Sauvez mon âme

Le pasteur dodu avec un gros visage rose se penche vers toi et sourit. Tu es mort. Tu es étendu bien tranquille dans ton cercueil couleur crème, sur un lit de soie rouge écarlate et on dirait que tu souris en retour, comme un homme satisfait. Le pasteur Roy se tourne vers sa congrégation, on dirait que toute la ville y est, et il lève la main pour appeler le silence.

 

“Bien chers frères et sœurs, nous sommes réunis ici aujourd’hui, non pas pour pleurer sa vie, mais bien pour célébrer la mort de Léopold Simoneau, ce bâtard d’enfant de chienne!”

 

La foule applaudit, acclamations et moqueries pleuvent sur ton cadavre. Tout le monde s’est mis tout beau, sur son trente-six, dans toutes les couleurs imaginables, sauf le noir. On dirait que le festival du cochon de Sainte-Perpétue a envahi la petite église de bois blanchi et le party est pris.

 

Comme si tu n’habitais plus ce corps, tu te regardes. Hostie que t’es beau, que tu penses. Ta peau bronzée est bien tendue et brillante. Ton épaisse chevelure grise et blanche est peignée en belles ondulations qui rappellent un océan léché par la pleine lune de septembre. Ils t’ont découpé une moustache impeccable et fine qui ne fait qu’attendre une femme pour la séduire. Tout ceci emballé dans ton veston favori en velours bleu nuit et les boutons de manchettes en or volées à ton frère qui brillent au bout de tes manches de chemise blanche.

 

Le pasteur Roy demande si quiconque aurait des paroles d’adieu à prononcer et la ville entière se lève pour t’enguirlander gaiment.

 

“Il a mangé toute ma viande et il a remis les os dans le frigo!”

 

“Il a volé tous mes bas du pied gauche!”

 

“Il a volé tous mes gants de la main droite!”

 

“Il a fait l’amour à ma mère!”

 

“Il a baisé mon père!”

 

“Il a débauché ma sœur!”

 

“Il m’a baisée mais il ne m’a jamais rappelée après!”

 

Un petit homme aux yeux exorbités et à la coiffure en comb-over se lève et marmonne, “Il n’était pas si pire que ça dans mon livre à moi, je l’ai vu ramasser un vieux chien errant…”

 

“Ferme ta grand’gueule, Albert, gros contrarieux,“ dit le pasteur Roy alors que quelques hommes derrière lui tirent l’homme par les épaules pour le rasseoir cavalièrement sur son banc.

 

“Ce chien-là était la plus horrible et méchante créature en ville, un peu comme Léopold Simoneau lui-même.”

 

“Oui, ce chien-là m’a déjà mordu au sang.”

 

“Léopold Simoneau m’a déjà mordu lui aussi, une fois, au lit,” dit une femme, “pour me faire réaliser que j’avais aimé cela, ce qui m’enrage au plus haut point et me plonge dans la plus profonde perplexité.”

 

“Il me doit trois grosses piastres en argent de la confédération,” gueule madame Claudette l’institutrice en frappant le sol de sa marchette.

 

“Lorsque je lui ai dit que je l’aimais, il n’a rien répondu, l’écœurant,” dit une petite voix tremblotante qui venait du fond de la chapelle, une belle dame dans une jolie robe bleue.

 

Après une messe brève et lue du bout de la gueule par le pasteur Roy, le silence s’installe comme les gens commencent à sympathiser hypocritement en hochant de la tête ou en la baissant pour cacher leurs larmes de rage. Les pleurs et les cris passent au-dessus de ton cercueil et de ton sourire sournois toujours aussi immobile.

 

Le pasteur lève encore la main pour faire revenir le calme et pointe vers toi. “Cet homme,” dit-il, “est le péché réincarné en chaussures de suède.” Il renifle un grand coup et crie de bord en bord de l’église, “qu’il pourrisse en enfer, si le diable veut bien de lui.”

 

Les gens commencent lentement à partir, gonflés de fureur vertueuse, solidaires dans la commisération. À mesure que les gens défilent, tu aperçois deux hommes immobiles, un qui ressemble à un hippie en blanc et un autre qui ressemble à un comptable en rouge. Ils te regardent. Pas ton cadavre, toi.

