La femme au sol

Léo Simon est couché sur le ventre, épuisé. Épuisé mais heureux comme un italien. Une belle grande rousse allongée près de lui compte méticuleusement les éphélides dans son dos en appuyant délicatement du bout des doigts sur chacune d’elles. Elle perd le compte et recommence à la base de son cou et redescend à nouveau sur son dos, lentement, d’une tache à l’autre. Puis, elle abandonne son drôle d’inventaire.  –“Impossible d’y arriver, tu as une véritable constellation d’étoiles dans le dos, dis donc!”, lui dit la jeune femme tout en cherchant ses vêtements partout dans le bordel des draps et en se rhabillant lentement à mesure de ses trouvailles. Léo Simon a dix-sept ans, la rousse peut-être vingt-cinq. –“Qu’est-ce que tu es venue faire dans mon lit au juste, penses-tu revenir un de ces quatre?” demande Léo.

Léo Simon. Une longue chevelure blonde et bouclée, imberbe, de grands yeux bleus. Un baby-face adorable. Il inspire tout sauf la crainte. Aucune femme n’a réellement peur de lui. De bien belles créatures insécures abusent nuitamment de son lit. Mais cette rousse-là, elle, ne promet pas de revenir. L’allure de chérubin de Léo Simon est devenue son fonds de commerce pour attirer la gente féminine comme le miel attire les mouches.

D’autres viendront, se dit Léo, en regardant un brin morose la rousse passer la porte.

Et il en venait toujours une autre. Et une autre.

***

Elle propose de monter sur le toit où tout doit être infiniment plus tranquille qu’ici, et Léo Simon accepte machinalement comme si aucune autre option n’était envisageable. Bien qu’il sache très bien que son but n’est absolument pas de poursuivre la conversation loin du bruit de la fête. Léo Simon sait exactement ce qu’elle veut. Les choses n’ont pas changé. Il y a vingt ans, lorsqu’il s’était sérieusement amouraché d’elle et qu’elle l’avait largué sans pitié, c’était toujours la même histoire. Lorsqu’elle lui proposait d’aller quelque part, ce qu’elle voulait dire vraiment c’était d’aller dans un bon endroit pour baiser. Elle ne disait jamais les mots, viens me baiser, viens on va baiser, je veux que tu me baises. Mais c’était évident, direct, convenu, alors Léo ne pouvait jamais l’accuser d’avoir abusé de ses bonnes grâces. Ou lui reprocher de disparaître illico par la suite.

Outremont, petit édifice à condos luxueux d’à peine cinq étages. Une vue panoramique sur le centre-ville illuminé pour la nuit. Léo Simon et Adéline admirent la vue appuyés, le dos résolument penché, sur un parapet si bas que toute chute serait d’office considérée accidentelle, bien qu’il ne pensait pas vraiment à cela. Depuis toutes ces années, Léo n’avait toujours pas appris à se méfier des femmes. Ni songé à se débarrasser subtilement de l’une d’entre elles si la situation se présentait. Il souriait. Un bien singulier sourire.

–“Ça fait quand même un bail,” dit-il, “je dirais vingt ans, au moins. Tu n’as pas vraiment changé, les années t’ont épargnée.” conclut-il. Mais Léo mentait. Il le savait très bien et le cachait tout aussi bien. Elle avait pris un peu de poids, ses chairs semblaient plus blanches et plus flasques. Ses cheveux maintenant courts lui donnaient des airs de madame. Son style avait changé. Pas nécessairement pour le mieux. Léo Simon, lui, tenait toujours la forme, pas de bide, tous ses cheveux, la barbe toujours aussi rare complètement disparue après un bon rasage. Le cheveu plus court qu’à l’adolescence mais toujours bouclé et blond.

Elle était maintenant propriétaire d’une école de danse à Boston, Léo était en ville seulement pour cette soirée de retrouvailles organisée par un ami commun. –“Alors, tu es un artiste reconnu, maintenant, à ce qu’on m’a dit,” Adéline dit-elle. Puis après avoir examiné Léo Simon de la tête aux pieds, poursuivant avec un sourire beaucoup trop ringard : “J’ai toujours su que tu avais beaucoup de talent.”

Adéline se rapproche sournoisement de Léo. Leurs coudes s’embrassent. La chaleur peut passer entre les deux. Une manœuvre rapide et sournoise et le tour serait joué. Elle s’écrase cinq étages plus bas dans le noir sur le bitume du stationnement ou peut-être y a-t-il un arbre mal placé, au feuillage particulièrement dense. Les gens se tirent des pires pièges et survivent des plus étranges façons parfois. Et ce serait Léo qui aurait l’air fou. Pathétique, même. Mais l’idée est là.

