir l’océan,” annonçait Charlotte.

 

“Tu ne sais même pas nager, innocente.”

 

“Qui a besoin de nager rien que pour regarder?”

 

“Il nous a demandé de l’attendre.”

 

“Tu m’as dit qu’il ne reviendrait pas.”

 

“Il ne reviendra pas non plus,” Gervaise se voyait-elle concéder à sa sœur, réalisant brutalement ce que cela voulait dire.  Elle savait comment coudre et repriser des fonds de culotte, comment attraper des écureuils, comment partir un feu avec des bouts de bois. Cela pourrait suffire pour un temps si seulement la citerne n’était pas si proche de la sécheresse; elle ne savait pas comment faire tomber la pluie.

 

Charlotte enfile ses godasses, se parle à elle-même.

 

“Et si c’était facile de nager, finalement? Ou si on pouvait flotter sur des feuilles géantes comme les grenouilles? Et si . . . ?”

 

“Et si tu te faisais dévorer par un requin?” réplique Gervaise qui avait tout entendu, mais les lacets de Charlotte étaient déjà attachés jusqu’en haut.

 

Elle réclamait sa juste part, une boîte de chili en conserve et la boîte de maïs chacune coincées sous ses aisselles, prête à partir. Sa voix craquait. “Tu ne veux pas venir avec moi, Gervaise?”

 

Gervaise fixait sa petite sœur, elle pensait aux carcajous sanguinaires, aux ours impitoyables, aux coyotes, à leur père, à la possibilité que tout ceci ne soit qu’un jeu, un défi. Un test étrange. “Non,” a-t-elle finalement décidé.

 

“Mais pourquoi, pourquoi tu veux pas venir avec moi?”

 

Aucune réponse ne venant, la porte s’ouvre dans un grincement malaisant, et après une pause nourrie d’espoir, “Joyeux Noël, quand même, Gervaise,” dit Charlotte du bout de la gueule et la porte se referme en claquant. Il y a le son de ses petits pieds qui descendent les quelques marches, qui s’éloignent, des pistes dans la neige qui s’additionnent une après l’autre. Joyeux Noël, Charlotte se dit Gervaise dans sa tête, croyant dur comme fer à une autre comédie de la petite.

 

Il existe une route dans le nord-ouest, passé Saint-Dominique-du-Rosaire, une route pas de nom, pas de numéro, un chemin pas pavé au bout, une rivière desséchée qu’on emprunte comme un sentier. Et si vous remontez la piste à reculons dans la neige, vers le couchant, vers la roulotte de chantier rouillée transformée en maison de fortune, vous croiserez le regard d’une seule petite fille qui gratte la glace dans la vitre pour regarder toujours par la fenêtre givrée, une petite fille seule qui attend.

 

Excepté, bien sûr, si vous traînez trop longtemps, dans ce cas vous ne verrez plus rien du tout.


Flying Bum

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NDLR : Surtout, n’allez pas lire ce conte à vos fillettes et garçons.

Quand le bum fabule comme LaFontaine

Sur un bloc erratique deux bêtes vautrées

Sous un soleil de novembre déboussolé

L’astre du jour s’était trompé de calendrier

Et réchauffait la haute pierre comme en mai

Deux beaux coyotes énormes entre tous

Observaient en bas sur le tapis d’humus

La hase trop tôt blanchie prise de frousse

Bien avant que la première neige là ne fusse

Pleurait déjà pauvre bête sa pelure grège

Suppliant le ciel de lui larguer sa neige

Sinon avant l’heure son imparable trépas

Prendrait toutes les allures d’un bon repas

Le plus gros dit je la prendrais sans gêne

Même si depuis toujours je sais une chose

Ces jours-ci sa saveur est plutôt moyenne

Sapinage ou cèdre, mélèze à moindre dose

Mais ne vous excitez pas si tôt cher ami

Même si ma tête connaît tous ses atours

Mon ventre creux n’est en pas moins épris

À son gémissement troublant je resterai sourd

Le second dit moi je ne sais rien d’elle

Dans mon pays on se sustente de riens

Poulettes grises et tristes tourterelles

Je ne sais rien d’elle son goût sera le mien

Rien que les mots des autres bêtes

Qu’un vent complice porte à mon oreille

Qu’elle court et bondit le coeur en fête

Et la sensation que sa douceur éveille

Pourquoi je la suspecte si goûteuse

Mes salives s’énervent sans pourtant savoir

Mon ventre me crie qu’elle est savoureuse

Sa chair ne saurait que mon corps émouvoir

La hase écoutait toute coite sa mise à l’enchère

N’aurait pour rien au monde voulu leur déplaire

Elle bondit au plus gros offrir sa pauvre chair

Gardant son dernier regard pour l’autre compère.

