Le périmètre du royaume

 

Dehors pour sa marche matinale en croquant la pomme qui lui sert de déjeuner, Léon se fout que les ombrages au sol ne proviennent d’un animal, d’un minéral ou d’un végétal, ou d’un sale braconnier perdu dans le bois. L’orignal, encore? Difficile à discerner. Il descend sa calotte directement sur la ligne de ses sourcils. Canté, le soleil d’un bébé juin est tout de même brillant, mais la tête de Léon est une chambre blanche, vide, des insignifiances cachées dans des petites boîtes de métal imprimé. Lâche ça! crie-t-il à son vieux cabot, un springer anglais qui mange des crottes de lièvre. Léon observe la crique et il souhaite secrètement qu’elle soit plus large, profonde, qu’il puisse y coucher sa douce sur le dos – Odile – et qu’elle se déporte, flottant, passé les fermes abandonnées. Jusqu’à l’océan où elle pourrait se faire, pour d’autres enfants, trésors de verre d’océan vert océan, un bec de pélican, la tête d’une vague qui s’abat sur la grève.

 

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Pas un écureuil noir ni un siffleux. Pas le chat miteux de la voisine cul-terreuse. Peut-être rien que des branches qui projettent une ombre qui ressemble à s’y méprendre à une grosse tête d’orignal, le panache comme des racines dans l’herbe et son gros museau en forme d’arachide géant. Quand Léon avait-il vu un orignal pour la première fois? En chaloupe sur le lac Tiblemont avec son père, la seule fois où il est monté en chaloupe avec son père? Sur un road trip au Maine avec sa fille Charlie lorsqu’elle avait dix ans. Elle avait mangé tellement de sucre d’érable en forme de petite maison qu’elle avait dégueulé sur le siège arrière alors que Léon conduisait pendant des heures pour être certain qu’ils ne manqueraient rien sur leur liste et que Charlie éventait son visage rosi de coups de soleil avec la carte routière fripée.

 

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Provoquant Léon, le chien entre et sort sans cesse du sous-bois tentant de sauter juste assez haut pour faire descendre les nuages encore plus bas. Des nuages jaunis par le soleil matinal qui s’appuient les uns sur les autres dans tous les angles possibles. La chemise de flanelle de Léon – froissée parce qu’Odile a cessé de repasser les vêtements de tous les jours l’année passée – est rentrée dans ses pantalons kaki retenus par une ceinture bien serrée. Les jambes du pantalon juste assez courtes pour éviter que la rosée ne s’y imbibe, qu’elle ne s’accroche qu’à ses godasses imperméables pas assez longues pour cacher ses bas qu’il changera dès qu’il rentrera, de toutes façons. Si la bande de sa calotte était assez large, il pourrait la replier au-dessus de ses yeux.

 

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À travers une fenêtre ouverte il entend Odile parler au téléphone, elle rit fort fort. Une corneille ou un geai bleu. Il pense encore à la crique, sa douce emportée par les flots couchée sur le dos. Pas pour mourir, dit Léon à voix haute. Pas pour mourir. Ou voler, bien que Léon sache que c’est ce que les corneilles et les geais bleus font de mieux. Dans son dos, l’orignal acquiesce de la tête dans le fond de la cour. Le chien est maintenant une tache noire et blanche qui se confond dans le gravier de l’allée. Léon ouvre la porte d’en avant, un couloir en feuilles de platane. Du sable sur le sol en ardoise de la cuisine. L’odeur sucrée du pain, un pain cuit dix minutes de trop.

 

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Odile partait ses dimanches avec des copeaux de fromage qu’elle coupait à même la meule avec son canif, une bière glacée. Elle en offre une à Léon. Trop de bonne heure pour moi. Ensuite, il croise le regard de Charlie avant qu’elle ne parte vers la terrasse délavée par les soleils de trop d’étés et que Léon n’avait jamais reteinte, elle descend les marches aussi grises et part jouer dans la crique près de là où les vaches perdues viennent s’abreuver. Attention aux marches, Odile crie-t-elle à la fillette et Charlie s’arrête, délace ses chaussures et les dépose l’une près de l’autre, un bas flanqué dans chacune – comme si elle les rangeait dans une garde-robe – avant de poursuivre son chemin les pieds dans le trèfle violet humide.