Adéline pointe du doigt vers la ville, à gauche, à droite, vers toutes ces choses qui n’existaient pas encore dans le temps. Des édifices, un pont, des banlieues entières ont émergé. Avec la belle assurance d’un guide touristique. Comme si c’était elle qui avait toujours habité ici. Comme si elle n’avait jamais planté Léo là sans pitié, un Léo pathétiquement épris d’elle, il y a vingt ans pour suivre une stupide troupe de danse aux États-Unis. La même assurance de la superbe jeune femme vers qui, à l’époque, les regards de tous les garçons se précipitaient comme des mouches aveugles sur les pare-brises d’auto. L’objet de tous leurs fantasmes.

Aucune étoile ne se laisse voir dans le ciel. Occasionnellement, un avion traverse le ciel, se retourne mollement vers l’aéroport et disparaît derrière eux. Léo Simon tient son verre de porto au-dessus du vide devant lui, considérant un test de gravité en laissant s’échapper un peu du divin tawny. Le suivre des yeux et le voir se perdre dans le néant de la noirceur.

–“Quelle chance, quand même, je ne t’avais pas vu depuis la fête que les copains avaient organisée avant mon départ en tournée, quelle fête cela avait été!”, Adéline raconte. Léo la regarde, reprend son sourire de tueur en puissance. Rien de tout cela n’est vrai. Léo ne s’est jamais présenté à cette soirée d’adieu. Ce soir-là, il était beaucoup trop occupé à ramasser les morceaux de sa vie, seul, ratatiné sur lui-même, le coeur au vif. Adéline continue sur le même souffle avec la suite des choses, sa tournée – spectaculaire, il va sans dire – ses apparitions à la télé américaine, ses débuts comme enseignante de danse, l’achat de son école à Boston, sa rencontre inoubliable avec ce jeune premier au talent exceptionnel qu’elle fit son époux malgré la décennie qu’elle lui concédait, ou serait-ce deux. Ils sont probablement divorcés maintenant, Léo conclut-il en observant hypocritement ses doigts sans alliance. Ou elle l’avait laissé à Boston et elle était venue seule à Montréal.

La première fois qu’ils s’étaient vus, Léo avait dix-huit ans. La piaule des copains était pleine à ras bord mais elle l’avait détecté à travers tous ces étudiants en goguette. Elle était apparue devant lui, lui avait pris sa bière des mains et l’avait poussé sans façon sur le divan. Elle s’était installée en se creusant une place à ses côtés en frappant le voisin à coups de hanche. Elle lui avait remis sa bière et avait promptement glissé sa main entre les cuisses de Léo avant de lui entreprendre tout un bagou. Il avait tellement rougi qu’il avait eu peur de luire dans la pénombre de la petite fête. Son égo venait de prendre au moins dix kilos. Léo ne portait plus à terre jusqu’à ce que son copain Charles lui souffle à l’oreille : – “Tu ne la connais pas elle, tu t’embarques dans un énorme paquet de trouble. Lève-toi, il parait que le party est pris solide au 5116, on y va.”

Léo s’était trouvé une excuse pour partir. Il l’avait recroisée plus tard le même soir à sa grande surprise au 5116 mais son copain Charles était parti se coucher. Les filles les plus folles ont ce don de ne jamais disparaître aussi facilement.

Adéline, elle, lorsqu’elle avait eu ce qu’elle cherchait, disparaissait ni vue ni connue. Ce genre de fille. Elle réapparaissait de nulle part un bon soir et faisait croire à Léo qu’il était la seule chose au monde pour elle. Elle le tirait par le bras et le traînait sur la piste de danse pour les plus longs slows et se frottait et se frottait contre lui jusqu’à ce que son génie disparaisse totalement. Elle se ramenait chez Léo et s’installait quelques jours, dispersait des choses à elle chez Léo pour les fois où il ne voudrait plus la voir, elle avait des prétextes, des excuses, toujours une ruse ou une autre.

Un fond d’air frais descend lentement sur la belle nuit d’été, dehors sur le toit. Adéline est maintenant complètement collée sur Léo et l’entoure de ses bras. Il faut agir avant que le froid ne les ramène au coeur de la fête dans le condo plus bas ou que Léo lui-même ne refroidisse. On ne sait jamais à quoi s’attendre d’une femme comme Adéline lorsqu’elle vous prend comme cible, même après vingt ans, elle maîtrise toutes les ruses de sioux, elle peut très bien être venue jusqu’ici avec cette seule idée derrière la tête, elle peut avoir enfilé exprès cette sorte de robe qui vous parle, qui vient carrément vous dire “baise-moi, ici, maintenant”, déterminée et sûre d’elle, totalement prête, son esprit en toute assurance et en plein contrôle qui domine outrageusement sa proie penchée sur le parapet.

