Luc-Aurèle Lebom, nouvelliste

Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste qui écrit sa bio, pour la quatrième de couverture d’un livre qu’il s’apprête à publier. Pour remplir l’espace sur le rabat droit de la jaquette, imprimée sous une photo de lui, verres fumés, plume à la bouche, la même plume qu’il utilise pour écrire sa bio.

La douce de Luc-Aurèle Lebom dort dans la chambre au fond de la maison, un laps de temps non négligeable depuis qu’elle lui a demandé d’aller la rejoindre. Il lui a dit qu’il était trop occupé pour dormir, parce qu’il travaille sur sa bio, parce qu’il croit qu’il est important qu’il lui dise toute la vérité. C’est la moindre des choses. Les conjointes de nouvellistes peuvent parfois être si susceptibles.

Luc-Aurèle Lebom, outre l’esprit ouvert qui le caractérise tellement, ouvre une bouteille du spiritueux qui le grise tant. Le nouvelliste se verse un verre.

Luc-Aurèle Lebom écrit, Luc-Aurèle Lebom a grandi en Abitibi. Luc-Aurèle Lebom a longuement pratiqué la géophysique au Nunavut. Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste à temps plein.

Il pense pour lui-même, Calvaire que c’est ennuyant !

Il pense, Et quoi encore ?

C’est honnête mais jamais aussi excitant que Luc-Aurèle Lebom ne l’aurait désiré mais encore, tout n’est pas perdu. Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste et un nouvelliste sait qu’il ne faut jamais laisser de simples faits se planter au travers de la route de la grande vérité.

Il pense, Quelle est la véritable essence de Luc-Aurèle Lebom ?

Un autre verre de spiritueux monte à sa bouche machinalement.

Il allume, il efface, déchire la page de son carnet de notes. Il recommence.

Luc-Aurèle Lebom, écrit-il, a été élevé par les carcajous.

À strictement parler, ce n’est pas exactement vrai, mais est-ce que ça définit son essence réelle ? Y avait-il quoi que ce soit de l’essence du carcajou dans son père, sa mère? Il tente de vérifier lui-même, pour lui-même, clique des liens sur Google pour se transporter dans les images de Google Images et ses propres œuvres antérieures. Ses parents n’ont pas de page Facebook, naturellement. Impossible d’en être certain. Il existe un autre Luc-Aurèle Lebom sur internet, également un écrivain qui a grandi à Chicoutimi, mais qui dit que le Luc-Aurèle Lebom dans cette histoire est bien Luc-Aurèle Lebom, même si les deux mâchouillent leur crayon de la même façon ?

Admettons d’emblée qu’il ne le soit pas.

Lampée bien méritée.

Admettons que le Luc-Aurèle Lebom, le nouvelliste qui nous concerne, vienne de réaliser que cet autre Luc-Aurèle Lebom soit la raison pour laquelle il n’avait pas pu s’inscrire à Twitter sous son propre nom. À cause de cela, Luc-Aurèle Lebom ne s’est jamais inscrit sur Twitter.

Aujourd’hui notre Luc-Aurèle Lebom, le nouvelliste de notre nouvelle, s’ouvre enfin un compte Twitter.  Son nom d’usager sera @FilsDuCarcajou. Sa nouvelle filiation toute fraîche encore semble déjà prendre tout son sens pour Luc-Aurèle Lebom, comme les croyances exacerbées d’un nouveau croyant dans la secte.

Luc-Aurèle Lebom, notre Luc-Aurèle Lebom s’y remet, agitant sa plume sur une troisième page de son carnet. Il rajoute, Luc-Aurèle Lebom été élevé en Abitibi par une famille de carcajous mais au fond de lui, il a toujours soupçonné avoir été adopté, comme autant de jeunes précoces et d’esprits allumés peuvent le concevoir, quelle femelle carcajou pourrait accoucher d’un bébé humain même prématuré ? – puis il détecte une odeur dans l’air, une bonne odeur ; d’interminables forêts d’épinettes, la mousse verte trois pieds d’épais, le musc du poil d’orignal – l’odeur forte et trop propre du Old Spice ?