Flying Bum

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Le blanc Noël de Noël Leblanc

J’ai toujours affirmé l’avoir vu pour vrai, dans la nuit de Noël en 1973, dans les rues de Rosemont. Et je le maintiens. Celui qu’on appelle le père Noël. Ne ressemblait à rien qu’on aurait pu espérer dans ses allures, ses habits, son moyen de locomotion. Un père Noël vraiment particulier. Dans cette nuit-là, j’ai appris qu’on avait probablement chacun le nôtre, différent de celui du voisin ou de celui du centre d’achats. C’est loin tout ça. Cette nuit-là, un peu secoué, j’ai couru répondre à l’appel de la plume avant de tout nier ou de vouloir tout oublier. J’ai sorti le petit livre bleu avec un trou au milieu que je m’étais fabriqué dans l’atelier de reliure où j’avais travaillé à l’époque et j’ai écrit, pris d’une fébrilité peu commune. Mon petit livre a brulé avec mon hangar de la cinquième avenue dans l’été 79. J’ai donc réécrit tout ça, de mémoire évidemment. Très librement, je dois l’avouer.

Le blanc Noël de Noël Leblanc

La tempête rafalait rondement en cette veille de Noël dèjà ensevelie sous moultes épaisseurs de blanche neige. Après avoir abandonné sa maison aux hommes de loi plus tôt dans l’automne, Noël Leblanc s’était construit une cabane, squattée sur une terre à bois qui semblait abandonnée depuis toujours. Les fenêtres de sa triste cabane n’étaient plus que blancs rideaux qui laissaient très occasionnellement transparaître au dehors de longues épinettes courbées par le vent du nord. Quatre bûches sur le sol à côté du poêle constituaient toutes les chances de survie pour la mince chaleur qui vivotait encore en ces lieux. Si seulement elles pouvaient toffer jusqu’à l’accalmie, pensait Noël Leblanc en lui-même, de grâce, chose en haut, de grâce.

Et Noël Leblanc vivotait lui aussi dans cette cabane, la tête blanchie et le corps passé depuis belle lurette de sa période vintage à son âge antique. Toute une vie de cigale à chantonner toutes les bien vaines chansons, la légèreté des plaisirs éphémères et les insouciances de tout, les mauvais choix et quelques revers aussi qui l’avaient conduit au bout de toutes ses négligences, au bout d’une vie misérable dans sa misérable cabane. Il n’y logeait plus que lui, son poêle à bois, une table bancale amourachée d’une seule chaise, son grabat, un coffre de cèdre qui lui venait de sa mère et qui avait résisté aux tentations des jours froids, quelques cossins qui traînaient ici et là. Les envies de donner le coffre au poêle n’avaient pas manqué mais la valeur de ses précieux souvenirs l’emportait toujours sur l’idée de le brûler. Une longue vie de regrets qui n’était pas venue à bout encore de sa manie de vivre parmi ses rêves, seule nourriture pour la liberté de ses actes, leurs seuls moteurs.

Dans un coin, un vieux coffre de veneer avec des petites pentures de brass, des poignées de chaque côté et une petite barrure à cadenas, rouillée et pendante. Sur le couvert du coffre qui venait celui-ci de son père, savamment pyrogravé comme dans les jours anciens, le petit lettrage qui disait Geo Prospecting Ltd. Le coffre cachait un petit packsack de prospecteur en grosse toile kaki, les coins renforcis de cuir cousu, quelques poches fermées par de petites ceintures à boucles et deux grandes bretelles de cuir doublées d’une épaisse feutrine mangée icitte et là par les mulots. Dans ce sac, les seuls cadeaux que son père lui avait donnés lorsqu’à treize ans à peine il avait tourné les talons à la maison paternelle. Une poêle en fonte noire et une couverture de laine grise garnie d’une petite bordure brodée au gros fil rouge. Ça va être commode, un moment donné, lui avait simplement dit son père.

