Le concierge tintinnabule dans le corridor. Sa ceinture de tournevis et de marteau et de clés à molettes qui tapent sur ses cuisses y vont d’un rythme sans harmonie ni parole. Il passe devant une porte rouge et une autre porte rouge et une autre encore, rouge aussi, jusqu’à ce qu’il parvienne au 27. Appartement 27. Là où habite la fille sourde. La superbe fille sourde aux longs cheveux noirs bouclés et ses hanches, oooh ses hanches de l’enfer, des hanches beaucoup trop charnues pour son petit ventre plat et sa petite poitrine. Ses hanches qui s’encastreraient parfaitement dans son propre pelvis à lui. Oooh!
Il frappe et il attend. Il frappe. Il attend, il crie concierge, mais à quoi bon? Elle ne l’entendra jamais. La dernière fois, il est entré directement alors qu’elle était installée devant le téléviseur, le volume à fond la caisse, ses mains légèrement soulevées du canapé, comme flottant sur un centimètre d’air, captant les vibrations, sentant les mots d’une manière que le concierge ne comprendrait jamais.
Cette fois-ci, il pourrait aussi bien la surprendre au sortir de la douche. Pas de serviette. Ses hanches de l’enfer complètement à l’air. Enveloppée dans tout le silence du monde, nul besoin de serviette, nul besoin de cacher ces hanches-là, oooh, ses hanches. Ses frisettes noires qui dégoutent sur ses petits seins, le long de son ventre plat. Elle le regarderait droit dans les yeux depuis le seuil de la salle de bain, jusqu’à ce que tout cet énorme silence l’aspire vers elle, et la porte qui claquerait derrière eux et les cris de plaisir inhumains d’une femme sourde totalement désinhibée jusqu’à ce que ses oreilles à lui bourdonnent de douleurs vives et qu’il en jouisse de terreur.
Il glisse son passe-partout dans la serrure, ouvre. Personne. La belle fille sourde est sortie, et elle a emporté tout son silence avec elle. Depuis l’appartement 27, il entend des filles qui s’esclaffent dans la glissade de la piscine, des petites voix aussi menues que leurs bikinis brûlés par le soleil. Une voiture passe bombardant la rue avec la contrebasse électrique trop forte d’une musique de rustres. Un camion d’ordure qui bipe se reculant vers les conteneurs. Les fourchettes qui s’écrasent contre le métal et les vidanges de tout le monde qui se soulèvent et se fracassent dans une avalanche tonitruante. Une machine à lessive quelque part sur l’étage qui agite monotonement une brassée de linge en marquant le tempo avec des sons qui ressemblent à des mots . . . Où est-ce qu’elle est? Où est-ce qu’elle est? Où est-ce qu’elle est?
Il retient son souffle, plisse les yeux et localise le goutte à goutte de la pomme de douche qui fuit. Il dévisse la tête, déroule un ruban de téflon sur les filets, revisse la tête et le silence revient dans la salle de bain. Facile! La clé à molette rejoint sa gaine dans un geste théâtral de cowboy de série B. Il referme la porte de la salle de bain. Il entend toujours les bruits dehors, la laveuse, la circulation. Dans le corridor, quelqu’un qui rit fort. Il allume le ventilateur de plafond en pensant que ça le ferait. Les hélices chantonnent en se ballotant, le moteur ronronne et le monde, et l’étage, et tous les appartements et la vie dehors convergent dans cette chose. Mais cette chose est encore un son. Il referme le ventilateur et on entend au loin une alarme d’automobile, une porte qui claque. Il pousse la carpette contre le bas de la porte mais il ne peut pas fermer le son, tous les sons, aucun son. Il enfonce ses index dans ses oreilles, le son de ses callosités qui frottent le tunnel cartilagineux, il entend son coeur pomper le sang. Est-ce qu’elle peut l’entendre elle aussi, ou si son sang à elle est muet? Il aimerait lui demander si son pouls est aussi un tempo à deux temps comme le sien. Mais elle ne l’entendrait pas. Peut-être pourraient-ils utiliser le papier, son gros crayon ovale de menuisier, sur une page vierge déchirée à la fin d’un de ses chics romans russes qui traînent toujours sur la table du salon. Ils se le passeraient tour à tour et il oublierait tous les sons, sauf le son du crayon animé par les doigts de la belle sourde, le son de la mine de plomb qui caresse le papier.
Son sang se cogne à ses callosités, contre ses cartilages, et les sons tournent en sensations, en douleurs. Plus il pousse ses index au fond de ses oreilles, plus c’est pénible à entendre. Depuis si longtemps noyée dans le silence, elle, elle doit ressentir mille fois pire encore.
Son coeur un marteau-piqueur, la course du sang dans ses veines une émeute.
Ses hanches, oooh ses hanches, une plaque tectonique.
Flying Bum
Superbement écrit…
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Merci Barbara 🙂
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Superbe écriture.
Merci pour l’immense plaisir de lecture, Luc!
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Merci Geneviève, fidèle lectrice.
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Grand texte ! J’adore.
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Merci Jean-Marc.
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Beautiful article! Great video! 👌👌
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Thank you !
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My pleasure. Do read my blog also.😁
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I will even if my english is so-so 😉
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La fille est sortie, son silence avec elle….
Lu deux fois, pour mieux m’en sortir. ;o)
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Pas facile ! Une fille sourde, un gars qui entend trop, et ils ne se voient même pas !
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très bel article !
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Merci 🤗
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