Le pique-nique estival annuel de la Global Corporation était une affaire typiquement guindée, voire ampoulée mais généralement sous-financée : il n’y avait pas de mayonnaise dans la salade aux patates et aucune sauce pour le poulet grillé sur le charbon de bois. Gisèle du département Liquidation Extrême apportait toujours ce qu’elle appelait son “meilleur œuf cuit dur du monde entier” mais, vraiment, ce n’étaient là que des œufs cuits durs plus qu’ordinaires et parfois même plutôt nidoreux.
Au moins, le bureau-chef avait eu la brillante idée de louer de vrais arbres en pot cette année, des saules joliment décorés d’ampoules semblables aux ampoules de Noël, et avait fait étendre du gazon artificiel mur à mur sur le plancher de béton de l’entrepôt en cas de pluie et il tombait justement des cordes. L’an dernier on avait eu droit à quelques plantes synthétiques et une mince couche de peinture lavable verte au sol qui avait tenu le temps d’une danse. Les saules illuminés se dandinaient légèrement au moindre courant d’air et on pouvait voir les broches pas très subtiles qui les tenaient droits dans leurs pots et les fils de leur éclairage qui formaient des bosses qui serpentaient sous le faux gazon vers la prise la plus proche, véritable menace pour les piétons peu méfiants.
Fernand de Services Comptables et Trésorerie se tenait derrière un des saules décorés de lumières, débitant des propos vaguement lascifs pour la belle Natacha des Contenants et Compartiments. Ronde aux belles places et avec une longue chevelure flavescente, Natacha semblait totalement désintéressée, faisant semblant de s’occuper d’écaler lentement un œuf puis elle se déplaçait hypocritement sur les orteils cherchant distraitement un endroit où disposer des écales amassées dans le creux de sa main.
Fernand s’est assis dans l’herbe artificielle se demandant si Natacha reviendrait ou non. Il n’a pas eu à se poser la question bien longtemps. Il savait que c’était en pure perte. Il regardait le plafond de l’entrepôt exactement comme s’il observait une volée de canards dans le ciel qui passeraient devant le soleil puis il s’est mis à se frotter l’épaule.
Fernand aimait se frotter l’épaule lorsqu’il était nerveux, ennuyé, déprimé ou lorsqu’il en avait plein les bobettes*. Aussi lorsqu’il avait faim. Il aimait se la frotter comme si une douleur musculaire l’envahissait – une sorte de douleur chronique qui serait le premier symptôme d’une longue maladie, handicapante et finalement létale. Il s’imaginait des analyses de laboratoire, des rapports médicaux ou des documents d’organisations funéraires qu’il réfutait d’emblée – la stratégie d’un homme qui niait la gravité de ses douleurs qui s’avéreraient fatales un jour. Fernand était passé maître dans l’hypocondrie et dans l’art de broder des pensées amphigouriques.
Parfois, la nuit, sa seule façon de trouver le sommeil était de s’imaginer en train de mourir, bien que ce soit usuellement une mort violente, comme se faire tirer par un employé du département Armes et Munitions, mécontent et frustré. Fernand, sycophante à ses heures, pouvait en effet craindre la vengeance d’une victime de ses dénonciations mesquines et souvent sans fondements. Parfois, dans ses songes, il se faisait descendre en tentant de défendre la belle Natacha près de la machine à café, en se projetant sur son corps voluptueux devant l’abreuvoir et d’autres fois il était l’innocente victime d’un tireur fou, et il perdait lentement tout son sang, étendu au fond de son cubicule. Les trois dernières nuits, il avait préféré s’imaginer se faire poignarder par derrière par un assaillant inconnu dans le stationnement de la Global Corporation. Et il avait dormi paisiblement se réveillant une ou deux fois seulement, la main sur l’abdomen là où le poignard imaginaire aurait abouti. Dans ses rêves, il avait senti le sang chaud couler sur son ventre, pas épais ni collant comme on pourrait s’imaginer du vrai sang. C’était du sang davantage clair comme du jus de pommes.
Fernand a totalement abandonné le projet d’attendre la bellissime Natacha, s’était relevé et avait quitté sa place sous l’éclairage violent de son saule en pot. Dans un coin de l’entrepôt, des hommes essayaient d’organiser une partie de fers à cheval. Ils éprouvaient toutes les misères du monde à essayer de faire tenir debout les tiges d’acier. Finalement ils ont trouvé quelques parpaings pour les faire tenir. Mais lorsque le premier fer a frappé le parpaing, tous les pique-niqueurs ont tressauté et, momentanément paralysés et silencieux, ont cessé de mâcher tous en même temps.
Les hommes ont abandonné leur partie, déçus. Fernand s’est arrêté à la table à pique-nique et a mangé trois bâtonnets de carottes. Il aurait bien aimé les tremper dans une sauce aux échalotes et à l’ail mais il n’y avait aucune trempette sur la table. C’est pour cette raison qu’il détestait ses fonctions professionnelles. C’est pour cette raison qu’il détestait la Global Corporation et son chiche pique-nique annuel qui se tenait immanquablement un jour de pluie. C’est pour cette raison qu’il ne pouvait trouver le sommeil qu’en s’imaginant mourir.
