Rien qu’un autre samedi soir chez les esprits

 

Les esprits sont tous réunis autour de la planche de Ouija. Ils ne savent jamais lequel d’entre eux sera appelé mais tous ont le coeur gonflé d’espoir. Ils ont des messages, des bons mots pour conseiller, réconforter, des théories à propos de la vie qu’ils ont mis des milliers d’année à peaufiner, des potins croustillants à propos des décédés de la famille. Ils travaillent tous à l’actualisation de leur spiritualité, c’est un long processus, qui implique souvent la voix silencieuse de la toute-puissance qui souffle doucement dans leurs oreilles. La toute-puissance n’est pas une entité facile à décoder.  “Et ensuite vous savourerez le fruit solitaire de l’absolution,” dit-elle. “Et les chiens de prairie se dresseront et les phoques volants s’envoleront vers le ciel.”

“Quoi?” répliquent les esprits. “Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire?”

En général, la toute-puissance a une sainte horreur de se répéter. Elle ne partagera les secrets de l’univers qu’une seule fois.

Ils peuvent toujours se réincarner, retourner sur leur bonne vieille terre qu’ils connaissent bien et qu’ils aiment toujours, ce qui peut sembler être une sacrée bonne affaire tant soit-il qu’ils se souviennent de tous les tenants et aboutissants de redevenir humains : les migraines, la circulation monstre, les contraventions au stationnement, les voisins débiles, les longues semaines de travail, le tofu cuisiné au petit bonheur par des amis végétariens bien intentionnés, les lecteurs de nouvelles un peu trop exacerbés, les empoisonnements alimentaires, les allergies, la belle-famille, maître Goldwater, l’entièreté de l’adolescence, le débalancement hormonal, mal de pied, mal au genou, mal de vivre, les centres d’achat le samedi, les hôpitaux, la souffrance, la mort – encore?

Franchement, aussi bien s’en tenir au monde des esprits, le loyer est gratuit.

Ils se rassemblent près de la planche de Ouija même lorsqu’aucun humain ne l’utilise parce qu’ils savent très bien qu’à la minute même, la fraction de seconde dis-je, qu’un humain retirera la planche de sa boîte, il y aura bousculade monstre. Tous les esprits des sept plus proches paliers spirituels viendront jouer durement du coude et des pieds, se poussant et se ménageant sauvagement une route à travers les autres esprits, clamant à hauts cris être celui qui devrait parler. Certains esprits vont jusqu’à englober la planche de jeu dans leur énergie, se drapant tout le tour d’elle dans une technique qu’eux seuls maîtrisent. “Hé,” disent les autres, “tu ne peux pas faire ça.” “Oui, j’ai le droit,” répond l’esprit encercleur en se tenant encore plus fort après la planche de Ouija.

Rien n’est plus beau que la vie spirituelle mais jamais ils n’hésitent à se ramasser en groupes compacts dans les garde-robes des propriétaires de planches Ouija. Les papillons de la taille de ptérodactyles et des champs de tournesol à perte de vue qui se dandinent à l’unisson comme des vagues sur l’océan, les couchers de soleil sur le pacifique et les danses à travers les galaxies, on en apprécie une quantité donnée, on se fatigue vite. Ils préfèrent s’entasser à travers les jupes et les manteaux, les chemises et les pantalons et attendre. Ils vibrent ensemble. Ils vibrent chacun pour soi. Ils attendent.

Finalement, un humain se pointe, un petit garçon d’environ neuf ans. Il tire sur la boîte du Ouija dans la complète noirceur, en catimini, ses parents lui ont interdit sans doute. Il glisse la boîte sous son bras et s’en retourne vers sa chambre sur la pointe des pieds, et les esprits suivent comme une vague dans le corridor, un raz-de marée même. De retour dans le calme de sa chambre, le garçon installe la planche avec des précautions exagérées. Puis il dépose ses mains sur le pointeur, ferme ses yeux et attend.

Les esprits s’accumulent autour de la scène et attendent. Un esprit en pousse un autre et sa vibration ralentit, régression spirituelle.

Le garçon allume sa lampe de poche. Il chuchote, “Y’a quelqu’un ici?”

Les esprits s’embrouillent – il y en a tellement ici – mais le pointeur est réquisitionné par un esprit à l’intensité vibratoire moyenne qui est demeuré enroulé autour de la planche depuis des mois. Dirigeant minutieusement les mouvements du garçon, l’esprit compose, “Oui.”

Le garçon se recule, ébaubi, il regarde la table de Ouija comme s’il ne savait pas ce qui venait de s’y passer. Il replace ses mains sur le pointeur et demande, “Qui êtes-vous?”

Les autres esprits se rapprochent. Ils pourraient s’identifier de tellement de différentes façons, d’anciens noms, des aïeux inconnus, fantôme de x, y ou z, d’extra-terrestres, mais l’esprit décide de faire simple et épelle : a-m-i.

Le garçon répète le mot pour lui-même. “Si vous êtes mon ami,” dit-il, “alors quel est mon mets favori?”

Les esprits échangent des regards, leurs énergies vibratoires montent et redescendent rapidement. Ils sont exposés à tant d’idées et d’émotions dans leur long périple à travers leur vie d’esprits, mais la bouffe est totalement hors de leur compétence. Un esprit ne se nourrit plus aux aliments terrestres depuis trop longtemps.

“Spaghetti italien,” suggère un esprit volontaire.

“Macaroni au fromage,” lance un autre.

Au lieu de dire des âneries, l’esprit en contrôle du pointeur préfère se taire. Le garçon est bien tranquille et demande alors, “Est-ce que ma mère va mourir bientôt?”

Il n’a aucune raison particulière de poser cette question en dehors du fait qu’il a neuf ans et que sa mère est importante pour lui et que la mort lui semble être une chose bien horrible. Pour préciser, l’esprit est tenté de lui demander de lui expliquer ce qu’il entendait exactement par “bientôt”. Est-ce que bientôt c’est demain, dans dix ans? Et qu’est-ce exactement que la mort en dehors d’un long séjour dans le monde des esprits et tout ce temps passé dans les garde-robes à attendre un joueur de Ouija?

Il pourrait aussi lui dire comment les années n’ont aucune espèce d’importance, comment le temps s’enroule et se déroule, ce qui compte ce sont les événements entre ces vagues, la profondeur de chaque expérience.

L’esprit peut lui donner des dates et des heures précises, mais c’est à son esprit à lui de comprendre tout cela, tout comme c’est son périple à lui qui peut lui permettre de finalement comprendre un jour.

“Et mon chien, lui ? demande le garçon.

Encore une fois, l’esprit ne répond pas. Un silence de cathédrale règne parmi les esprits soudain bien tranquilles.

“Est-ce que je dois avoir peur de la mort ?”, demande le garçon, une petite mais sombre personne, les yeux plissés sur la planche, à la recherche d’une réponse qui ne viendra pas.

Tous ces mystères qui flottent alentour de nous, nous gardant à l’abri des réponses.

L’esprit ne peut s’en empêcher. Même si ses vibrations spirituelles s’épuisent, il enveloppe les mains du garçon de son énergie, les caresse doucement comme si elles étaient les mains de son propre garçon.

Mais le garçon ne fait que reculer, ressentant rien d’autre qu’un froid malaisant.

 


Flying Bum

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