Pauvre elle qui pensait se faire envoyer en l’air.

 

Flying Bum

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Le scénario

Léonard Simoneau fréquentait depuis bientôt dix ans un groupe de soutien organisé par le centre communautaire local. Il y rencontrait d’autres personnes qui comme lui avaient à soigner un proche aux prises avec de graves maladies. Léonard n’en manquait jamais une et s’y impliquait avec un rare zèle. L’intervenante qui animait le groupe avait vu neiger avant lui. Elle voyait dans son attitude le déni caractéristique de l’aidant naturel se croyant invincible.

Léonard s’était amaigri dernièrement, son état d’épuisement devenait évident, ses propos avaient récemment pris une coloration nouvelle, ambigüe. Il cachait mal son visage émacié derrière une barbe maintenant négligée et parlait désormais très peu lors des rencontres.

Des odeurs de médecine, des fumets d’incontinence y flottant dans l’air en permanence, la maison de Léonard était depuis des lunes devenue une triste clinique, son lit conjugal un lit de mort. Sa conjointe se perdait lentement dans la démence, grabataire. Le temps était administré au compte-gouttes à la pauvre femme.

L’intervenante sut bien lire tous les signaux et interpella Léonard au sortir d’une rencontre.

–Avez-vous un petit moment, monsieur Simoneau, j’aurais des gens à vous présenter.–

Surpris, Léonard acquiesça et la suivit docilement. Dans une salle de conférence l’attendaient un superbe plateau de viennoiseries, une cafetière fumante et autour d’une table trois personnes déjà bien installées. L’intervenante fit les présentations, une travailleuse sociale, une psychologue, un médecin. Léonard pris d’angoisse leur demanda d’entrée de jeu s’il était arrivé quelque malheur à sa conjointe.

–Non, monsieur Simoneau, n’ayez crainte, assoyez-vous–, lui dit l’intervenante le prenant délicatement par les épaules pour le guider vers sa chaise.

Après le service du café et des pâtisseries suivit une réelle inquisition au bout de laquelle la question du suicide fut abordée. Léonard se sentait traqué par le panel.

–Avez-vous déjà ressenti des pensées suicidaires, monsieur Simoneau?– lui demanda la psychologue pressée d’en venir aux faits pendant que le médecin épiait les moindres gestes de Simoneau.

–Qui n’en aurait pas, au moins sporadiquement, avec la vie que je mène?– répliqua-t-il.

–À quelle fréquence?– s’enquérait-elle aussitôt.

–Juste de temps en temps.– répliqua Léonard assez sèchement.

–Monsieur Simoneau, c’est sérieux tout cela, faites un petit effort.– rajouta le médecin fronçant du sourcil.

–Est-ce qu’en pensée ou autrement, vous envisagez, vous préparez ou vous vous imaginez des scénarios de suicide, un scénario en particulier?–

Un bagage pas tellement élaboré dans un petit sac déposé directement sur le siège passager annonçait un voyage plutôt bref. Pourtant, Léo Simon avait vidé son compte courant en échange d’argent liquide, une somme respectable tout de même. Il s’affairait un peu à la manière d’un automate à préparer sa maison pour une longue absence. Il revenait de la cuisine tenant un boîtier de bois exotique et se dirigeait vers la chambre à coucher au bout d’un long corridor. Il déposa le boîtier sur le chevet et se dirigea vers la fenêtre pour dérouler lentement le store et tira ensuite les draperies avec le même zèle. Il retourna vers le chevet et fit pivoter la chevillette plaquée d’or qui servait de fermoir au boîtier, souleva son couvercle. L’écrin contenait un superbe couteau japonais Shan Zu. Léo Simon, amateur de cuisine japonaise à ses heures, n’avait jamais osé utiliser ce formidable outil sur de vulgaires pièces de viande de supermarché. Léo accusa un soubresaut en voyant apparaître clairement l’image de son propre visage dans l’acier de Damas d’une exceptionnelle qualité. Le frisson n’eut qu’un temps.

