Le dernier Noël du poète de la chambre 102

C’est tout ce que nous aimons qui nous détruit avec le plus d’efficience.

Adéline gardait le poète de la chambre 102 pour la fin de sa liste de visite, pour pouvoir lui consacrer un peu plus de temps. Les autres infirmières et même les infirmiers appréciaient les journées où Adéline était de service parce que le poète n’aime personne, il insulte souvent le personnel, leur sacre après et tente même de piquer leurs mains avec un couteau à beurre.

Est-ce que tu es ma douce? dit-il, dévorant Adéline du regard comme si elle était Miss Univers.

Non, je suis votre infirmière, monsieur Léon. Et elle place son stéthoscope sur la poitrine du poète comme pour appuyer sa réponse, elle enroule la courroie de l’appareil à pression autour de son bras et pompe la poire avec vigueur.

Il fait la moue et lui dit qu’elle est beaucoup trop jeune pour lui de toutes façons. Il détourne le regard vers une photo déposée sur son chevet. Une vielle photo sépia de la mère de Léon, elle avait trente-trois ans, comme le christ, c’était l’année avant son décès. Puis, son regard se porte à nouveau sur l’infirmière.

Dis donc, est-ce que tu ne serais pas ma douce, toi?

 

***

De toutes ces joies

Ne restent que les petits pipis

Qu’on échappe parfois

Lorsqu’un rare bonheur enfume l’esprit

***

 

Ensemble, ils colorient des images au feutre pour Noël à la grande table, une vieille endormie dans sa chaise près d’eux pisse la bave sur son tablier et ronfle comme un dix-roues. Léon couvre sa bouche avec une main, se penche vers Adéline et murmure à son oreille.

Non mais regarde la vieille, qu’est-ce qu’ils attendent pour la placer dans un hospice?

***

La première fois qu’Adéline a visité le poète de la chambre 102, il était étendu dans son lit et fixait le plafond. Il ne répondait pas à son propre nom, deux grands yeux bleus vitreux et striés de glu. Alors Adéline avait fait jouer “You’ve got a friend” version James Taylor sur son cellulaire approché de l’oreille de Léon qui devait bien avoir 20 ans dans les années soixante-dix, alors il connaîtrait, avait-elle pensé. L’intro terminée, aux premières paroles de la chanson, son regard avait changé, se retournant vers la chambre avec ses rideaux comme divisions et son mobilier de bois éculé. La fenêtre, les champs dehors, le froid. Adéline près de lui. Un ange dans le froid.

***

Je m’en vais de l’autre bord, lui avait-il dit un jour après que les signes vitaux et le diamètre de ses plaies avaient été bien consignées. Mais il s’inquiétait, disait-il, que bien du monde ne voudrait pas le voir là.

Tout le monde est bienvenu de l’autre bord, répond Adéline, on peut s’imaginer un grand arbre avec sa famille, ses amis assis en-dessous qui bondissent sur leurs pieds et qui se jettent sur nous lorsqu’ils nous voient, qu’ils nous prennent dans leurs bras.

Je ne sais pas, dit Léon, examinant ses mains noueuses. Je ne sais pas.

Adéline se l’imagine jeune, portant un beau jeans bleu et une belle chemise carreautée, souliers de suède brun rouille et une ceinture de cuir noir, comme ses petits amis portaient à l’école, comme son père portait lorsqu’il emmenait Adéline se gâter au nouveau centre d’achats. Ou qu’ils descendaient ensemble la rue principale et entraient au restaurant où les locaux se sustentaient dans les cabines. Il prenait une bière au bar pendant que ses semblables lançaient des dards plus loin et qu’elle mangeait une frite-vinaigre. Qu’il l’emmenait faire un tour de camion dans son pick-up rouge, son fameux pick-up qu’il aimait plus que tout au monde.

Ou qu’il la battait.

La femme dans la salle voisine qui crie au meurtre chaque fois qu’elle voit Léon. Qui oublie qu’il vit ici et qu’elle n’y peut rien. Il enlève sa ceinture de cuir noir et la frappe et la frappe et la frappe encore.

***

La spaghettification ça existe mais ce n’est pas ce qu’on croit, dit Léon. L’inconfulgurabilité, toute cette sorte de choses que racontent Léon lorsqu’il ne parle pas de sa dernière œuvre, les choses qu’il griffonne nuitamment dans ses calepins, des histoires croisées dans le noir qui forcent à changer de trottoir, les appelle-t-il.