Le vent se faisait maintenant plus doux, le ciel se mettait beau lui aussi pour la venue du petit Jésus et laissait maintenant nonchallamment descendre d’énormes flocons ronds et moëlleux comme des balles de laine. Comme aux beaux jours d’autrefois quand la maison de Noël Leblanc était remplie d’enfants qui couraient partout, le génie emporté par les grandes excitations de Noël, le sang surchauffé par le sucre des bonbons et que ça sentait bon la dinde et la bonne odeur de farine brûlée du ragoût de pattes qui mijotait sur le rond du fond. Sa longue barbe blanche protégeait du froid sa vieille face plissée et déjà il avait enfilé sa longue froque d’hiver pour ménager les deux pauvres bûches qui attendaient leur triste destin sur le plancher près du poêle. Il avait enfilé sur sa tête une vieille tuque de père Noël que sa douce portait toujours les joyeux Noël d’antan et qu’il remettait toujours sur sa tête ces soirs-là en souvenir d’elle, le coeur gros comme un gros char.

Les boules de laine étaient maintenant toutes au sol, bien tricotées les unes aux autres formant comme une grande couverture blanche et le vent s’était paisiblement endormi là-dessus. Il devait bien être dix heures. Une humidité cruelle et pointue comme des poignards finissait quand même par transpercer sa grande froque, sa vieille peau du même coup et attaquait sans pitié ses vieux os. En d’autres temps, à pareille heure il serait parti en belle voiture chauffée avec celle qui deviendrait la mère de ses enfants offrir le bon vin à même la caisse aux indigents installés sur la petite chaleur des grillages près de la Place des Arts mais là, les dernières gouttes de son dernier porto ne suffisaient plus à garder sa pauvre chaleur pour lui.

Trois petites fentes dans la porte du poêle à bois laissaient entrevoir les dernières lichettes de feu danser désespérément au-dessus des braises et le plancher n’avait plus que des miettes d’écorce à offrir. Il préférait abandonner le coffre de cèdre de sa mère aux fourmis charpentières plutôt que de le briser et de le donner au feu. Et parlant d’abandonner, il serait bientôt le temps de partir avant que le froid ne vienne éteindre ses rêves une fois pour toutes. Avant de partir, il lui fallait encore aller sous le grabat, tirer la boîte qui contenait, comme autant de petites pièces éparpillées de ses souvenirs, des petits morceaux de sa vie, les petits blocs qui avaient tant amusé ses enfants et ses petits-enfants jadis. Les doigts engourdis par la froidure et très minutieusement, Noël Leblanc assemblait une à une les petites pièces tentant de redonner forme à toutes ces petites mémoires, une à la fois, au cas où les enfants auraient eu l’idée de venir et qu’il ne serait plus là pour leur raconter. Il déposa son dernier petit château sur la table bancale à leur attention. Il ouvrit ensuite le coffre de veneer et en sortit le packsack avec la poêle de fonte noire et la couverture de laine qui saurait bien se faire pratique maintenant, comme son père le lui avait bien dit plus de trois-quart de siècle plus tôt. Il alla dans le coffre de cèdre y chercher une petite théière noire en forme de chat que sa mère avait rapportée jadis d’un voyage à Bathurst, l’enveloppa consciencieusement de gazette et la mit dans le sac avec le reste. Il enfila les bretelles du packsack, enfonça sa tuque de père Noël jusqu’aux oreilles, entra ses mains rougies dans les grandes mitaines à revers de loup-marin et à rabat en fourrure de coyote que sa douce lui avait offertes dans les jours meilleurs. Puis il jeta un dernier regard sur son triste château et abandonna tout le reste là. Il referma derrière lui pour la dernière fois la porte de sa cabane où plein de papiers plantés là par les hommes de loi faisaient office de couronne de Noël. Accoté sur le mur de sa cabane l’attendait son vieux bicycle à pneus balloune, seul moyen de transport qu’il possédait maintenant. Il le prit par-dessous le siège et par la grande barre, le secoua deux trois coups pour le débarrasser de sa couche de neige, l’enfourcha et les roues calées six pouces dans la neige se mit à pédaler lentement et partit sans jamais se retourner. Seul son long sillon violait derrière lui l’immaculée couverture blanche de sa route.