On percevait à peine le faible râle de la pauvre femme allongée les yeux clos. Dans une chorégraphie longuement répétée en songes, il fit valser la lame d’un mouvement assuré, digne des plus grands samuraïs, d’un bord à l’autre du cou de la pauvre femme, la glissant lentement, aussi facilement que ce l’eût été dans une tomate bien mûre, jusqu’à sentir les vertèbres du cou stopper la course de la lame. À peine les genoux de la femme se soulevèrent puis retombèrent mollement, elle n’émit aucun son. Sa chienne de vie la quittait enfin, emportée dans les flots rouges d’une lente rivière de sang.

Buena notte el mio amore.

Il replaça la lame minutieusement nettoyée au creux de l’écrin puis referma le couvercle. Il leva le drap sur le visage de la pauvre femme et partit sans se retourner.

Superbe édifice art déco érigé en 1858 dans le coeur de la vieille ville de Québec auquel fut greffée en 1927 une marquise art déco qui s’intégrait admirablement bien à la géométrie des portes d’entrée art nouveau. Le Clarendon constituait aux yeux de Léo Simon la plus exquise combinaison de styles architecturaux jamais vue. Il avait rêvé toute sa vie de loger dans cet hôtel mythique. Cuisine cinq étoiles et un bar-spectacle qui recevait discrètement les amateurs de jazz fortunés des quatres coins du monde. Il immobilisa un luxueux coupé sport devant la marquise, il avait abandonné sa vieille Chevrolet dans le stationnement d’un bureau de location à Montréal. Il remit les clés au valet et prit soin lui-même de son petit bagage. Le portier posa sur lui un regard intrigué.

–Un bagagiste pour monsieur?–

Léo Simon esquissa un sourire poli, s’approcha de l’homme dans son bel uniforme et tendit à sa main gantée un billet de vingt dollars en le remerciant. Le portier apprécia la somme sans même avoir à regarder le billet qui venait de glisser gracieusement dans la poche avant de sa redingote. Les portiers ont ce don spécial de savoir sans regarder.

–Merci infiniment, monsieur. Si je peux faire quoi que ce soit d’autre pour vous, ce sera mon plus grand plaisir.– répondit l’homme en exprimant un regard à la fois complice et ringard.

Léo savait que les portiers de métier possédaient tout le savoir que la pudeur des guides officiels cachait au commun des bons chrétiens qui visitaient la ville. Quelques billets suffisaient. Les célèbres after-hour où l’on pouvait boire à gré toute la nuit, les bonnes tables de jeu où les plus riches allaient jouer le fric sifflé aux impôts, les hommes d’état leurs pots-de-vin; l’art de trouver la femme de circonstance. Leur bottin secret classé de truculences en succulences y allait pour l’appréciation de tout un chacun. Léo remit la main dans sa poche, s’approcha de l’homme et lui répondit:

Justement …

Il se noyait littéralement dans les yeux d’une ravissante rouquine qui chantait les grands standards accompagnée sobrement mais efficacement par un duo piano-contrebasse. Le garçon s’approcha de Léo Simon, se pencha vers lui et lui souffla à l’oreille:

–Monsieur, on m’avise que votre invitée attend au lobby, voulez-vous que j’aille la chercher pour vous?– proposa le garçon.

–Non, répondit Simon en lui tendant un billet, je m’en occupe, merci.–

La femme était assise bien droite sur une banquette du grand hall. Il la reconnût de loin. Une femme d’une grande beauté et d’une grande classe. Une robe de bonne fabrique découpait les rondeurs harmonieuses de la femme sans la moindre vulgarité. Une longue chevelure noire comme la nuit cachait dans son dos la blancheur de sa peau offerte au regard par une longue échancrure de la robe qui tombait comme une grande goutte jusqu’à la commissure de ses fesses. Il s’approcha d’un pas assuré, se plaça devant elle. Elle le reconnût également, comme par une sorte de magie singulière, l’oeil depuis longtemps rompu à ces choses-là. Il l’examina dissimulant adroitement son ébaubissement. Il attrapa poliment la main qu’elle lui tendait, protocole obligé avant qu’elle ne se relève de la banquette.

–Bonsoir monsieur Simon, je suis …–

Mais avant qu’elle n’ait pu terminer sa phrase, il déposa délicatement son index sur les pulpeuses lèvres de la femme en soufflant un shttt à peine audible.

–Vous vous appellerez mademoiselle Roberge ce soir, cela vous convient-il?–

Et la belle dame acquiesça d’un ravissant sourire, nullement surprise de la proposition. Elle passa sa main sous son bras et ils quittèrent le lobby pour se rendre au bar-spectacle où le champagne et la voix chaude de la grande rouquine les attendaient. Ils prirent place, se firent verser la veuve Cliquot et portèrent un toast machinal en silence à je ne sais quoi en se regardant droit dans les yeux.

