Ô tempora, ô mores!

On dit toujours qu’où il y a des hommes, il y a de l’hommerie. Imaginez une contrée entière peuplée essentiellement d’hommes. Dans les tout débuts de la colonisation de l’Abitibi on dit qu’il y avait une femme vertueuse pour dix prostituées. Et aux quinze jours, les jours de paye, on devait importer des prostituées de Montréal pour contenir l’exultation. Il existait même une ville, Roc d’Or, dite Putainville où toutes les maison ou à peu près étaient des “lieux de débauche”.

Putainville

En image-titre : La rue principale de Roc d’Or, alias Putainville, dans les années 1930. Les jours de paie, des prostituées de Montréal arrivaient en train afin de prêter main forte à leurs collègues abitibiennes.

 

Quelquefois, les différents corps policiers unissaient leurs efforts pour faire des “clean-up” et les descentes donnaient lieu à des procès de groupe qu’on devait tenir ailleurs que dans les petits tribunaux si tribunal il y avait dans la ville.

Je suis tombé par hasard sur une vieille coupure de journal du Val d’Or News qui relate en détail un de ces procès pour lequel on a dû réquisitionner le théâtre Princess. Le Val d’Or News était publié en anglais. J’ai mis tous les efforts dans ma traduction pour conserver le style d’écriture saccadé des reporters, trouver des équivalences aux termes de l’époque. Notez le manque de rectitude du journalisme de ces années-là. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ce texte qui m’a fait littéralement fait voyager dans le temps. On ne parle pas ici du far-west mais bien du far north-west. J’ai joint une copie numérique de l’article pour ceux qui aimeraient mieux le lire dans la langue de Shakespeare.

article

Jour de procès à Val d’Or

Le jeudi 5 décembre 1935, à travers une foule nombreuse et bigarrée, le Val d’Or News s’est rendu au théâtre Princess à Val d’Or pour une séance prévue à 2h. L’attraction principale n’étant pas “Boucles d’Or” mettant en vedette Shirley Temple mais bien les têtes frisées de différents prévenus accusés d’avoir enfreint le code moral ainsi que d’une bande de crânes chauves, de têtes grises et de têtes chaudes soupçonnées de complicité dans l’immoralité.

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Suite à un “clean-up” opéré à Val d’Or par la police provinciale assistée par la police locale, une quarantaine de mécréants seront présentés à la barre de justice. Le tribunal agira en ses pouvoirs, en toute conformité avec la loi. Des tables et des chaises avaient d’abord été placées sur la scène mais on les a plus tard déplacées au niveau du sol de façon à ce que la cour soit plus proche des prévenus. Le théâtre était complet, près de 400 personnes s’étaient déplacées. Les sièges des premiers rangs de l’allée centrale étaient réservés pour les accusés. Ceux-ci furent amenés. En conformité avec l’étiquette, les femmes furent placées les premières. Dans la seconde rangée on pouvait apercevoir Bill. Il semblait embarrassé. Était-ce parce qu’on l’avait placé au second rang? où était-ce parce qu’il devait comparaître sur un siège de théâtre alors que d’autres villes disposaient de véritables box d’accusés? Peu importe la raison, Bill frétillait, se tortillait sur place et son visage luisait dans toutes ses rougeurs.

Soudainement, une cruche noire qui devait contenir une bonne pinte s’est échappée de sa cachette dans la grande froque de Bill, s’est mise à rouler au sol dans un cliquetis incommodant pour se déplacer complètement hors de la portée de Bill. Avant qu’il n’ait pu s’élancer pour la récupérer, l’oreille vigilante d’un policier l’a fait se précipiter sur la cruche avant Bill. La cruche a été placée au pied de la scène derrière les magistrats bien à la vue de toute l’assistance.

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La cour était déjà convoquée avec les magistrats Germain et Hewlett comme juges. La première manoeuvre fut un caucus autour de la table entre les policiers, les avocats, le procureur et le greffier; long démêlage de paperasses, concert d’éclaircissements de gorges.