Peut-être un ange bienvaillant l’avait-il transporté à des lieues de là ou d’épuisement le temps lui avait tout simplement glissé des doigts, toujours est-il que l’horizon s’élargit soudainement devant lui. Son dernier repas très loin derrière, ses dernières gouttes de porto évaporées dans ses veines, ses forces l’abandonnaient sans merci et son esprit s’était enfui loin devant, dans quelqu’absence. Il ne savait plus très bien s’il y avait encore une route sous ses roues, il se croyait enfin rendu devant l’éternel mais il traversait maintenant un grand parc dans une grande ville. Minuit approchant, les bonnes gens bien à l’abri dans leurs demeures festoyaient déjà et on voyait se défiler leurs ombrages derrière les rideaux tirés. Encore seul son sillon marquait derrière lui d’un grand trait le blanc tapis d’hiver de la ville.

Puis son horizon se rétrécit à la largeur d’une seule avenue bordée d’autos toutes blanches et de trottoirs qu’il narguait, traçant effrontément sa ligne en plein milieu de la rue déserte. Un rang de maisons d’un côté et de l’autre deux vieilles écoles de brique rouge, leurs grandes cours adossées l’une à l’autre sur la même dentelle de broche, et il aurait bien juré que lui et son frère y avaient jadis usé leur fond de culotte. Devant lui au loin se présentait ce qui semblait être un grand enfant qui s’en venait à contre-sens, sans chapeau, de grandes boucles blondes au vent, ses pieds barbouillant le blanc tapis de l’avenue, du plus loin que le regard pouvait embrasser en un long pointillé sans fin. Il marchait les mains bien enfoncées dans ses poches, la tête basse ne regardant que le sol blanc devant ses pas se privant du même coup de la vue du vieil homme en bicycle à pédales. La courbure de son dos semblait porter à elle seule le poids immense de toutes les solitudes du monde dans cette nuit du divin enfant.

Au moment où leur rencontre devenait imminente, le grand enfant semblait maintenant au bout de sa route. Il s’apprêtait à couper vers sa droite rejoindre par un petit trottoir invisible sous toute cette neige son triste un-et-demi désert où rien ni personne ne l’attendait, sans même voir le vieux bonhomme, ce phénomène qui pédalait dans la nuit.

Noël Leblanc, en vieux christ d’haïssable qu’il était, pompa trois grands coups sur la poire de son klaxon en plein sur le douzième coup de minuit pile.

L’enfant se retourna totalement surpris, laissant découvrir à Noël Leblanc un jeune visage imberbe marqué d’une tristesse profonde, rougi par le froid, les joues striées par de longues coulisses de larmes gelées sur place. L’ébaubissement fut total et l’enfant se mit à se parler tout seul, fort et haut dans la nuit, jurant à tous les grands dieux du ciel qu’il venait de voir apparaître devant lui le vrai père Noël en personne sur un vieux bicycle à pneus balloune. Comment cela était-il possible? Le père Noël en personne, en bicycle à pédales, sur la huitième!

Au moment précis où leurs regards se sont croisés, minuit pile, une intense chaleur sortie de nulle part vint traverser leurs corps et repartit à la vitesse de l’éclair. Toutes les étoiles du ciel ont entamé un set carré d’enfer, callé par les anges pendant cette toute petite fraction d’éternité où leurs deux corps ont lui comme des lucioles géantes. Et les grands dieux répondirent aux questions de l’enfant illico en le débarassant par magie de tout son désespoir de Noël, récompense divine juste pour y avoir cru un moment.