On est ici dans un entre-deux, entre nulle part et quelque part, c’est comme cinq heures moins quart du matin, la nuit, dit Léon un jour qu’il se souvenait de son nom. Il observe les autres chaises roulantes qui pointent les unes vers la télé, les autres la table à cartes, d’autres les fenêtres, roulées dans toutes les directions comme un rack de boules de billard éparses après la casse. Nous ne vivons pas et en même temps nous ne sommes pas morts, ici-d’dans, dit-il, c’est ça l’affaire.

Adéline a vérifié chez elle le soir, la spaghettification ça existe pour vrai mais ce n’est pas ce qu’on croit. Elle passe ses journées à aider d’autres gens seuls à mourir, une photo d’un proche près d’eux, des mères, des pères, des enfants, un conjoint, trois injections. Jusqu’à ce que ce soit à son tour à lui et ils s’assoient près de la fenêtre tous les deux. Adéline a dit à son conjoint qu’elle était tombée en amour avec son patient le poète. Ou de tout ce mystère qui l’entoure, toutes ces histoires, ces mots, son regard? Son conjoint a souri.

***

Elle a mis son plus bel uniforme. Est-ce que tu viens avec moi? avait-il demandé à Adéline un jour qu’ils étaient assis bien tranquilles au bord de la fenêtre près d’une photo de sa mère, de la panoplie d’euthanasie déposée là. Nous serons des beaux oiseaux jaunes qu’on ne voit pas encore et nous nous envolerons au-dessus des champs, de la rivière.

J’ai une famille, lui rappelle Adéline. Je suis une mère moi aussi, je dois rester.

Dommage, grogne-t-il en se remémorant, je suis beaucoup trop vieux pour toi de toutes façons.

Ils l’ont enterré dans un petit cimetière perdu entre deux champs de soja. Son GPS lui a promis de la conduire mais il n’a pas tenu parole alors elle est descendue chez un fermier pour demander.

Vous êtes une de ses proches? l’homme demande-t-il. J’étais son infirmière, répond Adéline se remémorant les injures, les attaques au couteau à beurre, la femme qui hurle rien qu’à voir le poète s’approcher d’elle. Mais plein de belles choses aussi.

Ils l’ont mis dans une boîte de bois avec des fleurs rouges et blanches dessus et quelques proches sont là, deux ou trois, des porteurs. Le couvercle a l’air massif et les poignées en laiton ont l’air gelées. Adéline ne peut s’approcher suffisamment pour appliquer une dernière pommade sur ses bras, prendre sa pression, lui apporter une orangeade Crush, l’écouter réciter des vers étranges ou choisir une chanson qu’ils puissent marmonner tous les deux.

Pas un arbre en vue, pas de neige non plus, triste veille de Noël sous la pluie. Le vent et la pluie font danser en tous sens le canevas de l’abri de fortune au-dessus de la fosse où Adéline et les autres sont entassés comme des sardines dans une promiscuité tragique et silencieuse. Le célébrant lit quelques mots de la bible, la nativité, innocent. Ils descendent la boîte dans le fond de son trou pendant qu’Adéline regarde au loin dans l’étendue de résidus de soja pourri, deux oiseaux jaunes qu’elle n’avait pas vus encore, qui s’envolent en faisant des spirales dans le vent.

***

Une lumière blanche et crue, aveuglante, perce à travers les fenêtres givrées. Les préposés font place pour le prochain patient, défont le lit, installent des couvertures propres, retirent les effets du poète de la chambre 102. Adéline les interrompt. Elle récupère les calepins, la photo sépia de la mère de Léon, étrangement elle se sent liée à elle de façon indéfinissable, avec elle qu’elle a appris ce que cela pouvait signifier de vivre exactement trente-quatre ans, cinquante-deux ou quatre-vingt-sept et de s’arrêter là, précisément, brusquement, au grand buffet des plus belles années qu’on a tous bouffées goulûment, réalisant à mesure que la table se vide, grand bien nous fasse, que nous ne serons jamais vraiment rassasiés.


Flying Bum

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Avec tous mes voeux !

à Robert Bourgoin

7 réflexions sur “Le dernier Noël du poète de la chambre 102

  1. J’ai senti en commençant que t’allais m’faire brailler, mon maudit. J’ai eu d’la misère à m’rendre au bout, trop d’eau dans l’chemin.
    (Juste le titre, j’mourais déjà… j’me l’étais gardé pour à matin… j’courais trop hier, pis t’écris presque pu tsé…)
    Pis tes deux oiseaux jaunes qui font des spirales dans le vent. Pis la chambre qu’on vide.
    Câlisse, Luc.
    Merci.

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