Dans l’eau de là

Un poisson peint pour toi
Un mot écrit dans le désarroi
Bleu de Prusse tout éclat
Quelques vers au crayon de bois

Je t’écris un poisson arlequin
Je te peins trois alexandrins

Quand la lune vient inspirer
À la marée de se ramener
L’écume embrouille la frontière
Entre grève et eaux claires

Les pierres s’alanguissent
Sous la caresse des flots
Sur le sable dans un tango
Des sternes tracent des caprices

Je t’écris aussi la rivière
Je te peins deux-trois prières

La nuit par le moustiquaire
J’entends le poisson sautant
Et à l’eau comme une pierre
Éclabousser en replongeant

Comme un petit astronaute
Quitte son monde un moment
Pour entrapercevoir le nôtre
De nos rêves un menu fragment

Je t’écris tout mon bleu de Prusse
Et je te peins le plus beau sanctus

Quand le matin vient inspirer
À ta lumière de se ramener
L’astre embrouille ma paupière
D’encre bleue et d’eau claire

 


Flying Bum

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En couverture : Van Lanigh, Etretat 2.0, détail.

Intimation

Hier sied pour toujours
Demain pour jamais
Et si encore un jour
Je ne vous reverrais

Détourner le regard
Et l’eau gèle à la mare
Les photos accrochées
Au mur semblent s’effacer

Plonger nos mains ridées
Au fond des paniers passés
Lorsque nous nous reverrons
Coquillages, pierres, boutons

Je ne saurai trop quoi dire
Paroles ordinaires ou délire
Le temps se fait pluvieux
Dostoyevski vil artificieux

Restez donc chez vous
Belles joies dérisoires
Nous venons tous à bout
Nos chagrins de l’espoir

 


Flying Bum

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Comme des façons de se souvenir

 

Tu te souviens comment tu t’assoyais sur le plancher de ma chambre peinte d’énormes rayures rouges et bleues lorsque j’avais quatorze ans et que tu en avais vingt-et-un? Comment tu tournaillais une tresse alentour de tes doigts et que tu regardais au mur les affiches de mes idoles musicales que j’y avais accrochées et que tu me demandais si j’aimais vraiment cette musique?

 

***

 

Tu te souviens lorsque tu m’avais acheté un harmonica? Tu te souviens comment tu m’avais enseigné à souffler dedans de façon à ce que l’harmonica ne chatouille pas mes lèvres? Comment nous avons parcouru toute la gamme en mi mineur et comment j’avais réalisé que le sens profond de l’amour était lui-même contenu tout rond dans le mi mineur? Quel âge devrais-je atteindre pour avoir le droit d’y goûter?

 

***

 

Ne te reviennent-elles pas à l’esprit, ces frites salées, chaudes et graisseuses dans leur sac brun que nous mangions assis sur les bornes de béton d’un stationnement? L’asphalte brûlait nos orteils.

Et toutes nos phrases commençaient par, “et si nous avions le même âge . . .”

 

***

 

Tu te souviens lorsque le téléphone sonnait et sonnait lorsque nous écoutions Le charme discret de la bourgeoisie et que nous nous inventions des rêves comme les militaires du film? On ne répondait pas au téléphone et nous étions deux intellos européens qui divaguaient allègrement des heures et des heures et nous étions un film, un Bunuel, deux stars. Tu ne répondais pas à ce pauvre garçon même si tu le fréquentais vaguement à l’époque.

 

***

 

Je souhaiterais ne jamais avoir retiré mon chandail cette soirée du nouvel an. J’aurais dû aller me coucher avant le coup de minuit. Je n’aurais jamais dû boire tout ce champagne bon marché même si toi tu t’abstenais d’en boire. Tu t’abstenais toujours. J’aurais préféré te laisser descendre au sous-sol toute seule. Préféré que tu n’essaies pas de me convaincre que toutes ces lumières me dérangeaient. J’aurais préféré que tu ne les éteignes pas.

 

***

 

Tu te rappelles lorsque tu me cassais les oreilles à propos de combien heureuse tu te sentais? Je suis heureuse, disais-tu à mon oreille, mes yeux tournés vers le plafond les tiens dans le vide. Je t’entends encore.

 

***

 

J’ai eu dix-huit et tu avais maintenant vingt-cinq ans. Tu te rappelles toutes les blagues insignifiantes que tu me faisais à propos de mon âge maintenant légal? Tu te souviens comment les choses sont devenues beaucoup moins drôles après que j’aie soufflé les chandelles sous la tente au bord de la crique et que le matelas s’était mis à se dégonfler sous nos fesses? Moi je m’en souviens.

 

***

 

M’entends-tu encore? T’annonçant la nouvelle? J’étais accepté au collège, le même que toi. Je voulais être toi. Je voulais être à toi. À toi de me dire qui j’étais. À toi de me dire quand je pourrais être aimé en mi mineur, pour vrai.

