Contribution à l’agenda ironique qui loge chez mon ami Patrick Blanchon.
En ce mois de décembre 1957, la saison froide avait pris tout son temps et très peu de neige était tombée sur le village minier de Bourlamaque, fait plutôt rare dans cette région aux hivers particulièrement rigoureux. Diane Thomas habitait une de ces petites maisonnettes de bois rond de la rue Perreault à l’ombre du grand shaft de la mine Lamaque, protégée des vents d’hiver par une rangée de conifères. Le statut de contremaître de son père valait à leur famille une maison un peu plus grande et luxueuse que celles réservées aux simples mineurs et elle était flanquée de beaux trottoirs de bois entretenus à l’année par la mine. Cela provoquait hélas trop souvent la moquerie des copines de Diane qui l’appelaient ironiquement la princesse de Lamaque. Jalousie mesquine de filles.
C’était la veille de Noël et toute la maisonnée se préparait à recevoir la famille pour le grand réveillon après la messe de minuit. Les yeux bourrés d’étincelles, la fébrilité particulière de Diane s’expliquait tout autrement; elle anticipait nerveusement le rendez-vous le plus exaltant de sa courte vie. Ce soir, le beau Blaise Higgins devait venir la voir à 7 heures pour la surprendre, croyait-elle, avec la grande demande. Le genou au sol et présentant un petit écrin tout blanc de la bijouterie Baribeau, Blaise lui demanderait de l’épouser, elle le savait, elle en était convaincue.
Entre deux chansons de Noël, la radio jouait le succès de l’heure, Diana, et en toute naïveté Diane prenait les paroles de Paul Anka à son compte et voyait là un présage heureux qui venait confirmer son rêve de jeune fille. Quand Paul Anka rangea finalement son micro et que l’animateur de CKVD-Val d’Or précisa de sa belle voix radiophonique qu’il était sept heures quinze, le coeur de Diane faillit flancher. Blaise n’est jamais en retard, pensa-t-elle. Que se passait-il donc? Cela prouvait-il que la fameuse rumeur était fondée? Des langues sales racontaient avoir vu Blaise Higgins embrassant langoureusement la pulpeuse Paula Gingras dans sa rutilante Thunderbird mauve, bien à l’abri des regards, sur le sentier qui monte vers la Côte de 100 pieds au bout de la rue Allard. Et la Paula en connaissait tout un rayon dans cette sorte de choses inavouables.
Sinon, pourquoi Blaise serait-il en retard?
Diane faisait nerveusement les cent pas dans sa chambrette, vêtue de sa plus belle robe, celle que sa mère avait fait venir du catalogue Simpson’s-Sears. À fleurs mauves et blanches, bordée de dentelle et au délicat corsage lacé. Celle que Blaise préférait. Celle qu’elle portait fièrement lorsqu’il l’avait conduite la première fois au Stanley Quick Lunch avant de l’emmener au Strand pour y voir Elvis Presley et Lizabeth Scott s’acoquiner dans Loving You.
Loving You. . . un autre signe indéniable, se disait-elle.
Marco et Loulou, ses deux petits frères, ridiculement endimanchés, couraient comme des poules pas de tête partout dans la maison, survoltés par tous ces cadeaux sous le sapin, ces odeurs divines de dinde et de ragoût qui s’échappaient de la cuisine et tous ces plats de bonbons encore interdits de toucher au centre de la table du grand salon que les gamins dévoraient de leurs yeux écarquillés, enfin le jeûne de l’Avent achevait. Patience, pensaient-ils, sinon les oranges dans leurs bas de Noël risquaient de se transformer en charbon. Diane perdit patience avec eux plus d’une fois, préoccupée qu’elle était à essayer d’entendre et de courir à la fenêtre chaque fois qu’une voiture descendait la rue Perreault, comme toutes les autres fois que Blaise était venu pour la voir.
