Léon est en feu. Léon est empuanti. Léon est mort.
Personne ne semble savoir ce qu’empuanti veut dire, mademoiselle Roberge, mais nous aimons tous comment ces mots sont calligraphiés si joliment à la craie blanche sur le tableau noir. Comment le mot coule en sortant de vos lèvres.
Léon n’aime pas le gâteau. Léon aime la fin des histoires. Léon n’aime pas la fin du monde.
Nous nous imaginons le Léon dont parle mademoiselle Roberge, feluette*, qui ne veut absolument pas manger de la viande ou des fèves vertes, des framboises surgelées, des jujubes vitaminés. À la récréation il est probablement parti grimper dans le laurier-cerisier pour en redescendre le visage bariolé de taches rouges.
Mademoiselle Roberge explique qu’en feu c’est comme fiévreux, empuanti c’est comme quand on est empoisonné. Pour étoffer sa démonstration, mademoiselle Roberge se prend le cou à deux mains, s’étouffe, fait comme si elle cherchait son air désespérément, convulse avant de s’effondrer derrière son bureau. Nous rions, nous rions plus fort que nous croyions nos petits corps capables de rire, nous rions jusqu’à ce que nous nous efforcions tous à pleurer, théâtralement. Nos bouches soudainement remplies de hargne et nous testons tous le mot, la langue finissant contre le palais, l’air à travers des dents – Empuantie, empuantie, empuantie, mademoiselle Roberge est empuantie !
***
Nous aimons tous mademoiselle Roberge. Nous aimons comment elle embroche ses longs cheveux noirs avec des pinces en forme d’oiseaux, ses faux-cils qui tombent lorsqu’elle cligne trop fort des yeux et comment, à genoux, elle tient nos deux mains dans les siennes lorsqu’elle nous fait répéter un mot difficile. Nous aimons comment elle nous pince les oreilles lorsque nous les prononçons n’importe comment – pas parce que ça ne fait pas mal, mais parce que nous aimons la douce chaleur de ses doigts comme du beurre mou sur nos lobes.
Nous aimons lorsque parfois elle nous parle de son mari le fantôme, parfois soldat, parfois objecteur de conscience. Nous aimons lorsqu’elle braille comme une fontaine parce qu’il n’y a pas de crescendo pour ses larmes, ça part en fou tout d’un coup comme quand des torrents de pluie se ruent contre les fenêtres de la classe. Comme la fois où elle nous a raconté la plus belle histoire, l’histoire du bébé qui était dans son ventre et puis qui tout d’un coup ne l’était plus. Du mari qui était là puis qui n’était plus là puis qui est revenu chercher ses agrès de pêche et ses bouteilles de vin français puis qui est reparti encore. Nous aimions lorsqu’elle croquait dans les pommes innombrables que nous déposions devant elle, comment de ses longs ongles rouges elle essayait d’arracher la queue en épelant p-é-d-o-n-c-u-l-e en serrant des dents pour ne pas lancer un juron.
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Seulement le vieux dictionnaire de mademoiselle Roberge contenait les mots apocalypse, mort, assassinat, cadavre, décès. Mademoiselle Roberge en parlait amplement parce qu’elle disait qu’il le fallait. On devait le faire. Elle nous disait comment, avant, les gens étaient enterrés, vêtus de leurs plus beaux habits de soie, descendus en terre par le fossoyeur sous une douche de pétales de rose. La mooooort, expliquait mademoiselle Roberge. Il y avait quelque chose dans la façon dont elle le disait, comment tout son corps tremblait pour en extraire le mot qui semblait parfois apaisant, parfois périlleux, rebelle, épouvantable. À la récréation nous fabriquions des comptines à propos de corps pourris lancés dans des trous, des blagues à propos de la mort imminente dont personne ne va pouvoir s’échapper. Plus tard, mademoiselle Roberge pinçait nos oreilles, faisait des shhhhhhhh, nous confiant un secret. Les morts n’existent plus, mes petits canards, chuchotait-elle, maintenant ils ne sont plus que des fantômes.
Bien difficile de comprendre comment les fantômes doivent se sentir.
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22 décembre, première sortie scolaire, comme un cadeau de Noël, mademoiselle Roberge nous emmène au Musée des Choses Oubliées de Tiblemont. En fait, nous expliquait mademoiselle Roberge pendant le trajet dans l’autobus jaune, on aurait dû l’appeler le Musée des Affaires Mortes mais choses oubliées faisait moins peur aux enfants.
Au musée, il y avait des renards et un ours empaillés, mouffettes et hiboux. Des papillons piqués avec des épingles, des poissons courbés sur des planches de bois, chauve-souris et crapauds dans des bocaux de formol. Des aquarelles qui représentent des plantes et des légumes qui n’existaient plus, des organes humains en argile peint toutes sortes de couleurs. Nous touchions à tout, enfoncions nos doigts dans la peau durcie des bêtes, caressions de la paume leur fourrure raiche, la froideur lisse du coeur peint rouge vif. C’est de l’histoire tout ça, disait mademoiselle Roberge, notre histoire.
