Le feu, la roue, la pipe.

(une soirée comme tant d’autres au Walmart)

Les roues du panier sculptent des lignes noires dans la neige qui recouvre le stationnement du Walmart puis une seule roue commence à faire à sa tête et détruit complètement ce qui aurait été, dans un monde parfait, une très jolie symétrie de lignes noires sur le tapis de neige blanche. La mère d’Adéline suit loin derrière elle. Emmitouflée dans son paletot rose et la tête enveloppée dans un foulard aux couleurs de l’arc-en-ciel elle avait parfaitement l’air d’une licorne, tant et aussi longtemps qu’une licorne puisse peser deux cent cinquante livres, marcher et jouer à Candy Crush sur son cellulaire en même temps.

Un bon deux cent dollars de céréales sucrées, de pizzas-pochettes, de lasagnes surgelées, de chips au vinaigre, un emballage jumbo de papier-cul et une caisse de Mountain Dew. Les sacs bleus de Walmart claquent au vent. Adéline donne une bonne poussée au panier, saute les deux pieds sur son rebord, et se paie une chevauchée jusqu’à ce que le panier dérape misérablement.

La voiture est dans le fond du fond du stationnement, toute seule. Avant que le père d’Adéline ne perde son permis de conduire, sa mère lui confiait toujours les manœuvres de stationnement. Ils changeaient de place – elle sortait faire le tour de la voiture pendant que lui se tortillait le fessier sur la banquette pour rejoindre le volant – et il stationnait la voiture pour elle comme il l’avait toujours fait. Sans lui, elle devait trouver un espace vacant, entouré d’espaces vacants.

Les gens s’esclaffaient toujours à propos de la ressemblance hallucinante entre Adéline et sa mère. Sa mère toute chiée, disaient les uns, sa mère tout crachée, disaient les autres. Comme l’histoire du bon dieu qui a créé un homme à sa parfaite ressemblance en crachant abondamment sur une poignée de terre pour en faire une sorte de pâte à modeler, ce qui est une chose totalement stupide à faire si vous êtes un dieu. “Comme, check le dégât, dieu, de la bouette et du crachat partout.”

L’idée, pensait Adéline, c’est que sa mère représentait sa destinée. Les filles grandissent et finissent toujours par ressembler à leurs mères un jour ou l’autre. De toute évidence, pensait Adéline, la future moi sera une licorne, une femme vulgaire qui se dandine le fessier dans un legging rose ou mauve, il sera inscrit sur mon cul en belle lettres brodées : Pink, ou Bienvenue ou Pute, dans le Walmart où elle achèterait de la grocerie bas de gamme pour une espèce de bon à rien de conjoint et leurs enfants qu’ils aimeraient tellement, à en chier des pets d’amour foireux dans leurs culottes.

D’un bon cinquante pieds de distance, sa mère déverrouille le coffre de la voiture avec sa clé électronique. Lorsqu’Adéline en a fini de vider le panier dans le coffre, elle pointe le nez du panier vers l’ilot et le chevauche encore une fois se donnant des poussées d’un seul pied. Elle croise sa mère en chemin et lui fait des saluts de la main comme les reines dans les parades mais sa mère ne la voit pas. Toujours sur son Candy Crush.

Supposément, les paniers d’épicerie ont des sortes de laisses invisibles. Si vous les éloignez trop du Walmart, si vous sortez du stationnement, les roues se barrent automatiquement. Son prof de sciences, Gérald Labesse un français de France, affirme que les innovations technologiques résolvent des problèmes que nous ne savions même pas avoir. Un problème? Besoin d’une solution? Clignez des yeux, rouvrez-les, la v’là!  Ou comme le dit Labesse : Voilà!

Le problème avec la plus vieille invention (la roue) est maintenant résolu avec les progrès de la science (des sortes de laisses à panier d’épicerie électromagnétiques). À moins, pense Adéline, que la plus vieille invention ne soit le feu, ce qui serait plus logique selon elle. Elle ne se rappelait plus vraiment, elle jurait avoir entendu les deux versions.

Probablement que le feu est venu avant la roue.

Mais encore, pensez-y bien. Si la prostitution est supposée être le plus vieux métier du monde, alors la première invention se doit d’être l’argent. Même si c’est de l’argent primitif comme des coquillages spéciaux ou des boules d’argile aplaties. Mais si le feu était la première invention, alors la fabrication d’un feu devrait être le premier métier. Pas donné à tout le monde d’allumer un feu, au début, mais tout le monde et sa sœur peuvent se prostituer. Facile. Ou alors le feu serait la première monnaie d’échange. Genre, tu allumes un petit feu, tu allumes une torche avec et tu pars à la recherche d’une prostituée. Heille, je te donne mon bâton de feu si tu me suces bien la bite. C’est longtemps après que les humains ont réalisé que le feu était bien pratique pour les barbecues en famille et les feux de camp dans les campings. Pendant des millions d’années le feu n’avait été bon que pour obtenir une bonne pipe.

