Léon n’est pas ici.

 

Ma participation à l’Agenda Ironique de mai qui se tient chez Laurence Délis.

 

Nous aurions pu survivre au pont de cordages, dansant dans le vide au-dessus des eaux. À pied, on s’entend. L’épaule blessée et souffrante d’Adéline recroquevillée au fond du cyclo-pousse lui avait fait préférer de loin le bateau-taxi. Nous avions tout de même survécu, dépoussiéré nos bagages et rangé nos petites choses dans les tiroirs et les commodes. J’ai calé l’arrêt de porte et nous regardions les grands hérons pêcher dans la petite baie au soleil couchant. Un bateau-cigare noir voguait pas très loin de l’île à petit trot. Le poirier devant la loggia avait profité de notre brève absence pour se mettre à fleurir.

Endormi sous le ventilateur à grandes palles de bois et de vannerie. Le tic-tic d’une horloge. Un rêve puis une frayeur monte en moi. Le chauffeur du bateau-taxi qui gueule “Cent balles! Cent balles ou je vous laisse là!” Une pétarade de carabines qui descend de la montagne.

Dans la lumière blafarde du réfrigérateur, je croque un cornichon à la polonaise, j’en pêche un autre dans le bocal pour l’emporter dans la loggia. La saumure trace une coulisse sur mon poignet. La lune est pleine, électrisante. Dans leur panier, les nasturtiums sont en fleurs, leurs feuilles rondes s’élèvent comme des mains ouvertes vers la lune comme pour la prier.

Le bateau-cigare trottine, cette fois-ci s’immobilise et son moteur ronronne à peine. Son pare-brise est si noir que je ne peux voir le conducteur. Je dis, “Léon n’est pas ici,” juste pour m’exercer, ma voix est étouffée. J’achève de croquer le cornichon et j’essuie ma main sur mon bermuda. “Léon n’est pas ici. Léon n’est pas ici.” Le bateau-cigare glisse doucement sur les eaux sombres et touche au quai sans faire de bruit. L’homme descend, amarre son cigare, ajuste son col et monte vers le chalet. Il demande, “Où est Léon? Avez-vous vu Léon?”

“Non, je ne veux certainement aucun souci avec vous ou n’importe qui d’autre.”

J’ai sérieusement tout fait foirer. Ce n’est pas ma ligne du tout. Ma ligne était : “Léon n’est pas ici.” C’est évident maintenant, l’homme va me tuer. Une vapeur de la mort remonte lentement de mon œsophage, sort finalement par mes yeux. L’acide dans la gorge et plein la tuyauterie. Pourquoi j’ai mangé ces foutus cornichons?

L’homme sourit. Difficile à dire dans cette pénombre, mais son œil gauche pourrait bien être en verre et au moins une de ses dents est en or massif.

“Mon très cher ami,” dit-il, “où est Léon? Avez-vous vu Léon?”

“Léon n’est pas ici,” cette-fois-ci j’ai tout bon, que je pense dans ma tête.

“Tu sais quoi?” demande l’homme, “c’est bien dommage tout ça, où est-il passé ce coquin de Léon?” et je n’ose aucune autre réponse que : “Léon n’est pas ici.”

“On s’offre un verre en attendant? Léon aime bien le rhum des îles, as-tu une bouteille de rhum des îles qui traîne ici?” demande l’homme en se tirant une chaise près de la mienne.

Un grondement de train à peine audible, plutôt le son d’un petit avion étouffé dans l’épaisseur des nuages, l’impression générale d’un silence écrasant. Adéline, assommée par la morphine, dort comme une ourse dans la chambre du fond. Je veux faire comprendre à l’homme que nous ne sommes partis qu’une journée. Nous cherchions un chalet moins dispendieux pour allonger nos vacances. Nous ne voulions aller mettre notre nez nulle part de bien particulier. Nous ne voulions rien apprendre de bien spécial. Mais, l’homme s’attendait à ce babillage. Avec le chat si près, la souris doit se faire plus ingénieuse, garder l’esprit vif et aligner ses pensées le plus droit possible.

“Mon très cher ami,” dit l’homme, “ne pleure pas, elle va s’en tirer, t’inquiètes.”

Je touche mon visage et je réalise qu’il dit vrai. Je pleure. Sous la plaggia en dentelles de bois, pieds nus en bermuda et en camisole, la gueule qui empeste le cornichon et devant un gorille sans âme, je pleure.

“Je ne connais pas Léon,” lui dis-je, “Nous voulions juste trouver un chalet moins cher.”

“Shhhhhh…” dit l’homme. Il se lève et me soulève de ma chaise pour me placer face à lui. Il fait bien une tête de plus que moi. Il enroule ses bras alentour de moi et ma tête s’écrase de côté sur son torse. “Shhhhh….” fait-il encore comme on consolerait un enfant. Il porte un parfum viril bon marché, quelque chose de musqué et alcoolisé. Sa veste est lourde, en vrai cuir. Beaucoup trop chaude pour une soirée comme celle-ci. “Elle va s’en tirer,” dit-il, “ne t’en fais pas pour elle.” Il serre encore davantage ma carcasse entre ses bras puissants. Mes sanglots aspirent avec force l’air qui se fait dense et lourd. “Tiens … voilà … c’est bien,” dit-il après un long moment, le temps que les sanglots s’étouffent, “quelquefois, il faut juste savoir laisser aller; laisse aller, va, ça ne peut que te faire du bien.”

Son emprise est puissante et il ne la relâche pas d’un iota. Suit un très long silence coincé dans les bras de l’homme, un long temps mort envahi graduellement par un bruit étrange et beau. Un concert de petits flap-flap. Les gauches battements d’ailes de quelques chauve-souris qui batifolent alentour de deux hommes debout dans la nuit paisible, qui, de loin, auraient pu sembler apprécier un moment tendre et particulier.

Puis le son de la vibration d’un portable dans sa poche.

“Oui,” répond l’homme, “Oui. Il est avec moi. Léon est bien avec moi,” dit l’homme, tout en frottant mon dos dans une puissante et douloureuse motion circulaire.


Flying Bum

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16 réflexions sur “Léon n’est pas ici.

  1. Oh la la ce cornichon, il me rappelle je ne sais plus quoi entre madame Bovary et du coté de chez Swann.. et de bien grandes misères, et des questions. Des questions comme ce « où est Léon »… la veste en cuir et le parfum rassurant en apparence et des sanglots qu’on a retenus et des sanglots qu’on laisse aller.

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  2. J’ai été complètement prise par l’histoire. Les descriptions évocatrices et bien orchestrées, cette rencontre étrange qui continue dans ma tête après la lecture. Le mystère. Merci.

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