 

C’est alors que Claudette, hystérique, se précipite sur toi avec sa marchette et commence à fouiller toutes tes poches à la recherche de ses foutues grosses piastres en argent de la confédération. “Où tu les as mis, mes belles piastres gros bâtard d’enfant de chienne?”

 

Le pasteur Roy est venu la tirer doucement par le bras, “Allez madame Claudette, laissez les charognards s’occuper de ce qu’il reste de lui,” dit-il, tout en l’éloignant de ton cercueil et en passant directement devant le hippie en blanc et le comptable en rouge.

 

“Tu sais,” dit le comptable en rouge, pasteur Roy a raison, je ne veux pas de toi en enfer.” Il sourit en affichant beaucoup trop de dents. “Tu pensais qu’un repentir de dernière minute suffirait à faire oublier tous tes péchés, mais je suis heureux que tu l’aies fait quand même, ça me donne une bonne raison de te fermer ma porte,” dit le comptable. Le hippie soupire en regardant vers le ciel. “Juste parce qu’un homme prononce un tardif appel au pardon, cela ne veut absolument pas dire que le pardon lui est accordé d’office, c’est comme, pas notre “vibe”, ici au ciel.”  Le hippie se penche sur toi et te dit en plein nez, “Tu ne peux pas remonter avec moi non plus.”

 

Le comptable en rouge geint comme une hyène en faisant de petites ondulations du bassin. “Ça m’a tout l’air qu’on t’abandonne aux asticots, Léopold, amuse-toi bien.”

 

Et les deux hommes joignent le défilé et s’en retournent.

 

Tu te dis que peut-être Charon le passeur des Enfers viendra te prendre dans son traversier sur le Styx pour t’emporter vers le royaume des morts mais tu réalises que tu n’as plus de quoi payer ton passage. Claudette, maudite Claudette, a réussi malgré tout à t’extirper les vieux dollars en argent de la confédération que tu croyais bien cachés dans tes godasses en suède bleu. Le tarif pour le monde souterrain a probablement grimpé, de toutes façons, comme tout le reste.

 

Tu penses à Anubis, tu te demandes si tu pourrais faire peser ton âme pour en connaître le prix. Une voix émerge de nulle part pour te dire que même ton chien bâtard ne te recommanderait pas à Anubis. Cette horrible bête était vraiment un trou-de-cul finalement; peut-être que tous les chiens ne devraient pas aller au ciel.

 

Mais encore, tu souris.

 

Un sourire creux comme une face de citrouille. On t’a bourré les joues de papier-journal et sculpté un sourire, cousu avec du fil pour te forcer à avoir l’air de sourire. Oui, ta face sourit, mais pas toi.

 

Le jour fait lentement place à la nuit, tu sens la matière de ton cadavre ramener ton âme vers l’intérieur, on ne laisse pas traîner les âmes qui n’ont nulle part où aller. Le lendemain, il pleut. Personne ne veut risquer de mouiller ses beaux vêtements pour aller voir ton cadavre une dernière fois. Le fossoyeur, seul, impassible, remplit le trou sur toi dans un silence pesant, une pelletée de terre à la fois. Tu ne sais pas depuis quand tu gis dans la terre. Des minutes, des décennies? Éventuellement, le couvercle de ton cercueil s’affaisse. Ils t’ont donné un cercueil défectueux, tu penses, pas du tout surpris. Tu sens les asticots se promener partout sur ton corps mais tu ne décomposes pas. Il semble bien que même la mère Nature et ses asticots ne veulent pas de toi.

 

Il n’y a pas de place nulle part pour les Léopold Simoneau du monde entier. Il n’y en aura pas de repos, pour toi.

 

Alors tu commencer à creuser.

 


Flying Bum

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4 réflexions sur “Sauvez mon âme

  1. il va pourrir ses suede shoes ! sont-elles blue ? mais c’est Thriller cette aventure ! mon ❤ balance entre Elvis et Michaël pour le coup. Faut quand même qu'il se dépêche avant que les vers ne changent d'avis ton loustic. Merci de ce récit plein de poésie Luc 😀

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