La bouteille bleue

Je pousse un autre coup sur la porte de côté. La poignée est figée. Noire et vieille, elle ne tourne plus. J’essaie de la tourner, je pousse la porte en même temps.

Les gonds de la porte ne tiennent pas le coup. Merde. Je m’écrase sur mes genoux, sur mes mains, je tousse. J’ai mal mais ça va. L’orgueil. La pièce a conservé l’odeur de fumée, de tabac et de vieux, très vieux papiers humides. Et définitivement l’odeur de la poussière parce que mes yeux, mon nez et probablement mes poumons aussi commencent à me le crier, “Non, va pas là, pas question,” et j’imagine que quelqu’un a tiré la poignée de la boîte d’alarme rouge dans mon système immunitaire hyperactif.

Je me tiens là, debout, je me sens totalement idiot. Je brosse mes genoux de culotte avec mes mains, un peu, nerveusement.

“Léon? Vois-tu quelque chose en-dedans?” Adéline se tient derrière moi, elle regarde dans la pièce par-dessus mes épaules qu’elle vient de prendre dans ses mains à bout de bras, mais elle demande tout de même avant de pénétrer. Je suis fou d’amour pour cette fille-là. Elle porte toujours des petits chandails de coton serrés sous ses blouses et un jour je lui ai demandé pourquoi et elle m’a avoué bien candidement qu’elle transpirait parfois, beaucoup, et qu’elle ne voulait pas que cela se voit à l’école. Elle ne voulait pas être l’étrange petite fille de huitième année qui transpire.

Fou, d’elle. Je l’aime. Je ne lui ai jamais dit.

Je me passe un doigt sous le nez, j’essaie de stopper quelque morve qui commence à me pendre au bout du nez. Bien des choses semblent toujours me pendre au bout du nez. On a depuis longtemps commencé à m’appeler le petit morveux de la huitième année. Mais Adéline, elle, ne m’a jamais appelé de même. Parfois Monsieur Allergies mais gentiment.

“Je ne vois pas tellement bien,” que je lui dis en guise de réponse. On dirait qu’il y a des chaises, une table, des étagères et quelques fenêtres placardées avec des bouts de planche. Je prends une touche de ma pompe. “Ça pue ici,” que je lui dis.

Adéline me dépasse, habilement dans le cadre de porte étroit comme pour éviter que son corps touche volontairement au mien – comme j’aurais aimé. Elle peut se faire si petite, si mince, fluide, comme une sorte de rideau en tissu vaporeux et transparent qu’on ne peut voir que lorsque le vent souffle au travers d’une fenêtre entrouverte.

“C’est pas cool,” dit-elle. Elle passe sa main sur l’appui-bras d’un fauteuil et la ramène couverte de poussière, de poils et de je-ne-sais-quoi. “Pourquoi les gens voudraient laisser un endroit se détériorer de la sorte?”

Adéline et moi avons cette petite chose en commun. Nous adorons les maisons abandonnées. Les vraiment vieilles maisons abandonnées. Nous vendrions notre cul pas cher juste pour aller dans des vieux pays comme l’Angleterre ou ailleurs pour en voir des vraies vieilles. Dans les rangs désertés de l’Abitibi, les maisons abandonnées n’ont guère plus de cinquante ans. Moi j’adore les greniers, Adéline les vieilles chambres à coucher.

“Parce que personne n’a vécu ici depuis au moins trente ans,” que je lui réponds.

“Oui, mais cette place doit bien appartenir à quelqu’un.”

J’acquiesce de la tête, je suis bien d’accord avec elle. Mais il y en a tout plein de maisons comme celle-ci – vieilles, vides, dans les rangs aux terres de roche, pauvres bâtiments qui s’écaillent et qui penchent aux quatre vents. Des maisons que plus personne ne possède vraiment.

Adéline frappe un pied de la chaise avec son orteil puis elle s’approche et se penche sur une table pour l’observer de plus près. “C’est drôle que les gens aient laissé tous ces meubles ici,” dit-elle, “comme s’ils avaient l’intention de revenir un jour.”

Adéline aime bien les vieilles maisons parce qu’elle aime bien s’inventer l’histoire des gens qui y ont vécu. Moi j’aime les vieilles maisons parce que j’aime l’histoire. La vraie.

