Vol 102 direction paradis

Léopold s’est finalement pris un petit travail dans une librairie de seconde main dans le bas de la ville. Pas le choix. Triste boulot pour un écrivain quand même. Chaque jour lui ramène son propre portrait, le plus vivant portrait de la boue épaisse et froide dans laquelle il a laissé sa vie s’enfoncer. La lecture ne signifiait plus grand-chose pour lui, moins que jamais auparavant. Peut-être, songeait-il, avait-il trop lu et relu ses propres écrits. Il lui semblait que ses tournures de phrase tournaient à l’infini, que tous ses épilogues étaient prévisibles, impossible pour lui de ne pas les voir venir, ni dans ses écrits ni dans sa propre vie. Il ne pouvait plus vivre de cette façon. De ses prétentions. Il avait survécu de peine et de misère à l’hiver précédent, un creux personnel qui avait laissé sa trace en lui sous la forme d’acouphènes atroces, perpétuels sifflements dans sa tête qui avaient remplacé le silence comme fondation première de ses expériences sensorielles. Si vous avez des acouphènes, répétait-il à tout vent, ne fréquentez pas les sites de soutien aux victimes d’acouphène. Tous ces gens sont suicidaires. Ce qui, en soi, n’avait pas constitué une surprise pour Léopold.

Léopold a cessé toute lecture pour un moment, la souffrance à se concentrer sur le son des mots dans sa tête, là où se vit vraiment la lecture, à travers les sifflements lancinants de ses acouphènes, peine perdue. Puis, il a trouvé ce travail. Puis il a trouvé cette médication qui a totalement transformé le lecteur en lui en un lecteur nouveau qui aspire maintenant aux intrigues les plus enchevêtrées en littérature. La complexité interminable et banale de l’intrication pour l’intrication. La drogue, sans doute.

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Un jour, en révisant l’étalage de la section religion, Léopold a remarqué un titre, Vol 102 direction paradis, écrit par un pilote de ligne qui a crashé un vol commercial, qui est presque mort, qui a fait un très bref séjour au paradis avant de se réveiller après un long coma de plusieurs mois, se voyant le seul et unique survivant du crash. Une catastrophe, de son propre aveu, dont il assumait l’entière responsabilité. Tout le long du récit, il n’est aucunement question de bêtes questions d’aviation, ni de réconciliation avec ses sentiments de culpabilité. En lieu et place, le texte était construit essentiellement alentour de ses visions du paradis. Léopold était ébaubi, tant soit-il qu’on puisse être ébaubi sous forte médication. Peut-être croyait-il que la révélation du paradis compensait à elle seule pour la mort de quelque deux-cents individus. L’auteur avait découvert l’ultime raison d’écrire. Son livre, un phénomène de transfert conçu pour justifier l’injustice de sa survie. Et il trouvait la plus simple, élégante entre toutes, façon de proclamer que Dieu lui-même avait protégé sa vie afin qu’il puisse proclamer, par son livre, la révélation du paradis. En d’autres mots, à la limite, transférer sa propre culpabilité à tous les incroyants. Le crash était nécessaire pour eux, tous ces mécréants comme Léopold.

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Lorsque Léopold a retiré le livre de l’étalage quelques jours plus tard pour s’y attarder davantage, il a réalisé qu’il avait passé rapidement sur des détails importants. L’auteur n’avait pas abimé un avion commercial – c’était un avion-cargo. Ses deux co-pilotes morts dans l’écrasement avaient été les seules victimes. L’avion s’est écrasé dans un cimetière, réduisant en mille miettes un mausolée de sept étages érigé à la mémoire des pilotes décédés en fonction. Les ironies du destin sont horribles, pensait Léopold, en regardant partout alentour de lui. Peut-être que je ne devrais pas travailler dans cette librairie, au milieu de tous ces auteurs décédés.

Léopold peinait à chasser l’inconfort que cette idée faisait monter en lui.

L’homme, lui, était finalement devenu un pilote de ligne après l’écrasement.

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Un jour, un homme est entré dans la librairie, sans chemise, nu de la ceinture en montant.

Intéressant, pensa Léopold. Intéressant parce que Léopold lisait justement le passage où le pilote émerge de son long coma.

“Trois mois dans la brume totale,” dit l’homme sans chemise, “du moins c’est ce qu’ils m’ont dit, je suis encore tellement fatigué.”

“Qu’est-ce qui s’est passé?” répond Léopold, curieux.

“J’ai commencé à faire rapport de TOUS mes rêves au gouvernement à l’âge de dix-sept ans,” l’homme sans chemise expliqua-t-il, “Mes rêves semblaient si prodigieux. J’ai cru que c’était mon devoir de citoyen de tout leur rapporter. Aujourd’hui, je ne peux plus m’en rappeler parce que le gouvernement m’a plongé dans un coma artificiel et me les a extraits avec un neurovacuum ou une patente de même.”

Léopold n’a que hoché de la tête avant de se replonger dans Vol 102 direction paradis. On n’y trouvait rien sur les rêves ce qui était tout de même admirable. Si un auteur doit relater ses rêves, il se doit de le faire de la façon la plus réaliste qui soit, sans affirmer que c’est un rêve. Exactement ce que le pilote a fait. C’était là l’essentiel du livre. Le pilote avait d’excellents instincts d’écrivain. Il savait quand retenir l’information, quand en relâcher, à quel dosage, il n’en mettait jamais trop. Combien de personnes avaient-elles lu ce livre? Probablement moins d’une centaine. Un petit éditeur chrétien de Lennoxville avait publié le texte. Léopold a scruté le web. Leur site web explique qu’ils sont reconnus comme “leader mondial de la fiction inspirée” et qu’ils sont “engagés à faire connaître la littérature chrétienne à travers le monde.”

Léopold a immédiatement pensé à leur soumettre un manuscrit qui tournerait alentour de ses écouphènes, qui était son propre rêve prodigieux en quelque sorte, sa vision religieuse à lui, les sons venus de l’au-delà. Ce qui constituait un net avantage pour lui sur le pilote. Lui, il était encore en plein dedans, dans la souffrance. Dieu nous rend fous, sourds, aveugles, nous laisse vivre de faux rêves qu’il nous enlève dès que l’on s’y complait et il appelle cela notre guérison.

Léopold a alors refermé une fois pour toutes Vol 102 direction paradis.

Dans la section voisine, des bruits fracassants, l’homme sans chemise se frappait l’abdomen violemment avec un livre, un gros ouvrage à reliure rigide sur la lutte au terrorisme.


Flying Bum

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4 réflexions sur “Vol 102 direction paradis

  1. Cher Luc, les acouphènes ça rigole pas. On devient pote avec eux ou bien on devient dingue. Cette histoire a réveillé les miens et par la même occasion les rêves récurrents d’avions qui atterrissent de travers.
    Aïe.

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  2. Depuis que je porte des prothèses auditives mes acouphènes ont disparus. Ils peuvent revenir mais de courte durée.
    Les spécialistes consultés n’ont aucune idée pourquoi.
    Je ne m’en plains pas.
    Je compatise avec ceux en souffrant.

    Aimé par 1 personne

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