Léo lui exprima en quelques mots bien choisis le bonheur de se trouver à la même table qu’une femme aussi exceptionnelle et le bonheur supplémentaire qu’il éprouverait à poursuivre cette rencontre avec le moins de mots possibles. La femme avait nettement connu pire comme scénario et se plia de bonne grâce au petit jeu, raffinant ses plus belles mimiques en lieu et place des mots. Avant même que le champagne ne soit entièrement sifflé, Léo se leva, tendit la main à sa compagne.

–Si mademoiselle Roberge veut bien me suivre, le souper sera bientôt servi à la chambre.–

La femme suivit docilement Léo et exprima d’un coquin sourire son plaisir évident à jouer cette comédie romantique sans texte pour elle. Dans l’ascenseur seul avec elle, Léo pensait pour lui-même: le vieux portier avait dit vrai. Mademoiselle Roberge était loin d’être une blondasse duchesse de carnaval, elle était vraiment le nec plus ultra de Québec.

Une grande fenêtre au bout de la chambre au sixième, juste sous les mansardes. Orientée directement vers l’ouest, elle proposait le point de vue par excellence pour regarder le soleil descendre sur les montagnes au loin. La représentation était d’ailleurs commencée. Debout, Léo regardait l’éclairage métamorphoser lentement les rues de Limoilou et de la basse-ville. Le soleil amorçait sa descente. Une chaise inclinable de cuir bourgogne commodément placée là pour les contemplatifs, une petite table de salon tout juste à côté où Léo avait fait déposer un plein décanteur du meilleur porto de la maison. Mademoiselle Roberge était partie se rafraîchir après un fort agréable et délicieux repas. Léo Simon adepte de cuisine japonaise, faisant fi du menu proposé, exigea que le chef leur prépare un tataki de thon et un assortiment de makis. Il n’était assurément pas le premier à faire des caprices dans ce genre d’hôtel où toute chose a toujours son prix.

Il se laissa caler dans le fauteuil et sautilla deux-trois coups du fessier pour en apprécier la mollesse. Il servit le porto dans les deux verres de cristal, les abandonna sur la table attenante et attendit, galanterie oblige. Lorsque mademoiselle Roberge sortit de la salle de bain, elle arborait une tout autre tenue, le genre de tenue qui pouvait très bien tenir dans un minuscule sac à main sans qu’il n’y paraisse. Léo la regardait maintenant immobile devant lui. Il cherchait son air.

Mademoiselle Roberge était la raison même pourquoi l’enfer existe.

Elle enfila lentement une longue jambe sculpturale à la peau parfaitement lisse entre les deux siennes et descendit lentement sur la cuisse de Léo. Elle s’installa voluptueusement sur lui. Elle lui passa son verre de porto, prit le sien, et encore une fois ils se saluèrent de la coupe et de l’oeil et trempèrent tout deux leurs lèvres dans le divin tawny.

De grandes stries d’un sombre violet allumées de longs barbouillages jaunes vifs et de bleus clairs décoraient le ciel. Les couleurs de la fin d’un temps et celles du début de quelque chose de grand s’entremêlaient dans ce sublime tableau. Comme si tout avait été pensé. L’odeur de la femme eût été à elle seule le plus céleste des parfums; la tendresse de ses chairs lui ramenait tous ses rêves d’enfant et de vieil homme réunis en une même chaleur bénie, enveloppante. Le ton changeait sournoisement, l’astre du jour partait s’offrir à l’ouest laissant derrière lui une oeuvre chromatique spectaculaire. Les mains se faisaient moites et partaient en reconnaissance, les odeurs exquises de chairs surchauffées et de parfums artificiels s’emmêlaient les unes aux autres.

Léo sentit une vigueur oubliée s’emparer de parties de lui depuis trop longtemps condamnées au repos forcé. Mademoiselle Roberge sût bien lire le scénario charnel et comprit que le temps des consignes était venu. Elle se leva, se dirigea vers le grand lit et en revint avec un large coussin qu’elle déposa aux pieds de Léo pour offrir un peu de confort à ses genoux. Y descendant entreprendre ce pour quoi elle avait été choisie, elle se mit consciencieusement à son affaire. Léo fixait au loin les dernières éclaboussures de couleur dansante se perdre dans la masse sombre comme la mort de la nuit annoncée. Il n’avait plus peur de manquer de temps, le temps manquerait désormais de lui. Il n’avait plus peur de la mort, la mort aurait peur de lui maintenant.