Adéline porte un doigt à sa bouche, ronge son ongle, et je suis totalement terrifié de la chose parce que c’est le doigt de la même main qui vient d’essuyer un bras de chaise crotté. Dans des endroits comme ici, qui sait, il peut bien survivre des germes de la peste. “On devrait partir d’ici,” j’affirme. Il n’est pas loin de sept heures du soir. Nous devons pédaler jusqu’à la maison. Mais si elle veut rester, on reste. Comme j’ai dit, je l’aime. Je me roulerais tout nu dans la poussière pleine de peste si elle me le demandait.

“Regarde,” dit Adéline. Elle tenait dans ses mains une bouteille bleue, une bouteille de verre bleu. “Elle est tellement vieille, on dirait qu’elle a crochi.” Elle porte la bouteille devant ses yeux et regarde à travers, directement vers moi. “T’es bleu,” dit-elle. Elle ricane. “Fais attention, les bouteilles bleues contenaient des médicaments ou des poisons dans l’ancien temps.” Puis mon coeur s’emballe follement lorsqu’elle s’approche de moi, si près, je peux sentir le sang se promener dans mes veines, elle approche son visage du mien, très près. Seule la bouteille bleue sépare nos yeux, appuyée sur le pont de nos nez.

Je la regarde droit dans les yeux à travers le verre bleu.

Je sens la brise chaude de ses respirs.

Je vais avoir besoin d’inhaler un autre coup de pompe.

Après une minute – comme trois mois – Adéline se recule et me tend la bouteille bleue. “Tiens, garde-là, je te la donne,” dit-elle.

Je la fixe encore une fois dans les yeux puis j’attrape la bouteille. Je sais que je vais regarder à travers ce verre encore et encore, je le sais. Nos visages n’avaient jamais été aussi près l’un de l’autre. Je vais m’assoir au pied de mon lit, écouter Félix, et regarder à travers la bouteille bleue. Des heures. Des heures.

“Je t’aime Adéline,” que je lui lâche tout haut sans prévenir. Fort. Je lui ai dit dans cette pièce, cette maison, parce que des gens nous ont abandonné cette maison, les meubles avec. C’est pour ça que j’ai réussi à lui dire. Parce qu’on s’imagine toujours qu’on aura une seconde chance, comme ces gens, mais elle ne revient jamais.

Elle est debout, elle me fait dos. Elle est complètement immobile, figée. Cela dure un an et demi. Finalement je vois sa tête se retourner en premier, hochant légèrement.

Cool,” qu’elle dit en souriant, pour toute réponse à ma déclaration pourtant claire.

Cool,” lui ai-je répondu machinalement. Je ne sais même pas ce que cool veut dire. Cool?

 “On devrait s’en aller,” dit-elle avant de tourner les talons et passer la porte.

Dehors, on attrape nos vélos par les guidons. Je respire comme un désespéré et ce n’est pas mon asthme.

Cool colle à mon esprit.

 Adéline me regarde. “Tu as la bouteille bleue?” qu’elle demande.

Je la soulève au bout de mon bras pour la lui montrer.

Good, passe-la moi, donne,” dit-elle en agitant la main.

Je lui remets la bouteille. Elle se penche et ramasse un caillou. Elle embrasse le caillou d’un long bec sonore exagéré en me fixant des yeux puis elle le laisse tomber dans la bouteille sans abandonner son regard perçant. La roche fait un petit bruit en tombant au fond de la bouteille, tink. Un autre tink lorsqu’elle me remet la bouteille. Je la secoue, j’entends le tink. Je la secoue encore, j’entends encore le tink. Je la secoue deux coups j’entends tink tink.

“Arrête de faire le con,” qu’Adéline me dit en me regardant agiter la bouteille bleue. Mais elle sourit, elle rit même, alors je ris aussi. Elle passe la jambe par-dessus sa bicyclette. “Ne la perds surtout pas.”

“Je ne la perdrai pas, t’inquiètes,” que je lui ai dit.

J’ai pédalé derrière elle jusqu’à la maison, une main sur le guidon. Mon autre main tient la bouteille bleue qui fait des tink chaque fois que je frappe une bosse ou un trou, ou quand je la secoue par exprès rien que pour entendre encore le tink.

 

C’est cool.


Flying Bum

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