Le pauvre garçon était né pauvre de même et continuait fort bien de l’être tout autant en grandissant. Il ne pouvait à lui seul mettre un terme à la pauvreté infectieuse qui accablait sa famille depuis plus de 300 ans. Une bien mauvaise lignée, pensait-il, une famille de quêteux et de miséreux, une longue descendance de cireux de bottines et de ramasseurs de bouteilles vides, de malpropres et de malodorants.
–“Prends une douche,” lui répétait son père, “ça pourrait décrasser la pauvreté.”
Ils n’avaient pas de douche mais ils avaient une vieille chaudière et il y avait une rivière pas très loin de leur maison. Alors, il allait remplir une chaudière d’eau qu’il laissait tiédir un long moment au soleil, se la versait ensuite sur la tête avant de réaliser à chaque fois que cela ne le rendait plus riche d’aucune façon.
Son père était un crétin couvert de tétines et de taches de vin poilues de toutes sortes et sa mère était maigre et muette et passait ses entières journées à faire semblant de tricoter. Ils vivaient à l’extrême limite d’une petite ville dans une cabane où tout était particulièrement inconfortable.
–“Pourquoi ma taie d’oreiller est-elle pleine d’os de poulet?”
–“Parce que,” répondait son père, “C’est moins cher que les plumes.”
Les canards n’existaient pas dans ce coin-là et l’enfant de la misère était résigné à dormir la tête appuyée sur des os de poulet pour le restant de sa vie.
–“Quelqu’un a jeté un mauvais sort sur ma vie,” racontait l’enfant de la misère au vent, sur le chemin de l’école.
Bien sûr, il allait à l’école dans une école de pauvres où tous les autres enfants pauvres allaient aussi. Des enfants qui utilisaient des mots pas jolis comme vagin ou pénis et qui disaient de bien vilaines choses comme suce ma queue, grosse plotte!
Évidemment, il était plus vieux que le reste des enfants. Il avait dix-sept ans, des joues flasques et ballotantes, de longs bras, et il transpirait exagérément du pubis. Il avait plein de petits points noirs sur le front et de la couperose plein le cou. Pas très joli, l’enfant de la misère.
–“Prostitue-toi,” lui avait dit son père une fois, si t’en as plein le cul d’être pauvre.
Sa mère avait aussitôt interrompu son stupide tricot imaginaire.
–“Ah, ah, ah, se prostituer. Il ne serait pas foutu de se faire zigner par un chien enragé en chaleur.” avait griffonné sa mère malhabilement sur un bout de carton sale.
C’était vrai, pensait l’enfant de la misère, il faisait partie de la catégorie des êtres particulièrement repoussants.
–“Mais tu as un grand coeur, par exemple,” lui avait une fois dit une fillette de six ans, en lui tendant un beau collier tricoté avec des pissenlits fanés, “mais tu as la face pareille comme un trou de cul.” avait-elle conclu.
–“Oh, merci,” avait répondu l’enfant de la misère en flagellant violemment le visage de la fillette avec le collier de pissenlits fanés.
–“Je ne suis qu’un monstre!” se disait-il. L’enfant de la misère était rentré chez lui et s’était versé quantité de chaudières d’eau sur la tête. Si je deviens riche, pensait-il tout haut, je serais moins laid. Et si j’étais moins laid, je pourrais vivre une bonne vie, plus simple qu’une vie d’enfant de la misère.
Son père qui était dehors, creusant de petits trous partout et remplissant des petits plats de terre pour aucune raison apparente, l’avait bien entendu.
–“Mais il faut que je te dise quelque chose,” dit le père en brassant un petit plat de terre de ses mains, “les gens riches et heureux sont gras et gros. Et tu n’es ni gras ni gros.”
–“C’est vrai,” griffonnait la mère muette avant de montrer son carton au garçon.
–“Peut-être qu’il faudrait que tu manges davantage en plus de prendre des douches,” dit le père.
L’enfant de la misère était bien confus tout d’un coup. –“Mais on n’a rien à manger,” dit-il. “Qu’est-ce que je pourrais bien manger alors?”
–“N’importe quoi qui te ferait engraisser.”
Le soir dans son lit, l’enfant de la misère avait mangé un des poteaux de sa tête de lit. Le bois était mou et pourri et descendait lentement dans son gosier. Il sentait le bois s’accumuler dans son estomac et il s’imaginait pouvoir manger le lit en entier. Peut-être que le pauvre estomac n’était pas fait pour digérer le bois, mais qu’il se ramasserait là, qu’il se rassemblerait et qu’il aurait finalement un lit complet dans son estomac et toutes ses rages intérieures iraient s’y allonger et dormir tranquille nuit et jour.