Mademoiselle Roberge se déchaînait, sa longue chevelure noire se répandait en anarchie partout sur Léo, son visage angélique enseveli sous cette mouvante masse noire. Léo sentait aboutir le temps et de désespoir lui volait chaque nano-seconde qu’il était en son pouvoir d’arracher à l’échéance ultime. La félicité devenait douleur en attente d’exploser dans cette sombre tempête affalée sur lui.

Il tendit le bras, à tâtons tourna la chevillette dorée de l’écrin déposé sur le chevet et en sortit la longue lame Shan Zu.

Sa limite était atteinte. Mademoiselle Roberge était d’une efficacité redoutable. Lorsqu’elle se mit à conclure en crescendo son exquise pratique, en même temps qu’explosait en elle toute l’essence d’une triste vie tirée d’une seule et puissante salve, Léo Simon posa le cran de la lame sur son propre cou et tira un grand coup vers sa droite. Et son ciel s’éteignit d’une seule claque.

Dire que la pauvre mademoiselle Roberge en avait pris plein la gueule serait un euphémisme.

–Monsieur Simoneau? ça va?– répétait le médecin. Léonard était livide. Une absence avait volé tout son teint, étourdissement soudain, coup de chaleur, choc vagal? L’intervenante inquiète revenait avec des serviettes imbibées d’eau fraîche. Elle en enveloppait doucement le visage de Léonard.

–Tout va bien, ça va aller– marmonnait Simoneau alors qu’il reprenait progressivement ses esprits.

–Ça doit être vos pâtisseries, trop riches, ou l’air vicié de la bâtisse.– ajouta-t-il.

Sans réelle compassion, le médecin machinal et imperturbable reprenait son interrogatoire exactement où il l’avait laissé.

–Alors monsieur Simoneau?– demanda-t-il.

–Alors quoi?– répondit Simoneau plus qu’impatient alors que l’intervenante lançait au médecin des regards de feu.

–Un scénario de suicide en particulier, monsieur Simoneau?–

–Non. Pas vraiment, non.– répondit Simoneau très sèchement.

En longeant le corridor qui menait au lobby, l’intervenante soutenait Léonard sous le bras. Elle semblait sincèrement inquiète pour lui. On finit par s’attacher aux gens même si l’éthique l’interdit.

–Vous me le diriez à moi, si vous aviez des idées sombres?–

–Bien sûr qu’à vous je le dirais, mais devant tout ce panel, je n’aurais pas su.–

L’intervenante toujours préoccupée en remettait. –Et si nous marchions tranquillement jusque chez vous, on pourrait jaser un peu.–

Simoneau ravi, son visage reprenait lentement ses couleurs.

–Et vous pourriez rester à souper, mademoiselle Roberge. Je pourrais vous taillader un tartare que vous ne serez pas prête d’oublier.–

 

Flying Bum

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Mon dernier polar

Évidemment, une grosse lune striée de nuages sinistres jette une blafarde lumière bleue sur la nuit, dans la forêt noire c’est soir de représentation, les chauve-souris sont en pleine chorégraphie, on approche les quatre heures du matin, serait-on dans un polar sinon?

“Hier au soir . . . elle est partie . . . la perruque noire . . . avec ma belle prothèse neuve. . . ”

Voilà les dernières  paroles de la grosse femme qui gisait. Dans mon livre à moi, la pauvre femme couchée là, sur le dos au bord de l’allée, en aurait eu besoin d’une autre de ces prothèses. Un beau moignon bien propre et rose un peu plus haut que le genou sur une de ses jambes, découverte sous une délicate robe d’été relevée en haut du nombril. Des marques subtiles sur la peau, seules traces de là où la prothèse était attachée. L’autre jambe fraîchement arrachée pas très proprement. Aucune prothèse, aucune jambe en vue. Mais le besoin pour la deuxième prothèse est parti de facto avec le dernier souffle qu’elle venait de pousser à l’instant, là devant moi, sa vie est partie. Je le crois à tout le moins, dans le bleu pourpre de cette fin de nuit, tout ce qui peut se confondre en profite pour nous confondre avec. Machinalement, j’ai poussé deux doigts sur sa carotide entre son menton 4 et son menton 5. Aucun mouvement, aucun pouls. La pauvre femme vient de gagner le paradis, je l’espère pour elle secrètement. Quelqu’un quelque part s’est dit: “Tu ne marcheras plus jamais toé, ma grosse torche.” et a pris les moyens pour tenir sa promesse.