Noël Leblanc, lui, pensait bien perdre la raison drette-là en reconnaissant le visage du grand enfant qui s’était retourné au son du klaxon en plein sur le douzième coup de minuit. Cet enfant-là n’était nul autre que lui-même, Noël Leblanc tout jeune et tout beau, trois-quart de siècle plus tôt, dans la nuit où, pensait-il alors, ses pas ne le guideraient guère plus loin que le dernier festin de poudre magique qu’il cachait dans ses poches et qu’il s’en allait s’offrir. S’empoisonner dans un ultime engourdissement pour tourner bêtement la dernière page de son histoire dans la nuit de Noël, seul dans son miséreux petit un-et-demi de Rosemont.

Avant d’entrer chez lui, le grand enfant se retourna une dernière fois juste pour voir, pour se rassurer aussi, pour bien vérifier si tout cela n’aurait pu être que pure berlue, hallucination insensée, ne pouvant s’empêcher de sourire à l’idée qu’il y croyait encore pourtant dur comme fer.

Mais il ne restait plus dans la neige qu’un long sillon qui avait continué un temps pour s’effacer d’un coup sec en plein milieu de la rue Bellechasse qui croisait la huitième un tout petit peu plus loin. Puis, plus rien, aucune trace, nada.

Les gros flocons étaient revenus, s’affairant à effacer pour toujours toute trace de son passage. Son ultime mission accomplie, Noël Leblanc qui se cherchait toujours une bonne ruse de sioux pour échapper aux rabatteurs des grands mouroirs s’était envolé dans la nuit sous leur nez, son esprit resté auprès de celui de l’enfant un bref moment leur lançant avec lui des grands doigts d’honneur en riant.

Personne n’aurait pu venir réclamer ni son corps ni son vieux bicycle à pneus balloune ni son packsack, tout avait été emporté avec lui comme par enchantement. La légende raconte que comme la mémére à Ti-Paulo, deux secondes avant de s’élancer vers le ciel, Noël Leblanc respirait encore très bien et souriait toujours de toutes ses quatre dents.

Flying Bum, avec tous mes voeux d’espoir pour vous, très chers lecteurs.

Noël mauve

En ce mois de décembre 1957, la saison froide avait pris tout son temps et très peu de neige était tombée sur le village minier de Bourlamaque, fait plutôt rare dans cette région aux hivers particulièrement rigoureux. Diane Thomas habitait une de ces petites maisonettes de bois rond de la rue Perreault à l’ombre du grand shaft de la mine Lamaque. Le statut de contremaître de son père valait à leur famille une maison un peu plus grande et luxueuse que celles réservées aux simples mineurs et elle était flanquée de beaux trottoirs de bois entretenus à l’année par la mine. Cela provoquait hélas trop souvent la moquerie des copines de Diane qui l’appelaient ironiquement la princesse de Lamaque. Jalousie mesquine de filles.

C’était la veille de Noël et toute la maisonnée se préparait à recevoir la famille pour le grand réveillon après la messe de minuit. La fébrilité particulière de Diane s’expliquait tout autrement; elle anticipait nerveusement le rendez-vous le plus exhaltant de sa courte vie. Ce soir, le beau Blaise Higgins devait venir la voir à 7 heures pour la surprendre, croyait-elle, avec la grande demande. Le genou au sol et présentant un petit écrin tout blanc de la bijouterie Baribeau, Blaise lui demanderait de l’épouser, elle le savait, elle en était convaincue.

Entre deux chansons de Noël, la radio jouait le succès de l’heure, Diana, et en toute naïveté Diane prenait les paroles de Paul Anka à son compte et voyait là un présage heureux qui venait confirmer son rêve de jeune fille. paul_ankaQuand Paul Anka rangea finalement son micro et que l’animateur de CKVD-Val d’Or précisa de sa belle voix radiophonique qu’il était sept heures quinze, le coeur de Diane faillit flancher. Blaise n’est jamais en retard, pensa-t-elle. Que se passait-il donc? Cela prouvait-il que la fameuse rumeur était fondée? Des langues sales racontaient avoir vu Blaise Higgins embrassant langoureusement la pulpeuse Paula Gingras dans sa rutilante Thunderbird mauve, bien à l’abri des regards, sur le sentier qui monte vers la Côte de 100 pieds au bout de la rue Allard.

Sinon, pourquoi Blaise serait-il en retard?