Luc-Aurèle Lebom n’est pas le vrai nom de Luc-Aurèle Lebom alors il devient plus facile pour lui de croire à ses nouvelles origines. Il sourit. Il possède un sourire que plusieurs pourraient apprécier si seulement il pouvait se permettre de sourire sur sa photo de bio, il aurait un sourire d’auteur remarquable. La plume à la bouche en lieu et place, les verres fumés. Pas de sourire au-dessus d’une bio, ça ne se fait tout simplement pas.

Oui mais encore, il pense, je dois respecter la dignité légendaire des carcajous. Qui ne sont pas des bêtes reconnues pour leur sourire. I’ll drink to that.

Le Luc-Aurèle Lebom élevé par les carcajous n’est pas le même Luc-Aurèle Lebom que le Luc-Aurèle Lebom sur le compte Twitter et il n’est pas le Luc-Aurèle Lebom qui se cache sous un nom de plume non plus. Notre Luc-Aurèle Lebom est bien vivant mais seulement dans l’histoire où il écrit sa bio, l’histoire de sa vie, de la vie qui lui a permis d’écrire le recueil de nouvelles derrière lequel sa bio sera imprimée.

Notre Luc-Aurèle Lebom écrit, Aussi, il n’était pas baraqué, jeune enfant, l’histoire de sa vie, plutôt chétif et craintif, un autre indice qu’une femelle carcajou n’aurait jamais pu être sa vraie mère.

La bio de notre Luc-Aurèle Lebom s’approchait dangereusement d’une bio beaucoup trop personnelle. Il tente d’ajuster le tir. Ceci doit demeurer un testament professionnel, il pense, pas un fourre-tout biographique. Colle à la base, Luc-Aurèle Lebom. Il peut déjà lire les revues à potins qui s’esbroufent à la une : La revue littéraire de cryptozoologie, division carcajou vs Luc-Aurèle Lebom soi-disant fils de carcajou : la chasse à la vérité entre au tribunal de première instance. Il ajoute une phrase pour souligner sa connaissance très élémentaire de la science des créatures humano-animales, pour solliciter la clémence de son public-cible puis il efface une autre phrase à propos de l’insularité institutionnelle du nouvelliste contemporain.

Pas de propos sociaux, Luc-Aurèle Lebom se dit-il à lui-même en rayant.

Il replie ses orteils nus, il réalise, se surprenant à tenter d’attraper des touffes du tapis shag sous ses pieds qu’il n’a pas couru les bois depuis un certain temps – il est occupé à écrire un recueil de nouvelles et une bio – mais il ressent un puissant besoin impérieux d’aller respirer la phéromone des bois. Il souffre, il pense, de ne pas courir avec les carcajous.

Je veux me laisser pousser du poil partout sur le corps et je rêve d’aller, de mes quatre pattes bien fermes et musclées, courir et dominer les bêtes de la forêt comme mes aïeux les carcajous l’ont fait avant moi.

Il écrit, Luc-Aurèle Lebom aurait bien pu se mériter le Goncourt ou le prix du gouverneur général mais, assez tristement, on ne récompense jamais ceux qui écrivent dans des magazines virtuels et surtout ceux qui proviennent de la progéniture d’une femelle carcajou. Il fut un temps où de nébuleux réfugiés de l’Europe de l’est raflaient tout, leur heure de gloire s’esquinte, voici venir la femme-poète autochtone et queer.

Mes passe-temps, écrit-il, sont l’observation des batraciens, la prophétie et la guerre aux insectes piqueurs. Les histoires et les scotch bien alambiqués.