Plus tôt cet après-midi là, Blaise avait sorti fièrement la Thunderbird mauve du garage de son père, il l’avait frottée avec zèle en-dedans comme en-dehors et vers six heures trente il prenait la route. Son coeur battait la chamade, sa tête était définitivement ailleurs et ses pensées virevoltaient dans tous les sens.
Brutal retour sur terre vers sept heures moins vingt.
Blaise faisait zigzaguer la Thunderbird mauve pour éviter un chat qui appartenait à la veuve Saint-Amant qui gérait le commerce en gros de son défunt mari et qui chantait dans la chorale de l’église Saint-Joseph aux côtés de Yolande Beaudoin, la bossue, dont elle était secrètement amoureuse depuis la neuvième année. La Thunderbird mauve avait quitté la route, les moyeux en déroute, et n’avait fait qu’une bouchée d’une clôture de perches de cèdre. La voiture glissait doucement le nez devant sur une pente.
Rien n’allait plus et Diane voyait passer dans sa petite tête affolée, comme en vrai, les images de son beau Blaise embrassant lascivement la Gingras tout en prospectant maladroitement ses excitantes rondeurs blanches sur le siège de la Thunderbird mauve. Elle se jeta pesamment sur son lit, face dans l’oreiller et au diable la poudre à joues, le toupet scotché et la belle boule de cheveux savamment crêpés sur sa nuque. Elle braillait sa vie à grands flots. Ses sanglots désespérés retentissaient dans toute la maison. Sa jeune vie venait définitivement de se terminer là, maintenant, dans cette chambrette, à la veille de Noël, l’image du sourire baveux de Paula Gingras qui obsédait ses pensées.
L’hiver n’avait pas encore eu toute la force nécessaire pour offrir un bon couvert de glace à la rivière Thompson. L’eau glaciale qui s’infiltrait dans la Thunderbird mauve par le pare-brise fissuré ramenait lentement Blaise à la conscience. Pris de stupeur et handicapé par un froid paralysant, il s’acharnait frénétiquement sur la poignée mais la longue portière restait immuable sous la pression de l’eau. L’eau atteignit rapidement son menton. Comme Blaise prenait ce qu’il pensait bien être son dernier respir, une puissante et réconfortante chaleur vint envahir son corps engourdi et il vit apparaître devant ses yeux ébaubis, dans une céleste auréole de lumière blanche, le doux visage et le beau sourire de Diane, illuminée de ravissement lorsque lui, genou au sol, sortait de la poche de son veston le petit écrin blanc de la bijouterie Baribeau.
La neige qui n’était toujours pas venue déposer sa blanche couverture sur le paysage d’Abitibi et un ciel sans lune ni étoiles donnaient à cette nuit de Noël un éclairage particulièrement sombre. À l’église, on se préparait lentement à l’introït au son des grelots des carrioles qui tintinnabulaient en apportant les familles à la messe.
Tout doucement, sans faire le moindre son, les ailes mauves de la rutilante Thunderbird disparurent les dernières dans les eaux noires de la rivière Thompson.
Flying Bum
Mon Dieu, que cette eau à l’air froide. Je plains ce pauvre Blaise, la petite Diane aussi d’ailleurs.
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Frissons garantis par ce règlement de conte. Ça grince rudement bien !
En outre, y ai goûté deux ou trois mots peu usités et surtout cette éloquente expression : « …comme des poules pas de tête ». Merci pour la récré 😉
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Des frissons, oui, pauvre Blaise. Et pour la drôle de saveur du français, c’est du français exilé au Québec depuis bien longtemps. Merci pour le beau commentaire.
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« Servietteur », répondit Blaise, le Poussin Masqué de Claude Ponti. Tsi hi (rire espiègle et néanmoins contenu.> https://tinyurl.com/yckn5ft3 <
Bônes faïtes, très chair !XD
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[…] « Un Noël mauve » de Luc […]
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il me semblait bien avoir baigné dans des expressions de la belle province et des cousins Québécois. Pauvre Blaise comme aurait dit la Comtesse de Ségur, le voilà tout refroidi dans son char en cette veille de Noël…
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