Le lendemain, il errait par les ruelles lorsqu’il est tombé sur un rat mort. Il l’a mâchouillé jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des petits os qu’il garda pour ajouter à son oreiller. Il a mangé la bourrure d’une chaise de cuisine et plusieurs pages du journal. Il s’est introduit dans la maison d’un pauvre vieux et a bouffé un frigidaire entier d’abricots.
–“Il n’y a plus de place pour un lit dans mon estomac, maintenant, papa!” dit-il, en passant devant son père. Mais cela avait laissé son père béat de confusion et d’incompréhension.
Plusieurs mois avaient passé et l’enfant de la misère n’était ni plus riche ni plus heureux. Il était finalement parti se coucher. Son père et sa mère avaient décidé de veiller plus tard et s’étaient fait un feu dehors avec des rebuts divers. Ils se regardaient mutuellement et souriaient. Leurs sourires faisaient apparaître des millions de rides sur la peau sèche de leurs visages et se raboudinaient de chaque côté sur leurs tempes osseuses.
L’enfant de la misère s’est réveillé en sursaut comme si on lui avait déchargé un défibrillateur cardiaque sur le torse. Dehors, une légère couche de neige tapissait le sol. Il avait bondi de son lit, enfin ce qu’il en restait, un tas de débris avec deux oreillers pleins d’os de poulet et il s’était précipité dans l’air plutôt frisquet de ce qu’il croyait être un dimanche soir.
–“Papa,” criait-il fébrile en proie à une épiphanie, “papa, si l’eau était froide au point d’être douloureuse, est-ce que ça ferait une différence?”
–“Bien sûr,” répondit le père, “faudrait peut-être que je l’essaye après toi, moi aussi j’en ai plus que soupé de la misère.”
L’enfant de la misère avait couru vers la rivière avec sa chaudière et avait cassé un trou dans la glace et commencé à se verser de l’eau glacée sur la tête à profusion. Elle était tellement froide qu’elle brûlait la peau et son coeur avait presque cessé de battre mais l’enfant de la misère continuait avec frénésie. Soudain, la tête gelée, il pouvait deviner un grand château et une grande pièce remplie à ras bord de lingots d’or et de pierres précieuses et de femmes à la beauté divine presque nues. Il versait des chaudières glacées sur son torse, sur ses organes génitaux aussi, et sur sa tête encore et encore, et un froid paralysant se répandait partout dans son corps.
–“Maman, j’ai senti un changement,” avait-il dit au souper ce soir-là. Ils se partageaient en famille une pomme de terre bouillie accompagnée d’un plat rempli de terre du jardin que son père prévoyant avait récolté avant l’hiver.
–“Oui,” avait-elle finalement répondu comme si elle n’avait jamais été muette, “tu as l’air définitivement différent.”
Plus bleu, pensait-elle dans son for intérieur en se pinçant les lèvres pour ne pas s’étouffer de rire.
Elle avait ensuite donné un baiser au creux de sa main et pour une première fois de sa vie, elle l’avait soufflé vers l’enfant de la misère qui l’avait habilement attrapé au vol avant de le glisser dans sa poche, heureux enfin.
Flying Bum
Une vieille chanson que me chantait ma tante Colombe pour me narguer si je me plaignais de mon sort.
C’est assez noir mais j’aime bien.
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Un bien triste conte.
Je n’en ferais pas un film – Aurore une fois suffit.
J’y vois plutôt un film d’animation.
Par exemple, une animation à la manière de – du plus dur au plus doux – Theodore Ushev, Regina Pessoa, Keyu Chen…
Si tu es curieux, tous sont représentés sur la plateforme de l’ONF…
Bonne journée, Luc.
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C’est très graphique effectivement. C’est davantage un “inside joke” dans la famille St-Pierre cette chanson qui m’a inspiré le texte. Je n’écris pas toujours pour me ramasser à l’Académie Française…
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Le genre de ma tante, quand après un bref été abitibien de liberté, au premier jour d’école, elle se pointait à mi-chemin dans l’escalier qui menait à la chambre des trois plus jeunes, dont j’étais, et elle se mettait à chanter sur un ton moqueur une vieille chanson encore une fois. “Le chemin des écoliers” popularisée par Bourvil. On braillait de frustration dans nos lits.
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Baveuse sans le savoir, la matante?
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Oh, qu’elle le savait la jouisseuse !
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