 

***

 

Tu te souviens lorsque nous en avions discuté? On se demandait combien d’années étaient encore de trop? Et ni l’un ni l’autre ne savions plus vraiment quand rire des choses. Si ce n’est de l’amour, pourquoi étais-tu dans ma vie? Mais il me fallait assumer pour cela qu’il existe une raison pour laquelle les gens viennent et pourquoi les gens vont. Nous nous étions assumés de différentes façons. Et nous nous accrochions chacun à nos assomptions jusqu’à ne plus se reconnaître l’un dans l’autre. Jusqu’à ce que nous commencions à nous rappeler les choses de façon différente.

 

***

 

Tu te rappelles comment tu m’avais offert une vieille montre qui venait de ton père lors d’un chic dîner aux chiens chauds vapeur après que nous ayons oublié quand rire des choses? Le temps s’était arrêté à cinq heures moins vingt. Il y est toujours. Te souviens-tu de l’odeur rance de la graisse et des sièges de vinyle orange qui collaient à nos cuisses? Je m’en souviens. Tu te souviens, sur le chemin du retour, assise sur la barre de mon vélo, une pièce avait brisé et plein d’autres s’étaient mises à décrocher si bien qu’on avait dû l’abandonner sur le trottoir? Moi, je m’en souviens.

 

***

 

Tu te souviens comment la diseuse de bonne aventure du parc Belmont m’avait dit que j’avais deux âmes sœurs et que j’avais déjà rencontré les deux? Tu te souviens que je t’avais dit que tu étais une de ces deux âmes-là? Je regrette tellement de choses que je t’ai dites, ou tues – mais j’étais encore un enfant disais-tu et tu m’avais si bien appris à mentir.

 

***

 

“Souviens-toi,” m’avais-tu dit, “ta nouvelle vie adulte est une opportunité d’être qui tu veux. Tu peux raconter que tu as été élevé par les carcajous ou que tu vis dans une yourte au Tibet ou que tu as traversé le Costa-Rica à dos de mule.” Tu n’as jamais pensé aux conséquences inattendues de ces folles propositions sur ma petite tête de linotte, non?

 

***

 

J’avais eu en cadeau une caméra Polaroïd, tu te souviens? Celle avec un petit tiroir au bas qui permettait aux photos de se développer lentement – dans la noirceur de leur discrète intimité. Lorsque j’avais seize ans et que tu en avais vingt-trois tu m’avais demandé de me photographier avec. Mon frère avait trouvé la photo et je lui avais dit que c’était rien que pour moi, pour faire des esquisses au fusain. Aussitôt que je l’avais sortie du petit tiroir, j’avais su que cette photo ne serait pas pour toi. Je savais que je ne voudrais pas te la donner. Je savais que tu n’avais pas à la voir.

 

***

 

Tu te souviens des biscuits d’Halloween, des beignets au sucre blanc en poudre qui nous soudaient les deux moitiés de la gueule ensemble, des vernissages où on se faufilait sans carton pour chiper du vin et des ciné-clubs gratuits, les escapades nocturnes, nus dans le parc et le cahier avec un dauphin en couverture et les longues jupes qu’on portait pour y écrire des poèmes? C’était quoi tout ça sinon de l’amour en mi mineur. Quel âge devrais-je atteindre pour avoir enfin le droit d’y goûter?

 

***

 

Est-ce que tu m’entends maintenant? Moi qui te racontes la bonne nouvelle? Que je suis un grand garçon maintenant depuis belle lurette? Un homme, pour vrai. Et je sais maintenant que nous nous rappelons les choses chacun de notre façon. Comme une longue marche du fleuve vers mon appartement de Rosemont alors que j’avais maintenant l’âge que tu avais lorsque je t’ai connue. Je portais l’uniforme d’époque, sandales afghanes, jeans déchirés, je portais la tunique de lin, les cheveux aux fesses. Tu portais une peine d’amour. Te souviens-tu de ce que ton visage avait l’air lorsque tu m’as regardé pour me dire au revoir – comme si c’était la dernière fois qu’on se voyait, comme si nous n’étions pas en amour du tout.

 

***

Te souviens-tu de qui tu étais, toi, avant que l’on se rencontre?

 

Pas moi.


Flying Bum

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Un invité spécial

Sonnet d’or

Dans le soir triomphal la froidure agonise
Et les frissons divins du printemps ont surgi ;
L’Hiver n’est plus, vivat ! car l’Avril bostangi,
Du grand sérail de Flore a repris la maîtrise.

Certes, ouvre ta persienne, et que cet air qui grise,
Se mêlant aux reflets d’un ciel pur et rougi,
Rôde dans le boudoir où notre amour régit
Avec les sons mourants que ton luth improvise.

Allègre, Yvette, allègre, et crois-moi : j’aime mieux
Me griser du chant d’or de ces oiseaux joyeux,
Que d’entendre gémir ton grand clavier d’ivoire.

Allons rêver au parc verdi sous le dégel :
Et là tu me diras si leur Avril de gloire
Ne vaut pas en effet tout Mozart et Haendel.