Une après l’autre, sept filles se sont levées et ont plaidé coupable à l’accusation d’avoir dévié de l’étroit et droit chemin de la vertu. Un autre caucus s’ensuivit. Escortées par des policiers, les filles ont été conduites là où un médecin pouvait les examiner. Elles sont plus tard revenues avec l’air ragaillardi et heureuses. Même si leur moralité avait souffert, leur condition physique était convenable. On les a mises à l’amende, on les a exhortées et dûment mises en garde. Elles se sont retirées montrant des signes évidents de soulagement de n’avoir finalement pas connu pire comme destin.

Quatre hommes ont ensuite été appelés, deux têtes grises et deux jeunes frisés, tous accusés de s’être nourri du fruit défendu. Heureux de tourner dos à l’audience, les hommes arboraient des visages cramoisis. La cour fût brièvement ajournée. Les magistrats, les policiers, les avocats et le greffier s’engouffrèrent dans une petite pièce derrière la scène.

Quelqu’un jetait-il des regards discrets et envieux sur la cruche? Toujours est-il qu’on “l’ajourna” elle aussi la déplaçant bien à l’abri de l’assistance. La cour ne voulait pas exacerber l’état de besoins dans lequel sombraient les hommes à la seule vue d’une cruche. Vingt-cinq minutes plus tard, la cour revenait – mais pas la cruche – et la cause de Bill fût appelée. La police lui récita la mise en accusation en français. Son avocat a plaidé la clémence demandant l’indulgence pour son client prétextant que celui-ci avait été récemment mis à l’amende pour une autre offense et que sa fortune y était passée. Bill s’est avancé devant la cour et a demandé si dans une cour sous les auspices de sa majesté le roi d’Angleterre il lui serait possible d’entendre sa mise en accusation en anglais. Il craignait d’être accusé sous la foi de simples ouïe-dires et de commérages. Il demandait à la barre un policier avec qui il avait fait l’armée dans le passé pour dire à la cour tout le bien qu’il savait de lui. Le magistrat mit fin aux incessantes récriminations de Bill en lui rappelant qu’il avait plaidé coupable.

-Est-ce que votre cruche contenait de l’alcool?- demandait le juge. Ayant répondu de bonne foi, Bill n’a finalement reçu qu’une petite amende et un sermon.

-La prochaine fois, ni votre dossier de guerre, ni votre tête grise ou vos fréquentations ne vous épargneront un séjour derrière les barreaux, tant que je serai juge ici, je ferai mon boulot avec tout le zèle nécessaire.- dit le juge.

Bill, vous devriez être un politicien; trop tard pour élaborer là-dessus mais je me demande encore si la cruche vous a échappée ou si vous l’avez laissé tomber par exprès.– conclut-il.

Princess 1957

Le théâtre Princess en 1957.

Dix-sept autres garçons qui prétextaient n’avoir que profité de l’hospitalité et du gros poêle à bois de Bill par une glaciale nuit d’hiver tout en relaxant autour d’une partie de poker ont finalement eu à payer une amende et les frais pour s’être trouvé là où la vertu des jeunes filles avait connu sa perte.

Tout avait été dit. Tout le monde satisfait. Les magistrats heureux d’avoir accompli leur tâche avec justice et miséricorde en cette saison où la charité devait être offerte à tous les hommes de bonne volonté.

Les policiers le torse bombé de la fierté du devoir accompli et les poches débordantes du fruit des amendes perçues démontraient leur satisfaction d’avoir encore pu maintenir l’ordre.

Les accusés satisfaits de pouvoir demeurer à l’intérieur des limites de l’hospitalière ville de Val d’Or et la foule des bonnes gens satisfaits que pour une fois aucun prix d’entrée n’a été encaissé par le théâtre Princess pour un spectacle fort apprécié. Le public eût été davantage ravi que l’argent des amendes serve à construire l’école tant attendue pour bien éduquer les jeunes générations.

Là-dessus la cour a été ajournée.

Longue vie au Roi!

Traduction du Flying Bum

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Val d'Or 1936

Troisième avenue, Val d’Or en 1936