Je ne suis pas de la police ni même un détective privé. J’aime seulement me mêler de ce qui ne me regarde pas de temps en temps. J’ai beaucoup de temps à tuer. Je prends nuitamment cette petite marche tranquille, histoire de faire passer les fourmis qui m’assaillent la jambe et m’empêchent de dormir et me voilà tenant compagnie à ce cadavre encore chaud là ou l’allée mitoyenne qui mène chez ma voisine et la mienne se rencontrent. Je suis à peu près certain que la femme habitait une de ces cabanes rafistolées dans le petit lot faisant enclave directement sur la route devant le terrain de ma voisine et entourée d’un fouillis total. Je sais qu’à une époque pas si lointaine il s’y faisait un petit trafic de cigarettes de contrebande, du temps où ses fils vivaient encore avec elle. Mais depuis quand tue-t-on pour quelques clopes? On arrache pas la jambe d’une pauvre vieille pour si peu. Je ne l’avais aperçue qu’une fois ou deux depuis que le diabète avait gangrené sa jambe et je ne fume plus depuis au moins cinq ans, je n’avais plus rien à faire là.

D’après sa position, le cadavre appartient davantage à la voisine qu’à moi. Ce n’est pas grave, j’ai un droit de passage notarié et je sais que personne ne viendra réclamer le corps. Je ne connais qu’une seule personne dans les alentours susceptible d’être appelée “la perruque noire”. Si en plus, je trouve une prothèse de jambe dans sa maison, Bingo mon Colombo! Une affaire réglée vite faite.

Ma douce qui fait toujours des énigmes à tout propos sur le dos de notre singulière voisine va se régaler la machine à potins demain matin. Je retourne m’équiper un peu mieux. Et je refais le grand tour par le chemin, obsédé à l’idée de repasser devant le corps, m’assurer que je n’ai pas eu un coup de berlue, halluciné gaiment sur le dos d’un pauvre chevreuil frappé par une voiture ou quelque chose du genre. Mais non, le macchabée en robe fleurie sans jambes décore encore la croisée des chemins. Une histoire qui ne tient pas debout.

Voilà que moi je suis maintenant debout devant le mur à cossins qui sert de devanture à la maison de la voisine, il est quatre heures pile, je n’ai pas niaisé. J’examine toutes ces choses accrochées là au hasard cherchant sans le savoir une prothèse de jambe ou de quelqu’autre membre, on ne sait jamais. Vieilles théières en fer blanc, une planche à laver des temps anciens, des vieilles raquettes en babiche, des vieux fanals qui n’allument plus et un tutti frutti de patentes entremêlées dans le lierre quasi-centenaire qui enrobe la petite demeure tapie au fond de son bois.

Je n’ai pas pris de chance, j’ai apporté la barre à clous que je garde généralement sous mon lit, on ne sait jamais. L’endroit est propice à croiser la mort subite en personne, à faire des rencontres susceptibles de mal tourner. Ne pas se faire prendre au dépourvu est toujours un bon plan, serait-ce par une septuagénaire perruquée de noir. Aucune lumière ne transperce les rares fenêtres et ma lampe de poche est braquée sur la porte d’entrée sans carreaux. La petite lueur de la lampe explore la serrure, la poignée, la peinture craquelée qui recouvre l’ensemble de l’oeuvre et  . . . les grandes marques encore humides de doigts et de mains rouge-sang. Ça n’annonce rien de bon.

Mes propres sangs se figent dans mes veines, je n’ose plus bouger. Un ou deux craquements, un étrange souffle ou serait-ce un sifflement, je plisse les oreilles pour mieux entendre. La quincaillerie de la porte s’anime hypocritement par en-dedans, une suée me trempe le corps de bord en bord. Je me rue carrément, je tourne le coin de la maison et je me ramasse dans un fracas d’objets dans un cagibi ouvert qui longe le côté de la maison. Le vacarme que j’ai fait! Et mes tremblements incontrôlables qui continuent de faire clinquer tout ce bazar.

Cherchant désespérément mon air, je respire trop fort pour sentir le froid métal du canon d’un douze qu’on me colle dans le derrière du cou. “Tu cherches quoi, mon gars?” dit une grosse voix féminine qui se la joue comme un homme. “Je cherche ma chatte.”, que je lui réponds en insignifiant, pour reprendre un vieux truc de ma douce qui aimait aller fouiller dans ses bâtiments quand elle croyait que la voisine n’y était pas. “Il est quatre heures du matin” reprit la grosse voix que je ne reconnaissais pas comme celle de la voisine, “Tu me prends pour la conne du shift de nuit ou quoi?”

Je sens le bout de son canon faire son chemin dans mes chairs. “On pourrait placoter ailleurs que dans votre garde-robe à cochonneries” que je lui dis. “On jasera une autre fois, t’as quinze secondes pour faire disparaître ton cul dans le noir avant qu’il vire rouge sang.”