 

Emile NELLIGAN
1879 – 1941


Flying Bum

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L’autre noce

L’illusion trouve sa craque
Dans ma carapace patraque
Se glisse le long des fêlures
Fuit à travers moult blessures

De traîtres repos assassins
Ne ramènent plus les matins
Que le feu dans les corps tordus
Des pas vacillants, esprit perdu

Je pends aux cordes distendues
De mille archi-duchesses déchues
Accroché, un caniche déchaîné
Aux pans de leurs hardes élimées

Pour que la blessure enfante
S’accouple avec la vie fuyante
Dans une noce ultime et bénie
Par la paix, le silence et l’oubli


Flying Bum

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La diseuse dit

 

Elle voit des sentiers plus qu’épineux

Mon coeur, ma peau, plein de bleus

 

Hé ho elle sort le numéro chanceux

Douze sept onze quatorze vingt-deux

À la foire sur une petite carte bleue

Avenir radieux pour une piastre ou deux

 

La diseuse dit

 

Un de ces matins apportera l’accalmie

Matinées bien grasses, futiles rêveries

 

Je dis je suis le fils d’une pure inconnue

Nul ne sait par quel chemin je suis venu

Je flotte trois pouces sous la surface

L’onde fait tournoyer ma tête pugnace

 

La diseuse dit

 

Je suis détruit par de puissantes envies

De choses innommables et d’hérésies

 

Je dis je suis le cousin germain de la pluie

Une onde vibrante qui mouille ton lit

Le sable qui coule sur ton sable rêche

Rudes caresses dans ta brûlante crèche

 

La diseuse dit ci, la diseuse dit ça

Fait trois petits tours et puis s’en va.

 


Flying Bum

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Grand corps debout

Dans le miroir grand corps debout
les deux moitiés d’un même tout
le matin qui assassine de plus belle
et les oiseaux déclament la nouvelle

Tout se chante dans la détresse
ils sont musique et allégresse
riches du jour et moi de la nuit
d’un peu de froid et tout ce bruit

À travers la forêt de cônes oranges
les pieds meurtris dans les cratères
l’été s’espère et le chant des anges
encore un bel hiver laissé derrière

Il n’en viendra plus jamais autant
de ces banquises et ces enfants
petits doigts bleus lèvres fendues
au bout des rêves ou de ma rue

Ils sont bourgeons petits moutons
signent le matin, pluie et mousson
dans l’affront d’un dernier printemps
toute une gloire pour si peu de vent

Certains même épellent ton nom
sifflant en coeur débiles chansons
des chants traversent les vieilles peaux
les plus tranchants des longs couteaux

Dans le miroir grand corps debout
les deux moitiés d’un même tout
une qui vient de ses hivers lointains
une qui va de par les jours assassins


Flying Bum

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Val d’Or est une femme

 

Château d’eau deux shafts de mine dans le ciel du nord

Toutes les femmes de ta vie comme celles de ta mort

 

Sous son édredon de neige jamais ne s’endort

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tu viens juste d’arriver

Comme tu vas t’en retourner

 

Ils sont venus de par tous les chagrins de la terre

Planter leurs tentes et fouiller partout sur sa terre

Dans les premières heures et la grosse misère

De par la mousse des bois les lacs et les rivières

 

Pays de grosses étoffes sales et de belles soutanes

Pays d’homme d’hommeries et de belles en cabane

Entre le réconfort bouteilles et jupons la chicane

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle ils n’ont fait que creuser

Au pic le trou de leur destinée

 

Fratries enfouies sous l’horizon des indifférences

Comme la mine crache sa slam sur tes enfances

Une autre histoire d’épinettes grises et d’innocences

Une autre ère s’envase d’Atlantide et de silences

 

Pays de pierres perché haut dans le sidéral

Aurores et crépuscules dans l’air froid boréal  

Entre l’amour et la vie l’amont et l’aval

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tu n’as fait que passer

Tes pas dans la slam effacés

 

Étés blottis entre deux hivers de dix mois

Patelins joyeux de mille enfants aux émois

Armés jusqu’aux dents qui prennent le bois

En tribus de bonheurs qui ne reviendront pas

 

Au creux de son gros ventre aurifère
Belle Colombe triste Isabelle en terre

Deux mamelles de ta seule et unique mère

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tout ne fait que passer

Ton chemin autant que l’univers entier

 


Flying Bum

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Les belles lettres

Dans mes coffres d’enfance
J’ai trouvé un alphabet de bois
Les lettres de mon espérance
Que j’alignais trois par trois

Dans mon coffre à crayons
Un stylo et trois pinceaux
Une esquisse et un brouillon
Et encore quelques beaux mots

Lettres peintes et mots chantés
Mots gravés et mots pleurés
Petites pages un plein calepin
Comme une grappe de chagrins

Et voici naître les mots de lumière
Pour repeindre le noir de la nuit
Mes cubes de bois se font chimères
Trois par trois dans l’oubli se replient

Le stylo meurt, son bleu sang séché
Le papier jauni racornit et se fend
Les lettres peintes fuient décolorées
Finies les belles couleurs d’antan

Ces mots qui répondent aux doigts
Prières et pixels un rêve à la fois
N’en auront pas pour si longtemps

Prière de tout éteindre en sortant

 


Flying Bum

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Crédit-photo : Bruno Martins sur Unsplash