Nos mains parcouraient le corps de plâtre qui représentait un petit garçon brûlé vif dans l’incendie de Pascalis où, racontent encore les vieux, il avait plu des oiseaux pendant que la ville entière brûlait. Ses habits noirs de suie, sa peau comme un cochon de lait oublié sur la broche, les yeux grands ouverts de l’enfant couché sur le dos. Fixant le regard immobile à jamais de l’enfant, quelque chose se dégonflait en nous. Mademoiselle Roberge comme sous l’emprise d’une démence nouvelle nous racontait le drame en long et en large avec des yeux exorbités et effrayants auxquels on avait droit chacun notre tour. Des filles pleuraient, une d’elles a même perdu conscience, les garçons arboraient un teint livide. Mademoiselle Roberge insistait qu’on embrasse le front du garçon, qu’on prenne ses mains de plâtre glacées et insensibles dans les nôtres. Pour ne rien oublier, mes petits canards, pour ne rien oublier, mais jamais nous ne pourrions oublier.
À la place, nous pleurions pour nos mères, nos pères, nos jouets. Comme si c’étaient nos propres petits corps en feu montés sur le toit des maison enflammées, les mains jointes vers le ciel pour demander secours à Dieu. Des groupes d’enfants venus de d’autres écoles observaient nos visages terrifiés comme si on faisait partie du triste spectacle nous aussi. Troublée, mademoiselle Roberge s’est organisée pour qu’on quitte avant le temps et pendant le voyage de retour, on pensait à ce qui nous attendait, mademoiselle Roberge qui nous pincerait les oreilles si fort que nos têtes pivoteraient pour se délivrer de la douleur, si on bavassait notre expérience traumatisante, nos mères qui crieraient après elle, ça prends-tu une sans-dessine pour faire subir ça aux enfants, notre mademoiselle Roberge remerciée, envoyée ailleurs traumatiser d’autres pauvres enfants?
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Dans l’autobus, pour distraire nos esprits d’enfants et oublier le pire à venir, nous nous échangions des messages secrets sur des petits papiers pliés passés de main à main. À l’encre bleue, des papiers qui disaient Léon et Adéline pour toujours et toute cette sorte de choses que s’échangent les enfants entre eux. J’ai réussi à embrasser une fille, Adéline Gagnon, elle est devenue aussi rouge que les lèvres de mademoiselle Roberge, mes oreilles c’est pareil.
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23 décembre, les pommes tombent l’une derrière l’autre derrière sur le bureau de mademoiselle Roberge à mesure que les enfants arrivent et celles-là sont offrande de Noël pour celle que nous aimons tant. Lorsque le calme s’installe, mademoiselle Roberge se lève derrière son bureau et claque son clapet.
Merci, mes petits canards.
Elle choisit la plus rouge et la plus appétissante des pommes. Elle pince le pédoncule de ses longs ongles rouges, la fontaine de larmes explose d’un coup sec.
p-é-d-o-n-c-u-l-e, épelle-t-elle tant bien que mal à travers ses sanglots, en se battant contre le combatif pédoncule. Elle ouvre la bouche si grande que nous avons cru un moment qu’elle perdrait ses dentiers, nous rions, elle croque dans un fracas inoubliable, mord, mastique et avale en forçant exagérément un morceau gigantesque. Nous sommes tordus de rire.
Mademoiselle Roberge laisse tomber la pomme, se prend le cou à deux mains, s’étouffe, fait comme si elle cherchait son air désespérément, convulse avant de s’effondrer derrière son bureau.
Pour vrai cette fois-là.
– Empuantie, empuantie, empuantie, mademoiselle Roberge est empuantie ! criaient en chœur tous les enfants ébaubis et bernés par la grande comédie.
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Joyeux Noël, mademoiselle Roberge, tes petits canards t’aiment toujours.
Je sais maintenant comment les fantômes peuvent se sentir.
Flying Bum
*feluette, du français fluet, maigre et faible.
On a bien toujours quelqu’un qui nous a pourri la vie, mais alors celle-là c’est du lourd.
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Mais non, on l’aime, elle. Non?
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On l’adore
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Un régal, Luc.
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Un régal, cette pomme? 🙂 Merci du commentaire Caroline.
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Formidable mademoiselle Roberge, puisse-t-elle avoir exister (ou exister encore). On se plaît à le penser et vous imaginer petit conteur en herbe, haut comme trois pommes, c’est le cas de le dire ! 🙂
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Oh, beaucoup de mes personnages sont réels, même si c’est parfois dans une quatrième dimension où je les place. Merci du propos 😁
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Il y a toujours une maîtresse d’école bien sûr, qui nous accompagne quelque part dans un coin de l’esprit tout au long de notre vie. Une personne dont on se souvient avec nostalgie. Une personne qui a su nous émouvoir, qui a su semer en nous des graines de savoir, nous raconter des anecdotes intemporelles. Merci de ce texte qui nous rappelle en cette période de fête notre enfance, nos découvertes de la vie.
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Merci et des fêtes merveilleuses pour toi, chère amie fidèle.
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