Mais Allah est grand, j’entends soudainement la petite voix tremblotante de la voisine, petite madame toute délicate dans les soixante-dix ans avancés, le dos arqué mais la tête bien relevée qui lance un regard perçant sorti d’en-dessous du toupet désorganisé de sa perruque noire comme le charbon. “C’est monsieur St-Pierre, le voisin, Ginette, baisse ton gun!” ordonna-t-elle à la grosse fi-fille au physique de videur de club. Et la grosse fi-fille obéit.

“On l’a vue, nous autres aussi, la morte, on a quasiment chié dans nos culottes. Entrez, on va jaser.” De toute évidence, elles ne pouvaient pas avoir vu la “morte”. La “morte” parlait encore quand je l’ai trouvée.

Dans toutes ces années, je n’étais jamais entré chez elle, jamais été invité. Ni même aperçu à travers les fenêtres ce que l’intérieur pouvait avoir l’air avec un extérieur de même. Il y a toujours un début mais ce soir précisément, l’invitation était louche un peu.

“Venez vous asseoir.” me dit-elle me tirant une chaise devant la table. Et les deux femmes prirent place. Je sentais que la grosse fi-fille me regardait avec des yeux particuliers, inquisiteurs, la confiance n’était pas encore installée tout à fait. Lorsqu’elle tira le bas de sa robe vers le haut pour s’asseoir écartillée comme un homme, les deux grosses jambes poilues de chaque côté de la chaise, j’ai bien vu entre le haut de ses bottes de rubber et le bas de sa robe qu’elle avait le bas de la jambe toute noire, comme gangrenée.

La voisine déposa une tasse de thé devant moi. Je pouvais à peine distinguer le décor dans la pénombre. Seule une petite veilleuse éclairait l’aire ouverte encombrée au possible. “Tiens, goûtez à ça.” me dit-elle en nous déposant chacun une assiette et une fourchette, à moi, à elle et à la grosse fi-fille. Puis elle nous trancha chacun un morceau de gâteau. “C’est aux pacanes et aux ananas avec un beau crémage au fromage, vous m’en donnerez des nouvelles.”

Apparemment, ça ne pressait pas tant que ça de discuter du cadavre qui ornait le croisement de nos allées de gravier, un détail banal. Je les laissais mener le bal mondain à leur guise, le douze était encore pompé à côté de fi-fille. “J’en ai vu des choses dans ma vie d’infirmière, vous savez, monsieur St-Pierre. Toutes sortes de morceaux de corps d’hommes, de femmes et même d’enfants découpés sans façon, dans les salles d’opération où j’ai travaillé pendant plus de 40 ans. Mais comme ça dans le bois, devant chez nous, ça frappe hein? c’est pas pareil.”

J’ai pris une bouchée polie de son gâteau, il était divinement bon, mais on dirait que sa descente dans l’oesophage était pénible, un haut-le-coeur m’est venu. J’ai pris une grande lampée de thé chaud pour le faire passer en espérant que rien n’avait paru. La grosse fi-fille mangeait le sien goulument en me fixant toujours avec un sourire débile en coin.

“Une fois, c’était une petite fille, de douze-treize ans, continua la voisine le regard placide me fixant droit dans le blanc des yeux, en sautant debout dans la tasserie de foin, elle s’était empalée l’entre-jambes sur un piquet. Ils l’ont coupé et ils nous ont amené la petite de même, le piquet planté là.”

“Calvaire.” pensais-je tout bas, en détournant le regard.

La vue maintenant un peu mieux adaptée à la noirceur, en tournant la tête pour ne plus voir la voisine en pleine face, je voyais sur le comptoir près du lavabo, la vaisselle bien propre qui séchait dans le rack à vaisselle. Une collection de longs couteaux en inox et une prothèse en plastique couleur chair qui achevait de s’égoutter les faux orteils en l’air.

Un étrange vertige m’a pris, du jamais vu, jamais ressenti avant. Ma tête atterrissait de côté au ralenti, mon oreille s’est collée sur le crémage doux et chaud, le gâteau me servait maintenant d’oreiller. Le décor noir blanchissait.

J’ai senti les doigts de la grosse fi-fille pousser fort sur ma carotide. “Il commence à être temps, je pensais qu’il tomberait jamais ton hostie de senteux de voisin.” dit la grosse fi-fille.

Et ma voisine, toute calme:

“Commence à le découper, Ginette, je vais aller mettre de la chaux dans le bain.”

 

Flying Bum

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