À moins que la roue ne soit venue en premier. Merde.

***

Dans la voiture, elles se vident les poches sur les cuisses. La pile d’Adéline était constituée de tubes de baume à lèvres, un masque aux algues de mer, un mascarat bleu, des Skittles saveur tropicale et une bouteille de 2 onces de supplément énergétique à la saveur de limonade. De sa sacoche fripée qui avait l’air d’une vieille poche, sa mère extirpe un chargeur à téléphone neuf dans sa boîte et son propre sac de Skittles.

“C’est moi qui gagne,” glousse Adéline.

Pantoute,” réplique la mère pointant son chargeur au visage d’Adéline comme un crucifix. “Ça vaut trente piastres, ça!”

Adéline compte sur ses doigts un moment.

“C’est une nulle alors, les baumes valent deux piastres chaque, le mascarat dix-huit, les Skittles sont, genre, une piastre et demi chaque, le masque dix piastres, le supplément trois quatre-vingt-dix-neuf.”

Le chargeur est fait pour un tout autre modèle de téléphone que le sien, mais la mère refuse d’y croire. Elle essaie de planter la prise du téléphone de tous les angles possibles et impossibles. Tout à fait probable que les vols à l’étalage sont venus les premiers, première invention, même avant l’invention de la propriété privée, pense alors Adéline.

“Oh shit,” dit-elle, “Pis ça.” De son manteau, Adéline extirpe une belle paire de lunettes fumées griffées, puis elle les met. “C’est certain que je gagne avec ça!”

Sa mère s’allume une longue et fine cigarette et range le reste du paquet dans le vide-poches de la console là où elle accumule de la petite monnaie.

“OK d’abord, t’as gagné, j’ai perdu.”

“Alors, laisse-moi conduire,” propose Adéline.

“Non, pas question.”

“Mais tu l’avais dit, c’était ça l’enjeu.”

“J’ai dit non.”

“Papa me laissait conduire, lui.”

“M’en fous,” dit la mère. Elle baisse la fenêtre juste assez pour laisser sortir la fumée de sa cigarette. “T’as rien que quatorze ans et ton père, c’est un idiot qui a perdu son permis à force de se promener saoul.”

“Tant pis.” Adéline lui vole une cigarette, l’allume, en prend une grande bouffée et laisse sortir la fumée par ses narines.

Lorsqu’elle bouge, son manteau rose bon marché fait le même son que son petit frère en couches qui se dandine, elle tente d’attraper la main d’Adéline mais ses bras sont trop courts. Adéline s’écrase contre la portière le plus possible de sorte que sa mère ne puisse lui attraper le bras ou lui foutre une baffe.

“Éteins ça tout de suite, niaise-moi pas.”

“Je ne te niaise pas, ou je conduis ou je fume, c’est clair?”

Adéline a gagné, sa mère le réalise très bien. Mais Adéline sait très bien qu’elle ne la laissera pas savourer sa victoire en bonne et due forme. Elle sait aussi qu’elle doit se faire à l’idée de perdre les petites batailles insignifiantes pour viser à plus long terme.

“Y’a rien que les petites faiseuses de pipes qui portent des lunettes fumées le soir,” dit la mère, par dépit davantage que par vengeance.

Adéline ne lui répond pas ce qu’elle avait vraiment envie de lui répondre parce qu’elle savait que ça impliquait que sa mère stoppe la voiture, traverse de son côté, ouvre la portière, la tire dehors par les tresses et lui en foute toute une devant tout le monde. Et ça n’en finirait plus de finir.

À la place, Adéline attend patiemment qu’elle prenne la bretelle d’autoroute et s’insère dans les voies trop rapides et trop achalandées pour s’arrêter.

“Alors je pense bien que je suis la plus grande suceuse de bites en ville . . .” lui lance une Adéline frondeuse, en agitant son poing fermé devant sa bouche et en poussant sa langue contre sa joue pour faire une bosse.

“. . . qu’est-ce tu veux, j’ai appris de la meilleure.”


Flying Bum

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Une réflexion sur “Le feu, la roue, la pipe.

  1. La violence des mères et de filles entre elles c’est du vrai désespoir qui s’affiche, un genre d’impudeur dont les hommes pères et fils à mon sens ne se sentent pas de taille. Mon père par exemple préférerait frapper direct ça réglait la difficulté. Quant à ma mère qui regrettait à voix haute de ne pas avoir eu de filles elle m’appelait son « putain garçon » on disait pas pipe que pour ce que les pipes étaient en ce temps là juste des bidules en bois.

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