Cervelle-o-matic

L’endroit ne paie pas de mine. Un ancien lave-auto à la main dans un quartier en manque d’amour ou en mal d’urbanistes et certainement d’un peu d’éclairage urbain le soir venu. J’attends debout dans la queue sur l’étroit rebord de ciment qui longe le derrière des bâtisses dans la ruelle, comme on attendrait pour une soupe populaire. Bien qu’à première vue cela ressemble à la liste d’attente pour être reçu en enfer en bonne et due forme, on a droit à chacun un beigne en attendant de pénétrer tour à tour dans la clinique secrète qui utilise des laveuses à pression pour décrasser les cervelles comme la mienne, cervelles avec d’exécrables synapses déconnectées en burn-out et en sévère manque d’un nouveau départ, d’une bonne douche froide. La clinique demeure secrète parce que la méthode du lavage sous pression de la cervelle manque encore à ce jour d’une bonne base de justification scientifique et de reconnaissance légale, parce qu’elle utilise des laveuses sous pression vraisemblablement volées à des entrepreneurs en lavage de terrasses et balcons, les toubibs et leurs assistantes ont l’air tout droit sortis de la taverne du port, et surtout parce que les cervelles sont des choses bien délicates et ne sauraient être soumises à de fortes pressions d’eau froide, à moins qu’il n’y ait urgence, bien sûr.

Si nécessaire, je jurerais bien, la main droite sur le coeur, devant dix hommes en complet-cravate, de l’existence de ma propre urgence interne. Messieurs, messieurs, messieurs, écoutez-moi bien. À l’exception de quelques vieux souvenirs et de certaines habiletés particulières qui, tenaces, s’accrochent à ma cervelle, tout ce qu’il reste dedans ce sont de vieilles publicités de voyage dans les Antilles avec Dominique Michel en bikini et sa brosse à dents pour unique bagage, des buffets à volonté dignes des plus grands goinfres et des outre-mangeurs anonymes excités, des rangées bien droites de chaises de plage blanches et bleues, des boulettes et des boulettes de hamburger et autres viandes provenant des cadavres de moult espèces animales, le regard perdu dans l’océan émeraude pendant que le soleil des tropiques cultive sur ma peau le plus joli des cancers dermatologiques. C’est l’hiver, calvaire.

Je suis bien préparé, j’y ai mis le temps. J’ai apporté un imper jaune avec pantalon assorti, mes bottes de caoutchouc, et j’ai tapé mon historique médical sur Words et j’en ai mis une copie sur mon portable au cas où les formulaires d’admission se feraient un brin tatillons, voici :

Naissance : Ma mère se tenait le ventre à deux mains tentant péniblement de passer de la cuisine à sa chambre à coucher et elle était tellement écoeurée – j’étais le cinquième et souhaitait-elle ardemment, son dernier – qu’elle est tombée sur ses genoux et s’est mise à vomir et je suis né précisément là, pendant qu’elle s’accroupissait et qu’elle forçait pour vomir. Près d’elle, sa sœur qui répétait ad nauseam, ébaubie, je ne savais pas que tu étais SI enceinte que ça. Moi non plus, disait ma mère, tout en essuyant son petit déjeuner de mon abdomen avec son tablier. Elle m’a installé dans un tiroir de sa commode en improvisant ma crèche et aussi une berceuse à propos de comment elle ne voulait plus d’enfants, de ne pas m’avoir moi mais qu’elle aimait tout de même mon expression niaise et indifférente et mon incapacité à questionner les paroles de sa chanson. Ma mère n’allaitait pas. Son corps ne voulait pas comme je n’étais qu’une espèce d’excroissance improvisée davantage qu’une chose attendue. Elle laissait tremper des morceaux de légumes crus dans du lait de vache avant de me présenter le biberon de lait ainsi fortifié. Avant ma troisième année, elle est décédée.

Enfance : Quelques conjonctivites, peu de fièvres et de démangeaisons. Beaucoup de taches de rousseur, surtout l’été ou lorsque j’abuse des légumes crus, une manie qui me vient on ne sait d’où.

Première fracture : À sept ans, après la mort de ma mère, lorsqu’une fille m’avait donné un bracelet de voeux. On accrochait une breloque pour chaque nouveau vœu. L’os de mon poignet s’est rompu sous le poids des breloques.

Première grosse tête : À 12 ans, je me suis réveillé les yeux croches. On m’a dit d’aller me recoucher et recommencer. Pas fonctionné. J’ai dessiné un œil sur mon patch de pirate. Mon œil s’est replacé en quelques jours mais crochit à nouveau chaque fois que la fatigue est trop grande.

Puberté : tardive, puis longue et fastidieuse.

Infections : yeux, orteils, vessie, et mon futur au complet.

Autres antécédents familiaux : laisser tout traîner, brailler en passant l’aspirateur, quelques tocs, diverticulites. 

Historique sexuel : inégal mais glorieusement infructueux. 

***

Lorsque la dame de la clinique qui portait des lunettes de protection bon marché et un sarrau de garagiste m’a tendu le formulaire d’admission, j’ai bien vu qu’ils ne s’attendaient pas à autant de détails. Tellement clinique et littéral – pas de cases à cocher pour “historique des vomissements en avion” ou “symptôme de vœux excessifs pendant l’enfance associé à la déception chronique” ou encore “érections semi-rigides par moments”– seulement quelques bêtes allergies à cocher et la promesse de leur verser 300 dollars dont j’avais grandement besoin pour le loyer, la nourriture et du rince-bouche extra puissant.

Ça y est, je m’en vais. Je tourne les talons. Une organisation qui opère sèchement avec un formulaire qui ne compte que quelques froides cases à cocher n’aura sûrement au bout du compte qu’une pression d’eau de la force d’une pissette d’enfant à lancer sur ma cervelle déglinguée. Ils ne pourront jamais atteindre la pression d’eau froide dont ma cervelle a besoin pour son nouveau départ. Il me faut quelque chose comme la force d’un boyau d’incendie. La pire chose serait de ne jamais atteindre le soulagement espéré, j’imagine à peine ma déception de voir alors disparaître mon 300 dollars avec mon nouveau départ. J’imagine qu’avec une faible pression d’eau, je ne serais jamais précipité à nouveau jusqu’aux plages du sud, une nouvelle plage où tout deviendrait possible et je me sentirais comme dans la publicité de croisière dans les Caraïbes lorsqu’une dame en robe rouge écourtichée collée à la peau grimpe sensuellement sur la scène du karaoké – je ne sais pas pourquoi j’adore le karaoké – attrape le microphone, puis se retourne vers la foule souriant d’un large ratelier de dents blanches et droites comme si tous ces gens à bord n’étaient venus que pour l’entendre performer cette plutôt banale ballade qui raconte ce que son coeur meurtri désire le plus au monde sans jamais l’obtenir vraiment.

Chanceuse.


Flying Bum

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Une réflexion sur “Cervelle-o-matic

  1. à un moment, je formatais mon disque dur tous les 15 jours, vers 40 ans et surtout en hiver… je le fais plus, le bordel revenant systématiquement.
     » Je savais pas que t’étais si enceinte que ça, moi non plus » … c’est drôle ça me parait bien familier. Bonne journée Luc !

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