Nuit contre jour

Pour lui, le travail devait se faire la nuit, toujours dans l’incertitude, parfois dans la douleur, oui mais encore, dans le silence. Devait-on laisser le jour aller tranquillement se coucher ou sauter directement au jour suivant? Devait-il traverser le brouillard des heures d’une veille qui se mourait lentement ou pouvait-il continuer à petits pas perdus vers le jour suivant qui attendait son tour de l’autre côté de la fatigue et des heures bleu indigo. L’appel timide des rayons à travers les lamelles des stores ne lui était d’aucune utilité, ne lui apportait aucune réponse substantielle. Dans une demi-lumière, comme un rôdeur discret, il s’aventurait aux ravitaillements, des pourpres, des ocres, térébenthine, dans des échoppes qui avaient toujours l’air de venir tout juste d’ouvrir ou alors d’être sur le point de fermer. Il était constamment surpris de savoir laquelle des options était la bonne et les choses refusaient obstinément de s’améliorer pour lui ces temps-ci.

Il y avait cet endroit, un resto mal famé ouvert la nuit, les anglais diraient un greasy spoon, où il prenait quelques repas à la dérobée, d’autres fois, nerveux, rien que quelques tasses de café noir. À un certain point, il avait réalisé qu’il devenait probablement un régulier et il avait dû espacer ses visites pour quelques jours, quelques semaines même, parce que les choses étaient devenues trop familières avec les autres habitués, dont plusieurs étaient même devenus des toutes-les-nuits et il craignait en devenir un lui-même, il s’identifiait plus aisément aux autres qui venaient sporadiquement dans une rotation capricieuse difficile à suivre. Cela aurait pu être sur le point de devenir un télé-feuilleton, un sitcom à l’américaine, à propos des gens qui travaillent là et une bande d’adorables excentriques qui fréquentent le lieu. Il n’en avait rien à branler des sitcoms et il détestait qu’on présume quoi que ce soit à propos de lui, surtout les étrangers. C’est ça l’affaire qui le tuait, tout le monde dans ce resto agissait comme s’ils le connaissaient vraiment. Si ce n’était pas comme dans une sitcom, c’était sûrement comme dans une réunion d’alcooliques anonymes où l’anonymat n’est qu’une vue de l’esprit parce que tous et toutes ont les péchés à l’air, les uns devant les autres, sans pudeur.

Il était devenu particulièrement nécessaire d’éviter la libraire, ce miasme d’eau de rose et d’odeurs corporelles avec qui il devait obligatoirement discuter de littérature russe. Il était un artiste-peintre mais pour une raison étrange, elle avait une idée fixe, l’idée qu’il était un poète. Elle n’était pas vraiment une libraire, avait-il déduit avec le temps, mais une itinérante russe qui dormait le jour dans la bibliothèque municipale, entre PG3476.A324 et PG3476.Z34, elle y tenait des colloques subconscients avec Chekhov et Dostoevsky et Gogol – c’était une bibliothèque de quartier, modeste, les gros noms étaient près les uns des autres. Elle disait que l’esprit de ces écrivains discutaient avec elle dans son sommeil et un jour, ils lui avaient révélé qu’il avait une âme russe, de poète russe. Clairement elle était totalement décrochée sinon accrochée à de biens drôles d’endroits, ou accrochée dans des lieux bien singuliers, ce qui est, en définitive, bonnet blanc, blanc bonnet. Elle n’avait aucun don particulier pour étendre son rouge à lèvres et il avait, dans un moment d’angoisse intense, confondu le tracé de son rouge avec un sourire malsain, le sourire d’une tarée.

Heureusement, il était possible, en passant nonchalamment et sournoisement devant le greasy spoon de reconnaître les clients avant de décider d’y pénétrer bien que sa vision nocturne était devenue plutôt déficiente dernièrement et il devait s’approcher bien près, sous les néons vibrants du resto où persistait le danger d’être piégé, vu et salué de la main par quelqu’un assis à l’intérieur. Il se rassurait en se disant que la réflexion des néons dans la vitrine à la propreté relative empêcherait quiconque de le reconnaître clairement depuis sa cabine. Il se rappelait toutes les fois où il avait contemplé ces réflexions intérieures depuis sa cabine, comment la superposition des images de la rue, des arbustes, des poteaux, des commerces de l’autre côté de la rue, à travers le miroitement de l’intérieur superposées, créaient comme un fantôme de greasy spoon, un univers alternatif ou de science-fiction comme celui qu’il pouvait observer, un qui avait l’air davantage désubstantié que le vrai.

De toutes façons, précautions ou pas, il demeurait toujours la possibilité qu’il croise la libraire sur la rue. Elle était là presque toutes les nuits, mais pas toutes, il la définissait comme une semi-presqu’habituée. Les nuits qu’elle ne se présentait pas, elle était occupée à distraire, sur un bout de trottoir, des tribus d’invités avec de la vodka bon marché, des hors-d’œuvre de source douteuse, et des discours littéraires et artistiques alimentés dans la vaste et profonde réserve de son esprit perturbé, sa voix qui sonnait comme un murmure de la ville comme tant d’autres à l’oreille des invités béats, repus de vodka. Quelquefois, elle y mettait aussi de la danse. Plus qu’une fois, il avait changé de trottoir, tourné le coin juste à temps, in extremis.

Il n’a jamais, au grand jamais, avoué à la librairie qu’il avait fait son portrait. Il l’avait peinte de mémoire, mémoire de toutes les fois qu’elle s’était faufilée dans sa banquette, devant lui, elle et tous ses sacs de plastique contenant des fringues grignotées par les mites et des trésors hétéroclites déterrés patiemment dans les bacs à récupération ou dans les poubelles. Parce qu’il ne pouvait se résoudre à la regarder directement dans les yeux, à fixer son visage de l’autre côté de la table, il avait étudié ses détails dans la vitrine de côté, l’oeil crochu, et dans son portrait fini elle ressemblait étrangement à Anna Karina, Hanne Karin Bayer de son vrai nom, femme superbe entre toutes, sur un fond de décor Edward-Hopper-esque. Cinquante, cent nuits, à capter les détails, morceau par p’tit bout, à s’asseoir vitrine à gauche, vitrine à droite, pour la voir tout le tour, embrasser tous ses angles. Ce portrait constituait sa meilleure toile à vie, toute sa foutue vie, il savait dès lors que lorsque tous les murs s’écrouleront, le portrait de la libraire restera accroché là, dans le vide, encadré par les flammes de l’apocalypse.

La nuit gagnera sur le jour de belle et grandiose façon et ils atteindront toute leur gloire et leur puissance, lui et la libraire aussi, mais il leur faudra encore des Himalaya de patience et de modestie.

Mais pour l’heure, tristement, le jour gagne lentement sur la nuit.


Flying Bum

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