 

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Maintenant au sous-sol, assis à son ordinateur, Léon ouvre un fichier. Une photographie de sa douce. Il trace un petit rectangle alentour du visage d’Odile et fait disparaître tout le tour, les sœurs alentour. Toutes ces femmes. De la fenêtre, Léon voit l’orignal en mouvance dans le soleil. Il se souvient d’une femme avec laquelle il avait voyagé, elle était un parfum en soi, elle portait des escarpins blancs et se drapait les épaules de petits chandails roses déposés directement sur sa chevelure. Sa douce sentait le céleri, portait des talons plats et ne possédait aucun vêtement pastel, ni brillant à lèvres. Elle adorerait la crique. Odile adorait se laisser aller, lentement.

 

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Bien cadré, l’orignal était maintenant indéniable, épormyable. Alors le seul fond d’écran que Léon sauvegardait sur son bureau était celui qui confinait l’orignal dans le coin, et non en plein centre, de la cour. Dans le disque dur, une lettre tendre, vieille comme la terre, de son frère qui venait de tomber en amour avec une danseuse; un avis disciplinaire de son superviseur lorsque Léon avait commencé à entrer tard et à partir tôt, sans raison; une lettre de démission épique. Un poème à sa mère, aussi. Quelque chose de bien, de bien triste. Un disque dur le coeur gros de mots tendres.

 

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À un courriel, Léon joint la photographie d’Odile. Le visage a tellement de choses à raconter, des messages que seule sa fille peut déchiffrer. Sur le manteau du foyer, près d’une vieille bouteille brune trouvée dans le bois qui tient trois branches de saule bourgeonnées, un portrait de sa fille, Charlie, ramasse la poussière avec la bouteille. Une photographie qui date de l’année de sa graduation du secondaire. La lumière qui frappe son écran, son visage en reflet recouvre parfaitement celui d’Odile sur la photo. Elle porte la moustache de trois jours de Léon, deux yeux gris sur deux yeux gris qui se font noirs. Léon porte les boucles d’oreille d’Odile. Elles me font bien, pense Léon. Mieux qu’à toi, dit-il au visage inerte d’Odile. À travers la fenêtre, Léon observe l’ombre de l’orignal qui s’allonge. Il y a des lunes et des lunes, Léon entretenait des aquarium remplis de poissons tropicaux, jusqu’à ce que Charlie se mette à frapper les vitres, semant la panique chez les pauvres poissons, faisant crier Odile.

 

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Tôt le soir. Il marche dehors avec le chien, la bête file directement vers la crotte de lièvre fraîche. Odile est au téléphone, encore. Même s’il n’a pas plu cette semaine, la crique semble bien haute aux yeux de Léon. Dans sa partie la plus profonde, l’orignal est revenu, son museau large plongé dans les roseaux. Léon sort de sa poche une photographie de Charlie, petit carré de papier usé et décoloré. Il se rappelle une carte topographique qu’il avait aidé Charlie à fabriquer pour un projet scolaire. Comment des boules de ouate qui devaient donner une idée de l’élévation avaient finalement ressemblé à des nuages qui se seraient écrasés au sol. On jurerait entendre un orignal mastiquer.

 

Léon, lentement, marche la tête basse, observe l’herbe en chemin. Herbe, trèfle, rhubarbe du diable, violettes sauvages, fraises des champs et tutti frutti. Un rond d’herbe brûlée, jaune, chien stupide. Une tondeuse à gazon au loin commence son tintamarre de moteur à deux temps. Et c’est presque l’heure de souper.

 


Flying Bum

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