Le poisson de glace

 

Plus jeune j’attendais ce moment dès l’arrivée des grands froids.

Le poisson de glace, un hareng de la taille d’une main d’homme, jadis polluait complètement cette plage en hiver. Les nuits glaciales. Les pleines lunes. Les marées hautes. Raides et immobiles dans le sable figé. Leurs corps argentés qui luisaient comme des étoiles tombées sur la grève. Des bijoux scintillants offerts par la mer.

“Ils forment école au large dans les eaux plus chaudes,” que j’explique savamment à Adéline. “Mais les bars rayés et d’autres prédateurs les entraînent vers le rivage là où c’est plus froid. Lorsqu’ils y arrivent, à cause du froid, les poissons de glace deviennent de vrais becs à foin. Des becs à foin totalement assommés. Assommés, alors ils s’échouent. Ils s’échouent et tout ce qu’il reste alors à faire, c’est de les ramasser.”

Adéline n’est pas très grande, filiforme et sa peau est plus pâle que le sable empoussiéré de neige qui craque sous ses pieds. Elle a le teint opaque, une teinte de bleu qu’on peut deviner sous l’épiderme.

“J’ai peur,” dit-elle, sa voix d’enfant pleurnicharde qui plaide. “L’eau est beaucoup trop proche.”

L’océan semble vouloir nous envahir, les vagues frappent le roc durement sous la force de la grosse lune et de la marée montante. Nous approchons une jetée de rocs noirs, balafrés par la dynamite qui les a apportés là. La jetée prend naissance dans le sable et poursuit sa route pendant cinquante mètres dans l’Atlantique en furie.

“Cesse donc toutes tes coquecigrues,” dis-je. “Nous ne sommes pas en danger, regarde seulement les reflets dansants que la lune dessine sur la crête des eaux noires. Ça vaut tout le froid de la Côte-Nord, c’est superbe . . . non?”

Adéline ne répond pas. Elle s’engouffre la tête dans son capuchon de poil, se frotte vigoureusement les épaules, les bras croisés. Je m’approche d’elle pour la guider à travers une brume de mer qui s’opacifie.

“Pourquoi?” s’enquiert-elle à propos de la brume.

“Parce que l’eau est plus chaude que l’air,” que je lui explique.

“Ah, bon,” dit-elle. “Alors, on va jusqu’où comme ça?”

“Pas tellement plus loin, allez, tu vas l’apprécier plus tard. Plus tard lorsque nous rentrerons à la maison. La maison sera plus chaude. Un bon thé chaud. Fais-moi confiance.”

Adéline, grande ailurophile, pense alors à ses chats qui l’attendent au chaud. Cinq chats bien vivants et des millions d’autres, qui de porcelaine, qui de pierre à savon, qui de peluche et quoi encore, qu’elle dispose à hue et à dia dans une syllogomanie indescriptible. Loin de ce bazar félin, il semble toujours lui manquer une grande partie d’elle-même.

“Je ne vois pas un seul foutu de poisson de glace,” Adéline affirme-t-elle. Elle tient toujours un sac de plastique entre ses doigts engourdis, pour y mettre les harengs. “On y va, maintenant. Mon visage paralyse tellement j’ai froid.”

“Prête-moi la lampe de poche,” lui dis-je.

Elle fouille les grandes poches de son parka à la recherche de la lampe de poche qui traîne habituellement sous son lit, au cas. Je l’allume et scanne la plage. La lumière traverse la neige et le sable lui donne une teinte de jaune délavé. Je promène le faisceau en surface, entre les pierres. Aucun poisson de glace. Je pointe la lampe sur Adéline. Elle tremblote et sautille sur place.

“Est-ce qu’on peut y aller?” Comme une supplication.

L’océan gronde. Fort et lourd. L’écho des vagues qui frappent le roc envahit l’air froid. Je ferme la lampe de poche.

“Je ne trouve rien.”

Adéline hoche la tête et attrape la lampe de poche. Elle disparaît dans son parka. Elle attrape ma main malhabilement dans ses deux énormes mitaines.

“Maintenant, est-ce qu’on peut y aller?” demande-t-elle en tirant ma main emprisonnée.

Sur le chemin du retour, Adéline marche plus rapidement. Elle saute même d’un rocher à l’autre parfois. “Sais-tu quoi?” me demande-t-elle, “tu avais raison, je suis contente d’être venue avec toi. J’ai tellement hâte de m’emmitoufler dans une couverture, un bon thé bouillant, de retrouver mes chats et de regarder la télé bien au chaud.”

“Je m’ennuie de mes chats, tu me connais.”

“Je pense bien qu’ils ne reviendront plus jamais.”

“Quoi?” demande Adéline.

“Les poissons de glace, les harengs. La surpêche aura eu raison d’eux, aussi. Comme tout le reste. Tout le reste et toute la bêtise humaine”

Un petit groupe de nuages se collent les uns aux autres et passent devant la lune, des éclairs d’étincelles s’allument dans le sable à leur passage. Leur lumière se tortille et danse sur le sable tout le long de la grève comme des tribillions de feux follets. Adéline enfonce le sac de plastique dans sa poche, elle enjambe gaiment la dune vers la voiture d’un pas assuré.

“Vite, dépêche-toi un peu,” qu’elle me crie déjà rendue en haut.

“Encore sur la plage, je marche vers elle dans une cadence de rêveur, de promeneur solitaire, je m’amuse à éviter de mettre le pied sur les taches de lumière scintillante. Comme enfant j’évitais de poser le pied sur les craques dans les trottoirs. Je me faufile entre les sources lumineuses sans y toucher, prudemment, méthodiquement, respectueusement, comme si elles étaient toutes des poissons de glace revenus.

Revenus rien que pour moi.

 


Flying Bum

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Texte proposé à l’Agenda Ironique de mai qui se tient chez Photonanie ici. Vous aurez compris que les mots ailurophilie, syllogomanie, bec à foin et coquecigrue étaient imposés ainsi que le thème, en pays froid. Faites comme moi, pour mourir moins bec à foin, allez, à vos dictionnaires pour celui-là et les autres.

14 réflexions sur “Le poisson de glace

  1. Brr, ça m’a donné froid cette histoire, du coup j’ai enquillé un bonnet au café! A moins que ce ne soit ces fichus Saints de Glace qui refroidissent l’atmosphère? Merci pour cette aventure nocturne.

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