Il perçoit des battements de tambour qui viennent de loin pour réverbérer dans ses oreilles. Il s’imagine qu’il écrit sa bio non pas depuis son pupitre mais loin au fond de la forêt boréale, il la grave au stylet sur un rocher erratique. Il se relit et se relit et se dit que ce devait être là la vie qu’il aurait toujours dû vivre. Fils de carcajou, à tout le moins fils adoptif de carcajou. Bête honorée et respectée. Habile à l’arc et au sling-shot. Amoureux des nymphes des marais, un prince parmi les crapauds mais en plus beau.

Luc-Aurèle Lebom examine son bureau. Au loin, il y a le son de la télé demeurée allumée par oubli mais lorsqu’il ferme ses yeux, il entend de la flûte de pan, une lyre. Il regarde ses diplômes sur le mur, des portraits de famille, une famille dont il doute maintenant, leurs jambes humaines si peu attrayantes. Il cherche encore sur Google Images pour aller observer le type de jambes qu’il préfère, musclées, griffues et poilues. En mode privé, naturellement, pour ne pas que sa douce le découvre et ne voie là une infidélité traîtresse.

Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste qui était nerveux à l’époque de l’écriture de la première nouvelle de son premier recueil. Comment sera-t-il reçu par les éditeurs ? Est-ce que les clubs de lecture apprécieraient ? Est-ce que le format poche afficherait une femme nue et floue, cheveux au vent, courant dans un champ de tournesol en fleurs pour mieux positionner les ventes et lui, pourrait-il vivre avec ce compromis ? Tout passe, va, avec un bon scotch.

Aujourd’hui Luc-Aurèle Lebom ne ressent plus cette nervosité. Et pas grand chose d’autre non plus. Maintenant, il sait qu’aucun éditeur n’oserait trahir son honneur, quitte à se priver de la joie de le publier. Après tout, il est Luc-Aurèle Lebom, nouvelliste et fils de carcajou. Qui ne craindrait pas un être pareil ?

À la fin de sa bio, il écrit finalement, Ceci est le premier et le dernier recueil de Luc-Aurèle Lebom. – de Luc-Aurèle Lebom, fils de carcajou – et lorsqu’il atteint la fin de la phrase, il perce violemment le point final avec sa plume dans le fragile papier de son carnet, comme une dague à travers le corps d’un ennemi, et avec le coup porté il hurle à haute voix son cri de guerre, un cri si féroce qu’il réveille sa douce qui ne sait pas encore qui il est vraiment, maintenant ; qui ne comprend pas, lorsqu’il se précipite dans la chambre pour lui expliquer celui qu’il il est devenu, comment il méritera enfin sa place dans l’Olympe des nouvellistes, sa place prédestinée parmi les statuettes des grands dieux de la plume sur les tablettes de l’éternité.

Tchin tchin la gloire ! il se dit, en levant son verre de scotch bien haut.


Flying Bum

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8 réflexions sur “Luc-Aurèle Lebom, nouvelliste

  1. Touché par ton texte Luc. Un recueil de nouvelles aujourd’hui, bien sûr je pense à Maupassant. Combien de textes à t-il écrit dans la presse de 22h à minuit, heure à laquelle le coursier du “gaulois” venait ramasser sa copie. C’est bien après que son premier recueil est paru. En plus mort à 46 ans il a du faire fissa ( trois tomes dans la Pléiade) après est-ce qu’il a rédigé une bio, crois pas m’en souvenir. La bio on la trouve au travers de tous ses textes et puis voilà. C’est affaire de lecteur que de la trouver et s’en réjouir, ou pas. Dans ton texte tu as fais le tour des raisons pour évoquer la difficulté et le malaise des bios, comme des quatrième de couve.

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  2. lu hier soir, je reviens là maintenant dire que j’ai drôlement aimé cette multiplication de Luc-Aurèle, sujet de lui-même et fils de carcajou (j’ai du regarder dans le dictionnaire, oh, un glouton !)…manque plus que le (contre)point de vue de la Douce, bonne dormeuse et finalement réveillée ;
    tchin tchin la gloire !

    Aimé par 1 personne

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