Il y eut un bruit fort et soudain et pour un instant Fernand pensait que la partie de fers avait repris jusqu’à ce qu’il voie de la fumée et des flammes de l’autre côté de l’entrepôt. L’éclairage d’un des saules avait explosé et les hommes du département Sécurité et Incendie de la Global Corporation étaient déjà sur les lieux, balançant en panique des plateaux de nourriture sur l’arbre en feu avant de reculer, craintifs. Quelqu’un a crié mais tous les autres pique-niqueurs se bidonnaient devant une telle démonstration de courage avant toutefois de réaliser l’ampleur du drame.
Plus tard, alors que sur de nombreuses civières on transportait des corps démembrés, Fernand essayait de s’imaginer ce que ç’aurait été si c’était le saule sous lequel il était assis qui avait explosé pendant qu’il y était toujours. Il s’imaginait le corps transpercé par les broches qui le soutenaient, il s’imaginait mourir comme ça, empalé par des branches de saules en feu, son sang se répandant sur le faux gazon à travers les éclats de verre multicolores. Une mort comme les héros dans les films. Une vraie.
Il était si profondément plongé dans les amphigouris de sa mort glorieuse qu’il n’avait pas réalisé que Natacha se tenait tout près de lui. Elle avait le visage couvert de suie, de poussière, à l’exception de deux lignes franches et blanches lavées par ses larmes. Elle tenait encore et toujours, au creux de sa main, sa poignée d’écales d’œuf.
“Heille, pauvre toé, est-ce que je peux te débarrasser de tes écales d’œuf ?” Fernand lui a-t-il demandé en tendant prestement les mains pour faire son chevalier servant.
Elle l’a regardé un moment, ébaubie, puis elle a laissé lentement tomber ses écales dans les mains de Fernand jusqu’à la dernière miette, époussetée par ses longs ongles rouges. Elle a marmonné quelque chose d’incompréhensible qui aurait pu être une forme quelconque de remerciement.
Fernand ne quittait plus du regard les brisures d’œufs de Natacha qui lui semblaient si douces, chaudes et humides au creux de ses mains, un Fernand au génie totalement paralysé par l’ébaubissement dans lequel Natacha le trempait de la tête aux pieds.
Comme si Natacha venait tout juste de pondre pour eux un amour, là, dans le creux des mains de Fernand.
Flying Bum
*bobettes, sous-vêtement, petite culotte (slip) dans le français du Lac Saint-Jean au Québec (régionalisme). En avoir plein les bobettes, en avoir ras-le-bol.
Texte publié pour l’agenda ironique de juin 2022 sous le thème du pique-nique, les mots en gras étaient obligatoires.
Aurait aussi pu s’intituler LA PONTE. ;o)
J’aimeAimé par 2 personnes
L’amour pondu, non? 😉
J’aimeJ’aime
ben y a pas que chez moi que le pique-nique est animé ! on ne s’y est pas ennuyé une seconde et je retiens en avoir plein les bobettes 😀 merci Luc
J’aimeAimé par 1 personne
Merci! Une vrai bête de fête, ce Fernand! 🙂
J’aimeAimé par 1 personne
Un pique -nique aseptisé côté buffet, de surcroît un jour de pluie pour lequel le héros a frôlé la mort. Quoiqu’il en soit ses espoirs amoureux qui semblaient n’être qu’une utopie, pourraient s’avéraient prometteurs d’une idylle si tant est que la couvée des cales d’oeufs de Natacha puissent éclore:) Bravo pour le vocabulaire peu usité. C’est le point que j’aime dans ces AI, redonner l’espace d’un texte, vie à des mots oubliés. 🙂
J’aimeAimé par 1 personne
Merci! Serait-il chauvin de croire que nous avons la plus belle langue au monde, tant soit-il qu’on l’utilise avec passion.
J’aimeJ’aime
Mon Dieu ! Quelle violence et quelle noirceur dans ton texte, mais j’ai adoré. En fait, j’ai rigolé tout du long.
Ton monde est malheureusement très proche du monde réel.
J’aimeAimé par 1 personne
Merci! J’aime bien les personnes peu singulières sans essayer de les juger. Rien que capter un moment, les laisser vivre ce moment, observer.
J’aimeAimé par 2 personnes
Waouw! Un seul regret: ne pas avoir assisté pour de vrai à ce pique-nique, j’aurais adoré 😉
Drôlement bien enlevé ce texte, rien ne manque sauf la mayonnaise…
J’aimeAimé par 1 personne
. . . et la trempette 🙂
J’aimeJ’aime
[…] Finalement chez votre humble serviteur pour cet agenda de juin, ça se passera au travail, L’oeuf et la poule.https://leretourduflyingbum.com/2022/06/08/loeuf-et-la-poule/ […]
J’aimeJ’aime