Les mots laissés derrière

Il ne lui a jamais écrit, même pas une seule lettre, même après ces nuits de misère, le corps en feu chacun dans sa chambre misérable dans des hôtels différents, même après ces longues nuits blanches dans les prairies à s’explorer le fond de l’âme tour à tour, l’un d’eux le visage toujours noyé dans la lumière orangée du siège côté fenêtre pendant que tout le monde dormait dans le wagon. Ce qui l’intriguait le plus, pourquoi l’avait-elle suivi jusque-là. Ce qui la bouleversait le plus c’était de n’avoir rêvé à lui qu’une seule fois depuis, un rêve viscéral plus réel que réel qu’elle avait rêvé une seule fois, de retour dans son propre lit, dans sa propre maison, son propre pays.
 
Dans son rêve, ils étaient tous deux dans un train, il est soudainement disparu, elle courait d’un wagon à l’autre, juste assez lentement pour éviter les étourdissements qui l’assaillaient lorsqu’elle s’affolait totalement. Lorsqu’elle a ramassé son bagage et qu’elle est descendue du train, il était planté là, sur le quai de la gare. “Est-il trop tard?” lui demandait-il. “Je crois qu’il n’est jamais trop tard,” répondait-il lui-même. Ce rêve, comme quelque chose qu’une cartomancienne lui avait déjà raconté lorsqu’elle avait à peine quatorze ans, un rêve qui lui collait à la mémoire comme une tache de graisse têtue.
 
Parfois, elle croyait que ce rêve c’était réellement lui qui lui parlait et parfois non, et rien qu’une fois, elle décide de lui écrire, une dernière fois. Tard, en pleine nuit dans le vieil édifice où elle logeait, après que les arpèges venus du corridor se soient lentement tus, assise par terre les genoux ramenés sur sa poitrine elle avait entrepris d’écrire sa lettre.
 
Elle n’avait pas mentionné son rêve à propos du train et comment elle le ressentait comme une éternelle promesse impossible, non plus qu’elle aurait bien voulu qu’ils partent ensemble tout jouer à la roulette. Parce qu’elle rentrait le lendemain, seule, et tout jouer à la roulette n’était-il pas exactement ce qu’ils faisaient, non?
 
Elle essayait de se rappeler toutes les histoires qu’il lui avait racontées : le froid glacial de son pays, son père, comme le sien, qui n’était pas un homme très bon, un petit studio mal chauffé où elle venait parfois et où il s’était frappé la tête contre les murs plus souvent qu’à son tour. Et même s’il ne vivait plus là, c’est là qu’elle se l’imaginait, déchirant l’enveloppe pour en sortir sa lettre. Là, dans son studio de pauvre, il lisait sa lettre à elle. Sa lettre et tout ce qu’elle avait omis volontairement de sortir de l’encrier, le coeur coincé dans un étau de sempiternelles doléances, et en sachant très bien qu’il ne lui répondrait jamais.


Flying Bum

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“Je crois qu’il n’est jamais trop tard,” répondait-il lui-même, Pour mon trois-centième texte – déjà !? –, les mots laissés derrière se sont imposés, un petit texte que je gardais sur le rond d’en arrière depuis longtemps et que je venais retravailler de temps en temps. Les plus courts sont les plus difficiles. Il est prêt maintenant, il s’imposait pour moi, aujourd’hui, le temps est venu de le laisser aller. Tous, en définitive, tous les mots de ces 300 textes sont des mots laissés derrière, des indices, des pistes et des traces laissées derrière moi. Je remercie tous mes fidèles lecteurs et lectrices de la francophonie et même d’ailleurs, ceux qui sont de passage et ceux qui viendront un jour. Au bonheur de lire vos commentaires !

8 réflexions sur “Les mots laissés derrière

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