Diane faisait nerveusement les cent pas dans sa chambrette, vêtue de sa plus belle robe, celle du catalogue Simpson’s-Sears. À fleurs mauves et blanches bordée de dentelle et au délicat corsage lacé. Celle que Blaise préférait. Celle qu’elle portait fièrement lorsqu’il l’avait conduite la première fois au Stanley Quick Lunch avant de l’emmener au Strand pour y voir Elvis Presley et Lizabeth Scott s’acoquiner dans Loving You.

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Loving You. . . un autre signe indéniable, se disait-elle.

Marco et Loulou, ses deux petits frères, ridiculement endimanchés, couraient comme des poules pas de tête partout dans la maison, survoltés par tous ces cadeaux sous le sapin, ces odeurs divines de dinde et de ragoût qui s’échappaient de la cuisine et tous ces plats de bonbons encore interdits de toucher qui enjolivaient les tables du grand salon. Diane perdit patience avec eux plus d’une fois, préoccupée qu’elle était à essayer d’entendre et de courir à la fenêtre chaque fois qu’une voiture descendait la rue Perreault, comme toutes les autres fois que Blaise était venu pour la voir.

Plus tôt cet après-midi là, Blaise avait sorti fièrement la Thunderbird mauve du garage de son père, il l’avait frottée avec zèle en-dedans comme en-dehors et vers six heures trente il prenait la route. Son coeur battait la chamade, sa tête était définitivement ailleurs et ses pensées dansaient dans tous les sens.

Brutal retour sur terre vers sept heures moins vingt.

Blaise faisait zigzaguer la Thunderbird mauve pour éviter un chat qui appartenait à la veuve Saint-Amant qui gérait le commerce en gros de son défunt mari et qui chantait dans la chorale de l’église Saint-Joseph aux côtés de Yolande Beaudoin, la bossue, dont elle était secrètement amoureuse depuis la neuvième année. La Thunderbird mauve avait quitté la route, n’avait fait qu’une bouchée d’une clôture de perches de cèdre et glissait doucement le nez devant sur une pente abrupte.

Rien n’allait plus et Diane voyait passer dans sa petite tête affolée, comme en vrai, les images de son beau Blaise embrassant lascivement la Gingras tout en prospectant maladroitement ses excitantes rondeurs blanches sur le siège de la Thunderbird mauve. Elle se jeta pesamment sur son lit, face dans l’oreiller et au diable la poudre à joues, le toupet scotché et la belle boule de cheveux savamment crêpés sur sa nuque. Elle braillait sa vie à grands flots. Ses sanglots désespérés retentissaient dans toute la maison.  Sa jeune vie venait définitivement de se terminer là, maintenant, dans cette chambrette, à la veille de Noël, l’image des sourires baveux de Paula Gingras qui obsédait ses pensées.

 


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Pont de la rivière Thompson, Val d’Or (Pont Allard)

 

L’hiver n’avait pas encore eu toute la force nécessaire pour offrir un bon couvert de glace à la rivière Thompson. L’eau glaciale qui s’infiltrait dans la Thunderbird mauve par le pare-brise fissuré ramenait lentement Blaise à la conscience. Pris de stupeur et handicapé par un froid paralysant, il s’acharnait frénétiquement sur la poignée mais la longue portière restait immuable sous la pression. L’eau atteignit rapidement son menton. Comme Blaise prenait ce qu’il pensait bien être son dernier souffle, une puissante et réconfortante chaleur vint envahir son corps engourdi et il vit lui apparaître, dans une céleste auréole de lumière blanche, le doux visage et le beau sourire de Diane, illuminée de ravissement lorsque lui, genou au sol, sortait de la poche de son veston le petit écrin blanc de chez Baribeau.

La neige qui n’était toujours pas venue déposer sa blanche couverture sur le paysage d’Abitibi et un ciel sans lune ni étoiles donnaient à cette nuit de Noël un éclairage particulièrement sombre.

Tout doucement, sans faire le moindre son, les ailes mauves de la rutilante Thunderbird disparurent les dernières dans les eaux noires de la rivière Thompson.

. . .

Dès que vous aurez fini de brailler, je vous prie d’accepter mes meilleurs voeux.

Flying Bum

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(Les noms, les personnages et le récit sont fictifs, toute ressemblance avec des vraies personnes ou de vrais événements serait pure coïncidence)